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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Roger BASTIDE, “La divination chez les Afro-Américains.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de André Caquot et Marcel Leibovici, La divination, tome 2, pp. 393-428. Paris: Les Presses universitaires de France, 1968, 560 pp. [Autorisation accordée le 13 janvier 2013.]

Roger BASTIDE [1898-1974]

sociologue et anthropologue français,
spécialiste de sociologie et de la littérature brésilienne.

La divination
chez les Afro-Américains
.”

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de André Caquot et Marcel Leibovici, La divination, tome 2, pp. 393-428. Paris : Les Presses universitaires de France, 1968, 560 pp.

Introduction
Premier groupe

A) Les noirs des Guyanes hollandaise et française
B) Les Noirs des Antilles anglo-saxonnes
C) Les Caraïbes noires

Deuxième groupe

A) La divination chez les Afro-cubains
B) La divination chez les Afro-brésiliens
C) Île de la Trinité
D) Haïti
E) La divination chez les noirs des États-Unis

Troisième groupe


INTRODUCTION

Il peut sembler bizarre de consacrer un chapitre de ce livre à la divination chez les descendants d'Africains, amenés comme esclaves en Amérique. En effet de deux choses l'une : ou bien ces descendants d'Africains sont restés fidèles à leurs traditions ancestrales et alors leurs "systèmes" ne font que répéter les systèmes amenés d'Afrique, tels qu'ils ont été décrits dans d'autres chapitres de ce livre ; ou bien ils ont subi l'influence du milieu environnant, et alors au lieu d'un (ou plusieurs) systèmes nettement structurés, nous nous trouverons en présence de systèmes syncrétiques, c'est-à-dire mal ou même non structurés, car faits de pièces et de morceaux disparates ; l'on peut se demander alors l'intérêt d'une pareille recherche.

Et cependant, ces deux phénomènes, celui de la fidélité et celui du syncrétisme, présentent un intérêt certain pour mieux saisir quelques-uns des problèmes fondamentaux posés par la divination : quelles sont les causes de maintenance des systèmes africains ? Fonctionnelles, structurales, sociologiques ? Et quels sont, réciproquement, les facteurs de pertes ou d'oubli ? Les noyaux de résistance sont particulièrement significatifs pour distinguer, dans un système, l'essentiel de l'accessoire. Quand il y a maintien, c'est de tout un ensemble, qui ne comprend pas seulement des réseaux de signes, mais d'objets, des hommes et des mythes (et, à ce propos, il faut signaler que l'Amérique noire, souvent mieux explorée que l'Afrique, nous révèle un ensemble de données qui existent certainement en Afrique, mais qui n'ont pas été encore l'objet d'investigations suffisamment poussées de la part des africanistes). Quand un pan de l'édifice, par contre, s'écroule, ce n'est jamais un "élément" unique d'un tout organisé qui disparaît, laissant subsister les autres éléments, c'est une partie d'une structure globale qui se détache (tous les éléments de cette partie disparaissant à la fois) et le reste de la structure se conserve sans altération. Nous verrons des exemples à propos de la géomancie. Le syncrétisme à son tour pose toute une série de problèmes : quels sont les éléments des systèmes européens acceptés ? Quel est ici le facteur de la convergence et quel est le rôle des compatibilités ou incompatibilités structurales ? Est-ce que les divers systèmes acceptés par la même masse de descendants d'Africains restent simplement juxtaposées ou tendent-ils à se regrouper pour former de nouvelles structures, plus ou moins lâches ? Alors que l'histoire de l'antiquité nous montre des syncrétismes analogues, mais en quelque sorte déjà immobilisés quand on les atteint, l'étude du syncrétisme afro-américain a l'avantage de nous faire saisir les phénomènes in statu nascendi.

Nous espérons ainsi que ce chapitre, loin de constituer un hors-d'œuvre de pure curiosité, pourra apporter des commencements de réponses à certaines questions posées par l'étude scientifique de la divination.

Si nous voulions nous contenter de faire un inventaire des procédés de la divination chez les Afro-Américains, il nous suffirait de prendre les pays d'Amérique où il y a des descendants d'Africains les uns après les autres, en partant des États-Unis pour descendre jusqu'au Pérou et au Brésil. Mais cet inventaire ne nous apprendrait pas grand-chose. Il faut classer les pays d'Amérique noire ; mais selon quels critères ? Le critère qui apparaît le plus naturel est celui qui les classe selon l'ordre de rétention des traits de la culture originelle. De ce point de vue, nous aurions d'abord la Guyane hollandaise (et en partie la Guyane française, quoique à un niveau moindre) peuplée de Nègres Bosch, c'est-à-dire marrons, ayant rompu avec la civilisation occidentale depuis le XIIIe siècle, et qui ont pu maintenir, dans les forêts où ils se sont réfugiés, leurs civilisations natives à peu près pures - puis les Antilles et le Brésil, enfin les pays d'Amérique hispanique (Tierra Firme) et anglo-saxonne (États-Unis) ; nous aurions ainsi un continuum dans le système bipolaire : divination d'origine africaine-divination d'origine européenne, avec toutes les transitions du syncrétisme. Mais ce critère est trop simple, pour être utilisé seul. En effet les esclaves qui ont été amenés en Amérique provenaient d'aires culturelles diverses et d'ethnies dont chacune avait ses propres systèmes de divination : dominance fanti-ashanti en Guyane et dans les Antilles anglaises ; dominance yoruba à Cuba et au Brésil ; dominance fon à Haïti, dominance congo en Amérique hispanique et dans les Antilles Françaises ; avec, en plus, cette complication des faits de migrations ou de diffusion qui font que le système fon est passé par exemple de l'île de Haïti en Louisiane. Nous devons donc tenir compte du critère ethnique. Mais il y a plus ; puisque ces Noirs se sont trouvés en présence de milieux différents (dont ils subissaient, plus ou moins consciemment, l'influence et qui réagissaient, chacun d'une façon différente, à la divination) rural ou urbain, mieux encore, catholique ou protestant, il faut ajouter aux deux critères précédents celui de la nature de l'environnement social. Enfin, il y a une dernière dimension du problème que nous ne pouvons négliger, la dimension historique : ainsi le Brésil est resté lié à l'Afrique presque jusqu'à nos jours (les plus grands chefs des candomblés allant se faire initier chez les Yoruba du Nigeria) tandis que l'indépendance de Haïti lui a fait couper les ponts avec le Dahomey depuis le début du XIXe siècle et que la religion Vodou a ainsi évolué en vase clos dans la masse paysanne, l'éloignant de plus en plus de ses origines. Nous avons donc quatre variables, avec lesquelles il faut jouer en même temps. De là notre classification :

1° origine Fan-Ashanti. Par degré de rétention : Guyanes, Bosh et Créoles, Jamaïque (environnement protestant) descendants des marrons et descendants d'esclaves ; nous y joindrons les Caraïbes noirs des deux Honduras, originaires des Antilles anglaises, mais plus ou moins assimilés à la culture indienne ;

2° origine Yoruba-Fon (même système fondamental : géomancie) ; par degré de rétention : Cuba, Brésil, Trinité, Haïti (développement en vase clos) et son prolongement en Louisiane - on joindra à ceux de Louisiane, le cas des Noirs des États-Unis à ce second groupe ;

3° Amérique hispanique (Pérou, Colombie, Venezuela) et Antilles françaises.


PREMIER GROUPE


A) LES NOIRS DES GUYANES
HOLLANDAISE ET FRANÇAISE

Il faut distinguer ici les Noirs indépendants de la forêt, connus sous le nom de Nègres Bosch (Nègres des bois) descendants des révoltés de 1663, 1717, 1757, 1762, 1785, et qui forment trois grandes communautés tribales, les Saramacca, les Djuka et les Boni (auxquelles s'ajoutent les Matawaai, les Quintec Matawaai et les Paramacca) - et, sur la côte, les descendants des esclaves ou des Nègres Krou venus, après la suppression du travail servile, du Libéria. Nous les étudierons séparément.

