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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Daniel Baril, Les prières municipales: des rituels identitaires qui ne sont pas à leur place. Rapport présenté au Tribunal des droits de la personne, 26 février 2009, 17 pp. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 5 février 2013 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Daniel Baril

Les prières municipales : des rituels identitaires
qui ne sont pas à leur place.

Rapport présenté au Tribunal des droits de la personne, 26 février 2009.

1. Les faits présentés
2. La prière : inclusive et exclusive ?
2.1. Les autres symboles religieux
3. La prière, deuxième version
4. La fonction du rituel
5. Mécanismes cognitifs
5.1. Position assisse
5.2. Exclusion
6. Le civil et le religieux
6.1. Le rapport sur les accommodements raisonnables

Conclusion


1. Les faits présentés

À la lumière des documents consultés, soit les mémoires et les mémoires amendés des demandeurs et des défendeurs, la plainte porte sur une atteinte du droit à la liberté de conscience de M. Alain Simoneau brimé par une prière récitée par le président du Conseil lors de l’ouverture des assemblées publiques de la Ville de Saguenay. La prière, qui apparaissait au règlement de la Ville lors du dépôt de la plainte, est la suivante :

Ô Dieu, éternel et tout puissant, de qui vient tout pouvoir et toute sagesse, nous voici assemblés en votre présence pour assurer le bien et la prospérité de notre ville. Accordez-nous, nous vous en supplions, la lumière et l’énergie nécessaires pour que nos délibérations soient destinées à promouvoir l’honneur et la gloire de votre saint nom et le bonheur spirituel et matériel de notre ville. Ainsi soit-il.

Tous les membres du conseil se tiennent debout durant la lecture de la prière et font le signe de la croix lorsque la lecture est terminée. Il appert également que des symboles religieux sont installés afin d’être bien visibles de la salle où se tient le public, soit une statue du Sacré-Cœur jouxtée d’une lampe rouge dans la salle de l’arrondissement de Chicoutimi et un crucifix de grande dimension dans la salle de l’arrondissement de La Baie.


2. La prière :
inclusive et exclusive ?

Le texte en question constitue manifestement une prière à tous points de vue. Il y est déclaré que Dieu est présent, comme dans les cérémonies formellement religieuses, et cette prière mentionne que les délibérations de l’assemblée sont destinées « à promouvoir l’honneur et la gloire [du] saint nom » de Dieu. La ville de Saguenay ne conteste d’ailleurs pas le fait qu’il s’agit bel et bien d’une prière, identifiée comme telle dans son règlement.

Le sens de l’expression « bonheur spirituel » et « bonheur matériel » de la ville est pour sa part plutôt ambiguë ; il pourrait désigner la réussite de la gestion financière de la ville, le bien être matériel des citoyens ou leur bonheur spirituel. Ce destinataire municipal imprécis arrive en second lieu dans la prière.

Les défendeurs allèguent que cette prière « ne fait référence à aucune religion particulière », qu’elle est « broadley inclusive » et « non denominational ». Par conséquent, elle ne peut être, selon les défendeurs, « perçue comme tentative de coercition à se conformer aux pratiques religieuses de la majorité ni être considérée comme une atteinte à la liberté de conscience ou de religion ».

Un tel jugement est plutôt étonnant. On ne voit pas en quoi l’aspect coercitif d’une pratique religieuse pourrait être annulé en vertu du nombre de ses adhérents.

Une telle invocation divine ne peut être inclusive que pour les croyants, ce qui exclut les libres penseurs, les agnostiques, les humanistes, les incroyants et les athées (autant de catégories distinctes dans les données des recensements canadiens). Parmi les croyants, l’invocation n’est inclusive que pour une partie d’entre eux, soit ceux qui adhèrent à la notion d’un Dieu interventionniste tel que celui à qui la prière fait appel. Au début des années 90, les études montraient déjà que la croyance en un Dieu personnel interventionniste que l’on peut interpeller pour qu’il intervienne dans les affaires quotidiennes n’était partagé que par une minorité au Québec, soit 46% de la population (Lemieux, 1991). Plus récemment, en 2003, un sondage montrait que seulement 12% des Québécois adhèrent au concept de Dieu tel qu’enseigné par le christianisme (Leduc, 2003).

