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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Claude Bariteau, Québec. 18 septembre 2001. Le monde pour horizon. (1998)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Claude Bariteau, Québec. 18 septembre 2001. Le monde pour horizon. Montréal: Les Éditions Québec/Amérique, 1998, 384 pp. Collection: Débats. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [L'auteur nous a accordé le 22 juin 2011 son autorisation de diffuser électroniquement toutes ses oeuvres.]

[25]

Québec, 18 septembre 2001.
Le monde pour horizon.


Introduction



Le cas québécois est unique en Amérique. Non parce que tous les cas le sont, mais simplement parce qu'il est le produit d'une histoire singulière sur la scène internationale. Cette histoire a été marquée, en 1760, par la prise en charge d'une colonie de la France par l'Angleterre. Il y a peu de cas de colonisation réalisée par deux puissances impériales. Si le cas acadien présente des analogies avec le cas québécois, il demeure cependant différent. Les Acadiens ont été déportés, ce qui a profondément influencé leur présence en Amérique. Dans la plupart des autres cas de colonisation en Amérique, les ressortissants issus des nations colonisatrices se sont affranchis de la mère patrie, comme l'a analysé Benedict Anderson [1]. La déclaration d'indépendance des treize colonies de la Nouvelle-Angleterre a tracé la voie. Son influence s'est fait sentir sous le règne de Napoléon après la Révolution française de 1789. Entre 1790 et 1835, près de 25 colonies d'Amérique sont devenues des pays souverains qui émergent alors que leurs métropoles respectives sont affaiblies [2].

[26]

En Amérique du Nord, la déclaration d'indépendance, en 776, des colonies de la Nouvelle-Angleterre força l'Angleterre, empire en pleine croissance, à se replier au Nord et à l'Ouest de ces dernières. À l'Ouest, les Américains exercèrent des pressions, parfois avec la connivence de ressortissants français, sur les troupes britanniques. Au Nord, plusieurs sujets loyaux à la mère patrie choisirent de s'établir dans les colonies britanniques : en Nouvelle-Écosse, à l'Île-du-Prince-Édouard, au Nouveau-Brunswick et dans la province de Québec. Leur arrivée au Québec et celle de nouveaux ressortissants britanniques ne pouvaient que remettre en question les privilèges accordés aux francophones en 1774. C'est ce qui s'est produit avec l'appui du clergé et de l'armée.

L'Acte de Québec fut donc modifié par l'Acte constitutionnel de 1791 créant le Bas-Canada et le Haut-Canada. Cet acte révisa aussi le territoire autochtone et délimita une nouvelle frontière avec les États-Unis d’Amérique. En vertu de cet acte, une Chambre d'assemblée composée d'élus fut créée. Le Conseil législatif, à la solde du Conseil exécutif, détenait cependant un droit de veto. Progressivement, les francophones participèrent à ce nouveau système politique. En 1813, certains d'entre eux s'associèrent à l'armée britannique pour contrer une poussée américaine visant à libérer les colonies du Nord. Peu après, par suite de la révélation des manœuvres auxquelles s'adonnaient des membres du Conseil exécutif, les francophones demandèrent, avec l'appui d'anglophones, que l'Acte de 1791 soit modifié pour rendre électif le Conseil législatif et faire en sorte que les membres du Conseil exécutif rendent des comptes.

Véhiculée par le Parti patriote, cette demande fut acheminée à Londres avec espoir et dans le respect de la [27] monarchie britannique. Elle fut refusée. Ce refus a conduit à la radicalisation de la position des Patriotes. Avec lui, l'admiration pour l'Angleterre s'estompa, comme l'a souligné Yvan Lamonde [3]. Il y eut plutôt une prise de conscience nouvelle de la réalité coloniale du Bas-Canada. Une démarche similaire venant du Haut-Canada connut le même sort. Il s'ensuivit des soulèvements dans ces deux colonies. Au Haut-Canada, ils furent rapidement neutralisés. Au Bas-Canada, les soulèvements furent précédés d'une mobilisation politique sans précédent, nous dit Allan Greer [4]. Elle donna lieu à l'adoption de 92 résolutions qui guidèrent l'action des élus. La dissolution de la Chambre d'assemblée en 1836 fut suivie des insurrections de 1837 et de 1838.

