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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Roger BASTIDE, “Contribution à une sociologie des religions en Amérique latine. Les publications du CIDOC, Mexique (1968-1971).” Un article publié dans la revue Archives de sociologie des religions, no 35, 1972, pp. 139-150. [Autorisation accordée le 13 janvier 2013.]

Roger BASTIDE [1898-1974]

sociologue et anthropologue français,
spécialiste de sociologie et de la littérature brésilienne.

Contribution à une sociologie des religions
en Amérique latine
.

Les publications du CIDOC,
Mexique (1968-1971)
.”

Un article publié dans la revue Archives de sociologie des religions, no 35, 1972, pp. 139-150.


La contribution des sociologues à l'étude des religions, et en particulier du catholicisme, a été particulièrement importante en Amérique latine. Mais nous devons distinguer deux moments.

Un premier moment qui est celui de l'inventaire des paroisses, des membres du clergé, régulier ou séculier, des séminaristes, et qui s'inscrit par conséquent dans ce que les sociologues appellent la morphologie sociale, autour des années 1958 et 1961, a donné lieu à tout un ensemble de recherches, chiffrées, publiées par la FERES (fédération internationale des instituts catholiques d'investigations sociales et socio-religieuses). Les Archives en ont rendu compte régulièrement. La conclusion qui s'en dégageait, c'est que le catholicisme était bien la religion dominante, il s'agissait d'un catholicisme de fait plus que de pratique, et que l'Amérique Latine était autant terre de mission que l'Europe occidentale.

D'où un deuxième moment, qui est celui de la recherche d'une nouvelle pastorale. Mais pour qu'elle soit efficace, il fallait dépasser le terrain de la morphologie sociale, il fallait analyser plus en profondeur le catholicisme des divers pays d'Amérique Latine, pour discerner les raisons de son échec, ou de ses divers types d'échecs ; il fallait aussi donner la parole aux protestants, qui se trouvaient aux prises avec les mêmes obstacles ; il fallait, enfin, interroger le catholicisme de folk, plus ou moins syncrétiste, et les religions, restées païennes sous un léger vernis de christianisme, des Indiens. C'est à ce nouvel inventaire, en vue de dégager de nouvelles stratégies d'évangélisation, que s'est consacré le CIDOC (Centre Inter-culturel de Documentation) d'Ivan Illich, au Mexique. Les travaux publiés par ce Centre sont particulièrement importants pour une sociologie des religions d'Amérique Latine ; nous voulons, dans cet article, rendre compte de quelques-uns d'entre eux. Nous laisserons naturellement de côté un certain nombre de ces publications, soit à cause de leur caractère philosophique [1], soit parce qu'elles n'ont qu'un intérêt bibliographique [2] ou ne fournissent que des documents non commentés sociologiquement [3].

1- Bien entendu, une pareille sociologie qui, par delà les institutions, veut atteindre les mentalités collectives, ne peut se passer de l'histoire, l'état présent du catholicisme latino-américain dépendant de son passé, mais une histoire conçue sociologiquement. Nous aurons donc toute une première série de publications, celles consacrées à la conquête spirituelle de l'Amérique, à la fondation de l'Église et à son évolution au cours du temps, soit à travers des documents, mais cette fois-ci interprétés [4], soit en ne considérant qu'un secteur du problème et non le problème dans sa totalité [5], soit enfin que l'on dégage de cette longue histoire le point le plus important pour une nécessaire rénovation de la pastorale, à savoir le caractère "colonialiste" de la conquête spirituelle de l'Amérique Latine [6]. Mais bien d'autres conclusions se dégagent de ce premier ensemble d'ouvrages, même le plus fondamental reste bien cette liaison entre la conquête spirituelle et la conquête militaire, sur laquelle nous reviendrons dans un instant.

Et d'abord, celle de l'importance des images, celles que les membres du clergé se faisaient des Indiens et de leurs religions, avec le passage de l'idée d'un vide spirituel à combler par la prédication de la véritable foi - d'où la défense de l'Indien contre les Espagnols qui dominent et exploitent -, jusqu'à l'idée, puisque l'Indien n'accepte le baptême que forcé et continue en cachette ses sacrifices et offrandes aux Esprits des Montagnes ou à ceux des Forêts, du caractère diabolique permanent de l'indigène (l'idolâtrie). Et à côté de cette imagologie des vainqueurs, celle aussi que l'Indien se fait du clergé, comme lié à l'Espagne ou au Portugal. Conquérant, voulant leur imposer une religion d'exportation, donc les aliéner en leur faisant perdre leurs cultures natives. Une seconde conclusion, plus positive, apparaît aussi : c'est que le premier clergé ne voulait pas seulement changer les pratiques religieuses, mais vraiment apporter l'Evangile du salut ; les assemblées d'évêques ordonnent de ne baptiser qu'après une catéchèse plus ou moins prolongée des candidats au baptême, adultes aussi bien qu'enfant, et de continuer ce travail d'enseignement même après le baptême, en utilisant des Indiens mieux instruits, et en réunissant les travailleurs des champs ou des mines tous les dimanches et jours de fêtes en vue de leur endoctrinisation. Un effort a donc été fait pour dépasser la sacramentalisation et aboutir à une authentique évangélisation. Si l'Indien christianisé en est resté pourtant à la sacramentalisation, c'est que cette évangélisation, à base de catéchisme écrit sur les modèles européens, ne faisait appel qu'à la mémorisation, sans aller jusqu'à la conversion de la personnalité ; il ne restait donc, pour les mystères de la foi, que des réponses à réciter par cœur et, pour les normes de la vie chrétienne, que des ordres donnés auxquels il fallait obéir sous peine de punitions. Une autre conclusion positive que l'on peut tirer de cette histoire, c'est que les jésuites tout au moins ont eu l'idée, pour ne pas déraciner l'Indien totalement de sa culture native et pour le soustraire, du moins en partie, à l'exploitation des Blancs, de réunir les tribus voisines dans des villages séparés ("réductions"), où les Indiens pouvaient continuer leurs coutumes, dans la mesure où elles n'étaient pas contraires à la morale occidentale, et où l'évangélisation pouvait se faire plus en profondeur, puisque continue et non soumise au calendrier du travail forcé dans les grandes plantations des Blancs.