Bien que la religion des Nègres Bosch syncrétise des éléments empruntés à des civilisations africaines différentes (nous avons des dieux Vodun à côté des dieux Kromanti), ce sont de même les éléments des cultures fanti-ashanti qui l'emportent. On sait que chez les Fanti-Ashanti il existe des confréries religieuses, avec initiation, et qu'au cours de la première année d'initiation on apprend la divination par l'eau, à comprendre le langage des arbres, des cours d'eaux ; chez les Saramacca il y a dans tous les villages un enclos, la maison de Toné, l'Esprit de la rivière, et dans ces endroits, c'est la femme qui est possédée par le Toné : elle a le don de la prophétie ; aussi, lorsque le Conseil des Hommes se réunit pour délibérer sur les affaires du village, va-t-on d'abord la consulter [1]. Le culte aux divinités est un culte de possession ; la transe est appelée guitta chez les Saramacca, Winti chez les Djuka ; il faut avoir la guitta pendant une quinzaine d'années avant de devenir prêtre, ou grand moun qui a aussi le don de prophétie pendant les transes ; nous savons aussi que les prêtres des divinités inférieures, ou lukuman, au cours de leurs initiations, projettent dans leurs yeux le suc des plantes acides ; il est probable que ce geste ne soit pas un supplice, comme on le dit parfois, mais a pour but d'acquérir le don de voyance, et par conséquent de divination [2].

Ainsi la divination intuitive joue un grand rôle chez les Nègres Bosch [3]. Bien que l'organisation sacerdotale semble, au moins actuellement, moins poussée chez les Boni, la divination au cours de la transe y existe aussi, mais plus spontanée [4].

Les procédés de la divination inductive sont très nombreux et il existe des spécialistes. Nous connaissons :

1° la divination par la lame de sabre chauffée au rouge placée devant une corde tendue ; la réponse est "oui" ou "non" suivant que la corde se rompt de suite ou après un temps assez long [5].

2° la divination par les oiseaux, soit au cours des sacrifices, soit en dehors même de ces derniers ; Hurault nous parle de l'examen des testicules du coq ; Kahn de l'inspection de la vessie des oiseaux pour le diagnostic d'une maladie (dans la cité sainte de la médecine, Daumay (=Dahomey), où habite l'Esprit Hini) ; si la vessie est claire, c'est signe de guérison, si elle est foncée, c'est signe de danger de mort [6].

3° la divination par les paquets saints. Chaque divinité des Nègres Bosch a un paquet saint, composé de graines, de végétaux, de bourre, arrosé de sang, et qui sont conservés soigneusement dans les sanctuaires de ces divinités (gado-Roso) ; or ces paquets saints peuvent être utilisés, dans certaines circonstances, pour la divination, par exemple pour savoir le nemseki d'un individu, c'est-à-dire le nom de l'ancêtre qu'il réincarne [7].

4° la divination par la planche, associée d'ailleurs à celle des paquets saints ; la planche, à laquelle sont suspendus les paquets saints, est portée sur la tête par deux hommes ; en marchant, la planche est secouée et les gadu (les Esprits qui sont dans les paquets) répondent ; naturellement il faut des spécialistes (hommes) pour interpréter ce langage [8]. Les Saramacca et les Boni rendent un culte à Odun, le dieu de la justice, et les Djuka à Gwangwela, qui remplit les mêmes fonctions ; ce culte a une importance politique considérable et c'est pourquoi cette divinité a son sanctuaire près de la maison du grand mon, c'est-à-dire du chef suprême de la tribu ; or il donne ses ordres en relation à l'avenir et il est consulté par l'intermédiaire de la planche portée sur la tête des deux hommes [9].

Cette méthode est d'autant plus intéressante qu'elle a son parallèle dans la consultation des Morts, où la planche est remplacée par le cercueil, ce que nous verrons plus loin.

5° Les ordalies. Odun est consulté pour connaître les coupables qui se cachent mais il est aussi possible de découvrir les coupables au moyen du poison ; si on le rend, c'est un signe d'innocence. Le poison utilisé est tiré d'un arbre indiqué par le gadu ou le grand mon ; ceux qui s'avèrent avoir été des assassins (sans doute par la sorcellerie) étaient jadis brûlés vivant sur la place publique [10]. Il apparaît aujourd'hui que l'ordalie par le poison (bebe so'i) n'est utilisée que dans les cas des accusations de sorcellerie ; et même chez les Boni, d'après Hurault, son emploi est rare, tout au moins chez les Boni, quand on juge les vivants ; l'assemblée (Lanti-Krulu) des villageois ne jugerait que les morts. Il existe, à côté, une ordalie pour les cas d'adultère ; si la femme accusée nie, on lance contre elle une plume ayant subi une préparation magique, s'il n'y a pas de sang, c'est qu'elle est innocente [11].

Cependant les descriptions les plus nombreuses et les plus minutieuses que nous possédons sont celles qui ont trait à l'interrogation des morts, trait africain porté au Ghana et à la Côte-d'Ivoire dans les Guyanes hollandaises et françaises [12]. Lorsqu'une personne meurt, son cadavre est déposé dans le cercueil, et le cercueil est mis sur la tête de deux porteurs (quatre chez les Djuka) qui reste un moment sur place, se balançant d'avant en arrière, les muscles crispés, le visage figé, attendant la volonté du défunt pour marcher : « puis ils s'avancent, lentement d'abord, puis vivement après quelques pas, vers un groupe de trois patriarches qui se tiennent à gauche de la maison du mort. Ils se déplacent trois fois en avant trois fois en arrière ; Sedefo se place avec les trois patriarches et pose une question. Le cercueil avance, recule, Sedefo parle de nouveau... la réponse à la deuxième question est troublante, les hommes reculent sans s'être avancés vers l'interrogateur ; ils se retirent doucement, pas à pas en décrivant un cercle devant nous et alors, sans hésiter, ils se mettent à courir vers le village prenant le sentier à notre gauche. Deux des fossoyeurs les suivent, car, lorsque le mort parle, ses réponses doivent être interprétées et confirmées. Les faits exposés par le mort peuvent avoir de graves conséquences. Des visites réitérées à une certaine maison rendent suspect celui qui demeure, et son sort sera d'être condamné au moins à une lourde amende ou au plus à l'expulsion du village pour ne trouver que la mort certaine dans le brousse impitoyable, les forces surnaturelles demeurent hors de contrôle ; ici le destin d'un homme est décidé par le mouvement machinal des deux autres sous l'influence hypnotique de l'esprit du défunt. Le cercueil revient, et l'enquête est reprise... « Est-ce le Blanc qui t'a tué ? »... « Est-ce quelqu'un de Gansée ? »... « Est-ce quelqu'un de Gandya ? ». La réponse est "non" (M. J. Herskovits). L'interrogation continue, jusqu'à la nuit tombante. Le cercueil est alors ramené à la maison du mort, tandis que les patriarches tiennent conseil pour interpréter ce qu'a dit le mort. Cette interrogation peut porter, dans le cas précédent décrit par Herskovits, sur l'origine du décès ; il s'agit, puisqu'il n'y a pas de mort naturelle, de découvrir le coupable, le sorcier qui a lancé la malédiction, ou de savoir si la mort doit être attribuée à une violation de tabou, une punition des dieux - ou bien sur le caractère de l'homme qui est décédé, dans le cas où il aurait été suspect, de son vivant, d'être magicien : « Dans ce cas, trois feuilles sont posées par terre vers lesquelles les porteurs avancent poussés par l'esprit du mort. S'ils se dirigent uniformément vers celle qui dénote l'innocence, l'accusation est rejetée ; sinon, on précipite le cadavre dans la forêt et on lui refuse les rites funèbres traditionnels » - ou bien enfin, lorsqu'une personne respectable meurt de vieillesse, on n'interroge son corps que pour savoir à qui doivent aller ses biens. Le terme de "divination judiciaire" ne convient que dans les deux premiers cas ; dans le dernier, le portage du mort est une forme de testament...

Chez les Djuka, en outre, le corps du défunt n'étant enterré que de trois à dix jours, le liquide de putréfaction est mis dans une calebasse qui est portée de porte en porte ; chaque membre de la communauté villageoise doit en boire ; si une personne refuse, elle se dénonce comme coupable, c'est elle qui a tué par magie [13]. Chez les Boni, on distingue trois interrogatoires successifs et complémentaires du cadavre : d'abord on l'interroge pour savoir s'il a été ou non un sorcier (Wissiman) ; en second lieu, pour savoir s'il a été tué par sorcellerie, ou s'il est puni par un dieu, ou s'il est mort par le Kunu (malédiction héritée dans un lignage matrilinéaire) ; enfin, au sujet de son héritage [14].