La suite est connue. Après le séjour de lord Durham en 1838, les deux colonies britanniques furent réunies en une seule en 1840. Le gouvernement de l'Union regroupa le Canada de l'Est (le Québec) et le Canada de l’Ouest (l'Ontario). Durant les 27 ans qu'il dura, plusieurs réformes furent votées. Notons, entre autres, un pacte de libre-échange avec les États-Unis, l'abolition du régime seigneurial, la création d'écoles publiques et la reconnaissance de l'utilisation du français au parlement. En 1864, le Canada de l'Ouest voulut mettre un terme à cette Union. Ses représentants entamèrent des négociations. Elles conduisirent à la création d'une nouvelle union regroupant, cette fois, plusieurs colonies britanniques au Nord des États-Unis [5]. Bien reçue par le Parlement britannique, [28] cette idée se concrétisa le Ier juillet 1867. Naquit alors le Canada, un pays toujours sous tutelle britannique dans ses relations internationales.

Il importe ici de souligner deux points déterminants dans la suite des événements qui marqueront le Canada. Le premier concerne les promoteurs de ce pays. C'étaient des membres des élites politiques et des représentants de la bourgeoisie montante au sein des colonies. Ces derniers, comme l'a mis en relief Stanley B. Ryerson [6], ne s'appuyaient d'aucune façon sur un mouvement populaire. Leur projet, conçu en accord avec la mère patrie, exprimait seulement les alliances entre eux. Ainsi fut créé le Canada avec une Constitution, celle de 1867, dont la particularité était d'être un document rassemblant des lois et des institutions reconnues qui ont survécu à l'usure du temps [7].

Le deuxième point concerne les francophones du Canada de l'Est et les ressortissants des provinces maritimes. Les promoteurs du Canada ont craint qu'ils s'opposent à la création d'une union législative centralisée. Aussi décidèrent-ils de fonder une fédération et d'en délimiter les niveaux de pouvoir en s'inspirant de l’Indirect Rule. C'est ainsi que cette fédération est devenue, selon Alan C. Cairns [8], une structure juridique porteuse de l'affirmation d'un provincialisme générateur de divisions et de tensions. En d'autres termes, une structure juridique sujette à une implosion constante.

C'est surtout au Québec qu'un tel provincialisme se manifesta. La plus grande opposition à la création de cette [29] fédération vint du Canada de l'Est. C'est en partie ce qui a incité plusieurs promoteurs canadiens-français du Canada de 1867 à développer l'idée selon laquelle cette fédération serait le produit d'un pacte entre deux nations fondatrices. Pour eux, ce pacte avait la particularité d'assurer à la population du Québec une autonomie dans des secteurs jugés alors vitaux parce qu'ils permettaient d'assurer la survivance des Canadiens français. Depuis, l'idée d'un tel pacte s'est propagée même si, en réalité, il ne s'agissait que d'une alliance entre certaines élites politiques du Québec.

Avec le temps, cette idée s'est figée en une sorte de mythe. En 1887, une vague de fond nationaliste provoquée par l'affaire Riel révéla que les Canadiens français la partageaient. Après avoir refusé la création de provinces françaises dans l’Ouest, le premier ministre du Canada affirma que la province de Québec était le foyer de la nation canadienne-française. Le premier ministre du Québec fit rapidement sienne cette affirmation. Elle devint par la suite la pierre angulaire du nationalisme québécois. Celui-ci se manifesta avec force à l'occasion de la Première Guerre mondiale. Les Québécois refusèrent d'y participer, prétextant qu'elle concernait l'Angleterre, non le Canada. Ils y furent cependant contraints par la proclamation, le 4 avril 1917, de la loi martiale.

La dépendance canadienne à l'égard de l'Angleterre s'estompa quelque peu avec le Traité de Versailles de 1919 et la fondation, à Genève, de la Société des Nations dont le Canada devint membre. Ces deux événements marquèrent le début de l'affirmation nationale du Canada. Ils facilitèrent l'adoption, en 1931, du Statut de Westminster grâce auquel le Canada fut officiellement reconnu comme pays souverain. Peu après, le gouvernement canadien [30] consolida sa présence sur la scène internationale et prôna une nouvelle identité nationale.