Mais même le christianisme des jésuites reste pour les Indiens une religion "étrangère" et "imposée", et d'autant plus qu'au fur et à mesure que la population d'origine espagnole augmente, le clergé séculier tend à l'emporter sur le clergé régulier, que ce clergé est pauvre, même au niveau des évêques, et qu'il ne peut vivre qu'en exploitant à son tour l'Indien ; qu'il était subordonné à la couronne par la suite du Patronat royal et que, malgré les efforts de Rome pour neutraliser l'action des rois (avec la Congrégation Propaganda fidei, les Visiteurs apostoliques ou l'envoi des nonces auprès des gouverneurs de provinces, toutes actions qui se révèlent inefficaces), Rome resta absente de la vie de l'Église américaine, le clergé lié essentiellement à la politique de la métropole, donc à une politique de nature coloniale. Comme le dit très bien E.D. Dussel, « l'Église américaine est un prolongement de l'Église espagnole » ; nous dirions : une succursale d'outre-Mer, non une Église américaine. Et naturellement, en tant qu'espagnole, devenant un instrument de contrôle des indigènes par les "Créoles", ce qui le transforme en religion spirituelle, en religion sociologique : « Le sacerdoce subjugue la conscience, lie l'homme aux lois et aux normes, coupe de la communication avec Dieu, se mettant comme intermédiaire entre Lui et l'humanité ; la faisant dépendre de ses rites, purification et bénédiction » (J. Balnes Aldunate).

Plusieurs publications nous font suivre l'évolution de cette Église importée après la fin de la colonisation et la proclamation des indépendances [7]. Le clergé a pris souvent une part dans les insurrections, mais il apparaît que ce fut pour remplacer à la tête du pouvoir les Espagnols par les Créoles, non en vue de changer le système. Si dans certains pays il y a eu, après l'indépendance, séparation de l'Église avec l'État - et même des mouvements anti-cléricaux de la part des "libéraux" - le catholicisme reste aujourd'hui "la religion dominante" des divers pays de l'Amérique Latine, donc en position privilégiée, et des concordats ont été signés qui transforment les Églises nationales en organes de défense de "l'ordre social", les empêchant de devenir des instruments de progrès spirituels. Il faut cependant noter que les livres consacrés à ces relations privilégiées entre l'Église catholique et les États nationaux sont l'œuvre de protestants et non de catholiques. Mais quelques catholiques abordent tout de même ce problème, quoiqu'en passant, pour voir eux aussi dans les "patronats", "concordats", et "religions officielles" un obstacle à lever pour un véritable évangélisation de l'Amérique Latine.

Nous terminerons cette revue sur l'histoire de l'Église catholique d'Outre Atlantique par deux remarques, la première qui ressort des livres recensés, la seconde que nous tirerons d'un autre ouvrage que celui publié par le CIDOC. La première c'est que parmi, les tactiques utilisées par les premiers missionnaires pour convertir les indigènes, il y avait la présentation des "images" et, à partir d'elles, le récit de la vie des saints. Pédagogiquement la méthode était valable. Mais le résultat fut qu'au lieu de christianiser, on substitua finalement une nouvelle idolâtrie à l'ancienne, le culte des saints à l'adoration et l'imitation du Christ [8]. Ainsi va se constituer, à côté du catholicisme des élites, un catholicisme de folk, que nous analyserons plus loin. La seconde remarque, c'est que le catholicisme importé, tout au moins au Brésil, s'il était en effet un catholicisme "européen", s'est adapté à son nouvel habitat, s'est "tropicalisé" s'est "américanisé", et "sensualisé". Ce n'est qu'au XIXe et plus en encore au XXe que l'Église de Rome, effrayée par ce qu'elle considérait comme une "paganisation" du christianisme, s'est efforcée de le "romaniser" ; mais le "romaniser" c'était forcément l'européaniser. Il y a eu résistance de l'Église du peuple contre cette nouvelle conquête spirituelle, aussi aliénante pour lui que la première l'avait été pour l'Indien, d'où les mouvements de messianisme paysan que Maria Isaura Pereira de Queiroz a si bien étudiés dans les Archives [9]. D'où également la création de nouvelles Églises nationales, intégrant certes des éléments chrétiens, mais détachés de Rome, devenant au contraire anti-européens, dans la mesure où ils avaient été nationalisés, "naturalisés", comme le culte de Maria Lionza au Venezuela [10] ou le spiritisme de Umbanda au Brésil [11].

Cette seconde remarque est importante, car elle constitue la base de ce que j'appellerai plus loin la contradiction de la nouvelle pastorale latino-américaine, qui veut enraciner le catholicisme (ou le protestantisme aussi, comme nous le verrons) dans les cultures "tropicales" et "américaines" (ou africaines), en même temps qu'elle propose une réforme qui devient de plus en plus "anti-tropicale" et d'essence "européenne" ou, si l'on préfère, "anti-baroque".

2- Mais l'histoire, envisagée sociologiquement, n'est pas la seule méthode utilisée dans les publications du CIDOC. Nous avons deux autres sources d'études, que nous devons aborder maintenant, les unes plus sociologiques et quantitatives, qui se rapprochent de celles de la FERES [12], les autres plus anthropologiques et qualitatives, qui prennent la forme d'études de "communautés", avec cette seule différence, par rapport à celle de l'ethnologie classique, que les limites de ces communautés ne sont pas marquées par les frontières juridiques (communes ou cantons), mais par les frontières religieuses (paroisses, diocèses).

Nous passerons rapidement sur les premières. Il nous faut signaler cependant que les enquêtes visent moins, comme dans la FERES, l'instruction religieuse que l'opinion religieuse. C'est qu'entre temps l'Église a bougé ; dès lors, il est nécessaire de voir dans quelle mesure et avec quel rythme les clergés nationaux suivent les changements et les nouvelles orientations de l'Église. En Bolivie, le nombre des prêtres natifs continue à diminuer de 1% par an, ce qui fait que le clergé est plus étranger (78,42% de prêtres originaires de l'étranger, en 1968, et 91,58% de religieux) ; ce qui pose le problème de l'adaptation de ce clergé étranger à la culture hispanique. Mais ce qui rend aussi l'enquête sur l'image que ce clergé se fait de lui-même moins intéressante que s'il était fondamentalement national, car il faudrait, pour qu'elle le devienne, tester d'abord le rôle qu'un clergé d'origine étrangère joue dans la "leaderance" des fidèles.

