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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Roger BASTIDE “L'apport de la sociologie française à la sociologie de la connaissance.” In revue L’homme et la société, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, no 2, octobre-décembre 1966, pp. 49-56. Paris : Les Éditions Anthropos.

[49]

Roger BASTIDE [1898-1974]

sociologue et anthropologue français,
spécialiste de sociologie et de la littérature brésilienne.


L'apport de la sociologie française
à la sociologie de la connaissance
.” *

In revue L’homme et la société, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, no 2, octobre-décembre 1966, pp. 49-56. Paris : Les Éditions Anthropos.


On peut dire que dans une large mesure la sociologie française a été, dès ses origines, une sociologie de la connaissance. C'est que l'expérience historique constituée par la Révolution de 1789 a permis la prise de conscience de la relativité des connaissances et de leur corrélation avec les structures sociales. Condorcet est sans doute encore pris dans le mythe du progrès, mais il soulignait déjà la correspondance entre l'état « des arts et des sciences » et les différentes « époques » de l'histoire. Saint-Simon après lui, au moment où il recherchait quel système nouveau de pensée devait correspondre à la société industrielle, ne se contente pas d'affirmer, comme Condorcet, l'existence d'une correspondance constante entre les institutions d'une société et ses idées communes ; il recherche, dans la société française de la Restauration, quel rapport concret s'établit entre les « opinions communes » et les divisions sociales, la division entre les oisifs et les producteurs se redoublant en un conflit intellectuel entre la philosophie « rétrograde » et le système industriel qualifié de positif ; de plus, la création d'un savoir formel, abstrait et métaphysique, est imputée à une classe particulière, celle des légistes. Saint-Simon s'interroge sur le rôle des différentes formes de connaissance, il distingue le rôle des connaissances scientifiques, techniques, et le rôle de la morale ; il ne s'agit plus alors de décrire les rapports de correspondance, ni de tenir un groupe social pour le créateur d'un savoir, mais de s'interroger sur les conséquences d'une diffusion culturelle et sur la participation des inventions aux dynamiques sociales.

Auguste Comte est certes plus systématique que son maître provisoire, mais il n'est pas certain qu'il ait repris toutes les riches intuitions de Saint-Simon. Par sa loi des trois Etats, il définit la liaison fondamentale de la connaissance avec l'être social : à la forme de connaissance théologique correspond une structure [50] sociale militaire et archaïque, à la forme de connaissance métaphysique, une structure sociale féodale. Comte privilégie beaucoup plus que Saint-Simon le rôle des idées, faisant de chaque étape de l'humanité un moment du développement de la pensée. Aussi sa contribution à la sociologie de la connaissance réside plus dans ses indications sur les contrôles sociaux que dans sa philosophie de l'histoire : dans les périodes organiques, un pouvoir spirituel doit être exercé par une classe de prêtres ou de savants ; de même l'opinion publique, pourvu qu'elle soit soutenue par le prolétariat et orientée selon les principes du positivisme, aura valeur d'agent de contrôle social.

Proudhon ne pouvait que s'opposer à cette philosophie positiviste dont il redoutait le caractère synthétique, par conséquent autoritaire, puisque toute synthèse est pour lui oppressive et gouvernementale. Il s'interroge, au contraire, sur les dialectiques entre les idées et les pratiques collectives ; l'idée peut surgir de la pratique (par exemple, l'idée mutualiste et révolutionnaire de la pratique ouvrière des associations) : elle peut « retourner à l'action », animer les luttes et conflits ; elle peut aussi en freiner le développement, entrer en contradiction avec l'action, ou au contraire la justifier (c'est ce rapport de justification que Proudhon découvre entre le capitalisme, le système gouvernemental autoritaire et la religion chrétienne).