À l'occasion de la Deuxième Guerre mondiale, divers programmes sociaux, dont celui de l'assurance-chômage, furent mis sur pied par le gouvernement canadien. Ils découlaient des recommandations de la Commission Rowell-Sirois, lesquelles étaient fortement inspirées des nouvelles politiques sociales appliquées en Angleterre. La plupart de ces programmes s'immisçaient dans les pouvoirs jusqu'alors réservés aux provinces. André Laurendeau [9] y vit une intrusion sans précédent dans des domaines de compétence provinciale et dénonça avec force l'abdication du gouvernement Godbout. Rien n'y fit. En 1946, ces programmes furent complétés par la proclamation de la citoyenneté canadienne et, trois ans plus tard, par l'abandon de tout recours au Conseil privé de Londres en matière constitutionnelle. Dorénavant, la Cour suprême du Canada devait assumer cette responsabilité.

Au Québec, les politiques canadiennes et l'offre de subventions aux provinces pour s'y ajuster suscitèrent des débats importants. Après les avoir décriées parce qu'elles étaient keynésiennes et anticonstitutionnelles [10], le gouvernement Duplessis refusa de les appliquer, ce qui eut des répercussions négatives sur l'éducation, l'aide sociale et les services de santé. La position du gouvernement Duplessis fut fortement dénoncée par des fédéralistes québécois. En 1954, devant des pressions à la hausse, ce gouvernement apporta certains correctifs par l'entremise d'une double [31] taxation. Ce geste força alors le gouvernement fédéral à chercher une entente avec celui du Québec.

En 1960, le Parti libéral du Québec prit le pouvoir en tablant sur cette pomme de discorde. S'il refusa les subventions, il accepta de développer les programmes auxquels elles étaient destinées pourvu qu'il y eut un transfert de points d'impôt. Une entente fut conclue. C'était le début de la Révolution tranquille : l’État québécois se modernisa, l'éducation et la santé furent réformées, le monde du travail fut profondément transformé et le milieu des affaires, en nette expansion. Tout ou presque fut mis en œuvre pour contrer l'idée d'infériorité des Canadiens français vivant au Québec. Se consolida alors un modèle de développement dont l'inspiration était keynésienne, les assises plutôt ethniques et la mise en opération, fortement technocratique ainsi que l'a révélé Jean-Jacques Simard [11].

Avec la Révolution tranquille, un nouveau projet national prit forme. Selon Hubert Guindon [12], l'Église fut écartée des zones du pouvoir civil et les politiques centralisatrices du gouvernement canadien firent l'objet de constantes critiques. L'État du Québec n'était plus le simple foyer de la nation canadienne-française. Il incarnait dorénavant la nouvelle conscience nationale du Québec, laquelle s'exprima par des revendications accrues en faveur d'une plus grande autonomie à l'intérieur du Canada et sur la scène internationale. Le premier ministre du Canada, Lester B. Pearson, accrédita cette démarche au début des années 1960. Comme l'a signalé Kenneth [323] McRoberts [13], il affirma que le Québec constituait une nation dans la nation, idée à laquelle étaient déjà sensibilisés tous les partis politiques fédéraux au milieu des années 1960.

Cette prise de position attaquait de front la thèse des fédéralistes québécois. À leurs yeux, elle ouvrait la voie à l'expression d'un nationalisme culturel, revendicateur et pleurnichard. Son irradiation irait même à l'encontre de l'affirmation nationale du Canada dans la mesure où, ainsi reconnu, le Québec affirmerait les valeurs propres à ses habitants. Du coup s'y verrait neutralisée la diffusion des valeurs canadiennes mises de l'avant par les fédéralistes, ce qui contribuerait à gruger leurs assises au Québec. Pierre Elliott Trudeau, principal leader de ce courant de pensée, passa à l'action au milieu des années 1960 en compagnie de Jean Marchand et de Gérard Pelletier.

Avec eux, le gouvernement canadien cherchait à contrer les élans qui traversaient le Québec. La scène canadienne s'ouvrit aux francophones, une politique de bilinguisme institutionnel fut adoptée et des sommes importantes furent investies dans plusieurs domaines en vue de promouvoir le nouveau nationalisme canadien [14]. Selon Gary Caldwell [15], ce nationalisme s'efforça d'évacuer toute référence à la monarchie britannique et de valoriser la citoyenneté canadienne. Aussi le gouvernement Trudeau [33] s'opposa-t-il systématiquement à toute demande québécoise qui s'inspirait du nouveau nationalisme québécois. Il refusa même de considérer tous les rapports qui pourraient lui donner quelque emprise, notamment le rapport de la Commission Laurendeau-Dunton et le rapport Pépin-Robarts.

