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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Claude BARITEAU, “Impasse des nationalismes au Québec.” In ouvrage sous la direction de Françoise-Romaine Ouellette et Claude Bariteau, Entre tradition et universalisme. Recueil d’articles suite au Colloque Entre tra-dition et universalisme tenu à Rimouski par l’ACSALF du 18 au 20 mai 1993, pp. 97-115. Québec: Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1994, 574 pp. [Autorisation accordée par la présidente de l'ACSALF le 20 août 2018 de diffuser tous les actes de colloque de l'ACSALF en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[97]

Entre tradition et universalisme.

Recueil d’articles suite au Colloque Entre tradition et universalisme
tenu à Rimouski par l’ACSALF du 18 au 20 mai 1993.

Première partie

A. ETHNICITÉ, NATIONALISME, POUVOIR

4

Impasse des nationalismes
au Québec
.


Par Claude BARITEAU

Département d'anthropologie. Université Laval

La population du Québec est périodiquement secouée par des fièvres nationalistes. Leur constante résurgence est révélatrice de malaises bien enracinés. Plus que toute autre période, les trente dernières années ont été propices à de telles expressions au Québec. Au début de cette période et jusqu'aux années 1980, l'affirmation nationale des Québécois francophones de souche en fut la principale cause. Depuis six ou sept ans, cette affirmation s'est polarisée en deux visions distinctes, l'une axée sur la création d'un État-nation au Québec, l'autre sur son expression à l'intérieur du cadre constitutionnel canadien, la province de Québec en étant le levier comme le principal bouclier. Parallèlement, d'autres composantes de la population du Québec se sont davantage manifestées : c'est le cas des autochtones (Vincent, 1992), celui des anglophones (Caldwell, 1992) comme celui des communautés culturelles (Labelle, Beaudet, Lévy et Tardif, 1993).

Ces manifestations récentes s'expriment dans un contexte ayant peu d'affinité avec celui des années 1960 et 1970. À cette époque, les fièvres nationalistes avaient des échos partout dans le monde, et plusieurs pays, notamment en Afrique, en furent inspirés pour briser leurs liens coloniaux et affirmer leur indépendance. Aujourd'hui, l'idée même d'indépendance laisse quasi indifférent et plus encore celle d'une lutte visant à renverser le pouvoir capitaliste qui était pourtant des plus vivantes dans le Québec des années 1970 (Bariteau, 1993). Tout a changé. L'URSS, force de frappe de l'organisation communiste, s'est décomposée à la suite du détournement [98] du rêve socialiste par une dictature politico-militaire. Et les pays européens, encore tout récemment fiers de leur indépendance respective, s'engagent dans le projet de la Communauté économique européenne afin de renforcer leurs assises, contrer l'hégémonie américaine, faire face à la puissance japonaise et créer une solidarité européenne.

Nous vivons présentement à l'ère de la mondialisation de l'économie au sein de laquelle trois sous-ensembles supranationaux sont à se faire (Attali, 1990 ; Thurow, 1992) au moment où les acquis et les consensus politiques et socio-économiques à la base de l'état keynésien sont remis en cause afin de faciliter l'internationalisation du capital. Dans cette ère nouvelle, l'État-nation est banalisé (De Brie, 1992 et 1993). Tout n'a désormais de sens qu'au niveau supranational, là où est valorisée la diversité culturelle, voire ethnique, ou au niveau infranational, lieu des régions qui deviendront celui de l'expression des inégalités de demain (Bihr, 1992) si l'État-nation délaisse ses pouvoirs de répartition et ne freine pas l'enracinement en cours d'une société à deux vitesses qui multiplie les exclus du système (Touraine, 1991).

Ce cadre général est aussi celui du Québec. En son sein, prendront sens et s'imposeront les nouveaux mécanismes de régulation de l'ordre international. Déjà, la plupart des débats qui nous animent s'y réfèrent. Je pense, entre autres, à ceux générés par le projet ALENA comme à ceux qui se sont déployés l'automne dernier au Canada et au Québec suite à l'Entente de Charlottetown. C'est à l'intérieur de ce cadre nouveau qu'il faut lire et comprendre les fièvres nationalistes présentes au Québec. Dans ce texte, après une mise en relief des tensions nationalistes et ethniques qui s'expriment au Québec, je ferai ressortir que l'affirmation ethnique ou culturelle a du vent dans les voiles, ce qui augure bien mal pour l'affirmation nationalitaire. S'agissant du cas québécois, j'indiquerai alors que la barre est haute pour réaliser l'indépendance et qu'elle ne saurait être atteinte sans des dépassements majeurs, ce qui n'est pas du tout le cas pour l'affirmation ethnique bien que des changements importants devront être réalisés pour en assurer l'expression chez les Québécois francophones de souche, ces ex-Canadiens français que l'on n'arrive plus à nommer. En conclusion, j'identifierai les pistes d'avenir du nationalisme et soulignerai l'intérêt anthropologique de l'indépendantisme dès lors qu'il est construit au-delà d'une conception ethniciste.

AU QUÉBEC,
« TOUT LE MONDE EST MALHEUREUX »


À mon avis, le 26 octobre 1992 demeurera un point de repère de l'histoire contemporaine du Québec pour au moins trois raisons. La première renvoie à la tenue du référendum sur l'Entente de Charlottetown, la [99] seconde, au contenu de cette entente et la troisième, aux résultats du vote référendaire sous l'angle des diverses composantes de la population du Québec, je traiterai les deux premières simultanément avant d'aborder la troisième.