L'enquête que Bernadette Lhoëst a mené chez les religieuses de Recife nous a particulièrement intéressé, car, suivant son expression, les religieuses constituent un monde à part entre la hiérarchie et le laïcat, dans une position de ghetto ; et c'est de cette position de ghetto (la majorité des religieuses est occupée à des travaux domestiques à l'intérieur de leurs Maisons et au service seulement des autres sœurs) qu'il faudrait les faire sortir pour les faire travailler à l'évangélisation du peuple. Certes, surtout dans les régions où la scolarisation est peu poussée, comme en Amazonie, beaucoup se consacrent à l'instruction des enfants (73,5% en Amazonie contre 46% dans l'État de São Paulo), mais, comme le note une sœur, des enfants des riches ou de la classe moyenne, plus que ceux des pauvres ; ce qui fait que « l'école catholique contribue à la déchristianisation des masses populaires » ; certes aussi, beaucoup travaillent dans les œuvres d'assistances médicales (21,3% pour tout le Brésil), mais sans diplômes d'infirmière, dans une situation d'infériorité. C'est donc à une reconversion du rôle des religieuses qu'il faudrait procéder au moment où les curés demandent de plus en plus d'aide pour l'évangélisation de leurs paroisses, en les incorporant dans les œuvres paroissiales.

Beaucoup de jeunes étudiants hispano-américains viennent faire, ou tout au moins achever, leurs études en Espagne. Il était donc tentant de faire une enquête dans cette population universitaire, non point pour voir si le séjour en Espagne avait modifié l'image que cette population se fait de l'Église et de ses tâches dans le monde (enquête qui n'a pas été faite, ce qui est regrettable), mais pour distinguer le rôle des divers facteurs, autres que celui qui pourrait provenir de l'articulation religieuse mais de nature aussi sociologique, agissant sur cette population : sexe et âge, élèves des collèges religieux et des collèges non-religieux, élèves appartenant à la classe haute ou au moyenne et élèves de la classe basse, élèves pratiquants et non-pratiquants, croyants et non-croyants. L'étude de M. Dias Casanova montre que l'identification à l'Église est plus forte chez les élèves des collèges religieux, qu'elle diminue avec le temps de séjour en Espagne, que la conception magique de l'Église ne se trouve que chez les jeunes filles de la classe basse, que les élèves des collèges religieux sont orientés vers une culture de la vie intérieure, plus spiritualiste que sociale, tandis que ce sont les non-croyants ou les croyants non-pratiquants qui veulent que l'Église change d'abord le monde.

3- Le très beau livre organisée par Ferrée, I. Illich et Fitzpatrick sur les migrants de Porto-Rico à New York va nous faire passer des travaux de nature sociologique aux travaux d'esprit plus anthropologique. Bien qu'en effet un certain nombre de statistiques intéressantes nous soient présentées, par exemple sur la structure des familles à Porto-Rico et à New York, ou encore sur le contrôle des naissances dans l'île et dans le pays de la diaspora, l'accent est mis sur le choc entre deux cultures différentes, et par conséquent deux catholicisme différents. À Porto-Rico, le catholicisme se déploie dans le cadre de la paroisse, et la vie de la paroisse se confond avec la vie sociale et civique du peuple ; aux États-Unis, il n'est pas possible de copier l'organisation paroissiale de Porto-Rico ; certes, on a bien créé des paroisses spéciales pour les migrants porto-ricains dans les quartiers où ils sont nombreux, mais ces paroisses freinent l'intégration bien qu'elles apportent aux fidèles une certaine sécurité affective. Ailleurs, les Porto-Ricains sont intégrés aux paroisses anglo-saxonnes, où des prêtres parlant espagnol s'occupent spécialement des migrants ; mais alors le Porto-Ricain a la sensation de son infériorité, et de recevoir, par rapport aux catholiques anglo-saxons, un catholicisme de second zone. Les effets de ces chocs culturels, et les solutions institutionnelles qui ont été apportées pour l'amortir, sont finement analysés par R. Fitzpatrick, tandis que d'autres chapitres de l'ouvrage nous montrent le choc en retour de l'acculturation religieuse, un certain nombre de Porto-Ricains retournant dans leurs pays pour modifier le catholicisme de leurs compatriotes selon les modèles nouveaux qu'ils ont empruntés au catholicisme anglo-saxon.