L'inverse était aussi vrai. Les promoteurs du nouveau nationalisme québécois s'opposaient à toute approche allant à contre-courant de leur thèse. C'est ainsi que la relance de l'affirmation nationale canadienne contribua à l'essor du projet de l'indépendance du Québec, seule solution véritable au problème québécois, selon Marcel Rioux [16]. C'était inévitable. Un renforcement du nationalisme canadien ne pouvait que neutraliser la consolidation du projet québécois. La réplique devint la souveraineté. Après la victoire de Daniel Johnson (père) prônant l'idée d'égalité ou d'indépendance, René Lévesque invita le Parti libéral du Québec à devenir plus autonomiste. Battu, il lança le Mouvement souveraineté-association (MSA) puis fonda le Parti québécois. En 1976, ce parti prit le pouvoir.

Ainsi mis en perspective, l'actuel mouvement sécessionniste diffère de celui véhiculé par les Patriotes. Il s'inscrit à l'intérieur d'un contexte politique de type démocratique et émerge d'une tout autre problématique. Celle-ci a pour toile de fond l'infériorité économique des francophones du Québec et la consolidation du nationalisme canadien.

Il importe de rappeler que ce mouvement a pris racine au moment où on assiste, après la Deuxième Guerre mondiale, à la création de nombreux pays issus d'anciennes colonies. Voilà qui permet de comprendre que ses [34] promoteurs initiaux, en particulier ceux gravitant autour de la revue Parti pris, furent inspirés par Albert Memmi, auteur, en 1966, du Portrait du colonisé. Autre point : le nouveau nationalisme québécois s'est affirmé à l'encontre du nationalisme d'inspiration ethnique qui a pris forme au Québec entre 1840 et 1940 en grande partie sous l'influence du clergé [17].

Sous le gouvernement Trudeau, le Canada connut une quatrième phase d'affirmation nationale. Les phases précédentes ont été celles de sa création, de sa reconnaissance internationale et du déploiement de politiques pancanadiennes lors de la Deuxième Guerre mondiale. Après le référendum québécois de 1980, cette quatrième phase se termina avec le rapatriement de la Constitution canadienne en 1982. Celle-ci et la Charte des droits et libertés qui y est enchâssée sont devenues par la suite les symboles de l'unité canadienne.

La Constitution de 1982 modifie profondément celle de 1867 sur certains points. Elle renforce le pouvoir fédéral en matière de péréquation. Si elle comprend un mécanisme compensatoire en cas de retrait des programmes fédéraux en éducation et dans les domaines culturels, elle élargit le pouvoir des provinces sur les ressources naturelles, introduit une procédure d'amendement qui rend obligatoire l'accord de toutes les provinces pour intégrer des changements majeurs à la Constitution, reconnaît l'existence des peuples autochtones et contient, dans la Charte des droits et libertés, une clause dérogatoire permettant aux provinces de s'y soustraire temporairement. Enfin, la Charte contient une clause Canada dont [35] l'objet est de modifier une loi québécoise, la Loi 101, relativement à l'accès aux écoles de langue anglaise. Cette clause a entre autres la particularité de faire des Québécois de langue française et des immigrants qui s'établissent au Québec les seuls citoyens canadiens soustraits au choix entre les deux langues officielles pour ce qui regarde leur formation primaire et secondaire.

Malgré ces changements, le cadre général de la Constitution de 1867 se retrouve toujours dans la Constitution de 1982. En fait, cette nouvelle Constitution a surtout amené une consolidation de la vision canadienne et un amoindrissement du caractère distinct de la population du Québec. Les droits collectifs de cette population sont réduits et ses pouvoirs en matière de langue, diminués. Voilà comment le gouvernement Trudeau a rempli sa promesse énoncée lors du référendum de 1980. En fait, l'économie de la Constitution de 1982 véhicule la conception cité-libriste du Québec. Depuis, plusieurs considèrent ce rapatriement comme un coup de force, ce que reconnaît d'ailleurs Pierre Elliott Trudeau. De l'avis de Guy Laforest [18], ce coup de force a porté un coup fatal à l'idée d'un pacte entre deux nations. En réalité, il sonne le glas de la thèse néonationaliste en la rendant désormais inopérante au Canada. Ce faisant, il déstabilise les néonationalistes et oblige les souverainistes à modifier leur approche au moment où s'amorce une nouvelle phase, la cinquième, de l'affirmation nationale canadienne.