Chez les Noirs créoles, la divination est encore plus importante que chez les Nègres Bosch. Les devins appelés Lukuman (de l'anglais luk, ceux qui portent chance), ou encore Djuka, à cause de la réputation dont jouissent les descendants des marrons, ou encore bonu (du fon : gbo, charmes magiques), regardent l'avenir dans l'eau d'une calebasse ; ils posent des questions, et, selon que l'eau se trouble ou non, la réponse est "oui" ou "non" ; ou dans les intestins et testicules d'oiseaux sacrifiés aux Akra (c'est-à-dire aux âmes) ou aux Winti (c'est-à-dire aux dieux, les gadu des Nègres Bosch) ; si ces organes sont blancs et décolorés, c'est un signe de bonheur ; dans le cas contraire, de malheur. Ce dernier procédé est également utilisé pour établir l'innocence ou la culpabilité d'une femme accusée d'adultère. Mais la divination intuitive existe aussi ; les membres de confréries religieuses peuvent prophétiser en état de transe. La divination est donc entre les mains des spécialistes ; ceux-ci peuvent être désignés par les circonstances exceptionnelles de leur naissance : les albinos ou les enfants nés enroulés dans le cordon ombilical sont considérés comme futurs devins - ou bien par héritage : les pouvoirs passent, pour les hommes, de l'homme au frère, et, quand la génération est éteinte, aux fils des sœurs (le choix des neveux dépendant des aptitudes qu'ils peuvent montrer) ; pour les femmes, à leurs sœurs, à leurs fils ; si elles n'ont pas d'enfant, aux enfants des sœurs.

Dans le cas de la divination intuitive, le don de prophétiser en transe est aussi hérité, comme chez les Ashanti, par la famille selon la ligne maternelle [15]. C'est surtout en cas de maladie que les lukuman sont appelés. Mais à ces traits culturels africains s'ajoutent des "présages" indiens (chants des oiseaux) et des superstitions européennes (par exemple pour deviner son futur mari).

B) LES NOIRS DES ANTILLES ANGLO-SAXONNES

Bien qu'il y ait à la Jamaïque, aux Bahamas, aux îles Barbade et Sainte-Lucie des descendants de maintes ethnies, c'est la culture kromanti qui domine. Cependant le culte traditionnel, celui dit du myalisme, a disparu aujourd'hui, ou s'est transformé en simple magie ; par contre, sur ses ruines un certain nombre de sectes syncrétiques se sont développées, comme chez les "marrons" la secte dite du Convince cuit, ou chez les "créoles", celle des Angel-men qui font appel à la divination. La première est caractérisée par la possession des dévots, par les Esprits des Morts qui se servent du corps de leurs médiums pour communiquer des messages, dont certains d'ordre prophétique, aux autres membres de l'Église [16]. La seconde mêle aux prophètes dits en état de transe (cas de la prophétie de Bedward, qu'il monterait au ciel en 1920, et que cette ascension s'accompagnerait de la destruction des Blancs), le recours à la Bible, comme moyen de découvrir l'avenir, et les visions des anges qui peuvent révéler le futur [17]. En plus, chez tous les Noirs de ces Antilles, aussi bien chrétiens que non chrétiens, les rêves nocturnes sont considérés comme prémonitoires.

C) LES CARAÏBES NOIRES

On nous permettra de les rattacher au premier groupe, puisque ce sont les descendants des esclaves réfugiés à Saint-Vincent et expulsés par les Anglais après leur conquête de l'île (Traité de Paris de 1763) ; ils s'y sont mêlés aux Indiens caraïbes et ont adopté leur culture. On les trouve aujourd'hui tout le long du littoral de l'Amérique centrale, entre le Honduras et le Nicaragua. Le syncrétisme, dans le domaine de la divination comme dans tous les autres domaines, est si profond chez eux qu'il est difficile d'y discerner les traits d'origine indienne, d'origine africaine et d'origine européenne.

C'est dans le domaine de la maladie et du malheur que la divination joue chez eux ; tant que la vie poursuit son cours régulier, inutile de consulter le devin ; mais si les troubles mystérieux apparaissent, dont la cause n'est pas apparente, si le malheur s'abat sur une famille, il faut faire appel aux voyants ; d'un autre côté les rêves, où les ancêtres apparaissent, doivent être interprétés.

Le devin se distingue théoriquement du prêtre ; en réalité, le prêtre a, à côté de son rôle de directeur des rites aux âmes des Ancêtres, le don aussi de se mettre en relation avec le monde surnaturel et, par conséquent, de prophétiser. Les morts peuvent apparaître en rêve pour demander une fête ; comme ces fêtes sont forts onéreuses, on ne les donne pas toujours de suite ; alors ils punissent leurs descendants en leur envoyant accident, mauvaises récoltes, etc. Dans ce cas, on appelle le prêtre, búiai, qui consulte les Esprits. Pour les petites difficultés de la vie, au lieu de recourir au búuai, on recourt au voyant, gariachati. On peut dire qu'en gros le premier est spécialiste de la divination intuitive et le second, de la divination inductive.

Le bûiai est une charge héréditaire, qui se transmet de père en fils ; mais il s'agit plus d'un héritage biologique (possibilité de communication avec les Esprits) que d'une transmission directe d'enseignements ; la révélation est au-dessus de la tradition ; le fils doit d'ailleurs attendre la mort de son père pour que son double spirituel (abarï) puisse guider le jeune homme dans la divination ; constitutionnellement, les búiai semblent se recruter dans les familles névropathes (introvertis, mystiques, vie excentrique, maisons isolées, etc. [18]). Certains auteurs cependant (et il se peut que ces oppositions soient le témoignage seulement de variations régionales) ne parlent pas de succession héréditaire ; lorsqu'un búiai meurt, disent-ils, son esprit entre dans le corps de celui qui doit le remplacer et qui en est averti par un accident, une maladie ou une vision ; il ne peut refuser, et il se prépare lui-même à sa nouvelle tâche par abstinence sexuelle, jeune, insomnies volontaires [19], ou encore, on est destiné de naissance, par un comportement bizarre, à devenir búiai, mais il faut après suivre un apprentissage des techniques, donné par les vieux búiai [20]. Le búiai est possédé par un ou plusieurs (généralement de 4 à 6) Esprits, appelé biuruka, esprits des deux sexes, de divers âges, de différentes nations, plusieurs sont des esprits de lignages, dont des ancêtres (gubida), d'autres des Esprits de la nature (orages, vent, mer...), certains sont empruntés à la Bible (Moïse, Abraham, Jacob) ; ils ont un chef qui les dirige, Maiaura ou Huaria, qui est la personnification de la Mort et ils habitent le Sairi (espèce de Paradis des anciens morts, ceux d'avant la conversion des Caraïbes au christianisme) [21]. Notons qu'une femme peut devenir búiai, mais il semble que la chose soit rare.

Le devin ou voyant, aréabati ou gariabati, se distingue du búiai par le fait qu'il n'est pas en communication avec les Esprits ; il consulte l'avenir en regardant dans un miroir placé entre deux cierges ou dans une calebasse à moitié pleine d'eau, éclairée par un cierge ; la consultation est précédée par la récitation de formules magiques, qui ne nous ont pas été rapportées.

On voit donc qu'aidé par le parallélisme entre croyances africaines, indiennes, voire chrétiennes similaires, un corps de croyance et de pratiques homogènes s'est constitué, qui caractérise la divination des Caraïbes noirs, et qui est en liaison étroite avec le culte des Morts.

Les auteurs qui ont étudié ces Caraïbes se sont surtout préoccupés à nous donner de longues et minutieuses descriptions des fêtes données en l'honneur des gubida : le cugu, fête donnée à l'anniversaire de la mort, et le dogo, beaucoup plus complexe et longue, les deux présidées par le búiai. Nous pouvons en détacher les éléments qui intéressent la divination intuitive, celle qui - grâce à son intégration à ces fêtes - nous est la mieux connue, dans ses procédés et ses phases. La divination y apparaît à deux reprises : d'abord avant la cérémonie proprement dite, comme nous l'avons indiqué plus haut ; il s'agit de savoir pourquoi la famille est poursuivie par le mauvais sort, s'il s'agit d'une attaque sorcière ou du désir des Ancêtres d'avoir une fête ; dans ce dernier cas, si les Ancêtres se contentent d'un cugu ou s'il faut leur donner un dogo : le búiai communique avec les Esprits protecteurs, les Riuricha, et non (contrairement à ce que dit Conzemius) avec les gubuda, les Riuricha servent d'intermédiaires sans doute avec les gubida, mais le búiai ne s'adresse pas directement à ces derniers. Deux ou trois mois de délai sont accordés pour préparer la fête et informer les parents éloignés. Dans le cugu, une des chambres de la maison est transformée en sanctuaire, dans le dogo, une case spéciale des Morts est bâtie en dehors de la maison. Dans le premier cas, sans musique ni danse, le búiai s'enferme dans la chambre réservée, où ont été élevés des petits tas de terre aux Ancêtres, sur lesquels sont déposés les sacrifices et en leur honneur ; il y appelle les Esprits (arairuguni) et dialogue avec eux (ventriloquerie). C'est le second moment de la divination et ici le búiai communique non plus avec les Riuruba, mais avec les Ancêtres (gubida, les Morts divinisés) sur les difficultés présentes de la famille, sur la question de savoir s'ils sont contents de la cérémonie, ou non [22]. Dans le dogo, le sanctuaire bâti pour les Morts est composé de deux salles, l'une petite, où se trouvent les tas de terre pour les Ancêtres et où entre le búiai, l'autre, plus vaste et ouverte, où ont lieu les danses ; la cérémonie dure plusieurs jours ; comme dans le rite précédent, le búiai entre en rapport avec les Esprits des Morts du lignage ; mais en plus, bien que la chose ne soit pas obligatoire, les femmes qui dansent sont souvent possédées par les Morts ; il semble cependant qu'elles n'aient pas, même en transe, le pouvoir de prophétiser, réservé donc au búiai ; cependant ces danses peuvent être considérées comme des "signes" à interpréter : ainsi il arrive que des hommes habillés en femme interviennent dans les danses ; dans ce cas les saillies de ces clowns sont interprétées comme inspirées par les gubida qui "signifient" de cette façon burlesque aux membres de la famille s'ils sont contents de la fête [23].