Ce type d’invocation adressée à un Dieu personnalisé ne peut être inclusif des cultes nouvelâgistes, une catégorie qui a plus que doublé au cours des années 90 dans toutes les régions du Québec (dernières données de Statistique Canada, 2001). Elle ne sera pas non plus inclusive des croyants qui ont cessé toute pratique religieuse et qui ne prient jamais ou presque jamais, soit 50% de la population selon un sondage de 2004 (Collard, 2004).

Parmi les croyants qui adhérent à cette notion de Dieu et à ce type de prière, il faut encore retrancher ceux qui considèrent qu’une telle pratique est déplacée en pareilles circonstances. L’un de ceux qui ont porté plainte auprès de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ), M. Christian Joncas, se déclarait de foi catholique et pratiquant ; son motif de plainte était fondé sur le fait que la prière doit se réciter en privé et la CDPDJ lui a donné raison (Annexe 1). Le codirecteur de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, Charles Taylor, dont la foi catholique est de notoriété publique, fait également partie des catholiques qui considèrent que la prière dans les assemblées municipales est déplacée. Dans son rapport, il recommande la fin de ces rituels de même que le retrait de symboles religieux dans les institutions publiques parce qu’ils contreviennent au principe de la laïcité de l’État (voir section 6.1 plus bas). Enfin, on doit également mentionner que l’évêque du diocèse catholique de Chicoutimi, Mgr André Rivest, s’est dissocié de l’action des défendeurs (annexe 1).

(La question du nombre potentiel de personnes adhérant ou non à ce type de contenu religieux est en fait secondaire par rapport au fait que c’est la laïcité de l’institution municipale qui est en cause. Je n’aborde la question numérique qu’en réponse à l’assertion des demandeurs.)

2.1 Les autres symboles religieux

On ne peut par ailleurs se limiter au seul texte de la prière pour statuer qu’elle est inclusive et non dénominationnelle. Le fait que les conseillers la complètent par un signe de croix concède au rituel une connotation catholique puisque seuls les catholiques (romains ou orthodoxes) en font un usage répandu, notamment avant et après les prières. Ce geste étant pratiquement ignoré dans les autres Églises chrétiennes, le rituel prend ainsi une caractéristique dénominationnelle.

La même observation vaut pour les autres symboles religieux, soit le crucifix et la statue du Sacré-Cœur. Ces objets de culte ou de vénération ajoutent à cet aspect dénominationnel puisqu’ils sont typiques aux catholiques romains et qu’on le retrouve pas, sauf exceptions, dans les autres églises chrétiennes. La question des représentations imagées de Dieu a même été au cœur du schisme entre les catholiques de Rome et les catholiques d’Orient (communément appelés orthodoxes) et divisent encore les catholiques romains et les protestants. L’ampoule lumineuse rouge, au pied de la statue du Sacré-Cœur, rappelle en outre la lampe du sanctuaire, un symbole de la présence des hosties consacrées dans le tabernacle, donc de la présence de Dieu, symbole qu’on ne retrouve que dans les églises catholiques.

Si ces symboles religieux définissent davantage une confession, ils augmentent du même coup le caractère religieux du contexte où se récite la prière. Pour le croyant chrétien, la présence de symboles tel le crucifix et la statue marque de façon tangible la présence de Dieu dans l’enceinte de l’assemblée municipale. Ces signes visibles sont des représentations des qualités ou des vertus attribués à Dieu et constituent des supports de consolidation de la foi et des repères rassurants pour le croyant, notamment pendant l’exercice de la prière (Barrett et VanOrman., 1996 ; Moyaert, 2007). La prière a pour effet de sacraliser le temps (le moment de l’assemblée), alors que les objets de cultes ont pour effet de sacraliser le lieu.

La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse considère que le fait d’exposer en public un symbole religieux viole l’article 11 de la Charte des droits et libertés lorsque :

le « symbole religieux acquiert un caractère coercitif en raison du contexte, compte tenu notamment de la vulnérabilité de ceux qui y sont exposés contre leur gré et de son caractère ostentatoire » [1].