L'étude des communautés religieuses ne semble pas avoir encore trouvé sa méthode propre et il paraît nécessaire que les chercheurs se mettent au travail en ce domaine mal exploré. En effet, certaines de ces recherches, sur des tribus indiennes, mélangent à tel point les données de l'observation avec des théories ou des interprétations, que l'on ne peut vraiment rien en tirer de valable. On ne peut fonder une ethnologie religieuse que sur la base d'une bonne ethnologie [13]. D'autres, bien qu'encore encombrées de résumés de lecture et de généralités sans grand intérêt, nous apportent, du moins sur certains points précis, des données précieuses : par exemple les Tepecula du Mexique se sentent religieusement justifiés de continuer à ne pas se marier à l'Église à travers le récit biblique de l'union de saint Joseph et de la Vierge, réinterprétation par eux comme modèle culturel [14]. Certains, enfin, donnent d'excellents travaux, car descriptifs, sans prétentions théoriques et conceptualisations toutes faites, comme celui de G. Delgado de Thays, qui montre bien comment le catholicisme peut être réinterprété à travers la mentalité inca pour donner naissance à ce que l'on est convenu d'appeler le catholicisme de folk. Si nous donnons notre préférence à ce genre d'étude descriptive, c'est que les problèmes posés par elles ne sont pas des problèmes extérieurs à l'enquête, livresques, donc banals, mais des problèmes précis posés par les faits eux-mêmes. Par exemple, dans ce dernier ouvrage : des jeunes Incas qui ont travaillé en dehors de leurs communautés et qui ont subi des influences urbaines, ont une nouvelle mentalité. Dès lors, la question se pose de savoir s'il faut fonder la pastorale de demain sur une religion qui va mourir. Mais, d'un autre côté, l'introduction d'une religion des étrangers ne risque-t-elle pas d'amener, par réaction, un regain de vie aux éléments pré-colombiens du catholicisme de folk, cette fois-ci consciemment et volontairement, ce qui est bien dangereux, et non plus spontanément ou inconsciemment [15] ? Certains travaux, enfin, utilisent le questionnaire, plus facile à manier que l'observation participante, pour décrire un catholicisme de folk ; mais le questionnaire ne peut toucher que la classe moyenne inférieure, ne donnant ainsi une image valable que pour un seul secteur d'une population globale ; les résultats, comme il faut s'y attendre, corroborent ceux connus par des travaux antérieurs, sans leur apporter rien de bien nouveau ; ils sont certes utiles pour les catéchistes qui travaillent dans la région ; ils le sont moins pour une sociologie des religions, c'est-à-dire pour le domaine où nous nous plaçons dans cet article [16]. Nous mettons à part dans ce paragraphe l'étude d'une expérience de rénovation de la messe, par l'utilisation liturgique de la communauté chrétienne, mais il faut naturellement attendre des description d'autres expériences de ce genre, avant le pouvoir en tirer, par comparaison, des conclusion scientifiques [17].

Le manque de préparation du clergé latino-américain en ce qui touche l'anthropologie entraîne comme conséquence l'application aux études diocésaines, des méthodes qui ont faits leurs preuves, il y a quelques années, sauf que l'on donne tantôt plus de place aux structures économiques et sociales et tantôt plus de place aux pratiques (à travers les méthodes préconisées par G. Le Bras), ou aux attitudes socio-religieuses (à travers des questionnaires stéréotypés) [18]. Ces travaux qui peuvent s'appuyer sur les statistiques nationales, qui bénéficient d'une méthode bien mise au point, sont en général bons, et répondent parfaitement à ce qu'on leur demande : connaître mieux le milieux dans lequel le clergé doit travailler pour adapter son action aux besoins comme aux lacunes de la vie spirituelle de ce milieu. Ils se rattachent, par conséquence, à la sociologie "religieuse" plus qu'à la sociologie "de la religion", mais avec le même sérieux et le même sens de l'objectivité que celle-ci.

Tous ces ouvrages sont l'œuvre de catholiques. Et l'on comprend que le protestantisme, qui s'est présenté en Amérique Latine comme "anti-superstitieux", se soit peu préoccupé d'enraciner la foi dans les cultures natives. Cependant, un changement semble s'opérer aujourd'hui à l'intérieur même des Églises protestantes historiques, et nous en avons deux témoignages curieux : celui d'Anne Clausen, qui reconnaît que le protestant ne doit pas seulement réfléchir sur l'homme en tant que pêcheur qui doit être sauvé, mais sur tel ou tel homme, culturellement défini, pour répondre à ses besoins et lui apporter un message de vie - ce qui lui fait tenter de définir "l'homme argentin", à travers, d'ailleurs, l'analyse d'ouvrage bien connus, comme ceux d'Ortega y Gasset ou Martinez Estrada, plus qu'à travers des enquêtes personnelles [19] - ; ou encore le témoignage de N. W. Castro, qui souligne que si le Dieu des indigènes n'est pas un Dieu d'amour, mais de crainte, c'est sans doute parce que l'Indien, toujours opprimé et rejeté, est l'éternel "mal aimé", mais qui veut tout de même trouver dans le folklore des Calchaquies (cultes de Pachamana, la Terre-Mère, le carnaval, etc.) le germe d'une religion de la transcendance sur laquelle la prédication chrétienne peut s'ancrer [20]. Cette reconversion du protestantisme latino-américain au culturalisme est certainement une des découvertes les plus intéressantes, pour une sociologie des religions, que nous offre la collection présente du CIDOC.

*

Le CIDOC donne en effet une place importante, dans sa documentation sur le christianisme latino-américain, à des ouvrages par des protestants et sur le protestantisme en Amérique Latine. Soit pour nous faire connaître ses moyens de propagande, et en particulier sa liaison avec la pénétration culturelle des U.S.A., soit pour mieux faire connaître les thèmes fondamentaux de sa critique du catholicisme tel qu'il se présente en Amérique Latine à des observateurs du dehors.

Le protestantisme s'est, un moment développé avec une très grande rapidité. Mais le développement des Églises protestantes que l'on appelle "historiques" semble aujourd'hui stoppé, ou tout moins très ralenti. Pourquoi ? Une première explication est d'ordre politique ; la liaison sous forme plus ou moins étroite, de l'Église catholique avec les États nationaux [21], c'est sans doute un facteur à ne pas négliger ; mais il est pas essentiel, et il est plus valable pour l'époque de l'implantation que pour l'époque actuelle. Ne faut-il pas aller plus loin ? Le protestantisme a été apporté par des missionnaires anglo-saxons, et l'opposition est peut-être moins celle de deux religions, ou de deux formes de spiritualité, qu'une opposition culturelle, ou de deux formes de mentalités : anglo-saxonne et latine. C'est du moins ce qui ressort de l'étude de A. Nida. Selon lui :


1) les relations inter-individuelles sont en Amérique Latine plus affectives et personnalisées dans les pays protestants (d'où le succès du pentecôtisme par rapport au protestantisme historique) ;

2) la mariologie y a pris un caractère particulier. La loyauté envers la Vierge ne résulte pas tant de l'enseignement de l'Église qu'elle n'est une projection symbolique de toute une vie centrée sur la culture de la Mère. Ce qui fait que le rejet de la Vierge apparaît comme le rejet de la maman et que, d'un autre côté, le culte du Christ (qui apparaît en Amérique Latine moins comme un "héros culturel" que comme "une victime brisée") ne peut avoir qu'une place secondaire ; il ne peut être que le fils de la Vierge, non le porteur du Salut, ce qui va contre l'orientation plus masculine du protestantisme ;