Aussi, lorsque Durkheim fonda la sociologie scientifique, se trouvait-il en présence d'un héritage complexe. Son effort a consisté à définir le champ exact de la sociologie de la connaissance en recherchant quelles productions mentales pouvaient être soumises à l'analyse sociologique. Dans « Les Formes élémentaires de la vie religieuse », il montrera que la genèse des catégories mentales se découvre dans la structure du groupe, que leur contenu dépend de l'organisation sociale et qu'elles varient quand cette organisation change : ainsi le rythme de la vie sociale est à la base de la catégorie du temps ; l'étendue occupée par la société fournit la matière de la catégorie de l'espace. Après Durkheim, M. Halbwachs appliquera à la mémoire cette même problématique sociologique et montrera que le rappel comme la localisation des souvenirs ne peuvent se faire qu'à travers les cadres sociaux ; des groupes différents recréent des ensembles de souvenirs différents ; la mémoire collective dépend des temps sociaux dans lesquels vivent ces groupements.

Sans doute l'opposition que proposait à la même époque Lévy-Bruhl entre le prélogique et le logique a-t-elle été critiquée, et révisée par son auteur même, du moins avait-elle le mérite de bien souligner les variations des catégories suivant les types de sociétés et de préparer ainsi la voie à une sociologie de la connaissance relativiste. Mais ces recherches montraient surtout que certaines catégories, comme celle « affective du surnaturel », devaient être considérées comme des manières de vivre autant que de penser. Il suggérait ainsi qu'une sociologie de la connaissance ne pouvait se réduire à une sociologie des productions conscientes.

Lorsque l'école durkheimienne disparaît, vers 1940, la sociologie de la connaissance en France n'a donc pas encore reçu une systématisation satisfaisante, comme on le voit ; du moins des voies de recherches fécondes étaient suggérées, des méthodologies proposées.

[51]

Cependant, en Allemagne et en même temps, une autre sociologie de la connaissance se développait avec Marx et Mannheim, qui ne devait toucher la France que tardivement, et y subir d'ailleurs des modifications notables.

En gros, la pensée marxiste exigeait que le problème de la connaissance ne soit pas posé à un niveau purement abstrait et conceptuel, mais en liaison étroite avec la recherche scientifique et positive. D'autre part, toutes les théories marxistes de la connaissance nient le cogito individuel comme point de départ ontologique de la connaissance, affirmant le caractère secondaire et dérivé du sujet individuel par rapport au sujet collectif ; elles sont donc nécessairement des épistémologies sociologiques. Mais, dans ce cadre commun, on pouvait distinguer trois positions fondamentales et rigoureusement opposées : un matérialisme mécaniste, affirmant la primauté de l'objet ; un idéalisme d'inspiration hégélienne, affirmant la primauté du sujet ; une position moniste et dialectique, qui refusait toute primauté, permanente ou de droit, tant au sujet collectif qu'à l'objet, le milieu ambiant et naturel.

Or le premier fait que nous sommes amenés à constater, c'est l'absence dans la pensée marxiste française, de tout ouvrage réellement important représentant un point de vue mécaniste, exception faite de La théorie matérialiste de la connaissance de Roger Garaudy. Si nous cherchons ce qui pourrait correspondre à une tendance idéaliste dans le marxisme français, on pensera inévitablement à l'œuvre de Henri Lefebvre, bien qu'il ne soit pas un idéaliste systématique, mais plutôt un marxiste romantique, qui voit la fonction individuelle du penseur avant tout dans la critique, le refus des systèmes, la mise en lumière des faits de déstructuration et des contradictions. Goldmann est le représentant de la tendance dialectique et se rattache à une des grandes traditions de la pensée marxiste, la tradition lukacsienne. Ses recherches concrètes, orientées vers la sociologie de la création philosophique et de la création littéraire, montrent dans l'élaboration collective des structures mentales la base sur laquelle se développent les sommets de la création culturelle ; sommets caractérisés par la coïncidence presque rigoureuse de l'œuvre individuelle et de la cohérence vers laquelle s'orientent les tendances de la conscience collective des groupes partiels, et notamment des classes sociales.