Le référendum d'octobre 1992 fut pancanadien. Il s'est substitué au référendum sur la souveraineté du Québec prévu dans la loi 150 dans l'éventualité où le Gouvernement du Canada ne parvenait pas à faire une proposition acceptable de modification de la Loi constitutionnelle liant les provinces. Adoptée suite à la commission Bélanger-Campeau, la loi 150 cherchait à éviter la répétition de l'échec de l'Accord du Lac-Meech. Dans l'esprit des membres de cette commission, il n'y aurait pas de référendum sur la souveraineté du Québec si une proposition canadienne était présentée et véhiculait un contenu à tout le moins équivalent sinon supérieur à celui mis de l'avant à l'occasion de l'Accord du Lac-Meech de 1987. Sur ce point, il y avait un certain consensus. Qu'en fut-il au juste ? Pour répondre à cette question, il faut se pencher sur le concept de société distincte car il fut au centre des préoccupations autonomistes du Gouvernement du Québec et devint, par la suite, la pierre d'achoppement de l'Accord du Lac-Meech dans la foulée d'une charge personnelle, à l'emporte-pièce, de Pierre Elliott Trudeau (Bariteau, 1991).

Dans l'Accord du Lac-Meech, le concept de société distincte risquait, selon l'ancien premier ministre du Canada, d'engendrer des inégalités de droit entre les citoyens canadiens car les lois québécoises pouvaient être interprétées comme n'étant pas subordonnées à la Charte canadienne des droits et libertés. De plus, comme l'Accord du Lac-Meech remettait entre les mains des tribunaux l'interprétation de ce concept, il y avait danger que disparaisse la possibilité de construire un Canada uni, les tribunaux pouvant statuer que le « Canada sera désormais gouverné par deux constitutions, l'une qui sera interprétée à l'avantage du Canada et l'autre qui sera interprétée de façon à préserver et à promouvoir la société distincte du Québec, deux constitutions, deux chartes, deux systèmes de valeur et peut-être même deux Canada ou plutôt, un Canada et quelque chose d'autre » (Trudeau, 1989, p. 109).

Cette interprétation ne fut pas partagée par des spécialistes québécois en la matière qui voyaient dans cet accord tout au plus un certain flou ouvrant la porte dans une direction qu'auraient rapidement fermée les juges de la Cour suprême. Dans les milieux nationalistes, on voulait plus de précision contrairement à messieurs Robert Bourassa et Gil Rémillard qui se félicitaient d'avoir en main un concept leur permettant de déployer tout un arsenal de mesures visant à consolider le développement et l'affirmation du Québec. Par exemple, Dumont (1987) aurait aimé que le texte [100] mentionne que le critère pour comprendre la société distincte québécoise est le fait que le français y est la langue officielle décrétée par son gouvernement. D'autres avancèrent même que le terme « peuple » devait figurer dans la Constitution plutôt que le concept de société distincte, rejoignant en cela la principale condition que René Lévesque et son gouvernement avait mise de l'avant pour adhérer au Canada de 1982.

Après la sortie de Pierre Elliott Trudeau, Brian Mulroney chercha à colmater la brèche identifiée par son prédécesseur. Le 9 juin 1990, une nouvelle entente fut conclue avec l'aval du Québec. Elle restreignait la portée du concept de société distincte et fut qualifiée de capitulation par Fournier (1990) et plusieurs autres. L'entente du 28 août 1992 s'inscrivait directement dans le sillon de cette capitulation. La société distincte, définie comme comprenant notamment une majorité d'expression française, une culture qui est unique et une tradition de droit civil, avait une portée très limitée et tout écart d'interprétation était en quelque sorte verrouillé. Ce concept devint une coquille vide de tout potentiel, du moins du potentiel imaginé par Gil Rémillard même s'il prétendit qu'il était devenu un gain supérieur à celui qu'aurait été la reconnaissance du peuple québécois comme peuple distinct au Québec.

Seule une conception ethnique du peuple québécois permet de tenir de semblables propos. Elle s'oppose fondamentalement à une conception nationale du peuple québécois, conception qui reconnaît comme Québécois et Québécoise celui ou celle qui habite le territoire du Québec et souscrit aux institutions comme aux lois qui encadrent la société civile. Or, contrairement aux allégations de Gil Rémillard, le concept de société distincte de l'Entente de Charlottetown ne permettait aucunement de penser que cette dernière conception ait des assises quelconques. La société distincte y est définie par trois qualificatifs tous bien balisés dans la clause Canada. De ces trois qualificatifs, seul celui de tradition de droit civil spécifiait un peu le Québec, les deux autres, une majorité d'expression française et une culture unique, étant tout compte fait un constat démographique et une identification de quelque chose de différent. Pas du tout l'affirmation que la langue française est la langue officielle du Québec et que le Québec est le heu de l'affirmation d'un peuple dont il faut favoriser l'expansion (Bariteau, 1992).

En d'autres termes, tel que défini le 28 août 1992, il n'y avait aucun danger que ce concept puisse servir de tremplin à l'affirmation d'un statut particulier pour le Québec. De cheval de Troie, il était même devenu une épée de Damoclès au-dessus de la tête du Québec, ce qu'ont vite compris les tenants du fédéralisme décentralisé membres du Parti libéral du Québec. En réalité, à l'exception des droits accordés aux autochtones et des nouveaux pouvoirs donnés aux juges, l'Entente de Charlottetown respectait en [101] grande partie le Canada de 1982 et annonçait l'étouffement des derniers relents de la Révolution tranquille. Elle enclavait le peuple québécois dans un cocon provincial après avoir détourné les demandes du Québec de leur objectif initial, soit celui de garantir aux Québécois et Québécoises un maximum d'autonomie au sein du Canada. Avec cette entente, le Gouvernement du Québec devenait le gestionnaire local des programmes canadiens comme l'a toujours souhaité l'élite fédéraliste du Québec. Cette entente lui offrit un moyen privilégié pour qu'elle se maintienne à flots en empêchant le Québec de s'émanciper davantage car, s'il y parvenait, cette élite savait qu'elle risquait de disparaître, nourrie qu'elle était de son assujettissement.