Toutes ces conditions sont remplies dans le cas en litige. Le caractère ostentatoire des représentations symboliques ne fait aucun doute, ni le fait que des personnes y sont exposées contre leur gré puisque le public ne se rend pas aux assemblées du conseil municipal pour assister à une cérémonie religieuse, mais pour débattre de l’administration de leur municipalité. La prière et les symboles revêtent un caractère coercitif puisqu’on ne peut y échapper qu’au prix de l’exclusion physique ou symbolique du groupe identitaire en présence, comme nous le verrons plus loin. Le public qui participe à ces assemblées est par ailleurs affecté d’une certaine vulnérabilité puisque les officiants de la prière (les membres du conseil) représentent l’autorité civile et disposent d’un pouvoir à l’égard du citoyen. Le fait, par ailleurs, d’avoir à intervenir en public est suffisamment intimidant pour placer toute personne non aguerrie en état de vulnérabilité ; cet état s’est vu exacerbé dans le cas du demandeur comme en font foi les intimidations dont il dit avoir été victime.


3. La prière, deuxième version

Dans leur mémoire amendé, les défendeurs font valoir qu’ils ont changé le texte de la prière par le suivant :

Dieu tout puissant, nous Te remercions des nombreuses grâces que Tu as accordées à Saguenay et à ses citoyens, dont la liberté, les possibilités d’épanouissement et la paix. Guide-nous dans nos délibérations à titre de membre [sic] du conseil municipal et aide-nous à bien prendre conscience de nos devoirs et responsabilités. Accorde-nous la sagesse, les connaissances et la compréhension qui nous permettront de préserver les avantages dont jouit notre ville afin que tous puissent en profiter et que nous puissions prendre de sages décisions.

Amen.

Dans cette version, le premier but des délibérations concerne l’administration de la ville, mais l’esprit de cette prière demeure le même que celui de la précédente. Il s’agit toujours d’une prière et d’une prière qui, comme dans la précédente, demande à Dieu d’accorder aux membres du conseil la « sagesse » nécessaire afin qu’ils puissent « prendre de sages décisions ». Le défendeur ne conteste pas qu’il s’agit d’une prière.

L’administration municipale ainsi que les citoyens, en tant que destinataires de la prière, sont ici définis de façon plus précise que dans la version précédente : les citoyens et le nom de la ville sont inclus de même que les qualités citoyennes de « liberté », « épanouissement » et « paix ». De ce fait, la prière marque un degré plus avancé d’interventionnisme divin puisque des éléments psychosociaux, voire matériels (« les avantages dont jouit la ville »), très précis sont attribués à Dieu.

Cette deuxième version inclut, à la première phrase, ce qui est appelé dans le christianisme une action de grâce, soit un remerciement adressé à Dieu pour ses bienfaits. Il ne s’agit donc plus uniquement d’un appel aux « lumières » de Dieu pour guider les décisions à venir, mais d’une reconnaissance que l’état actuel de bien être des citoyens (désigné par les « grâces » et les « avantages ») découle d’un acte déjà accompli par Dieu. Il y a ici un pas de plus dans l’affirmation d’un credo ; en ce sens, ce deuxième libellé m’apparaît plus problématique, en regard de la liberté de conscience et de religion, puisque le contenu de foi y est davantage développé. Cette deuxième version apparaît donc encore plus exclusiviste que la précédente.

Par ailleurs, le descriptif de la situation présenté dans le mémoire des défendeurs mentionne que « la prière est récitée uniquement par le président de l’assemblée » (par. 6), alors que le règlement stipule que « les membres du conseil qui le désirent se lèvent pour prononcer la prière ».


4. La fonction du rituel

Un tel rituel à fort contenu religieux, tant dans les paroles d’invocation que dans le décorum, n’a rien d’anodin puisqu’on touche ici à ce qui est considéré en anthropologie comme les fonctions symboliques supérieures de l’être humain et qui mettent en œuvre ses mécanismes identitaires profonds tel son sens de l’appartenance sociale.

Le rituel est universel dans les sociétés humaines, et se retrouve dans la vie de tous les jours sous forme de micro-rituel (Javeau, 1995) ; il permet de réifier, ou rendre tangible, un élément abstrait ou symbolique qui échappe aux perceptions immédiates. Il constitue ainsi l’un de nos outils cognitifs les plus fondamentaux (Rappaport, 1999).

Dans le cas d’une prière récitée collectivement avant une assemblée, nous avons affaire à un rituel identitaire : malgré le libellé de la prière, son rôle a moins pour fonction de faire intervenir des entités spirituelles comme ce serait le cas lors d’une cérémonie religieuse formelle, mais plutôt de définir une unité de pensée et d’appartenance entre les personnes présentes.