La sociologie de la connaissance marxiste a marqué aussi en France, à la limite entre la psychologie et la sociologie, l'œuvre de Piaget. L'école de Durkheim avait bien vu, selon ce dernier, le caractère « sociomorphique » des représentations collectives, espace, temps, classifications primitives, mais ce « sociomorphisme » ne peut être à l'origine de la raison, car il y a opposition, au contraire, entre la pensée religieuse et la pensée scientifique. Il faut donc compléter Durkheim par Marx qui, lui, a montré que ce que les groupes sécrétaient, c'étaient des idéologies. Le sociomorphisme ne serait donc pas à l'origine de ia raison, mais des idéologies, qui constituent « alors le reflet, en plus de la société dans son ensemble, car celle-ci, à partir du stade des premières différenciations sociales, est divisée en classes inégales et hostiles, mais des sous-groupes particuliers, avec leurs intérêts, leurs conflits et leurs aspirations ». Piaget est donc conduit à assimiler les mythes des primitifs aux premières idéologies. Lévi-Strauss, dans le domaine de l'ethnologie, le rejoindra sur ce point.

On peut donc dire en gros que si la pensée marxiste a joué un grand rôle [52] dans la constitution en France d'une nouvelle sociologie de la connaissance, se substituant à celle de Durkheim, c'est en se compliquant, se nuançant et en prenant des formes nouvelles. Il en est de même de la pensée de Mannheim, et de sa distinction célèbre entre idéologies et utopies

C'est que cette notion d'utopie avait déjà été l'objet d'analyses épistémologiques en France et que Sorel lui avait donné un sens, devenu célèbre, dans ses « Réflexions sur la violence », opposé à celui de Mannheim. Tandis que pour ce dernier les utopies visent à bouleverser le monde et sont l'expression de la classe prolétarienne, Sorel donne au mythe cette fonction révolutionnaire, pour ne voir, au contraire, dans l'utopie qu'un système rationnel sans action sur la réalité. C'est à partir de cette aporie que la sociologie de la connaissance en France reprend l'analyse de la pensée utopique, avec Ruyer — qui se maintient dans le domaine de l'épistémologie — et avec G. Duveau surtout, qui a élaboré une véritable sociologie de l'utopie, en montrant comment l'évolution historique charge d'un nouveau relief les constructions des cités imaginaires et comment elles relèvent de la diversité des rythmes de l'évolution capitaliste comme des diversités structurelles de l'économie.

Une autre difficulté de la pensée de Mannheim devait donner lieu en France à un courant original de la sociologie de la connaissance. Un levier avait en effet manqué à Mannheim pour constituer son entretien entre savoir et société, face à une situation que son contemporain, Cari Schmitt — le doctrinaire de « l'Etat total » — décrivait comme divisée entre visions du monde incompatibles ; il était impossible de passer d'une interprétation du monde à l'autre, ni par complémentarité, encore moins par « traduction » : R. Aron a bien constaté cette difficulté dans sa « Sociologie allemande contemporaine ». Et cependant Mannheim, au détour d'une phrase, avait peut-être eu l'intuition d'une solution, quand il évoquait, en relation avec les structures sociales, les structures de l'énoncé, de l'Aussage. C'est dans cette voie que s'engage Jean-Pierre Faye en passant de l'analyse des idéologies à celle des « récits idéologiques ». Le porte-à-faux de l'idéologie ou, plus sobrement, sa particularité, s'y découvre à mesure, comme l'index de la position propre au groupe porteur de récit. Ainsi seulement, et sur cette trame-là. la nouvelle « sociologie du savoir », venue d'Allemagne se mesurer à l'ancienne sociologie du savoir durkheimienne, a chance de devenir ce que Mannheim n'a entrevu qu'une fois : un récit sociologique (soziologische Erzählung), qui soit en même temps critique. Le spectacle même des univers de discours contradictoires qui s'affrontent autour de nous, impose aux sociologues français l'élaboration d'une critique de la possibilité même, ou tout au moins des limites, du « récit historique ».