Robert Bourassa était conscient de tout cela. Obligé de tenir un référendum sur la souveraineté, ce qui risquait de faire éclater son parti et d'évacuer du décor canadien sa classe politique d'appartenance, il n'avait guère de choix. Ceux avec qui il devait négocier ont d'ailleurs vite compris qu'il était coincé et devait jouer son va-tout dans tous les dossiers. Ainsi, a-t-il pu seulement éviter l'insertion de règles contraignantes sur l'union économique, calfeutrer certaines fissures secondaires dans l'Accord du 7 juillet 1992 et revenir avec une poignée de vetos sur l'accessoire, une protection antidémocratique à la Chambre des communes et des pouvoirs que le Québec avait déjà. Sur l'essentiel des aspirations maintes fois répétées par les différents gouvernements qui se sont succédés au Québec, rien de substantiel. En quelque sorte, Robert Bourassa a tout simplement participé à la réinvention du Canada de 1867 après avoir jonglé avec un projet de souveraineté pour brouiller les cartes, ses troupes et la population du Québec. On retiendra de lui que, ce faisant, il a placé les intérêts de son parti au-dessus des intérêts de la population du Québec et obtenu, tout compte fait, ce qu'auraient obtenu tous les premiers ministres du Québec s'ils avaient accepté l'approche canadienne du développement du Québec.

Les résultats du référendum, ma troisième raison pour avancer que le 26 octobre 1992 est une date historique, ont révélé des divisions présentes au Canada et au sein de la population du Québec. Dans l'Ouest canadien, le NON fut retentissant. Exprimant à la fois un rejet net du centralisme fédéral, une froideur à l'égard de l'autonomie des autochtones et des garanties antidémocratiques pour le Québec, ce NON contrastait avec le OUI fortement majoritaire dans trois provinces maritimes pour des motifs liés à une nécessaire centralisation pour assurer une péréquation sans laquelle elles ne sauraient faire face à leurs obligations. Deux provinces, l'Ontario et la Nouvelle-Ecosse, parvinrent à peine à se démarquer clairement alors que la province de Québec, province qui força toute cette démarche, s'afficha pour le NON. Un tel résultat met en évidence le fait que le Québec n'a pas eu d'offre. Pire, que le Québec a même brûlé ses cartes [102] quant à la tenue d'un référendum sur la souveraineté. Fait passé quasi inaperçu, ce vote a aussi montré qu'exception faite du Québec, les entités qui ont été associées, entre 1866 et 1873, à la création du Canada et en devinrent les premières provinces, ont toutes voté en faveur du OUI.

Le NON s'est exprimé à 56,7% au Québec. Ce résultat nous a appris que la population du Québec ne partageait pas la position défendue par les partis fédéralistes du Canada et par le Parti libéral du Québec. Comme le projet d'entente reflétait la constitution de 1867 et celle de 1982, exception faite de la reconnaissance de droits aux autochtones et de nouveaux pouvoirs aux juges, l'on serait tenté d'avancer que la population du Québec a manifesté son insatisfaction quant au contenu de ces deux constitutions, ce qu'elle n'a pu faire en 1867 et en 1982 puisqu'il n'y a pas eu de référendum. En quelque sorte, elle a avalisé, dix ans plus tard, la position prise par l'Assemblée nationale contre le rapatriement de la constitution au Canada et l'insertion en celle-ci de la Charte canadienne des droits et libertés.

Analysé sous l'angle des clivages sociaux qui morcellent la population du Québec, ce NON laisse songeur. De tous les clivages imaginables, celui qui ressort le plus est le clivage « ethnique » selon les analyses de Drouilly (1992). Les francophones - ce concept débordant celui de Québécois francophones de souche ou pure laine tricoté serré et bien refoulé depuis plus de deux siècles - ont voté NON à 70% alors que les anglophones, concept qui n'inclut pas seulement les membres des communautés anglaises implantées au Québec, ont voté OUI à plus de 90%. Les allophones [1], c'est-à-dire les membres des communautés culturelles qui n'ont ni l'anglais, ni le français comme langue maternelle, ont voté à plus de 90% en faveur de l'Entente de Charlottetown. Quant aux autochtones, là où il y a eu vote, le OUI l'a emporté, confortant ainsi les prises de position favorable à l'entente venant de leurs représentants.

Ce portrait du vote révèle donc que la position défendue par le gouvernement au pouvoir fut partagée principalement par 30% des francophones et la grande majorité des anglophones, des allophones et des autochtones. Inversement, il révèle que cette position fut rejetée par la majorité des francophones et une minorité d'anglophones, d'allophones et d'autochtones. Il y a donc au Québec une portion importante de francophones, soit 30%, qui véhicule une vision qui fait du Canada, le pays de référence, et du Québec, une province où les diverses composantes de la population peuvent posséder un espace vital tout en partageant le minimum avec les autres, ce avec quoi semblent d'accord la grande majorité des anglophones, des allophones et des autochtones. Comme cette approche fut majoritairement récusée, il y a là en toile de fond tout ce qui peut conduire à l'expression de tensions.

[103]

Au-delà ou en deçà de cette analyse, au moins deux autres observations peuvent être faites. La première concerne les promoteurs d'une conception ethnique de la société québécoise. À la lumière des résultats de ce référendum, ceux-ci comprennent les tenants du OUI qui ont, par ailleurs, une conception nationale du Canada et une propension à percevoir, sous cet angle, tout ce qui peut émerger au Québec, notamment l'idée de l'indépendance prônée par le Parti québécois et ce, d'autant plus qu'elle est associée aux francophones de souche. Cette observation est importante puisqu'elle permet de mettre en relief non seulement les critiques adressées par les tenants du OUI au projet d'indépendance mais aussi et surtout celles adressées au modèle de société que les tenants de l'indépendance entrevoient pour le Québec de demain : un modèle construit autour d'une citoyenneté définie en fonction des francophones de souche plutôt qu'en lien avec des objectifs partagés, ce qui est aussi une vision ethnique de la société québécoise.