Cette cinquième phase, qui dure depuis 1982, affiche ses couleurs à l'égard des demandes du Québec. En témoignent les échecs de Meech et de Charlottetown et la [36] percée subséquente de la souveraineté. S'y affirme une idéologie néolibérale [19]. Dans ce nouveau Canada, ce sont les individus qui ont des droits et tous les citoyens sont égaux. De plus, le Canada se coupe de son passé et met sur un pied d'égalité des entités provinciales distinctes. Les nouvelles valeurs deviennent la diversité, la tolérance, la démocratie et le respect de l'environnement. On devient canadien en participant à ce pays et la famille ressort comme le principal point d'ancrage.

Au Québec, un nouvel intérêt à l'égard de la thèse souverainiste s'exprime alors dans un contexte fort différent de celui des années 1960 et 1970. Il n'y a pas que la donne canadienne qui a changé. L'ordre mondial est en profonde transformation depuis l'abolition du mur de Berlin et l'effondrement du monde communiste. Le monde de Yalta a disparu. Dans son sillage, plus d'une vingtaine de nouveaux pays sont apparus, la plupart étant issus de la dissolution de pays communistes. Un nouvel ordre mondial est actuellement en gestation et des regroupements supranationaux naissent çà et là. Ils suscitent des questionnements au sein des pays regroupant des entités culturelles et ethniques différentes. C'est le cas en particulier des pays constitués en fédération [20].

Aujourd'hui, plus que jamais, la question du Québec ne peut d'aucune façon être séparée du contexte international. Mais, à vrai dire, elle s'est toujours posée ainsi. Ce fut le cas en 1760, en 1774, en 1791, en 1837 et 1838, en 1867, en 1916, en 1940, en 1976, en 1980 et en 1995. Négliger cette réalité entraîne de graves conséquences.

[37]

L'une d'elles consiste à penser la souveraineté en lien avec le Canada. Il y a là une contradiction qui découle de l'engrenage particulier engendré par la pratique de l'Indirect Rule. Dans cet engrenage, les Québécois francophones s'estiment partie prenante du Canada grâce à leurs élites. Ces dernières valorisent le statut de conquis et l'entretien du rêve qu'un jour les Québécois d'origine française recevront l'attention qu'ils recherchent de la part des autorités canadiennes. C'est dans ce miroir que les Québécois d'origine française apprennent quotidiennement à se définir, au moyen des médias et de plusieurs productions artistiques. Aussi ont-ils tendance à concevoir leur souveraineté en conservant des liens avec le Canada plutôt qu'en rapport avec le reste du monde, ce qui est précisément ce que recherchent les élites fédéralistes du Québec.

Deuxième conséquence, on enferme la problématique de la souveraineté dans un carcan ethnico-nationaliste. En 1980, le projet souverainiste était celui des francophones du Québec. Une souveraineté ainsi définie, fût-elle associée à une décision prise dans le respect de la démocratie, peut conduire à une impasse sur le plan international. Je développe cette idée dans le deuxième chapitre. Je souligne que la définition ethnico-nationaliste est surtout le reflet de la négation des revendications du peuple québécois au sein du Canada.

Les référendums de 1980 et de 1995 ont été le théâtre de pratiques révélant de telles conséquences. En 1980, le projet souverainiste consistait à recevoir l'aval des Québécois pour négocier une nouvelle association. En quelque sorte, il visait à assurer un lien avec le Canada. Il fut rapidement décrié par le monde des affaires et les élites politiques fédérales de l'époque. Lors de ce référendum, [38] deux slogans ont marqué la campagne du camp du NON. Le premier avançait que « Mon NON est québécois » : le second, que « Mon nom est Yvette ».

Présenté par un Québécois francophone fortement identifié au nationalisme d'antan, le premier slogan contenait une négation du nouveau nationalisme québécois. Il affirmait qu'il valait mieux ne rien brusquer comme Québécois et accepter l'ordre établi, seule voie d'avenir. Il invitait à se soumettre à cet ordre et aux autorités qui l'assurent.