3) l'existence, dans les masses indiennes, d'un christo-paganisme fait de la religion non une chose personnelle, mais le symbole de l'unité ethnique, qui donne, par conséquent, plus de place à la désadaptation (conduites non-communautaires) qu'au péché individuel ;

4) le protestantisme historique ne peut convenir, dans une structure encore plus lignagère que de classes sociales, qu’à une seule classe et encore seulement en formation, la classe moyenne ; il ne peut même toucher la classe basse, avec le pentecôtisme, qu’en se moulant sur le système lignager et les relations de parrainage ;

5) enfin, le "machisme" qui domine la mentalité des hommes et aboutit à une double sexualité (femme légitime et maîtresse), développe sur le plan religieux l'image d'un Dieu qui punit plus qu'il n'aime (c'est la Vierge qui aime), et impose au curé le rôle ambigu d'un "troisième sexe". Car le prêtre n'est pas tout à fait homme : il ne peut représenter à la fois le Christ et la Vierge sans que la sexualité ne prenne la forme d'un "inceste spirituel", et le mariage du pasteur protestant choque les pays latino-américains [22].


Si les diverses Églises protestantes nationales ont perdu leur foi conquérante, les Églises missionnaire d'où elles sont issues ne perdent pas, elles, l'espoir. Elles envisagent des programmes, bien mis au point, de "réveil" et de propagande, la propagande ne pouvant s'effectuer avec quelque chance de succès qu'à partir d'Églises réveillées. Le CIDOC nous donne quelques exemples de ces efforts, celui de la mission presbytérienne dans l'État de Goïas au Brésil [23], celui de la "Mission pour l'Amérique Latine" dans les divers pays Caraïbe [24]. Mais plus important pour une sociologie des religions que ces livres-projets sont les livres inventaires et analyses des faits.

Nous en avons pour Porto-Rico, c'est-à-dire, pour une île qui fait partie des États-Unis, et qui est - par rapport aux divers États de l'Amérique Latine - le pays ou l'influence protestante peut être la plus forte, d'autant plus que le catholicisme étant la religion de l'ancienne aristocratie hispanique, le protestantisme pouvait devenir ici la religion de la contestation par les paysans des anciennes formes féodales [25]. Mais outre qu'il n'a pu le devenir, à la fois parce que les Églises historiques dépendent des fonds donnés par la sociétés missionnaires, et que les natifs ne sont toujours trouvés en position subordonnée, ce qui me frappe le plus - en tant qu'ethnologue - c'est le processus d'acculturation du protestantisme par la culture catholique de la masse ; les séminaristes protestants portent des chaînes avec des croix ou même des médailles saintes, les hommes et les femmes se séparent en deux groupes opposés dans les temples, les fêtes (sous prétexte de ramasser des fonds) jouent un rôle plus important que les études bibliques, le "caudillisme" hispanique se maintient à travers les conflits des diverses Églises, réinterprété seulement en forme de dogme ou différences liturgiques, l'indifférence vis-à-vis des formes institutionnelles (pour le Porto-Ricain, toutes les religions sont bonnes, indistinctement) gagnant les jeunes générations, ce qui fait que bien des individus sont aujourd'hui à la fois catholiques et protestants ou protestant-spirites, ou encore deviennent étrangers à la vie des Églises où ils ont été baptisés. Le seul trait, peut-être, qui distingue les protestants des catholiques, c'est leur puritanisme moral ; mais on peut se demander (Steward a noté que si à Porto-Rico il y avait 17,5% de protestants, 22,5% appartenaient à la classe moyenne) si ce puritanisme n'est pas plutôt une exigence de l'appartenance à la classe moyenne, en tant qu'il est pour celle-ci une méthode de mobilité verticale ascendante, qu'un pur produit de l'Évangile.

En tous cas, tous les livres dont nous venons de parler sont d'accord pour souligner l'importance de la liaison des Églises protestantes avec les États-Unis. Ce qui pose un problème : dans quelle mesure les États-Unis se servent-ils du protestantisme pour faciliter leur pénétration économique, culturelle et politique en Amérique Latine ? C'est ce problème que traite avec beaucoup de bonheur Christian Lalive d'Epinay dans son étude sur un journal argentin, Premicia Evangelica, dont il a résumé d'ailleurs les conclusions dans un récent numéro des Archives [26]. L'auteur a bien souligné l'importance théorique et l'originalité de sa tentative. Elle rejoint la nouvelle sociologie latino-américaine, celle qui tourne autour du concept socio-politique de dépendance ; la sociologie religieuse doit cesser, selon lui, d'être « domestiquée par les préoccupation pastorale des instituts catholiques » pour réintégrer la religion dans les "œuvres de civilisation" et, à travers elles, dans la sociologie globale. Or l'analyse d'un "message", celui d'un journal argentin, protestant mais s'adressant au grand public, peut montrer comment un phénomène social, à savoir le protestantisme, peut révéler par quels mécanismes s'effectue la pénétration culturelle nord-américaine : le message religieux, en ce cas, sert à la fois de paravent et de légitimation à un second discours, sous-jacent à un premier, et politique.

Nous sommes d'accord et sur la méthode et sur les conclusions de l'auteur. Mais le protestantisme est un phénomène secondaire et si les États-Unis ne comptaient que sur lui, ce serait une bien piètre politique. En fait, c'est à travers le catholicisme plus qu'à travers le protestantisme que se fait la pénétration culturelle des États-Unis en Amérique Latine. Évidemment avec prudence, comme le montre le cas de l'appel des catholiques nord-américains auprès de leurs gouvernements pour les forcer à intervenir contre la politique anti-cléricale de la Révolution mexicaine [27]. Les présidents des États-Unis refusèrent cette intervention, qui allait contre leur politique de bon voisinage et les fidèles catholiques d'ailleurs restèrent indifférents à la campagne menée par l'organisation The knights of colombus ; car, partisans de Roosevelt, en une période de récession économique, ils considéraient les attaquent du clergé catholique contre la politique extérieure de Roosevelt comme une attaque dirigée contre sa politique d'aide sociale aux classes défavorisées.