La seconde observation renvoie au titre qui coiffe cette section de mon texte. Ce titre avance que tout le monde est malheureux au Québec. Inspiré d'une chanson de Vigneault, il traduit bien ce qu'on peut imaginer, du moins théoriquement, de l'état d'esprit des Québécois et des Québécoises au lendemain de ce référendum. Les tenants du OUI n'avaient aucune raison de se réjouir puisque leur approche fut battue tant au Québec que dans l'ensemble du Canada. Tout au plus, pouvaient-ils se consoler en pensant qu'ils ont contribué à contrer la tenue d'un référendum sur la souveraineté du Québec, ce qui est bien maigre car, sous l'angle de la démocratie, il est difficile d'être fier d'une telle contribution. Quant aux tenants du NON, leur victoire n'a rien de bien reluisant puisque, tout compte fait, ils n'ont qu'empêché la ratification d'une entente. En quelque sorte, ils sortent gagnants mais sans la victoire qu'ils recherchaient : l'indépendance du Québec ou un aménagement constitutionnel permettant de poursuivre dans le sens des constructions réalisées depuis la Révolution tranquille.

QUÉBEC :
PROVINCE DISTINCTE,
TERRE D'ENCLAVES OU
PAYS


J'ai insisté sur le dernier référendum parce qu'il révèle les tensions propres au Québec attisées, peu de temps après, par une déclaration inopportune de Jacques Parizeau. L'importance de cette déclaration mérite une attention sérieuse à cause non pas de son contenu mais plutôt des positions hautement émotives qu'elle a générées, positions qui laissent entendre qu'un élagage d'émotivités négatives doit se faire avant que se lève le jour où l'on pourra noter des convergences nouvelles et des rapprochements inédits sur l'affirmation nationalitaire entre les diverses composantes de la population québécoise. Dans cette section, après une brève présentation des [104] approches nationalistes véhiculées au Québec et du contexte mondial actuel sous l'angle du nationalisme et de l'État-nation, j'avancerai que le nationalisme ethnique des Québécois francophones de souche n'a pas d'avenir au Canada et ne saurait conduire à la création de l'État-nation du Québec. J'identifierai, dans ce dernier cas, des dépassements qui s'imposent en signalant leurs conséquences prévisibles sur les visions ethniques au Québec. Si c'est l'État-nation du Canada qui est le choix de la population du Québec, je signalerai que ce choix engendrera une remise à jour de l'ethnicité canadienne-française.

Au soir du référendum, l'enthousiasme débordant des tenants du NON m'a surpris parce que le regroupement qui a conduit à cette victoire n'avait rien de permanent même s'il était principalement le fait de Québécois francophones. Sous l'angle de la permanence, les tenants du OUI offraient beaucoup plus de garantie parce que leur regroupement, bien que le produit d'un alliage très particulier, s'est réalisé au sein d'une même conception du Québec. Exception faite des autochtones [2], on y retrouve une majorité d'anglophones pour qui le Canada est le pays de référence et une majorité d'allophones dont le Canada est le pays d'adoption, ces deux majorités étant associées à une portion importante de francophones qui s'estiment les héritiers du prétendu pacte fondateur du Canada de 1867, pacte qui fit du Québec une province à qui fut octroyée la gestion de questions locales et du Canada, l'État national où s'exercent les vrais pouvoirs, soit la politique économique, la monnaie, l'armée, les relations internationales, etc. En acceptant à nouveau cette approche, le Parti libéral du Québec a du coup abandonné celle du nationalisme revendicateur [3]. Chez les tenants du NON, exception faite des factions du Parti Égalité et de certaines personnalités publiques, c'est un alliage foncièrement différent qui a pris forme. Il a été le fait d'indépendantistes, de « bloquistes » et d'« allairistes », ces deux derniers groupes étant désireux de doter le Québec de nouveaux pouvoirs et de donner un nouveau souffle au dynamisme qui s'y exprime. En quelque sorte, il s'agissait d'un alliage ayant comme principale caractéristique de refuser une entente pour en faire valoir d'autres dont la mise à jour risque fortement de les diviser.

S'agissant des Québécois francophones de souche, autant ceux pour le OUI que ceux pour le NON, il y a quelque chose de dramatique qui ressort de leurs prises de position. Elles expriment des identités contradictoires dont la réalité et les assises profondes sont trop souvent minimisées au nom d'un collectif imaginé et imaginaire. L'une de ces prises de position, celle des fédéralistes, affirme que nous sommes l'autre, ce « nous » étant les Québécois francophones de souche et cet « autre », les Canadiens. Vadeboncoeur (1993) a qualifié une telle position d'aliénation. Elle n'a pas du tout ce sens chez les personnes qui s'identifient ainsi car elles disent partager un [105] projet leur permettant de se dépasser, surtout pas de s'affirmer dans la résistance et la protection. L'autre prise de position, celle véhiculée par le NON, trouve ses assises dans ce que May (1989) a découvert dans la production romanesque du Québec francophone pure laine, notamment celle des années 1960 aux années 1990, soit une quête identitaire ayant des reflets pathologiques. Associée à l'affirmation d'être Québécois, donc autre chose que d'être Canadien ou Canadien français, cette quête produit un imaginaire obnubilé par la perte de l'âme, celle qui hier était présente, et par l'espoir entretenu d'une victoire à venir qui permettrait de la recréer. Pour les personnes qui s'identifient ainsi, l'« autre » est perçu comme ne pouvant pas empêcher que ce rêve se réalise, ce qui est l'approche indépendantiste, ou comme devant aider à sa concrétisation, ce qui rejoint les thèses du fédéralisme décentralisé et de la souveraineté à l'intérieur du Canada.