Le second slogan s'est construit en cours de campagne référendaire. Cherchant à valoriser la femme qui se libère, la ministre de la Condition féminine, Lise Payette, s'attaqua à l'image de la petite ménagère Yvette, personnage d'un manuel scolaire. Dans sa charge, elle fit le lien entre cette Yvette et l'épouse du chef du camp du NON, femme reconnue comme très active au sein d'organismes de charité. Il en découla une mobilisation sans précédent des femmes des milieux bourgeois qui dénoncèrent le féminisme libérateur et rendirent hommage aux ménagères. Du coup, les propos de la ministre furent récupérés par le camp du NON et le statut des ménagères, revampé. Ici encore, les valeurs du nationalisme d'antan revinrent en force et, avec elles, l'ordre sociopolitique auquel il était associé.

La question référendaire de 1995 différait profondément de celle de 1980. Si le projet souverainiste avait encore un caractère nationaliste, le trait d'union entre « souveraineté » et « association » a disparu. La question posée sortait en quelque sorte le projet souverainiste du cadre canadien. Elle le propulsait sur la scène internationale. Un OUI devait conduire à la naissance d'un nouveau pays, le Québec.

[39]

Pour contrer cette approche, le camp du NON fit appel à Michel Bélanger, décédé depuis. Ancien haut technocrate du gouvernement du Québec et ex-président de la Banque Nationale du Canada, cet homme avait coprésidé la Commission Bélanger-Campeau sur l'avenir constitutionnel du Québec. Pour lui, la souveraineté du Québec, toute désirable et économiquement faisable qu'elle fût, n'était pas souhaitable même s'il s'agissait d'un projet noble et respectable. À son avis, elle engendrerait instabilité et perturbation. À court terme, elle déboucherait sur une baisse du revenu moyen et l'abandon des programmes sociaux. Du moins, ce sont là les idées qu'il mit de l'avant tout au long de la campagne. Elles m'ont toujours fasciné.

Par ses propos, il annonçait des moments pénibles pour la classe moyenne et les bénéficiaires des programmes sociaux. Il s'agit de deux catégories sociales qui ont bénéficié des politiques keynésiennes déployées dans la foulée de la Révolution tranquille. Quelque 15 ans plus tard, le discours fédéraliste a donc changé de contenu. La cible principale devint les partisans du nouveau nationalisme québécois. L'objectif n'était plus de renforcer les arrières, il s'agissait de diviser les troupes souverainistes. On prédit des pertes et on laissa entendre que celles-ci seraient de moindre importance si le NON l'emportait.

Pour étayer sa thèse, le président du comité d'organisation du camp du NON ne fut pas très loquace. Elle n'était pas pour autant invraisemblable. Déjà, au cours des dix dernières années, sous l'impulsion de politiques canadiennes plus restrictives, le revenu moyen avait chuté au Québec et le gouvernement Bourassa avait abandonné certains programmes sociaux [21]. On pouvait donc imaginer [40] que cette tendance se poursuivrait, d'autant plus que le gouvernement canadien venait tout juste d'annoncer de nouvelles coupures dans les paiements de transfert. De surcroît, avant de déclencher les élections de 1994, le gouvernement Johnson avait porté le déficit prévu à 5,8 milliards de dollars.

Avec ce discours, les fédéralistes québécois ont misé sur la période de transition pour renverser une éventuelle victoire du OUI ou une déclaration unilatérale d'indépendance découlant d'une impasse dans les négociations. Dans le premier cas, celui d'une transition négociée, les coupures dans les paiements de transfert devaient conduire à des restrictions dans les dépenses publiques du Québec. Voilà qui pouvait rendre moins attrayant le nouveau partenariat recherché au moment même où le gouvernement canadien devait annoncer, comme il l'a avancé, de nouveaux programmes pancanadiens. Dans ce contexte, le projet souverainiste risquait de devenir une idée de plus en plus pointée du doigt au Québec. Dans le second cas, celui d'une déclaration unilatérale, le déficit élevé du Québec aurait pu inciter le Fonds monétaire international à demander au nouvel État du Québec de procéder à des coupures dans les programmes sociaux ou dans les salaires. Encore là, le projet souverainiste risquait de perdre des appuis, notamment ceux que le camp du NON avait ciblés.