Pour arriver à cette fin, le rite rassemble différents moyens (Rivière, 1997) :

« Des agrégats d’objets réels et de moyens symboliques sont mis en œuvre et ordonnés entre eux à l’intérieur du rite : lieu sanctuarisé […], objet […] geste (signe de croix, mains jointes et tête inclinée), parole (prière, chant, prône), attitude (position debout, génuflexion, prosternation). Tous ces éléments constituent des catalyseurs de l’imagination et de l’action.

[…] Par leur aspect intégratif et identitaire, [les rites] renforcent des liens, canalisent des émotions puissantes, subliment des tensions sociales, donnent force aux idées d’une culture, délimitent les rôles sociaux, structurent et dynamisent des comportements, contribuent à asseoir une autorité [2].

[…] Par l’adoption de règles et de rôles, le rite renforce le lien social intégrateur, l’intégration étant saisie [par la] :

- mise en évidence de la cohérence et de l’enracinement des normes d’une communauté ;

- réaffirmation expressive du consensus sur les valeurs morales constituant le groupe. » (p. 84-85)

Ces caractéristiques (qui n’épuisent pas toute la portée des rituels) font consensus chez les anthropologues et les sociologues de la religion depuis les travaux des fondateurs de ces disciplines, Émile Durkheim (1968) et de Max Weber (2003, 1996).

Le rite sollicite donc les mécanismes d’appartenance des gens présents à la fois sur le plan cognitif, émotif, comportemental et sur celui des croyances. La prière en début des assemblées publique de la ville de Saguenay répond très bien à cette fonction du rite : créer une communauté d’esprit et un sens d’appartenance par l’expression d’une croyance que l’on veut unificatrice, croyance porteuse de cohérence et de normes morales auxquelles le groupe s’identifie. Or, les références ultimes qui contribuent à définir le groupe d’appartenance dans le cas en litige sont des références explicitement religieuses et théistes. Dès lors que l’on définit le groupe d’action par des références à des croyances religieuses, on exclut automatiquement les personnes qui ne partagent pas cette vision des choses et les valeurs qui s’y rattachent. Ces personnes se sentent inévitablement exclues du groupe comme si elles n’étaient pas à leur place.

En s’excluant du rituel d’ouverture parce que ce rituel est religieux et qu’il va à l’encontre de ses propres convictions, le citoyen se trouve à lancer le message suivant : « je ne fais pas partie de votre groupe et j’en refuse les références ultimes ». Une telle attitude entraîne un sentiment de rejet réciproque qui ne peut que générer un état de frustration profond et d’affrontement. Voici ce qu’en dit le sociologue de la religion Jean Maisonneuve, même lorsque le rite est réduit aux fonctions de convenance du micro-rituel :

« son défaut [d’accepter le rituel] est ressenti comme une offense, à peine excusée par la distraction. La suppression intentionnelle de ces signes d’accommodement (par exemple ne pas saluer ou même ne pas regarder l’autre en le saluant) équivaut à un comportement agressif [3]. Et ce qui compte en cas d’offense, ce n’est pas tant le caractère juste de la réparation que sa faculté de restituer à une personne ce qu’elle avait perdu : la face. » (p. 80-81)

Le « défaut ressenti comme une offense » touche aux mécanismes psychocognitifs prédisposant l’être humain aux relations sociales et sur lesquels repose notre interprétation du préjudice subi par le demandeur. Ce qui s’applique à une relation interpersonnelle vaut aussi pour la relation entre une personne et un groupe. Dans le cas en litige, celui qui a « perdu la face » est le groupe qui se reconnaît dans la prière et qui reçoit comme un affront le rejet, par un citoyen présent, des croyances exprimées par la prière.

Si un tel refus « équivaut à un comportement agressif » dans le cas de micro-rituel de convenance, la réaction sera d’autant plus vive et violente s’il s’agit d’un geste perçu comme étant un refus de partager les valeurs et croyances du groupe.

Cet effet n’est pas à sens unique : le fait de se trouver dans la situation d’un destinataire non consentant d’un rituel, ou se retrouver au centre d’une célébration qu’on n’a pas cherchée, peut aussi être ressenti comme de l’agression envers ses convictions.