Pour les autres composantes de la population du Québec, les référents historiques ont produit des ancrages très différents. Leur quête identitaire ne s'apparente guère à celle des francophones. Il y a toutefois certaines affinités avec cette dernière, notamment chez les autochtones, les autres francophones et les allophones. En effet, les autochtones rêvent aussi de retrouver l'âme perdue. Il en est parfois de même chez plusieurs allophones et francophones. Ces affinités, toutefois, ne sauraient conduire à une fusion puisque l'expression de ces quêtes identitaires suppose le maintien de différences. Quant à la quête identitaire des anglophones, elle demeure surtout construite autour de l'idée d'assurer au Québec leur pérennité avec l'aide du Canada. Je dis « surtout construite » parce que Caldwell (1992) a identifié des fissures qui risquent de devenir importantes dans un contexte où le Québec serait un État-nation.

Compte tenu des approches politiques qui s'expriment au Québec comme de leurs enracinements identitaires, la prudence s'impose lorsqu'on tente de prédire ce qui va se déployer dans un avenir plus ou moins rapproché. Il n'y a rien qui soit clairement défini. Qui plus est, les pressions découlant de la mouvance de la mondialisation n'annoncent surtout pas que des rapprochements se feront instantanément et que l'État-nation du Québec apparaîtra en 1995 un certain 24 juin. Dans cette ère de mondialisation, la contrepartie est « la résurgence des identités a-étatiques de type culturel » (Thériault, 1992, p. 16) et l'heure est surtout à la valorisation de l'affirmation identitaire sur base ethnique au sein d'ensembles polyethniques (Paquet, 1992) [4]. De plus, parmi ces pressions, il y a le fait que les chantres de l'indépendantisme ne s'expriment guère et, là où cette idée s'affirme par exemple en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, c'est plutôt l'indifférence ou la négation qui a bonne presse comme l'a souligné Finkielkraut (1992). L'idée d'État-nation, celle qui a donné naissance aux pays européens et fourni les assises aux constructions nationales que nous connaissons, [106] serait même en perte de vitesse selon Hobsbawn (1992) parce que le nationalisme, en dépit de sa visibilité manifeste, « est historiquement moins important [et] n'est plus, en quelque sorte, un programme politique global, comme on aurait pu le dire, et comme on l'a dit, au XIXe siècle et au début du XXe » (Hobsbawn, 1992, p. 237). Selon cet auteur, le nationalisme serait tout au plus devenu un facteur de complication ou un catalyseur d'autres phénomènes.

La thèse d'Hobsbawn (1992) mérite une attention particulière parce que les idées qu'elle véhicule sont partagées par plusieurs, entre autres Morin (1991) pour qui « l'ère où l'État-nation joue un rôle émancipateur est révolue [et] tout indique que l'ère de fécondité du pouvoir absolu de l'État-nation est dépassée » (Morin, 1991, p. 323). Selon ces deux auteurs, l'État-nation est devenu trop homogénéisateur dans un univers de plus en plus éclaté, dans un univers où, pour Morin, « les grands problèmes requièrent des solutions multinationales, transnationales, continentales, voire planétaires et nécessitent des systèmes associatifs, confédératifs ou fédératifs métanationaux » (Morin, 1991, p. 323). Cet univers amènera les historiens de demain à considérer « les <États-nations> et les <nations> ou les groupes ethnolinguistiques essentiellement comme des forces en régression, résistant ou s'adaptant à la nouvelle restructuration supranationale du globe, ou bien étant absorbés ou disloqués par elle » (Hobsbawn, 1992, p. 237). Pour ces deux auteurs, dans cette mouvance, les nations et les nationalismes se maintiendront mais joueront des rôles secondaires, parfois mineurs, mais importants surtout dans les systèmes éducatifs et la vie culturelle.

La thèse de ces auteurs s'appuie fondamentalement sur l'idée mise de l'avant par Gellner selon laquelle « le nationalisme est une théorie de la légitimité politique qui exige que les limites ethniques coïncident avec les limites politiques » (Gellner 1989, p. 12). Ce nationalisme a connu ses heures de gloire principalement aux XIXe et XXe siècles et fut associé à des projets de construction nationale, projets qui ont connu leur apogée après la Deuxième Guerre mondiale et qui ont été associés à toute une mythologie matri-patriotique qui perdure présentement sous des formes plus relativisées. Ces référents mythologiques, analysés par Smith (1986), renvoient à un passé qui vient façonner et nourrir la quête identitaire des ethnies ou des peuples et construisent l'adhésion nationale par le haut en favorisant l'homogénéisation d'un produit national que véhiculent les divers agents de l'État-nation.

Avec la mondialisation des échanges, l'idée même de construire une économie nationale paraît des plus illusoires, ce qui mine l'une des visées fondamentales du nationalisme défini par Gellner. De plus, avec une [107] urbanisation et une industrialisation qui reposent très souvent sur des migrations et des transferts massifs de populations partout dans les principaux États-nations, il devient de plus en plus difficile de maintenir en place, sans qu'ils soient questionnés, tous les dispositifs déployés par l'État-nation en vue de faire de la population du territoire nationalement circonscrit une population homogène sur les plans ethnique, culturel et linguistique parce que, très rapidement, l'État-nation devient de plus en plus « polyethnique » ou « polycommunautaire ».

Ces points mis en relief, Hobsbawn arrive à la conclusion que les « mouvements nationalistes caractéristiques de la fin du XXe siècle sont essentiellement négatifs, ou plutôt diviseurs (Hobsbawn, 1992, p. 210) ». Ils présentent « des réactions de faiblesse et de peur, des tentatives d'érection de barricades destinées à tenir à distance les forces du monde moderne » (Hobsbawn, 1992, p. 211). C'est d'ailleurs ainsi qu'Hobsbawn lit le nationalisme qui s'exprime au sein de la population francophone de souche du Québec. Il le qualifie de petit bourgeois et voit en lui une réaction devant le choc du futur dont l'objectif est d'accentuer la protection contre les menaces de submersion et de fournir de nouvelles certitudes à une génération désorientée suite, notamment, à « l'effondrement soudain et spectaculaire de l'Église catholique » (Hobsbawn, 1992, p. 213). Handler [5] (1988) est arrivé à peu de choses près aux mêmes conclusions. Il a identifié dans le nationalisme véhiculé par le Parti québécois de 1976 à 1984 un fort penchant à baliser la culture québécoise par la création d'institutions pour la concrétiser, ce qui minimisait du coup l'importance des régions, la créativité culturelle et la diversité grâce à la présence des communautés culturelles, des nations autochtones et d'un fort contingent d'anglophones.