Au référendum de 1980, les promoteurs des slogans profédéralistes n'ont pas développé les fondements de leur thèse. En 1995, le président du comité d'organisation du camp du NON fit de même. La raison en est fort simple. Un tel développement l'aurait obligé à révéler la stratégie mise de l'avant pour inciter des souverainistes à revenir au bercail. Son argumentation a plutôt fait écho à la propension des Québécois francophones à se conforter dans le [41] rêve de la venue d'un temps nouveau. Aussi avança-t-il que la souveraineté bloquait toutes solutions possibles et imaginables au problème que posait le Québec dans le Canada d'aujourd'hui. Il était préférable, affirma-t-il, de ne fermer aucune porte. Voter NON devait permettre de revoir la question du Québec dans un autre contexte. En somme, le OUI battu, tous les espoirs demeureraient permis, y compris celui de la souveraineté.

De tels propos, somme toute, suggéraient qu'un refus de choisir autre chose que le Canada était un geste libérateur parce qu’il entretenait le rêve. Mais, fondamentalement, un tel refus, s'il confirmait l'impasse constitutionnelle, permettait surtout de maintenir en place des élites politiques fédéralistes du Québec devenues impuissantes à répondre aux attentes des Québécois.

À l'occasion d'un prochain référendum, les promoteurs du NON exploiteront des arguments analogues. Leur particularité, comme ce fut le cas en 1980 et en 1995, sera de faire surtout écho aux sensibilités des Québécois francophones, les autres Québécois étant enclins à voter contre le projet souverainiste. Déjà on prépare le terrain en conséquence. Tout ou presque sera mis en œuvre pour dissuader les Québécois de faire un tel choix. Cette fois, la charge sera plus importante. Le motif est simple. Si la réponse est OUI, le Canada sera obligé de bouger parce qu'il subira des pressions économiques et politiques énormes. Aussi les promoteurs du fédéralisme cherchent-ils maintenant à dissuader les Québécois en déployant toute une panoplie d'arguments.

Ainsi, les souverainistes sont accusés de vouloir briser l'un des plus beaux pays du monde et d'abandonner à leur sort les francophones des autres provinces. Par ailleurs, on fait écho aux problèmes de délimitation territoriale que [42] suscite toute sécession. On insiste sur les difficultés que connaissent les pays qui accèdent à la souveraineté avec une faible majorité des votes. On dévoile que les Canadiens hors Québec sont favorables à une intervention militaire, ce qui est connu mais peu diffusé au Québec. On accorde une attention particulière à la position de la Cour suprême sur l'illégalité d'une déclaration unilatérale et les conséquences qui en découleront sur la scène internationale. On parle de fuite de capitaux et de départ d'entreprises, notamment à Montréal. On met de l'avant une politique de décentralisation et on tente de démontrer, chiffres à l'appui, que les Québécois ont tout intérêt à demeurer au sein du Canada parce qu'ils pourront tirer profit des nouveaux programmes sociaux et ce, même si ceux-ci touchent des secteurs jugés vitaux par leur gouvernement actuel. Mieux, dans les Médias, on véhicule, jour après jour, les idées suivantes : le gouvernement Bouchard est un gouvernement rétrograde et le Parti québécois, sous le contrôle de nationalistes de droite n'ayant aucun respect de la démocratie. L'objectif recherché est de convaincre les Québécois et les Québécoises que, s'ils veulent éviter un autre référendum, ils n'ont qu'un seul choix : élire le Parti libéral du Québec.

Tout cela fait partie de notre quotidien. Pour en bien saisir la portée, une certaine distance s'impose. Dans le feu de l'action, il est parfois difficile de bien jauger tout ça. Et puis, comme le rappellent divers sondages, les Québécois de toutes origines ont d'eux-mêmes l'image d'une population tolérante qui espère être reconnue par le Canada. Une population qui serait encline à succomber au chant des sirènes et qui a de la difficulté a se concevoir en ennemi. Voilà des attitudes qui facilitent le déploiement de stratégies et de discours qui visent à inquiéter les [43] Québécois et les Québécoises tout en leur assurant une grande protection. Le but ultime : les amener à penser que leur rêve canadien est toujours à portée de la main. En fait, à croire, une fois de plus, qu'ils n'ont qu'à choisir un des leurs bien apprécié du reste du Canada pour défendre leurs intérêts. S'ils le font, tout se fera alors par enchantement. Il suffit seulement d'élire une personne ayant un capital politique crédible dans le reste du Canada. En quelque sorte, un Jean Lesage des années 1990.