Dans la République du Honduras, ces cérémonies sont interdites ; elles ont lieu cependant dans la clandestinité, mais seulement le cugu ; le dogo a résisté au contraire dans le Honduras britannique, les Anglais étant toujours respectueux des traditions locales.


DEUXIÈME GROUPE

Nous étudierons, dans ce second groupe, les Afro-Américains qui ont conservé leur héritage culturel, yoruba ou fon, ensemble, le procédé fondamental de la divination étant dans l'une et l'autre ethnie, la géomancie.

A) LA DIVINATION CHEZ LES AFRO-CUBAINS

L'importance de la divination chez les Noirs de Cuba avait déjà été mise en lumière dans les plus anciens livres de Fernando Ortiz, qui citait dans la liste des dieux yoruba recevant toujours un culte dans les confréries africaines : en premier lieu Ifa (appelé aussi Benga) qui préside la divination à l'aide des fruits du palmier, avec son compagnon Odu, et son messager, Opélé, et en second lieu Marna Lola (peut-être dérivée de amala, qui interprète les songes, et de ola, honneur, majesté), mais dont l'action s'exerçait, semble-t-il, plus dans le domaine de l'accouchement que dans celui de la divination, liée en tout cas étroitement à Ifa, dans ses "mystères" [24]. Mais, depuis, des études plus poussées ont paru, en particulier, de Lydia Cabrera et de Bascom, dont nous résumerons ici les principales conclusions [25].

Nous trouvons d'abord, et en bonne place, la divination intuitive au cours des crises de possession ; il n'est pas rare que les dieux, à travers les filles en transe, « envoient des messages aux absents, des ordres ou des avertissements, diagnostiquent une maladie, prescrivent les remèdes à donner » (Lydia Cabrera, p. 33). Quant à la divination inductive, elle conserve fidèlement les trois grands procédés de la géomancie africaine :

1° celle par les obi, que tous les croyants, indistinctement, peuvent pratiquer, avec ses cinq paroles, Alafia (Shangô et Orula parlent), Otagüe (Oggun, Yemanja, Shangô et Oshossi parlent), Ellife (Shangô, Babaluaye ou les Morts parlent), Ocama (ne dit rien que : ouvrez bien les oreilles et les yeux), Oyekun (signal de mort) - suivant que les moitiés d'obi tombent sur le dos ou montrent leur pulpe blanche ;

2° par le dilogun, pratiqué généralement avec 16 cauries, mais on peut utiliser aussi 9, 12, 21 et 24 cauries. Ce procédé de divination est utilisé seulement par les prêtres des confréries afro-cubaines, mais sans distinction entre eux, c'est-à-dire aussi bien par les prêtres ordinaires que par les babalaô. Ce type de divination est lié à Elegba, le dieu intermédiaire et messager, considéré un peu comme la contre-partie féminine de Ifa. Les coquilles parlent suivant qu'elles tombent la bouche en haut (bouche ouverte) ou non (bouche fermée). Avec les 16 cauries, il y a donc 17 figures possibles, mais lorsque les 16 cauries retombent toutes la bouche ouverte ou toutes la bouche fermée, le dilogum ne parle pas, il faut recommencer l'opération, ce qui fait qu'en définitive il ne reste plus que 13 figures, qui continuent à porter leurs noms africains : Okanasorde, Eyi Oko, Orgunda, etc. ;

3° par le collier d'Ifa, divination privative des babalaô. A Cuba, Orula est donc le nom donné au dieu qui préside la divination, Ifa est le terme qui désigne le procédé divinatoire et Okuele signifie "la langue de Ifa" : c'est une chaîne de métal, en général de cuivre, avec 8 ou le plus souvent 16 fruits de cola importés d'Afrique (ou à défaut de mangue), qui a été lavée avec les herbes d'Ifa, consacrée par un rituel spécial, qui a reçu un bain de sang, et qui est gardée soigneusement dans un petit sac.

Bascom nous dit que rien qu'à La Havane on compte plus de 200 babalaô, mais les vrais, ajoute-t-il, sont rares. Les babalaô constituent une prêtrise spéciale, consacrée au culte d'Orula (identifié, dans le syncrétisme avec le catholicisme, à saint François d'Assise, à cause du palmier), et chargé de la divination, publique ou privée, dans les cas graves ou socialement les plus importants (comme dans la divination du dieu des enfants qui viennent de naître, des filles qui vont se faire initier, avant un grand voyage, ou un mariage, dans le cas de maladie sérieuse, etc.). Dans la hiérarchie de cette prêtrise, dans le cas de maladie, Yagguo vient en tête, il est en quelque sorte "le pape" des babalaô ; en dessous, se trouve Yoluo (terme yoruba, qui signifie le voyant ) et enfin les babalaô ordinaires ; ces derniers ont (ce peut être leur femme légitime, ce peut être aussi une autre femme) à leur côté Yapestevi, chargée de s'occuper de son sanctuaire et de ses objets sacrés ; cette dernière est obligatoirement une fille d'Osbun et c'est Orula qui la choisit (et non le babalaô, qui pourrait confondre ses désirs érotiques avec un ordre divin) ; elle porte, comme insigne de son grade, un collier de perles vertes et jaunes (qui sont les couleurs d'Orula) appelé kofà.

Après s'être purifié les mains et se les être frottées avec l’afoché (poudre blanche à base de farine d'igname), ayant le consultant à sa gauche, le babalaô prend l’okuele avec la main droite, faite une prière en langue africaine, puis jette le collier sur un linge blanc ou sur un plateau de bois (l’apon des Yoruba), de façon que les deux extrémités de la chaîne tombent parallèlement. Suivant que les moitiés de fruits tombent sur leurs faces concaves ou convexes, nous avons des paroles différentes (oddun), qui sont reproduites avec de la craie (efun) sous la forme de figures doubles (chacune figurant une moitié de la chaîne) que l'on lit de droite à gauche. Ce qui nous donne, à Cuba comme en Afrique, 116 figures élémentaires qui peuvent se combiner entre elles pour former 256 figures. Il est inutile de les transcrire ici, ni de donner leurs noms (Eji Ogbo ou Yogbe, Ojeku Meji, Imoro Meji, etc.), rien de nouveau par rapport à la géomancie des Yoruba. Chacune de ces figures est ici aussi associée à un sacrifice spécial, à un ensemble de vers qui évoquent des mythes (historia), que le babalaô connaît par cœur ; certaines de ces "histoires" nous sont connues, mais le travail comparatif avec celles des Odu d'Afrique reste encore à faire, il nous faut attendre la parution, pour cela, du travail entrepris dans ce domaine par P. Verger.