Une telle visée est présente dans les différentes « sensibilités politiques » des francophones de souche. On la retrouve plus particulièrement chez les tenants du nationalisme revendicateur et chez plusieurs adeptes de l'indépendantisme qui voit dans l'indépendance la désaliénation et l'affirmation d'un peuple stigmatisé par des défaites multiples. Elle n'en demeure pas moins existante chez les fédéralistes dans la mesure où ils privilégient un cadre politique et institutionnel, l'espace provincial, qui permet d'assurer une base à l'affirmation des francophones. Depuis la Révolution tranquille, tous les gouvernements du Québec, selon Handler (1988), ont véhiculé une approche analogue [6].

Cette lecture du nationalisme québécois met en relief sa liaison avec une conception intégratrice plutôt que contractuelle. Il s'agit là des deux conceptions les plus courantes de la nation selon Crowley (1991). L'une d'elles, la conception intégratrice, a des assises ethniques et culturelles. Dans la conjoncture internationale présente, elle ressort tel un anachronisme de l'histoire. [108] Seule une minorité d'États-nations s'y réfère. Concernant le Québec, cette conception, dénoncée récemment par plus d'un auteur, [7] fut toujours la cible privilégiée de Pierre Elliott Trudeau. Dans le document du Parti québécois intitulé « Le Québec dans un monde nouveau » publié en 1993, cette conception, bien qu'atténuée, ressurgit non sous l'angle de l'expansion de la culture nationale de base mais en regard de l'enrichissement de cette culture grâce à des apports nouveaux. Pour Tassinari (1993), c'est précisément ce qui pose problème et rend le projet indépendantiste inacceptable parce que cette conception est un renoncement implicite du politique et de l'harmonisation exigée par une réalité sociale pluriculturelle, « harmonisation qu'on devrait obtenir par des interventions radicales sur le tissu social et non par le cosmétique multiculturel » (Tassinari, 1993, p. 11).

En signalant que l'idée d'État-nation est dépassée, ce n'est pas seulement celle campée sur la conception ethnique que ciblaient Hobsbawn (1992) et Morin (1991), c'est le concept même d'État-nation, celui qui conduit à créer la nation en la façonnant, ce travail fut-il le produit d'un contrat social. À leurs yeux, ce concept fait désormais partie de l'histoire et de son côté sombre. Tout au plus, n'aurait-il de sens que sous l'angle des réalités provinciales qui ont été relativisées mais non abolies dans le cadre de l'État-nation. En d'autres termes, il peut perdurer si les États-nations sont transformés en autant de provinces au sein d'un organisme supranational.

En prenant pour acquis cette dernière idée tout comme celle du caractère déphasé d'un nationalisme à base ethnique au Québec ou d'un nationalisme biethnique au Canada, se pose alors sans équivoque l'opportunité de l'indépendance du Québec car, en bout de piste, sa portée demeurera des plus limitées et s'apparentera à celle d'une province au sein d'un ensemble plus vaste, l'ALENA ou quelque chose de semblable en Amérique du Nord. Se pose aussi sans équivoque l'opportunité de maintenir une province distincte et autonome dans le cadre de l'État-nation canadien dans la mesure où cet État-nation se « provincialisera » au sein de l'ALENA et y deviendra, avec le temps, ce qu'a été ces dernières années la province de Québec au sein de la fédération canadienne. À mon avis, dans la conjoncture actuelle, il n'y a guère d'autres façons de poser la problématique nationalitaire au Québec. En la posant ainsi, je postule que le nationalisme à base ethnique qui s'est développé au Québec avec la Révolution tranquille est voué à un cul-de-sac à la fois dans ses versions revendicatrice, fédéraliste et indépendantiste. En s'affirmant de nouveau, ce type de nationalisme poussera dans les déchets de l'histoire ceux-là mêmes qu'il voudrait faire apparaître. Seules les façons d'y arriver varieront.

À mon avis, le nationalisme revendicateur, celui que Vacher (1992) décrit comme irresponsable et pleurnichard et qui a permis le renforcement de la position du Québec au sein du Canada durant les années 1960 et 1970, n'a plus d'avenir. Le contenu de l'Entente de Charlottetown a révélé qu'il n'y a pas [109] d'ouverture au Canada pour mettre en place un système à deux vitesses favorisant le Québec. De plus, relancer l'idée de l'affirmation du peuple québécois à l'intérieur du territoire de la province de Québec soulèvera l'ire et la grogne des Québécois et des Québécoises dont les référents historiques n'ont rien en commun avec ceux des francophones de souche. Dès lors, toute tentative en ce sens émanant du Bloc québécois ou toute démarche analogue venant d'un parti politique du Québec est vouée à l'échec. L'activer serait tomber une fois de plus dans le piège du conquis dont les réflexes premiers sont de refuser la rupture de peur de se retrouver face à lui-même et maître de son destin comme de refuser l'assimilation par crainte de ne plus être. En bout de piste, cela conduirait à entretenir un rêve irréalisable, transformerait petit à petit ceux et celles qui s'y réfugient en faux prophètes et contribuerait à faire des Québécois francophones de souche d'éternels martyrs de l'histoire. Dans la conjoncture actuelle, ce type de nationalisme ne peut mener qu'à une impasse. Il n'y a que deux voies possibles : la « déprovincialisation » du Québec pour laisser plus de place au Canada ou la transformation de la province de Québec en un État-nation nouveau genre. Dans cette optique, le Bloc québécois ne saurait qu'être le dernier relent du nationalisme des années 1960-1970 et le consolidateur d'une nouvelle approche de l'indépendantisme au Québec.