*
*    *

Cependant, l'apport le plus important de la France à la sociologie de la connaissance reste l'œuvre de G. Gurvitch. La révolution qu'il a apporté en ce domaine consiste à renoncer délibérément à en faire la base de validation ou d'invalidation du savoir pour en faire une véritable science, objective et empirique. Contre le courant durkheimien, il se refusera à chercher dans les sociétés archaïques la clef pour expliquer l'origine des formes de pensée moderne (théorie du pluralisme et, par conséquent, de la discontinuité entre les diverses manifestations du savoir) ; contre le courant allemand, il se refusera aux « prétentions [53] si peu modestes » de la sociologie de la connaissance à remplacer l'épistémologie, ou à confirmer une thèse philosophique préconçue. Ainsi ramenée à ses justes proportions, la sociologie de la connaissance aura pour tâche « les problèmes de corrélation des diverses manifestations du savoir et des différents cadres sociaux, les problèmes de l'expression, des signes, des symboles, généralement de la communication et de la diffusion du savoir dans les différents milieux et cadres sociaux, les problèmes de la fonction sociale du savoir et du rôle social des savants et des intellectuels dans des types différents de société, enfin les problèmes génétiques de l'origine sociale et du développement des différentes espèces de connaissance ». Pour reprendre une expression célèbre, il fera descendre la sociologie de la connaissance du ciel sur la terre.

C'est au premier des problèmes qu'il a énumérés, que G. Gurvitch, avant sa mort, a consacré le plus gros de ses efforts, celui de l'étude des corrélations fonctionnelles qui peuvent être établies entre différentes espèces, formes et systèmes de connaissance et différents types de sociétés globales, différentes espèces de groupements, ainsi que différentes formes de sociabilité. Il n'y a pas d'autre manière en effet d'éviter les constructions arbitraires et les raisonnements généraux.

Ainsi G. Gurvitch distingue sept types d' « espèces » de connaissance :

1) la connaissance perceptive (spécialement du monde extérieur),
2) la connaissance d'autrui et du nous.
3) la connaissance du bon sens ou du sens commun ou connaissance routinière,
4) la connaissance technique ou technologique,
5) la connaissance politique,
6) la connaissance scientifique,
7) la connaissance philosophique.

Chacune de ces espèces est en corrélation fonctionnelle avec les formes de sociabilité (micro-sociologie de la connaissance), avec les types de groupements (sociologie différentielle de la connaissance) et avec les types de société globale que G. Gurvitch a distingués dans sa Sociologie Générale antérieure. Il y a des sociétés où, par exemple, la connaissance du bon sens prédomine ; d'autres où c'est la connaissance scientifique ; d'autres, comme à notre époque, où c'est la connaissance politique et la connaissance technique. De la même façon, G. Gurvitch distingue des « formes » de la connaissance qui sont « les éléments composants ou des accentuations s'affirmant et se combinant au sein des diverses espèces de la connaissance » :

1) la connaissance mystique et la connaissance rationnelle,
2) la connaissance empirique et la connaissance conceptuelle,
3) la connaissance positive et la connaissance réflexive,
4) la connaissance symbolique et la connaissance adéquate,
5) la connaissance collective et la connaissance individuelle,


[54]

dont on étudiera les rôles respectifs qu'elles jouent non seulement au sein des diverses espèces de connaissance, précédemment sociologisées, mais encore en fonction des situations sociales, des types de sociétés, globales et partielles, et de formes de sociabilité.

Parce qu'il donnait ainsi à la sociologie de la connaissance une base empirique, G. Gurvitch devait être amené à grouper, d'abord dans un « Groupe de sociologie de la connaissance », des chercheurs (y compris des psychologues, habilités aux méthodes des mesures et d'expérimentation), pour y étudier avec eux certaines espèces de connaissance (comme la connaissance d'autrui et, au moment où la mort l'a surpris, la connaissance perceptive, dont il venait — dans les Cahiers Internationaux de Sociologie — de tracer le programme de recherches). Ensuite, à créer un Laboratoire de Sociologie de la Connaissance, qui groupait autour du Maître, dans une amicale collaboration, des spécialistes de la sociologie, soit de ces diverses espèces de la connaissance (connaissance d'autrui, connaissance politique, connaissance philosophique, etc.), soit de ces diverses formes (connaissance mystique, connaissance symbolique, connaissance collective, etc.). Ce terme de Laboratoire signifiait bien la volonté de son fondateur de pousser la sociologie de la connaissance de plus en plus vers une recherche résolument empirique et expérimentale.