On nous permettra par contre d'insister sur l'aspect mythologique de ces diverses divinations, parce que notre connaissance de la mythologie yoruba est, grâce à Lydia Cabrera, beaucoup plus poussée pour Cuba que pour l'Afrique. Shangô a été le premier devin, mais il aimait trop la danse et le tambour ; invité à un bal, il laisse son plateau de divination au palmier pour qu'il en prenne soin, mais le palmier s'endort et Orula qui passait par là s'en saisit ; c'est pourquoi depuis, Shangô, qui est le dieu du tonnerre, lance la foudre sur la cime des palmier (Lydia Cabrera, p. 228). Une autre version dit que Shangô, qui était grand ami de Orula, demanda au Dieu Suprême, Olofi, la permission de transmettre à ce dernier ses instruments divinatoires, mais Osain (qui, nous le verrons dans un instant, a aussi son procédé particulier de divination) était concurrent de Orula : une joute eut lieu entre deux prétendants, dont Orula sortit vainqueur (p. 88). D'autres mythes nous font assister à la lutte entre le dilogun d'Elegba et l'okpele d'Ifa. Soit que ce soit Elegba qui voyant Orula dans une situation désespérée, lui découvre, accompagné de Môedun (le singe), le palmier royal et les oddun, c'est-à-dire les paroles de la divination, afin qu'il puisse vivre avec l'argent donné par les consultants (p. 87) ; soit qu'au contraire Elegba apparaisse comme le portier de Orula, qui vit grassement des cadeaux que lui vaut son art, alors que lui est obligé de se contenter des os ou des détritus des festins ; il déclare alors aux gens qui viennent consulter le dieu que ce dernier est parti ; au bout de quelque temps, pour ne pas mourir de faim, Orula accepte de faire passer à Elegba les coquilles, se réservant l'okpele (plusieurs variantes, p. 81 et sq.). Elegba est très ami d'Oshun ; cette dernière entre un jour dans la chambre d'Elegba et lui achète, contre de l'or, cinq cauries pour pouvoir parler elle aussi (c'est pourquoi l’apestevi est toujours fille d'Oshun et qu'elle a droit à cinq paroles).

À côté cependant de ces trois procédés, qui sont fondamentaux, nous trouvons à Cuba, bien entendu, d'autres procédés de divination : par les songes ; par la boule de cristal, mais sous sa forme africaine (anvosung sekan) et non européenne : eau dans un plat ou fragment de miroir ; et surtout "le secret de Osain" qu'Elegba, son esclave, gardait dans trois calebasses "parlantes" et où nous pensons voir le maintien à Cuba d'une forme de divination, archaïque, existant chez les Yoruba d'Afrique, où elle est considérée comme antérieure à la géomancie et appartenant probablement aux populations paléonégritiques qui ont été conquises et assimilées par les Yoruba, venus de l'Est [26].

B) LA DIVINATION CHEZ LES AFRO-BRÉSILIENS

Nous pouvons ici être plus rapide, car nous retrouvons au Brésil absolument les mêmes procédés qu'à Cuba : par les obi, par le dilogun et par le collier d'Ifa, avec les mêmes "paroles" ou "figures" qui portent, à peu de choses près, les mêmes noms - parce que le rituel de la divination est, dans les deux cas, absolument le même [27] - que nous trouvons aussi au Brésil, accompagnant chaque odu, une liste de sacrifices et de contes  (dont nous avons tenté une première comparaison avec les odu africains) [28] - parce que nous y retrouvons la même hiérarchie (des oluo et les babalaô), la même distinction entre les babalaô, qui sont toujours des hommes, et les apetevi, qui sont toujours des filles d'Oshun, avec le mythe explicatif suivant : Ifa était un pauvre pêcheur misérable, qui fit un jour un contrat avec Elegba, lui promettant de lui servir d'esclave pendant 16 ans, contre l'octroi des instruments de divination ; mais les gens venaient si nombreux qu’Ifa fut obligé de prendre une femme, qui n'était autre que la déesse Oshun, pour le servir, mais cette dernière se plaint à son mari qu'elle ne savait l'art de la divination et, à force d'insister, Ifa lui prépare 16 coquilles et demande à Elegba qu'il réponde aussi, par leur intermédiaire, aux questions posées par Oshun ; Elegba n'accepta que de mauvaise grâce et c'est pourquoi, depuis, il "tourmente" les apetevi, en représailles [29].

Nous n'avons pas à nous répéter. Au Brésil comme à Cuba, c'est la même fidélité à la géomancie yoruba. Cependant des phénomènes nouveaux vont apparaître, ici, dont il nous faut, par contre, dire quelques mots. Alors qu'à Cuba la divination par le collier d'Ifa se maintient (tout au moins jusqu'à l'arrivée de Fidel Castro au pouvoir, nous manquons de renseignements depuis), au Brésil cette méthode de divination disparaît peu à peu au fur et à mesure que les babalaô disparaissent ; nous avons donné d'ailleurs les raisons de cette disparition [30], qui tiennent en gros au changement de mentalité (éviter les responsabilités et les interdits religieux pour jouir de la vie) ; mais ce qui facilite cette perte, c'est que le dilogun peut remplacer les colliers d’Ifa et que l'interrogation par le obi reste toujours à la portée de tous les croyants. Réciproquement, au fur et à mesure que l'urbanisation et l'industrialisation se développent, ces Noirs feront de plus en plus appel aux procédés des Européens, nous y reviendrons plus loin. Tandis que la coupure entre les deux mondes paraît, dans l'état de nos connaissances, s'être maintenue plus forte à Cuba.

Quels sont les autres procédés de divination des Afro-Brésiliens ?

D'abord, bien entendu, comme pour tous les autres Afro-Américains, la divination intuitive, soit par les songes, soit en état de transe. On peut distinguer deux espèces de transes, publiques (et plus spectaculaires) et privées (plus calmes) ; c'est généralement au cours des transes privées que les dieux prédisent, à travers leur médium, l'avenir [31]. Mais toutes les filles des dieux ne peuvent pas prophétiser en transe, il faut qu'elles aient subi, au cours de leur initiation, un rituel spécial qui s'appelle "rituel de donner la parole" [32], mais qui nous reste malheureusement secret. Il existe aussi à Bahia un système de divination par Dada, qui nous est mal connu. Dada est considéré comme le plus vieux Shangô (c'est-à-dire soit son frère aîné, soit sa sœur) et il est symbolisé par une espèce de coiffure, dite Bayanni, dont Nina Rodrigues nous dit : « D'un côté et de l'autre du gargalho de la tête était inséré dans le tissu de coquillages un petit fragment de miroir. Isabel me demanda si je voyais bien mon image et je lui répondis affirmativement ; elle m'expliqua que les personnes qui n'arrivaient pas à s'y voir étaient près de mourir » [33]. Ce qui nous fait retrouver au Brésil comme à Cuba l'idée que le premier devin, antérieur à Orula, a bien été Shangô et que, sous une forme ou sous une autre, les divinations des paléo-négrites se sont conservées jusqu'en Amérique.

C) ÎLE DE LA TRINITÉ

Herskovits a souligné l'importance de la divination chez les Noirs de la Trinité, mais aussi son caractère syncrétique ; la grande différence entre les Européens et les descendants d'Africains consiste moins dans les procédés utilisés que dans l'absence de scepticisme de ces derniers ; et s'ils sont bien obligés d'admettre que des erreurs sont parfois commises, ils en attribuent la raison à la volonté de gagner trop d'argent (désir immoral qui affaiblit la force du devin). Les principaux procédés utilisés par les lookman et obiaman, sont : l'emploi des "pierres-de-foudre", d'un verre rempli d'eau, de la flamme de la bougie, l'interprétation des rêves prémonitoires, la boule de cristal, etc. [34]. Mais bien qu'Herskovits ait mentionné l'existence de confréries yoruba à la Trinité, il a laissé de côté le problème de la divination dans les groupes africains restés culturellement purs. Nous savons par ailleurs que ces derniers ont maintenu l'usage (par exemple pour savoir si les Orisha acceptent leurs sacrifices) des deux moitiés d'obi, mais simplifié (trois paroles seulement au lieu de cinq : si les deux moitiés retombent avec la pulpe en l'air : les obi parlent - si elles retombent avec leurs coques : non ; si l'une se présente avec la pulpe et l'autre pas oui) [35].

Mais tandis qu'à Cuba et au Brésil l'environnement est catholique, ici il est protestant, comme dans les autres îles anglo-saxonnes, ce qui va se traduire par des réinterprétations bibliques des phénomènes de divination africains. Nous ne faisons pas allusion à l'existence de procédés comme celui d'ouvrir la Bible au hasard et de tirer un "message" du verset lu, mais à une série de pratiques secrètes de la secte de Shouters. Celle-ci, comme l'Église chrétienne primitive, distingue les divers dons du Saint-Esprit et, parmi ces dons, il y a ceux du "maître" (qui enseigne les significations des rêves et des visions), du "secoureur" (qui devine et guérit les maladies), du prophète, du diseur de bonne aventure... La secte est véritablement une "traduction" de l'Afrique en termes protestants, d'abord parce qu'on y rentre après un rêve ou une vision, en second lieu parce que le culte aboutit à la transe (où ceux qui ont la vocation de prophètes parlent), enfin et surtout parce qu'au cours de l'initiation le fidèle reçoit son "destin" et comme "signes" de ce destin deux (ou plus) bandes d'étoffes, un psaume ou un chapitre de la Bible et une hymne. On voit que si les Africains de la Trinité ont perdu les odu de la géomancie, avec leurs vers, leurs mythes, leurs sacrifices et le kpolé [36], ils ne l'ont pas oublié : le kpolé se trouve chez eux, mais il faut aller le chercher dans le secret d'une église protestante [37].