Ces deux voies et ce qu'elles impliquent se définissent actuellement. Avec le Parti libéral du Québec, se mettent en place tous les éléments qui vont conduire à la banalisation de l'autonomie du Québec et, en regard de la population francophone, à son enclavement et sa redéfinition en sol québécois en liaison avec les francophones du Canada. Les gestes récents du gouvernement Bourassa en donnent des signes révélateurs. Au Québec, le gouvernement provincial se ratatinera au point de paraître d'ici peu semblable à ce qu'il était avant la Révolution tranquille, voire avant les poussées autonomistes qu'il a connues sous Duplessis. Il gérera d'ailleurs tout ce qui bouge en appliquant les instructions venant du Canada. Pour ce faire, le gouvernement Bourassa cherchera à se placer au-dessus des lois de l'Assemblée nationale et tentera d'affirmer, au nom d'une urgence nationale, la justesse de ses visées. C'est ce qu'il a fait en banalisant la loi 150 pour faire adopter l'Entente de Charlottetown par l'Assemblée nationale et c'est ce qu'il fera d'ici peu avec la loi 86 et les lois qui s'annoncent pour purger la province de ses excès autonomistes, surtout ceux des trente dernières années.

Une telle démarche va dans le sens de l'Entente de Charlottetown. Les défis qu'elle pose n'exigent guère de grands dépassements, seulement de l'audace pour rejeter du revers de la main les rêves beaucoup plus audacieux d'une portion importante de la population du Québec. Saura-t-elle déboucher sur la reconstitution et la survie du groupe ethnique « canadien-français ». Sur ce point, j'ai des doutes. Selon Salisbury (1985), au moins cinq conditions sont nécessaires pour qu'un groupe ethnique minoritaire au sein d'une nation puisse assurer sa survie : 1) un milieu économiquement favorisé, 2) l'acceptation [110] avec discrimination des changements technologiques, 3) le maintien de frontières culturelles grâce à un pouvoir politique solidement enraciné, 4) l'affirmation d'une identité propre et 5) le refus des valeurs matérialistes prônées par la société dominante. L'enclave francophone qui naîtra de la « reprovincialisation » du Québec ne possédera aucunement de telles assises. Présentement, les Québécois francophones de souche ne se présentent plus tel un groupe ethnique homogène. Ils ont été traversés par des aspirations contradictoires que seule la valorisation de l'État du Québec permettait de conjuguer, du moins jusqu'à tout récemment. Aujourd'hui, ils sont pilotés par des dirigeants politiques surtout asservis au milieu des affaires. Guère enracinés, ces derniers véhiculent précisément un modèle de société aux antipodes de ce qui pourrait favoriser l'émergence d'une identité propre construite sur des valeurs distinctes de celles de la société dominante. De plus, le contexte social contemporain, selon Lipovetsky (1992), ne favorise guère de tels ancrages. L'accent est mis sur l'affirmation des intérêts individuels plutôt que sur l'envoûtement pour une cause collective. Dès lors, il sera difficile d'assurer cette reconstitution. On assistera plutôt à la manifestation de signes révélant un certain désarroi. Encore là, ce sera l'impasse pour ce type de nationalisme.

L'autre voie, celle qui déboucherait sur un État-nation, est en cours de réalisation. Le statut de cet État-nation pourra être, selon Morin (1991), analogue à celui d'une province dans un gouvernement supranational. Compte tenu des aspirations nationalistes contradictoires des francophones de souche, cette voie ne saurait facilement émaner d'eux seuls. Et, si tel était le cas, ce qui est possible, la création de ce type d'État-nation paraîtra tel un anarchisme de l'histoire et sera reçue négativement sur la scène internationale. Aussi, y a-t-il de grands risques que ce type de nationalisme débouche sur une impasse. À mon avis, pour que cette voie sorte gagnante, ce type de nationalisme doit être subordonné à la mise au point d'un projet de société construit en liaison avec les diverses composantes de la société québécoise. En d'autres termes, la concrétisation de cette voie implique une rupture profonde dans la façon de voir d'un grand nombre d'indépendantistes francophones de souche. Une rupture qui les amènera à évacuer du projet indépendantiste toute vision ethniciste, passéiste et culturelle, ce que plusieurs indépendantistes ont déjà fait. Ce n'est que par cette rupture qu'un mythe fondateur de l'État-nation du Québec pourra voir le jour sur des bases autres que les drames vécus par les francophones de souche. En d'autres termes, un tel mythe fondateur ne peut être que le produit de toutes les composantes de la population du Québec.

Un tel dépassement interpellera les autres composantes de la population du Québec dont on sait qu'elles sont maintenues à distance par le déploiement de politiques canadiennes valorisant la pluriethnicité. Si ce dépassement prend forme, ce qui peut se produire assez rapidement, d'autres seront nécessaires. Ils renvoient aux façons d'être et aux façons [111] d'aborder collectivement l'insertion économique et politique du Québec sur la scène internationale comme aussi aux façons de redéfinir l'État-nation en tenant compte de la conjoncture actuelle. Sous cet angle, le Québec du dépassement pourrait devenir un bouillon de réflexions des plus riches et une source de motivation des plus fécondes. Il y a ici amplement de ressources humaines pour y travailler. Si ce travail est fait en cherchant fondamentalement à cimenter davantage les liens entre les diverses composantes de la population du Québec, émergera alors une conception du groupe des Québécois francophones de souche fort différente de celles présentement véhiculées comme émergeront aussi des conceptions nouvelles au sein des autres composantes de la population du Québec, ce qui sera une sorte d'issue aux impasses actuelles.