La pénétration culturelle de l'Amérique Latine à travers le catholicisme ne pouvait donc prendre une forme politique. Il fallait, exactement comme dans le cas du journal protestant argentin, qu'ici aussi le discours politique reste sous-jacent derrière un autre discours, purement religieux ; Ivan Illich dénonce ce piège, à propos de cette espèce d'alliance pour le progrès de l'Église qui jouxte la fameuse alliance pour le progrès dans le domaine financier et économique : 1.622 prêtres ont été envoyés des États-Unis en Amérique Latine, 20.000 volontaires ont été demandés (avec allusion, dans cet appel, au "péril rouge" qui menace le sud du continent) ; 25 millions de dollars ont été souscrits pour construire des églises ou des écoles. Mais, fait remarquer I. Illich, cette générosité tend à convertir l'Église catholique en satellite de la culture et de la politique nord-américaine, elle continue à maintenir l'esprit colonial et un système ecclésiastique qu'il faudrait au contraire changer, elle convertit l'Église en une agence officielle d'un certain type de progrès qui l'empêche désormais de faire entendre la voix des exploités et des dominés, elle la transforme en un "supermarché du Seigneur", en créant chez les fidèles une mentalité de consommateurs ; en définitive, les États-Unis sont les complices du maintien d'une Église archaïque, cléricalisée, et « le missionnaire nord-américain assure le rôle traditionnel du chapelain-laquais d'un pouvoir colonial », alors que la papauté appelle le prêtre à devenir désormais le prophète d'une nouvelle société [28].

*

Mais quelle société ?

Nous atteignons maintenant la série des publications du CIDOC qui nous paraissent les plus importantes pour une sociologie du catholicisme latino-américain [29] et qui comprennent soit des ensembles documentaires (documents des évêques, articles de journaux religieux), soit des réflexions générales sur les réformes à introduire dans l'Église pour l'adapter au monde moderne ; on peut noter, en allant de plus en plus en profondeur :

Une tentative pour élaborer un chapitre nouveau de la sociologie du catholicisme, la sociologie des évêques. Il est curieux, en effet, que ce chapitre ai été négligé par les auteurs européens ; mais il n'est pas étonnant qu'il occupe au contraire une grande place en Amérique Latine, car, comme le font remarquer J. Kosininki de Cavalcantie et G. Deelen, « l'évêque brésilien a encore quelques-uns des aspects du caudillo, du leader unique, de l'homme qui indique le chemin pour les autres », et ce que ces deux chercheurs disent de l'évêque brésilien est valable pour tous les pays de l'Amérique Latine, où la hiérarchie ecclésiastique a une place plus considérable peut-être qu'ailleurs, J. G Sanders, de son côté, écrit que l'analyse des leaders religieux dans la sociologie des religions s'est plus intéressé avec J. Wach, au prêtre qu'à l'évêque, peut-être à cause des fonctions administratives de ce dernier qui entrent en conflit avec le concept wébérien de charisme. Mais que peut bien être alors une "sociologie des évêques" ? On la voit hésiter entre, d'un côté, une typologie wébérienne, qui distingue le progressiste - le pasteur (qui se préoccupe avant tout de l'évangélisation du peuple de Dieu) -, le papiste (qui s'appuie sur la hiérarchie pour rechristianiser le monde) et le conservateur (qui ne veut ni des réformes ni des changements dans la liturgie). Et de l'autre, une sociologie empirique, à base de questionnaire, qui fait ressortir que le petit clergé critique non tel ou tel évêque, mais l'épiscopat en entier, c'est-à-dire l'Église institutionnelle et autoritaire : 83 prêtres contre 8 au Brésil pensent que les évêques ne traitent pas les membres du clergé comme des adultes et des gens compétents. On voit que c'est tout le problème de la sociologie de la décision qui est ainsi posé, au niveau religieux, comme il est posé par d'autres aux niveaux économique et politiques.

Ce problème de la décision pose naturellement le problème des idéologies, car on n'agit jamais qu'en vue de certaines fins. Or, si tous les ouvrages dont nous rendons compte soulignent la nécessité urgente de changements, nous voyons que les idéologies qui les inspirent sont des plus diverses, voire même souvent opposées. Malheureusement, du point de vue scientifique, nous ne pouvons, en général, pas analyser ces idéologies "sociologiquement", faute de données sur les infrastructures, l'appartenance aux classes sociales, la formation des séminaristes. Le seul document qui permette une telle analyse ne porte pas sur une institution à proprement parler religieuse, mais sur un parti politique : le parti chrétien-démocrate du Chili. Il apparaît, lorsqu'on calcule l'index de religiosité des membres de ce parti, que 19% seulement ont une forte religiosité, 50% une religiosité moyenne, et 31% une religiosité basse ; si donc le facteur religieux doit bien être pris en considération, il n'en reste pas moins que le facteur socio-économique doit avoir aussi son importance ; et justement, les faits montrent que des buts impartis à l'action des leaders changent d'une section locale du parti à l'autre, suivant que le recrutement local se fait dans la basse classe ou dans la classe moyenne.

Dans une certaine mesure, nous pouvons trouver aussi une intéressante mise en relation des documents de l'épiscopat brésilien sur le développement économique et social du Brésil sinon avec les structures sociales, du moins avec les conjonctures politiques : la chute de Getulio Vargas et la démocratisation du pays, puis la période de l'industrialisation à outrance avec Kubitschek, suivi de la présidence agité de Joâo Goulart, et enfin l'arrivée au pouvoir des militaires. Nous voyons alors successivement les évêques prendre conscience des problèmes posés par le développement, s'engager dans une politique de réformes en faveur des classes déshérités, tenter même de devenir un groupe de pression politique, puis, après la révolution militaire, reculer en déclarant que les problèmes temporels sont plus affaires des laïcs que de la hiérarchie religieuse. On comprend, dans ces conditions, que nous trouvions, dans beaucoup de pays, au moins deux idéologies différentes, celle du haut clergé et celle du bas-clergé, qui rappelle un peu ce qui s'était passé en France au moment de la révolution de 1789.