D) HAÏTI

Nous trouvons, ici pour la première fois, l'ophiomancie, mais dans les formes seulement les plus anciennes du Vaudou. La reine Vaudou montait sur une caisse qui contenait la couleuvre sacrée ; à son contact, elle entrait en transe et répondait alors comme la Pythie, aux questions qui lui étaient posées [38]. Les Haïtiens continuent de consulter les papa loa et les maman loa pour connaître leur avenir, et, suivant leur fortune, ils paient ces consultations fort cher ; il ne faudrait pas croire cependant que ces paiements constituent une forme d'exploitation des malheureux par d'habiles charlatans, car l'argent est utilisé à payer les frais des cérémonies Vodou, qui sont très onéreuses.

La divination intuitive existe sous ses trois formes : les rêves, les visions extraordinaires, et les transes mystiques. Lorsque un loa possède un cheval, il peut répondre aux questions qui lui sont posées ou faire des prophéties [39] ; quand la consultation est volontaire, on s'adresse de préférence au loa Mait' David (et nous touchons dès le début à ce que nous avons dit sur l'éloignement progressif de l'Afrique qui définit le culte africain des vodou : il s'agit ici du personnage biblique, le roi-prophète David, africanisé). Second éloignement de l'Afrique, quand on passe de la divination intuitive à la divination inductive, la géomancie des Fon est à peu près oubliée, ne reste plus, et seulement dans quelques sanctuaires, que quelques bhoungan, qui se servent de sept cauries, "montés" au cours d'une cérémonie spéciale comportant le sacrifice d'un coq, et qui répondent suivant la manière dont ils retombent dans le Van (layé).

Les procédés les plus utilisés sont :

1° le gambo ou guem d'origine africaine aussi, instrument fait de coquillages enfilés sur une cordelette terminée à chaque extrémité par une petite boule, et tenue perpendiculairement par les deux pouces ; on pose des questions, suivant que la coquille descend, reste immobile, ou ne bouge que légèrement, elle répond par oui ou non ;

2° les cartes, d'origine européenne, mais prises dans un contexte africain, en ce sens que l'interprétation du jeu se fait en état de transe et que chaque jeu nécessite, comme pour les odu de la géomancie, un sacrifice spécial au loa ;

3° la divination par la farine, sur laquelle on n'a aucun renseignement bien précis [40].

Il faut y ajouter les ordalies, destinées à deviner les coupables : celle par une touffe de bali, plante qui a le pouvoir de serrer le cou du coupable s'il ne se dénonce pas (la seule ordalie donnée par Métraux), celle par la baguette du sourcier qui se met à trembler lorsqu'elle est devant le vrai coupable ; celle enfin de l'anneau suspendu à une cordelette au-dessus de la tête de l'accusé, qui se maintient avec un mouvement pendulaire si le sujet est innocent, mais qui prend un mouvement circulaire s'il est coupable (procédés donnés par Courlander). On voit que si la première est probablement d'origine africaine, les deux dernières viennent certainement des zones rurales de France.

Mais le procédé le plus caractéristique de la culture haïtienne est certainement la consultation des âmes des Morts. Certes, ces Morts peuvent prophétiser spontanément ; dans la cérémonie du "recevoir-tombe" qui a lieu lorsque le tombeau est terminé, au cours des danses qui célèbrent l'événement, il n'est pas rare que l'âme du décédé possède un membre de la famille, ou un des assistants à la cérémonie, et prescrive certaines choses (testament post-mortem, dont nous avons vu ailleurs d'autres exemples) [41]. La nécromancie cependant a une forme bien institutionnalisée ; on considère qu'après la mort l'âme des initiés (ou, plus exactement, la partie de l'âme dite "le petit bon ange") va dans l'eau où elle reste un an ; au bout d'un an, l'âme est retirée de l'eau au cours d'une cérémonie sécrète, mais dont nous avons cependant les descriptions [42] ; au cours d'un rituel les âmes parlent, d'une voix enrouée, pour révéler des secrets ou donner des conseils pour l'avenir ; une fois les âmes retirées, elles sont placées dans des cruches, (govi) qui sont portées sur l'autel des dieux et où, désormais, on pourra les évoquer. Les consultations sont alors toujours privées ; le bhoungan ou la mambo peuvent avoir recours pour demander à quelle date ils doivent faire telle ou telle cérémonie, pour savoir si leurs entreprises réussiront ; le plus souvent, des membres de la famille du mort, à la suite d'un rêve où ils ont vu le décédé, viennent interroger le govi pour savoir la signification de ce songe qui les a troublés. L'âme parle, à travers la mambo en transe, d'une voix caverneuse. Bien entendu ces cas n'épuisent pas toutes les raisons de consultation [43].

La bibliographie sur le Vodou et le folklore haïtien est volumineuse ; elle permet de saisir, à côté des rites institutionnalisés que nous venons rapidement de décrire, d'abord l'importance du syncrétisme, qui mêle chez les paysans des mornes les "singes" africains aux "présages" européens (cris d'oiseaux, salière renversée, etc.), et en second lieu le rôle que jouent ces singes et ces présages dans la vie des individus. Il n'est aucun moment du cycle de l'existence qui va de la naissance à la mort qui ne soit marqué par cette volonté de connaître l'avenir, de savoir le "destin" de l'individu [44]. Signalons, en terminant, un de ces présages, particulièrement pittoresque et dont j'ignore l'origine : au moment de l'accomplissement du mariage (ou du "placage"), les deux amoureux sont étroitement surveillés, car celui qui s'endort le premier sera aussi le premier à mourir.

E) LA DIVINATION
CHEZ LES NOIRS DES ÉTATS-UNIS


Nous pouvons la rattacher à celle de Haïti, car le Vodou haïtien a été transporté à la Nouvelle-Orléans, sous sa forme archaïque, c'est-à-dire comme possession par la reine Vodou de la couleuvre sacrée et la transmission, à partir d'elle, de la transe à la communauté des fidèles. Nous savons par les anciennes descriptions de ce culte aujourd'hui disparu que les candidats à l'initiation restaient neuf jours dans le secret et que, durant toute cette période, leurs rêves étaient prophétiques ; nous savons aussi que le roi et la reine des Vodous avait le don d'interpréter les songes, mais uniquement en état de transe [45]. Les Noirs d'aujourd'hui continuent à attribuer une très grande importance à leurs rêves, mais ils utilisent les "clés de songes" d'origine européenne.

L'américanisation du Noir est à peu près complète, surtout dans le Nord, non qu'il ne continue pas à croire à un très grand nombre de "signes", mais ce sont les mêmes présages que nous connaissons en Europe ; toutefois, le fait que dans les États du Sud la distinction entre le présage et le Roodoo (Vodou) ne soit pas très claire témoigne en faveur du maintien de certaines tendances divinatoires africaines [46].

TROISIÈME GROUPE

Nous arrivons ainsi aux aires de disparition, à peu près complète, de la divination africaine. Cependant, le désir de connaître l'avenir ne disparaît pour cela, mais les descendants d'Africains assimilent progressivement les "signes" ou présages des Indiens et les techniques des Blancs, parce qu'une assimilation se faisaient en eux entre la puissance économique et politique de leurs maîtres blancs d'un côté et de l'autre la supériorité de leurs procédés divinatoires.

Au Mexique, par exemple, il faut remonter assez loin dans le passé colonial pour trouver des traits africains. G. A. Beltram a trouvé dans les papiers de l'Inquisition le cas d'un certain Lucas Oloda (probablement déformation de Lucas Olola, de la tribu Biafara de la Guinée portugaise) qui participait aux environs de 1629 aux danses des Indiens Guastiques, mais alors que les Indiens ne tombaient pas en transe, il recevait, lui, en état d'extase, le don de prophétie. D'autres papiers de l'Inquisition nous montrent des Noirs utilisant le peyote pour connaître "les choses cachées" (cas de Maria), pour "connaître l'avenir" (cas de Pascual), ou pour découvrir des voleurs (cas de Juan Ramirez) [47].