Il rencontrait ainsi tout un courant de la psychologie sociale française, dont P. Hassan Maucorps (avec qui travaillaient R. Bassoul et le Dr Courchet, et qui travaille actuellement en collaboration avec Memmi, Jonas, Rabenoro) était le représentant et qui, à partir de la dynamique de groupe, de l'analyse du leadership et des Nous, avait mis en lumière l'importance de l'empathie comme instrument révélateur de la connaissance d'autrui et de la discrimination sociologique que cette connaissance implique. D'autre part, Memmi étudiait les images du colonisé vu par le colonisateur, et l'inverse, et Jonas, le rôle de l'idéologie dans le fonctionnement de l'autogestion ouvrière.

Avant la rencontre de Maucorps et Gurvitch, les trop rares recherches expérimentales effectuées en France sous l'éclairage empathique avaient surtout porté sur les systèmes de relations qui se nouent et se dénouent au sein des groupes restreints. Le développement actuel de ces recherches, avec la distinction de l’auto- et de l’allo-empathie, de la « clairvoyance » et de la « transparence » à tel ou tel palier de la connaissance d'autrui, autorisait de passer de la comparaison de sujet à sujet où elle s'était cantonnée jusqu'alors, à la comparaison de catégories de sujets à catégories de sujets et, par conséquent, de groupe à groupe (par exemple, du groupe rural au groupe urbain, du groupe des employés au groupe prolétaire, etc.), donc à la sociologie. Sur le plan collectif, comme sur le plan individuel, les combinaisons de la perspicacité, de la cécité, de la transparence et de l'opacité établissent les fondements d'une typologie de la connaissance d'autrui, comme elles permettent la découverte de certaines régularités, au sein de collectivités si différentes et variées, si bien qu'à leur propos il est permis d'emprunter le terme de loi et de contribuer ainsi à une connaissance plus systématique d'autrui.

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*    *

Quant à l'autre tâche que G. Gurvitch assignait à la sociologie de la connaissance, l'étude des « manières variées d'expression, de communication et de diffusion [55] du savoir, toujours en corrélation fonctionnelle avec les sujets collectifs émetteurs et récepteurs », les travaux réalisés en France sont encore peu nombreux par rapport à ceux qui ont été effectués aux U.S.A., mais commencent à se multiplier. On peut les grouper en deux catégories, suivant que le champ d'investigation est délimité par la nature du savoir diffusé ou par les moyens, les « canaux » de diffusion.

Dans la première de ces deux rubriques, il faut ranger les recherches entreprises dans le cadre du « Laboratoire de Sociologie Européenne », dirigé par R. Aron, sur la sociologie des intellectuels et de la connaissance scientifique, en particulier sur la vulgarisation scientifique (par exemple, l'enquête confiée à Passeron sur l'image du savant et de la science dans quelques groupes sociaux) — la thèse de doctorat de S. Moscovici sur « La représentation sociale de la psychanalyse » — enfin, les recherches entreprises sur le rôle des intellectuels, particulièrement dans les pays sous-développés, et dans le secteur de la connaissance politique, dans le cadre du Laboratoire de G. Gurvitch (Berque, Duvignaud, Faye, Rabenoro).