S'il est difficile au lecteur de proposer une interprétation sociologique des diverses idéologies qui se font jour dans le clergé latino-américain, il est par contre un certain nombre d'expériences faites qui peuvent donner lieu à des réflexions sociologiques. Ainsi celle de l'Espagnol I. Pujadas, au Chili, qui découvre en arrivant dans sa paroisse que celle-ci est un ghetto, alors que le "quartier" (bairro) est une réalité ouverte, ce qui fait que le prêtre et les laïques qui agissent dans l'Église se trouvant soustrait à la vie du quartier, vivent finalement dans un monde à part, étranger et clos ; le P. Pujadas va donc quitter la soutane, visiter les gens de son quartier maison par maison, s'introduire dans les associations, organiser un monde de fête, etc.

Ce qui nous permet de voir comment l'idéologie à laquelle il aboutit (contre la bureaucratisation de l'Église, nécessité de donner une place très grande aux laïques, évangélisateurs et diacres, d'ordonner des prêtres mariés, etc.) se forge à partir d'expérience vécue. Mais la question reste posée de savoir si la meilleure solution pour la nouvelle conquête spirituelle de l'Amérique Latine passe par la création de ce genre de micro-communautés, de « ces petits groupes de chrétiens conscients, dynamiques, à part de la structure de la paroisse » et « véhicule de la reconversion de la société », ou s'il ne faut pas d'abord agir sur la macro-société, en accord avec les partis de gauches, et commencer par changer les structures sociales, afin de pouvoir après changer les âmes (le Père Camilo Torres).

Ainsi se dégage une nouvelle typologie des élites catholiques qui sépare ce que l'on a peut-être trop tendance à unir : le progressiste, qui accepte de s'intégrer à une société mauvaise, pour la métamorphoser par le dedans, et l'innovateur, qui ne se croit pas à une possible influence du chrétien sur le monde tant que le monde, tel qu'il existe, n'a pas été préalablement transformé. Utile distinction, que nous devons à T. G. Sanders. Le débat à l'intérieur de l'Église vivante est donc, on le voit, le même que celui que l'on retrouve, en dehors du monde religieux, en anthropologie appliquée entre les partisans de l'action sur et par les petites communautés et ceux de l'action sur la société globale, comme dans le domaine de la sociologie, entre les partisans de Lewin et de ses petits groupes-dynamiques et ceux des transformations de nature politique au niveau de l'État.

4) Mais revenons aux idéologies en elles-mêmes. Elles reflètent sans doute la crise d'un monde en transition, en train de passer d'un "féodalisme" agraire à la société industrielle. Cependant, elles prennent aussi origine dans les décisions des Conciles et dans les politiques pontificale, c'est-à-dire qu'aux causalités internes du changement dans le catholicisme latino-américain il faut ajouter une causalité externe. De ce point de vue, l'aspect continuité tend à l'emporter, contrairement à ce que beaucoup de ces publications pourraient laisser croire, sur l'aspect métamorphose. Car le catholicisme en Amérique Latine a évolué selon deux mouvements : l'un centripète, qui lui donnait l'aspect américain, l'autre centrifuge, qui l'européanisait au contraire en le romanisant. Si le premier a dominé pendant la période coloniale, le second n'a fait que s'accentuer à partir du XIXe siècle ; or, les idéologies d'aujourd'hui s'inscrivent justement dans ce courant - qu'elles continuent et dont elles accélèrent le cours - de lutte contre les superstitions et les syncrétismes (c'est-à-dire contre le catholicisme de folk), et d'éducation spirituelle (individualisme contre sacramentalisation), et d'évangélisation (communauté de croyants contre institutions archaïques).

Certes, le nationalisme est très vif dans les nations d'Amérique Latine ; il se manifeste aussi dans les idéologies d'aujourd'hui, les catholiques sont émus, sinon angoissés, par le nombre des prêtres ou des religieux étrangers qui submergent le clergé local ; s'ils défendent la politique du laïcat, voire celle de l'ordination des prêtres mariés, c'est justement pour "américaniser" leurs cadres ; mais qui ne voit alors que la politique défendue est analogue, à un autre niveau, à celle dite en Afrique de P'africanisation des cadres", en opposition à celle de la "négritude", puisque les cadres africains avaient pour mission de remplacer seulement les cadres coloniaux, mais pour suivre exactement les mêmes buts qu'eux (d'occidentalisation et de modernisation).

Nous avons relevé plus haut la volonté de certains d'incarner le catholicisme dans les cultures indoaméricaines ou afro-américaines et nous avons noté alors en passant la contradiction de la nouvelle pastorale. Il nous faut y revenir en terminant. De même, comme l'ont bien noté les sociologues d'aujourd'hui, que le dualisme : zone sous-développée - zone développée, n'est pas un point de départ, mais un effet du développement, et que le fossé entre ces deux zones ne fait que s'agrandir avec la modernisation, de même le dualisme entre le catholicisme de folk et le catholicisme, de plus en plus romanisé, des villes ne pourra que s'élargir avec la nouvelle pastorale et ce n'est pas la folklorisation de certaines messes, avec introduction de musique et de mélodie populaire, qui pourra combler le fossé. Dans les divers ouvrages publiés par le CIDOC, on parle beaucoup d'"élites" : ce sont elles qui réfléchissent sur les masses, au lieu de les réfléchir. Le jeu peut être dangereux. Jacques Maître a bien signalé ce danger déjà pour le catholicisme paysan français, quand il montre qu'en arrachant le paysan à ses "superstitions", c'est sa foi chrétienne qu'on risque en même temps de tuer ; à plus forte raison manifeste-t-il sa gravité pour le catholicisme latino-américain, qui est tout autant un catholicisme culturel et existentiel qu'une simple religion.

bastidiana, 43-44,juil.-déc. 2003.



[1] Comme Ivan Illich, Ensayos sobre la transcendencia, Sondeos (una coleccion de estudios sobre el fenomeno reliogioso en America Latina), n° 77 (1970), Cuernavaca, Mexique.

[2] Comme Catálogo de libros de la Exposcion catequistas, Sondeos n° 24 (1970).

[3] Sinforiano Borgarin, Cartas pastorales (1895-1949), Sondeos, n° 29 et 30 (1969) ; Lex Ecclesiae fundamentalis, Sondeos n° 78 (1970).