En l'état de nos connaissances, il est difficile de séparer les traits africains des traits indigènes ou européens dans les pratiques divinatoires des Noirs de Colombie ou du Venezuela, même dans les régions où vivent les descendants de marrons. Ce sont surtout les présages qui annoncent la maladie ou la mort qui semblent occuper la plus grande place dans les préoccupations de ces Noirs [48]. Par exemple : si les yeux d'un mourant restent ouverts c'est un signe qu'un des présents va mourir bientôt [49]. Il apparaît certes que des spécialistes de la divination ont existé autrefois, pour diagnostiquer entre autres les causes des maladies ; ils utilisaient pour cela certaines herbes, un morceau de verre, ou "la pierre philosophale" qui leur permettait de voir les organes internes [50]. L’obiaman encore de l'île de Saint-André (il vrai de culture anglo-saxonne plus qu'hispanique) peut s'emparer de "l'esprit" d'une personne "bonne" et s'en servir pour avoir des nouvelles d'une personne éloignée, ce qui nous conduit aux frontières de la divination par télépathie [51].

Des traces de divination intuitives existent aussi : la femme qui possède la statue de S. Benito (saint Benoist le More) et qui danse, à ses fêtes, la danse africaine Chimbique a le don de prédire l'avenir ; dans la même région on cherche à découvrir sur les cadavres les acteurs de leurs assassinats (mais par des procédés qui appartiennent plus à la magie qu'à la divination et qui n'ont d'autre but que de rendre l'assassin malade ; il n'est donc dévoilé que par contrecoup [52].

Le dépouillement de la littérature sur les Noirs du Pérou, du Chili et sur les anciennes "nations" nègres d'Argentine ou d'Uruguay ne nous a pas permis de trouver d'autres traits de divination que les traits d'origine européenne : présages, cartomancie, marc de café, boule de cristal, ou l'interprétation des songes. Il en est de même pour les Antilles françaises [53].

Il est possible, à partir de là, de tenter quelque interprétation sur la fidélité et le syncrétisme dans le domaine de la divination. La divination apparaît comme répondant à un besoin profond de l'homme, celui de connaître à l'avance sa destinée, afin de mieux contrôler ses actions ; c'est pourquoi, lorsque, sous l'influence du milieu blanc, la civilisation africaine s'écroule, la divination ne disparaît pas pour cela, elle s'indianise parfois, elle s'européanise toujours. Mais cette européanisation, ou indianisation, prend parfois la forme de "réinterprétation" en termes nouveaux de traits africains. Par exemple, nous trouvons partout l'interprétation des rêves et l'existence de signes et de présages. Quant à la transe prophétique, elle passe, dans les pays protestants, des confréries africaines aux sectes mystiques noires.

Nous venons de dire que la divination permet la planification de notre comportement. C'est un point important. Elle n'apparaît pas comme une forme du déterminisme, mais comme un chemin de la liberté. On prendra par exemple ou on ne prendra pas un billet de loterie, suivant que le rêve nous aura révélé que nous gagnerons, ou non. Tous les odu de la géomancie sont liés à des sacrifices, qui ont pour mission de détourner le malheur (par conséquent de changer notre destinée) ou, si le signe est favorable, de remercier la divinité qui préside à l'odu. Ainsi, la divination donne à l'homme une sécurité qu'il n'aurait pas sans cela, elle lui permet de se sentir en accord avec le monde (par les présages), avec ses parents décédés (nécromancie), avec ses dieux (géomancie) ; elle explique en partie cette joie de vivre qui caractérise les populations noires de l'Amérique, en opposition avec les populations blanches qui vivent souvent dans l'angoisse des lendemains.

La divination intuitive apparaît comme beaucoup plus caractéristique de ces populations noires que de la population blanche. On pourrait même dire que son effacement est un critère d'occidentalisation, c'est la rationalisation ; celle-ci permet le maintien des formes inductives de divinations, qui ont une apparence de démarche scientifique, plus particulièrement de celles qui nécessitent des calculs compliqués, comme l'astrologie. La transe, par contre, a un caractère irrationnel, qui nous gêne (et nous l'avons remplacée par la télépathie, la clairvoyance en état de veille, ou la métapsychie). Le tableau précédent montre nettement que la divination en état de transe définit les sociétés les plus accrochées à l'Afrique, qu'elle se maintient là où elle le peut, malgré la christianisation (dans les sectes protestantes), qu'elle s'ajoute même à la cartomancie à Haïti pour lui donner une coloration africaine. Certaines formes de divination considérées comme inductives apparaissent même au fond comme étant essentiellement intuitives. C'est le cas de la nécromancie, soit que le cadavre impose certains mouvements au porteur, soit que la mambo haïtienne tombe en transe quand elle interroge les govi, soit qu'enfin on soit possédé par les ancêtres - c'est le cas aussi de l'ophiomancie où le serpent parle par l'intermédiaire de la reine Vodou.

Quant à la divination inductive c'est celle, le tableau en fait foi, où les éléments d'origine européenne se substituent le plus facilement aux éléments d'origine africaine. Et cela même dans les pays où l'influence africaine reste la plus forte comme dans les Antilles ou au Brésil. Comment comprendre ce phénomène ? La géomancie est une science très compliquée, elle demande une mémoire très développée, de la part de ceux qui la pratiquent, d'où sa tendance à disparaître dans les zones rurales, comme à Haïti. Mais surtout, il faut bien se rendre compte que la civilisation occidentale a développé de nouveaux besoins, suscité de nouvelles craintes par rapport à l'avenir, en particulier dans les grandes villes. Il semble dès lors qu'une dichotomie des procédés divinatoires tende à se développer : on utilisera les formes africaines pour tout ce qui a trait aux anciens besoins, culturellement restés africains (savoir si les dieux ont agréé un sacrifice, avant les cérémonies religieuses, pour connaître le dieu qui est votre ange gardien, pour diagnostiquer la cause surnaturelle d'un malheur, pour savoir ce que les Ancêtres attendent de vous) et les mêmes Noirs tendent à utiliser les procédés européens (boule de cristal, cartomancie, etc.) pour les nouveaux besoins créés par la civilisation urbaine (par exemple avec la romantisation de l'amour, pour connaître son futur amoureux - avec le chômage, pour savoir si on trouvera une place, etc.).

Il y a un dernier point qui reste à signaler. Que se passe-t-il en cas d'échec ? Remarquons que, par définition, surtout pour les formes africaines, l'échec est rare, puisqu'on ne consulte l'avenir que pour le changer. Le malheur annoncé n'arrivera pas, puisqu'on l'a détourné. Nous avons vu que, dans les Antilles anglo-saxonnes, l'échec, s'il se produit, est expliqué par la nouvelle mentalité capitaliste des voyants. C'est parce que la culture qui sous-tendait la force des anciens possédés est en train de disparaître que ces procédés se trouvent inefficaces. Mais l'importance de ces échecs pour la vie d'un individu comporte toute une gradation ; il y a des échecs qui ne tirent pas à conséquence car ils n'intéressent qu'un événement particulier (l'achat d'un billet de loterie par exemple), il y en a d'autres qui intéressent toute notre existence (la connaissance de notre dieu particulier). Dans ce dernier cas, et vu la gravité des choses, il est nécessaire de pratiquer des vérifications. Nous avons donc un dernier trait de la divination afro-américaine par lequel nous terminerons : la création de tout un système bien institutionnalisé de vérifications.

Par exemple, en géomancie, on pose en cas d'équivoque, trois fois la même question - ou, au moins, deux fois (trois fois, si les coquilles ou les moitiés de noix répondent une fois : oui, et une fois : non ; il faut alors départager). Les babalaô vous expliquent que chaque jour de la semaine est consacré à un dieu (le lundi à Elegba ou Omolú, le mardi à Oxumaré, le mercredi à Shangô et sa femme Yansan, etc.), ce qui fait que souvent le dieu du jour où l'on consulte se met à parler ; une confusion s'établit ainsi entre le dieu du jour de la consultation et le dieu du consultant ; d'où la nécessité de répéter plusieurs fois la question [54]. Ce n'est pas tout : les résultats de la géomancie doivent être, à leur tour, soumis après à un test. C'est ainsi qu'avant de "planter" une divinité dans la tête de l'initiée, et afin d'être sûr que le babalaô ne s'est pas trompé, car sans cela l'initiée verrait le malheur s'abattre sur elle et sur ses proches, on chante devant elle les cantiques des dieux et si la candidate n'est pas entrée en transe lorsqu'on chante le cantique de "son" dieu, c'est que le babalaô s'est trompé ; il faut alors recommencer l'opération [55]. On ne prend jamais assez de précautions avec le destin.



[1] M. J. and F. S. Herskovits, Rebel Destiny, New York, 1934.

[2] Van Lier, "Notes sur la vie spirituelle et sociale des Djuka au Surinam" (Contribution à la connaissance des langues. Pays et peuples des Indes néerlandaises, 99-2).