Il importe donc de prendre acte de ces stratégies et de ces discours. Surtout d'agir en conséquence. En prendre acte implique de décoder l'approche des fédéralistes. Agir en conséquence nécessite le déploiement d'une vision crédible de ce que peut être le Québec sans le Canada. Ce livre vise ce double défi. Les chapitres qu'il contient abordent les principaux enjeux du projet souverainiste. Le premier, toutefois, se veut un état de la situation du Québec contemporain.



[1] Benedict Anderson, L'imaginaire national, Paris, La Découverte, 1996.

[2] Voir Gérard Bouchard, « Populations neuves, cultures fondatrices et conscience nationale en Amérique latine et au Québec », in Bouchard, G. et Y. Lamonde (dir.), La nation dans tous ses états, Montréal, L'Harmattan, 1997, p. 15-54.

[3] Yvan Lamonde, « Le lion, le coq et la fleur de lys : l'Angleterre et la France dans la culture politique du Québec (1760-1920) », in Bouchard, G. et Y. Lamonde (dir.), La nation dans tous ses états, Montréal, L'Harmattan, 1997, p. 161-182.

[4] Voir Allan Greer, Habitants et patriotes, Montréal, Boréal, 1997.

[5] Voir Alfred Dubuc, « Le passé se conjugue au futur antérieur », Le Devoir, 25-10-95, p. A-9.

[6] Stanley B. Ryerson, Capitalisme et confédération. Aux sources du conflit Canada-Québec, Montréal, Parti pris, 1978.

[7] Voir Gilles Bourque et Jules Duchastel, L'identité fragmentée, Montréal, Fides, 1996. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[8] Alan C. Cairns, « The Living Canadian Constitution », in Blair, R. S. et J. MacLeod (dir.), The Canadian Political Tradition : Basic Reading, Scarborough, Nelson Canada, 1993, p. 3-16.

[9] André Laurendeau, « Alerte aux Canadiens français ! », L'Action nationale, 1940, XIX, p. 177-203.

[10] Voir l'analyse de Jacques Beauchemin, Gilles Bourque et Jules Duchastel, « Du providentialisme au néolibéralisme : de Marsh à Axworthy. Un nouveau discours de légitimation de la régulation sociale », Cahiers de recherche sociologique, 1994, 24, p. 15-47. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[11] Jean-Jacques Simard, La longue marche des technocrates, Laval, Éditions Saint-Martin, 1979. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[12] Hubert Guindon, Aspiration nationale de la société québécoise, Montréal, Éditions Saint-Martin, 1990. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[13] Kenneth McRoberts, « Les perceptions canadiennes-anglaises du Québec », in Gagnon, A.-G. (dir.), Québec : État et société, Montréal, Québec Amérique, 1994, p. 107-123. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[14] Voir Christina McCall et Stephen Clarkson, Trudeau : l'illusion héroïque, Montréal, Boréal, 1995.

[15] Gary Caldwell, « Evolution of the Concept of Citizenship (1945­-1995) : an English Canadian Perspective », in Bouchard, G. et Y. Lamonde (dir.), La nation dans tous ses états, Montréal, L'Harmattan, 1997, p. 297-310.

[16] Voir Stéphane Kelly, « Penser la faillite de 1867 », Le Devoir, 21-9-95, p. A-7 et 22-9-95, p. A- 11.

[17] Voir Gérard Bouchard, « Ouvrir le cercle de la nation. Activer la cohésion sociale », L'Action nationale, 1997, LXXXVII-4, p. 107-137.

[18] Guy Laforest, « L'esprit de 1982 », in Balthazar, L., G. Laforest et V. Lemieux (dir.), Le Québec et la restructuration du Canada : 1980-1992, Sillery, Septentrion, 1991, p. 147-163.

[19] Voir Gary Caldwell, op. cit.

[20] Voir Philip Resnick, « La crise des fédérations multinationales », Possibles, 1995, 19 : 1-2, p. 106-120.

[21] Voir, entre autres, Paul Bernard, « Apocalypse post-référendaire », Le Devoir, 21-1-95, p. A-7.



Retour au texte de l'auteur: Claude Bariteau, anthropologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le dimanche 18 novembre 2012 18:47
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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