CONCLUSION

Des trois « sensibilités politiques » qui cohabitent chez les francophones de souche, aucune d'entre elles ne saurait déboucher sur une entrée dans l'histoire. Toutes les trois conduiront, si elles se déploient, à .des culs-de-sac. Le nationalisme revendicateur avec ses penchants en faveur de la souveraineté ou du renouvellement de la Loi constitutionnelle a atteint ses limites. Le réactiver entretiendrait de façon pathologique un rêve qui ne se réalisera pas. Le rapatriement de la constitution en 1982 l'a littéralement piégé et verrouillé à tout jamais. Quant au nationalisme fédératif, celui qui s'enracine avec l'orientation prise par le Parti libéral du Québec, il suscitera des tensions et des déchirements si tant est qu'il parvient à s'imposer car il attaque de plein front des rêves longuement entretenus qui, ces dernières années, ont été perçus comme réalisables. Obligeant à des reniements et des abandons, tout au plus peut-il conduire à la « réethnicisation » des francophones de souche en tant que Canadiens français et ce, non sans ajustements majeurs. Enfin, le nationalisme indépendantiste, parce qu'il véhicule un projet de société construit sur une vision ethnique, est aussi un rêve sans issue dans la mesure où sa concrétisation inquiète plus qu'elle n'enthousiasme les autres composantes de la population du Québec et générera, pour ces raisons, des réactions négatives sur la scène internationale.

De ces trois voies, les deux premières ne peuvent déboucher sur l'entrée dans l'histoire parce qu'elles ne sont que des formes de résistance à la marginalisation des francophones de souche. Aussi, est-il fondamental qu'elles soient ainsi perçues. Seul l'indépendantisme est une porte d'entrée. Dans l'ère actuelle de mondialisation, elle doit être bien jaugée afin d'éviter des dérapages qui auraient comme conséquence de la fermer. C'est en ce sens que j'ai avancé, au début de ce texte, que la barre était haute pour faire l'indépendance. Elle est haute parce que sa réalisation nécessitera à la fois [112] la mise au rancart de la conception ethnique qui anime plusieurs francophones de souche et l'affirmation d'une conception contractuelle nouveau genre. Pour l'essentiel, cette conception nouvelle devra mettre de l'avant un vouloir vivre en commun qui sert de code d'accès à l'universel tout en maintenant une grande ouverture à la diversité. Demain, les États reconnus sur la scène internationale seront des lieux de référence de ce type. Ils chercheront à assurer l'articulation entre « les instances internationales trop détachées de l'humanité concrète et du jeu politique des forces sociales [et] les identités particularisantes trop éloignées des conceptions électives du vivre ensemble » (Thériault, 1992, p. 18).

Cette façon d'aborder l'idée de l'indépendance du Québec m'apparaît la seule porteuse d'avenir. Si elle implique des dépassements, il importe cependant de souligner que certains d'entre eux s'expriment déjà et s'exprimeront de plus en plus dès que cette idée sera extirpée de sa gangue ethniciste. Personnellement, j'ai un net penchant en faveur du Québec du dépassement. Je sais qu'il sera viable mais je sais surtout qu'il deviendra un lien d'où émergera une plus grande sociabilité, ce qui contribuera à briser les cocons ethnicistes qui divisent sa population. Ce dernier point est important. Les groupes sociaux porteurs du projet indépendantiste sont reconnus pour leur penchant en faveur de l'affirmation de mesures sociales plutôt que de mesures suscitant la concentration de la richesse entre les mains d'un nombre limité de privilégiés. Aussi, peut-on penser que ces groupes mettront davantage en valeur ce penchant, ce qui les amènera à définir l'État du Québec de demain en ciblant des caractéristiques différentes de celles qui définissaient hier encore les États-nations.

Dans cet ordre d'idées, le Québec peut devenir un laboratoire susceptible d'enrichir l'approche anthropologique de l'analyse de l'État-nation telle que présentée par Gellner (1989) et quelques autres. Et, si tel est le cas, il deviendra aussi un laboratoire pour l'étude des transformations au sein des diverses composantes de la population du Québec puisqu'il permettra de les aborder sous un angle d'approche connu mais en regard d'une dimension nouvelle, soit leur façon respective de se situer par rapport à la création d'une entité politique nouvelle. Je dis « sous un angle d'approche connu » parce que les anthropologues ont surtout posé leur regard, au sein des États-nations, sur la situation des autochtones, des groupes marginalisés et des regroupements communautaires ou ethniques. Si l'indépendance se réalise, ce regard anthropologique ne saurait disparaître. Il continuera, à mon avis, à questionner ce qui prend forme et à fournir l'éclairage qui lui est propre sur les changements profonds qui s'exprimeront.

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[116]


[1] Ce terme englobe une réalité des plus complexes. Il est utilisé parce qu'il n'en existe pas d'autres.

[2] La position des autochtones en faveur du OUI découle de la reconnaissance de pouvoirs s'apparentant à ceux obtenus par le Québec en 1867, ce qui, pour Ovide Mercredi, constituait un gain même si les chefs des Premières Nations ne le voyaient pas ainsi.

[3] Selon Vacher (1992), ce type de nationalisme est l'une des trois « sensibilités politiques » qui s'expriment chez les Québécois francophones de souche, les deux autres étant l'indépendantisme et le fédéralisme. Balthazar (1992) partage cette vision sans pour autant qualifier de revendication la première des trois, voyant plutôt en elle l'expression de la thèse souverainiste et celle du fédéralisme décentralisé.

[4] Paquet (1992) a signé un article des plus intéressants sur le caractère structurant et constructif de l'identitaire par l'ethnicité mais aussi sur la nécessité d'une politique de la différence comme contrepoids à la logique communautaire.

[5] Handler est un anthropologue américain qui a analysé le nationalisme et les politiques culturelles du Québec en particulier sous le Gouvernement péquiste.

[6] Selon Handler, on retrouve cette approche mais sous d'autres formes chez les anglophones puisqu'ils ont aussi des doutes constants quant à leur existence nationale.

[7] Voir, entre autres, Boissel (1989), Cameron (1990) et Milne (1991).



Retour au texte de l'auteur: Claude Bariteau, anthropologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le dimanche 29 décembre 2019 19:16
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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