[4] Enrique D. Dussel, El Episcopado hispano-americana, Sondeos, n° 32 à 38, 7 Vol., et n° 71 et 72 (2 vol. de documents). - John V. Lombardi, The Political Ideology of Fray Servando Teresa de Mier, Sondeos n° 25 (1968). - Luis Millones, Las Informaciones de Cristobal de Albornoz, Sondeos n° 79 (1971).

[5] Par exemple : W. Hanisch Espindola, Historiade la Compaòia de Jésus en Chile (1953-1955), Sondeos n° 44 (1969).

[6] Juan Bulnes Aldunate, Sacerdocio y dominacion, Sondeos n° 75 (1971) ; Jorge Rivera Pizarro, Dominacion y catequesis en América Latina (Siglos XVI y XVII), Sondeos n° 81 (1971).

[7] John W. Lombardi, op. cit. - Gonzalo Castillo, The Colombian Concordat, Sondeos n° 22 (1968). - Robert E. Lodwick, The significance of Church-state Relationship to an Evangelical Program in Brazil, Sondeos n° 40 (1969).

[8] Rivera Hzarro, op. cit.

[9] Cf. Arch., 5, 1958, pp. 3-30 ; 9, 1960, pp. 145-52 ; 16, 1963, pp. 109-21.

[10] Voir sur lui : A. Pollak-Eltz, Vestigios africanos en la cultura del pueblo Venezolano, Sondeos n° 76 (1971).

[11] C'est un livre de Savino Mombelli, Umbanda : origini, sviluppi e significati di una religione popolare brasiliana, Milan, 1971, que nous empruntons cette idée de religions nationales qui naissent en Amérique Latine comme protestation contre l'européanisation du catholicisme contemporain et contre le "mouvement centripète" du christianisme d'aujourd'hui opposé au "mouvement centrifuge" du christianisme colonial.

[12] W. Hanish Espindola, Las vocaciones en Chile (1536-1850) (qui fait transition entre notre premier type, historique et notre second Type de recherche, sociologique), Sondeos, n° 67 (1970). - Jaime Ponce Garcia, Oscar Uzim Fernandez, El Cléro en bolivia, 1968, Sondeos, n° 59 (1970).- Bernadette Lhoëst, O apostolado das religiosas, Sondeos, n° 48 (1969). - À y ajouter deux études sur des migrants : W. Terrée, I. Illich, J. P. Fitzpatrick (éd.), Spiritual Care of Puerto-Rican Migrants, Sondeos, n° 74 (1970) et Maximo Dias Casanova, Religiosidad y actitudes ante el cambio social de los universitarios latinos-americanos en Madrid, Sondeos, n° 57 (1969).

[13] Fernando Torre Lopez, Fenomenologia de la tribu Anti o Campa, Sondeos, n° 31 (1969).

[14] Roberto Williams Garcia, El Mito en una comunidad indigena : Pisaflores, Vera Cruz, Sondeos, n° 61 (1970).

[15] Carmen Delgado De Thay, Religion y Magia en tupe (yauyos), Sondeos, n° 28 (1968).

[16] Institut Supérieur De Pastorale Catéchétique, Cuernavana : mentalidad religiosa popular, Sondeos, n° 58 (1969).

[17] Jean-Marc Leclerc, Misa Tepozteca, Sondeos, n° 16 (1966).

[18] Godofredo Deelen, Diocèse de Ponta-Grossa, Sondeos, n° 12 et 13 (1968) ; Diocèse de Caravelas, Sondeos, n° 47 (1969). - Pedro Nègre Rigol y Franklin Bustillos Gai Vez, Sicuani, 1968 : estudio socio-religioso, Sondeos, n° 60 (1970).

[19] Anne Clausen, Una imagen del hombre argentino, Sondeos, n° 50 (1969).

[20] Nestor W. Castro, Expresiones religiosas en el folklore, Sondeos, n° 42 (1969).

[21] G. Castillo Cardenas, op. cit. - R. E. Lodwick, op. cit.

[22] Eugène A. Nida, Communications ofthe Gospel in Latin America, Sondeos, n° 53 (1969).

[23] R. E. Lodwick, op. cit.

[24] Ray S. Rosales, The Evangelism in Depth Program of the latin American Mission, Sondeos, n° 21 (1968).

[25] Donald T. Moore, Puerto-Rico para Chrito, Sondeos n° 43 (1969). - Jerry Fenton, Understending the Religions Background of the Puerto-Rican, Sondeos, n° 52 (1969).

[26] Christian Lalive D'Epinay, Pénétration culturelle et Presse religieuse, Sondeos n° 80 (1971) ; "Religion, culture et dépendance en Amérique Latine", Arch., 32, 1971, pp. 121-41.

[27] Robert E. Quigley, American Catholic Opinion of Mexican Anticlericalism, 1910-1936, Sondeos, n° 27 (1969).

[28] Ivan Illich, dans : Segundo Galilea (éd.), Documentos sobre la Pastoral (1965-1967), Sondeos, n° 19 (1968).

[29] Nestor Tomas Auza, Historia de los Congressos Catolicos argentinos (1884-1921), Sondeos n° 14 (1968).- Segundo Galilea, op. cit. -Mario Zaôartus, Desarollo economico y Moral Catolica, Sondeos n° 26 (1969). - Giles Waylant Smith, The Christian Démocratie Party in Chile, Sondeos n° 39 (1969). - Thomas G. Sanders, Catholic Innovations in a Changing Latin America, Sondeos n° 41 (1969).- José Kosinski De Cavalcanti, Godofredo Deelen, Brazil : Igreja em transicào, Sondeos n° 45 (1970).- Hellmut Gnadt Vitalis, The Significance of Changes in Latin American Catholicism since Chimbote (1953), Sondeos n° 51 (1969).- Isaac Rogel (ed), Documentos Sobre la realidad de la Iglesia in America Latina (1968-1969), Sondeos n° 54 (1970).- Danili De Liona, Les Documents de l'épiscopat brésilien sur le développement, Sondeos n° 69 (1970).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 24 septembre 2013 18:17
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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