Dans la seconde rubrique, il faut citer une autre enquête également entreprise par le « Laboratoire de Sociologie Européenne » et portant sur un moyen particulier de diffusion qui est le musée (P. Bourdieu et M. Darbel) ; les études de R. Escarpit sur un des moyens de diffusion les plus classiques, qui est le livre ; des travaux plus nombreux ont été entrepris sur les modes de diffusion modernes que les sociologues nord-américains nomment les mass-media ; la question a été posée de savoir si, par leur effet, était créé un type particulier de culture (la culture de masse), ce qui fait l'objet actuel des recherches du « Centre d'Études des Communications de Masse », dirigé par G. Friedmann (dont les travaux sont publiés dans la revue « Communications »). Plus proches de la sociologie de la connaissance, telle que nous l'avons définie, il faut citer les études de J. Dumazedier (« Sociologie de la connaissance et radiotélévision » par exemple, in Diogène, juillet 1962, ou « Une enquête sur la diffusion des connaissances par la radio et la télévision », in Télévision et Éducation populaire, la revue de J. Rovan, janvier 1962) et celles de J. Cazeneuve (La grande Chance de la Télévision en collaboration avec J. Oulif, et surtout sa Sociologie de la Radiotélévision). On devrait naturellement ajouter à ces canaux, celui de l'école ; ce ne sera pas un des plus minces mérites de la vogue de la sociologie de la connaissance en France que d'avoir réveillé de son sommeil la sociologie de l'éducation, qui avait connu une période si brillante en France avec Durkheim, son fondateur. Mais la Sociologie de l'Education dépasse le cadre de cet exposé, et nous ne ferons que signaler son jeune et nouveau développement. Tout récemment, dans sa Sociologie du Théâtre, J. Duvignaud a étudié un autre « canal » de diffusion, le théâtre, et montré les relations existantes entre les formes de la création théâtrale et les systèmes de connaissances, variables suivant les groupes. Il s'agit en vérité ici d'un domaine partiel d'une sociologie de la création artistique où la sociologie ne prétend pas réduire l'art au collectif mais expliquer l'individuel : tels sont les problèmes posés par une sociologie de l'intellectuel ou une sociologie des arts qui tiennent compte des variations de fonction selon les cadres sociaux ainsi que des changements constants de perspective, qui permettent d'éviter les erreurs d'une réduction sociologique, d'un mécanisme ou des doctrines qui valorisent la notion de « conception du monde ».

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Si l'on ajoute enfin à ces recherches sur les corrélations savoir-sociétés et diffusion du savoir, le problème des signaux, signes et symboles, que G. Gurvitch a étudié d'abord dans .sa sociologie générale (en particulier dans sa « Sociologie en profondeur ») et qu'il incorporera par la suite à la sociologie de la connaissance, on verra que cette sociologie rejoint, dans un de ses secteurs, le champ privilégié de l'Ethnologie, ou Anthropologie Culturelle et Sociale. Aussi le Laboratoire de Sociologie de la Connaissance se propose-t-il d'amorcer le dialogue entre des ethnologues, comme Mme Roumeguère, préoccupée par les problèmes de l'épistémologie bantoue, ou R. Bastide, préoccupé par les problèmes de l'épistémologie yoruba, et les sociologues, pour mettre à jour les cadres sociaux de la pensée symbolique. Comme on le voit, il ne s'agit point ici d'une sociologie de la pensée ethnologique (telle que la conçoit, par exemple, un africaniste belge, Maquet — auteur d'ailleurs aussi d'un livre général sur la sociologie de la connaissance — dans un article récent, car elle se réduit au fond à n'être qu'une réflexion critique sur l'ethnocentrisme), ni encore moins d'une étude structurelle de la pensée symbolique (telle qu'on la trouve chez dès penseurs aussi différents que Leenhardt, Griaule, Zahan, Mme Dieterlen, Lebeuf, pour certaines sociétés, et Lévi-Strauss pour la « pensée sauvage »), mais, en s'appuyant d'ailleurs sur ces nombreux travaux et sur ces analyses, concrètes et formelles, de passer de la pensée « constituante » à la pensée « constituée » sociologiquement. Mais le dialogue n'est, sur ce dernier item, qu'à peine amorcé.



* Rapport collectif élaboré par l'équipe du Laboratoire de Sociologie de la Connaissance et présenté par son actuel directeur, R. Bastide.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 16 octobre 2017 19:13
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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