[3] On demande aux hommes en transe si on peut continuer un voyage, quels aides employer pour tel ou tel malade, etc. (R. de Lamborterie, Notes sur les Boni de la Guyane française, Journ. Soc. des Americ, N. S., XXXV, 1943-1946.

[4] Jean Hurault, Les Noirs réfugiés boni de la Guyane française, I.F.A.N, Dakar, 1961.

[5] Ibid.

[6] Morton C. Kahn, Djuka, The Dutch Negroes ofDutch Guyane, New York, 1931.

[7] Van Lier, op. cit.

[8] Kahn, op. cit.

[9] Hurault, op. cit.

[10] Dr J. Crevaux, Voyage dans l'Amérique du sud, Hachette, 1884. Le poison serait obtenu par l'infusion d'une écorce qui n'aurait pas, d'ailleurs, de propriété nocive (M. Delafosse, "De quelques persistances d'ordre ethnographique chez les Nègres transportés aux Antilles et à la Guyane", Rev. d'Ethno. et de Sociol, III, 1912, pp. 234-237). Le "poison" agirait donc par autosuggestion.

[11] Herskovits, op. cit.

[12] Crevaux, op. cit., M. Delafosse, op. cit., Herskovits, op. cit. et article "Notes sur la divination judiciaire par le cadavre en Guyane hollandaise", mémoire 27 de l'I.F.A.N, Les Afro-Américains, Dakar, 1953 ; Van Laer, op. cit. ; M. C. Kahn, op. cit., ainsi que ses articles de VAmerican Anthropologist sur les Nègres Bosch (XXI et XXX) ; Hurault, op. cit. Comparer, pour l'Afrique, avec les œuvres de Rattray, Bosman, Cruickshank, Holas, etc.

[13] M. C. Kahn, op. cit.

[14] Hurault, op. cit.

[15] Herskovits, op. cit.

[16] Donald Hogg, "The Convince cuit" in S. W. Mintz (ed), Papers in Caribbean Anthropology, Yale Univ. Press, 1960.

[17] Martha Beckwith, Black Roadways, a study of Jamaican Folk-life, Chapel Hill, 1929, et Joseph J. Williams, Voodoos and Obeahs, New York, 1932 (2e partie).

[18] Ruy Coelho, The Black Carib of Honduras, mss., chap. XII.

[19] E. Conzemius, "Ethnographical Notes on the Black Carib (Garif)", Amer. Anthropo., XXX, 2, 1928.

[20] Douglas Me Rae Taylor, The Black Carib of British Honduras, New York, 1951. L'opposition Ruy Coelho-Taylor provient peut-être de ce que l'un a poursuivi son enquête dans le Honduras indépendant et l'autre dans le Honduras britannique.

[21] Théoriquement, cependant, les hiuruba se distinguent des gubida ou Ancêtres ; les gubida sont les chefs de lignages qui leur rendent un culte ; les hiuruba que les devins appellent d'un terme archaïque kolubi sont à la fois les morts d'avant la christianisation et les esprits des forces de la nature, vivant à la fois dans le Sairi, paradis des anciens Caraïbes, et sur la terre ; en tout cas, ils servent toujours d'intermédiaires entre les gubida et les vivants et ils aident les prêtres à deviner les causes des maladies, des échecs, des mariages, etc. (Ruy Coelho, op. cit., chap. XVI).

[22] Ruy Coelho, op. cit., chap. IX et X.

[23] Taylor, op. cit.

[24] Fernando Ortiz, Hampa Afro-Cubana, Los Negros Brujos, Madrid, 1906.

[25] Lydia Cabrera, El Monte, La Habana, 1954, et Bascom, Two forms of afro-cuban divination, XXIXe Congrès International des
Américanistes.

[26] Sur cette divination par Ossain, en train de disparaître, voir Lydia Cabrera, El Monte, chap. III.

[27] On pourra se référer aux descriptions que nous en avons données, P. Verger et moi, dans : "Contribuição ao estudo da adivinhação no Salvador, Bahia", Rev. do Museu Paulista, S. Paulo, VII, 1953, pour Bahia ; et pour Recife, à celles de René Ribeiro : Cultos Afro-brasileiros do Recife, Instituto Joaquim Nabuco, Recife, 1952.

[28] R. Bastide, Le candomblé de Bahia, rite Nagô, Mouton & Cie, 1958, p. 106 (note 18).

[29] Ibid., p. 101.

[30] Ibid., p. 107.

[31] Nunes Pereira, A casa das Minas, Rio de Janeiro, 1947, pp. 46-48 ; R. Bastide, Imagens do Nordeste mi'stico em branco e preto, Rio, 1945, p. 167.

[32] R. Ribeiro, op. cit., p. 68.

[33] Nina Rodrigues, O Animismo fetichista dos Negros, Rio, 1935, p. 55.

[34] M. J. Herskovits and Fr. S. Herskovits, Trinidad village, New York, 1947 (surtout chap. IX).

[35] G. E Simpson, "The Shango cuit in Nigeria and in Trinidad", Amer. Anthrop., 64, 65, 1962 (pp. 1204-1219).

[36] Sur l'initiation au culte d'Ifa et l'attribution du kpolé personnel, voir en français par exemple Bernard Maupoil, La géomancie à l'ancienne Côte des Esclaves, Institut d'Ethnologie, Paris, 1943 (chap.VII).

[37] M-J. Herskovits and F-S. Herskovits, op. cit., chap. VIII, et Simpson, op. cit.

[38] Moreau de Saint-Mery, Description topo graphique, physique, civile, politique et historique de Saint-Dominique, Philadelphia, 1797.

[39] On en trouvera divers exemples dans Milo Marcelin, Mythologie Vodou, Rite Arada, 2 vol., Port-au-Prince, 1949 et 1950.

[40] Sur ces procédés de divination, voir, Alfred Métraux, Le Vodou haïtien, Gallimard, 1958 (surtout pp. 284-286), et H. Courlander, The Drum and the Hoe, Univ. of California Press, 1960.

[41] Cf. Lorimer Denis, "Le Cimetière", Bull. Bureau Ethno., 13, Port-au-Prince, 1956 ; Milo Marcelin, "Coutumes funéraires", Optique, II, 1955 ; Maya Deren, Divine Horsemam, London-New York, 1953, etc.

[42] Yvonne Oddon, "Une cérémonie funéraire haïtienne", in Les Afro-Américains, I.F.A.N., Dakar, 1953 (pp. 245-253) et, avec beaucoup moins de détails, Louis Maximilien, Le Vodou Haïtien, Port-au-Prince, s. d. (pp. 179-181).

[43] Exemple de ces consultations dans Maximilien, op. cit., chap. XII. Dans Métraux, par un malade, op. cit., pp. 195 sq.

[44] Cf. en particulier M. J. Herskovits, Life in a Haitian Valley, New York, 1937, et Cari Edward Peters, Le service des Loas, Port-au-Prince, 1956.

[45] Voir Newbell Niles Puckett, Folk Beliefs of the Southern Negro, Univ. of North Carolina Press, 1926, chap. III et la bibliographie.

[46] Outre Puckett, op. cit., voir aussi Hortense Powdermaker, After Freedom, a cultural study of the Deep South, New York, 1939 ; J.M. Herskovits, The Myth of the Negro Past, New York, 1941.

[47] Gonzalo Aguire Beltram, Medicina y Magia, Mexico, 1955.

[48] Rogerio Velasquez M., "Ritos de la muerte en el alto y bajo Choco", Rev. Colombiana defolclor, II, 6, 1961, p. 15.

[49] Thomas J. Price Junior, "Estado y necesidades actuales de las investigaciones afro-colombiana", Rev. colombiana de Anthrop., II, 2, 1950.

[50] P. Bernardo Merzalde Del Carmen, Estudio de la costa colombiana del Pacïfico, Bogota, 1921., chap. XXIII.

[51] Th. J. Price Junior, "Algunos aspectos de la estabilidad y desorganizacion cultural en una comunidad islena del Caribe colombiano", Rev. Col. de Anthrop., III, 1954.

[52] Luis Artura Dominguez, "Aspectos del folclor del Estado falcon", Rev. venezolana de folklore, 1.1, 1947.

[53] Eugène Revert, La magie antillaise, Ballemand, Paris, 1951.

[54] R. Bastide, op. cit., p. 109. et n. 20.

[55] Pour le Brésil, voir Edison Carneiro, Candomblés da Bahia, Bahia, 1948, et pour Haïti, Métraux, op. cit., p. 179, et Maximilien, op. cit., p. 84 (la géomancie n'étant pas pratiquée à Haïti, il s'agit à la fois d'une divination du dieu Maït'Tête et, si plusieurs dieux se disputent, de la vérification du véritable).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 25 septembre 2013 6:32
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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