5. Mécanismes cognitifs

Les rituels ont un effet sur la conduite et sur la psyché humaine, sinon ils n’existeraient pas. Les mécanismes neurologiques émotifs et cognitifs sollicités par le rituel d’appartenance sont considérées comme des constituants fondamentaux et essentiels d’un être humain (Cosmides et Tooby, 1989 ; Baril, 2006, 2007 ; Rappaport, 1999). Non seulement transmettent-ils une signification qui n’est pas immédiatement perceptible, mais, du point de vue anthropologique, leur pouvoir réside d’abord et avant tout dans l’effet que les mots ou les gestes peuvent avoir sur l’émotion de la personne : leur rôle est alors de susciter une émotion commune pour consolider l’unité du groupe.

La participation à un rituel produit des effets neuronaux bien observables, notamment dans le système limbique (siège des émotions) et dans le cortex frontal où se prennent les décisions en accord avec les émotions suscitées (Alcorta et Sosis, 2005). Ceci a été très bien étudié, notamment par les travaux d’imagerie cérébrale sur les moines tibétains en méditation (Newberg et d’Aquili, 2001) et les sœurs franciscaines en prière (Beauregard et Paquette, 2006).

Parmi les émotions suscitées par le rituel religieux, il en est une directement reliée au respect de l’autorité et qui est la révérence[4] (Keltner et Haidt, 2003). En psychologie sociale, cette émotion représente le sentiment éprouvé par celui qui se sent subordonné face à un concitoyen de statut social plus élevé, dont les personnes en autorité. Les cérémonies religieuses à grand déploiement cherchent à susciter cette émotion par des mises en scène fortes en symbolisme notamment à l’aide d’icones. Le décorum de la prière récitée devant les icones religieuses est de nature à susciter ce sentiment de révérence. Les élus remplissant déjà une fonction supérieure, le recours à la prière a pour effet d’augmenter ce sentiment en les présentant en lien avec la divinité. C’est la fonction d’autorité dévolue au rituel dont parle Claude Rivière cité plus haut. Des citoyens de toutes les convictions peuvent y voir une instrumentalisation de la religion heurtant leur conviction profonde.

L’anthropologie cognitive montre par ailleurs que l’être humain, en tant qu’être essentiellement social, perçoit intuitivement tout ce qui arrive dans la société et dans son environnement non social comme étant le produit d’un agent agissant avec une intention (Boyer, 2001 ; Barrett et Keil, 1996). La présence de symboles anthropomorphiques de Dieu (crucifix et statue du Sacré-Cœur) qui ont pour fonction d’assurer un support à la prière, active ces dispositions et augmente la charge émotionnelle et intellectuelle négative de ceux qui ne partagent pas les croyances exprimées à la fois par la prière et par les représentations matérielles de la divinité.

Le fait de voir et d’entendre l’expression du rituel peut donc à lui seul être considéré comme une participation à la cérémonie puisque les fonctions d’appartenance et d’identité sont sollicitées, notamment les neurones miroirs qui nous incitent à imiter ce que nous observons ; la personne qui n’en partage pas les valeurs ou le sens doit alors se faire violence pour se dissocier de ce que son intellect voit, entend, perçoit et lui commande de faire. Il est donc impossible de demander à une personne, autre qu’un simple observateur volontaire ou de passage (ce qui n’est pas le cas dans la situation en litige), de faire comme si elle n’entendait pas ce qui se dit ou ne voyait pas ce qui se passe lorsqu’un rituel d’appartenance se déroule en sa présence, par surcroît lorsque ce rituel est tenu par des gens qui représentent cette personne à la tête du groupe et qui sont, dans le cas en litige, les élus municipaux.

5.1 Position assisse

Dans leur mémoire (par. 12), les demandeurs soutiennent que « le fait qu’aucune résolution ou règlement n’oblige les membres du public à se lever » rend la situation différente de celle de la ville de Laval qui a fait l’objet d’un jugement [5] de la part du Tribunal des droits de la personne. Si le fait de demeurer assis réduit la participation gestuelle au rituel de la prière, il n’en réduit en rien la portée, ni le sens, ni l’effet ; des fidèles catholiques pourraient fort bien assister à la messe tout en demeurant assis, ce qui ne réduirait en rien leur participation à la célébration eucharistique. Assis ou debout, le public est convié à cette invocation religieuse qui n’aurait aucune raison d’être si le public n’y était pas présent. Les membres de la communauté font donc intégralement partie de ce rituel d’ouverture et, même assis, les effets énumérés précédemment restent bien réels. La situation est en cela identique à celle de Laval puisque la prière a pour effet de placer des membres de la communauté au cœur d’une cérémonie de nature religieuse.

5.2 Exclusion

Demander à ceux qui n’ont pas les mêmes convictions religieuses que certains élus de n’entrer dans la salle de délibération qu’après la prière crée deux catégories de citoyens et renforce encore plus le sentiment d’exclusion chez ceux à qui ce traitement discriminatoire est réservé.

Considérant tous ces éléments, le préjudice allégué par le demandeur est bien réel. Le préjudice subi est de même nature que celui qui serait causé, par exemple, par l’obligation imposée à un catholique de participer à la prière musulmane, ou encore à un juif d’accepter la communion catholique. Les croyants ne s’imposent habituellement pas de telles contraintes entre eux, sauf en situation d’oppression et de domination visant l’anéantissement d’un peuple. Le fait qu’un incroyant n’ait pas de rituel religieux qui lui soit spécifique ne lui rend ni plus facile ni plus acceptable l’imposition d’un rituel religieux qui lui est étranger.


6. Le civil et le religieux

Dans les sociétés ethnologiques traditionnelles, le surnaturel imprègne toutes les dimensions de la vie et il est de mise d’invoquer les puissances divines pour chaque décision à prendre quant à la bonne administration du groupe puisqu’il n’y a pas de séparation entre le politique et le religieux. La liberté de conscience est un concept inconnu et la dissidence n’y est pas tolérée.

La société québécoise était encore marquée par cette non-différenciation des deux sphères jusque dans les années 1950. Les démocraties modernes sont pour leur part marquées par la séparation des religions et de l’État. En inscrivant, dans leur charte respective, le droit à l’égalité des religions et le droit à la liberté de conscience, le Québec et le Canada ont établi, dans les années 70 et 80, une forme de laïcité qui assure la séparation des religions et de l’État sans distinction fondée sur la religion.

Sur le plan de l’histoire ethnologique et sociale, on peut raisonnablement considérer la prière dans une assemblée municipale comme un vestige de la société pré-moderne où cette séparation n’avait pas cours.


6.1 Le rapport
sur les accommodements raisonnables

Pour la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, cette laïcité est un élément suffisant en soi pour légitimer la fin des prières dans les assemblées municipales et le retrait du crucifix de l’Assemblée nationale parce que ces éléments constituent une forme d’identification de l’État à une religion et est porteur de discrimination. Voici ce qu’affirment les deux commissaires Gérard Bouchard et Charles Taylor dans leur rapport :

« Il faut cependant éviter que des pratiques qui constituent dans les faits une forme d’identification de l’État à une religion – la plupart du temps celle de la majorité – soient maintenues sous prétexte qu’elles ne comporteraient plus aujourd’hui qu’une valeur patrimoniale. Pensons ici aux prières tenues au début des séances d’un conseil municipal ou au crucifix accroché au-dessus du fauteuil du président de l’Assemblée nationale du Québec. Ce crucifix, installé par Maurice Duplessis en 1936, laisse entendre qu’une proximité toute spéciale existe entre le pouvoir législatif et la religion de la majorité. Il paraît préférable que le lieu même où délibèrent et légifèrent les élus ne soit pas identifié à une religion particulière. L’Assemblée nationale est l’assemblée de toute la population du Québec 44.

44. Le même raisonnement s’applique aux crucifix fixés sur les murs des écoles publiques. […] »
(p. 152-153)

Le même raisonnement vaudrait donc pour le crucifix et le Sacré-Cœur de la ville de Saguenay. À la suite de ces considérations, les commissaires estiment que :

« Au nom de la séparation entre l’État et les Églises, au nom aussi de la neutralité de l’État, nous pensons qu’il faudrait retirer le crucifix du mur de l’Assemblée nationale (nous sommes ici dans l’enceinte même qui symbolise l’État de droit). Pour la même raison, la récitation de la prière aux réunions des conseils municipaux devrait être abandonnée dans les nombreuses municipalités où ce rite est toujours pratiqué. » (p. 179)

Cette position fait l’objet d’une recommandation formelle du rapport (recommandation G3).


Conclusion

« Une conduite rituelle n’est jamais insignifiante », souligne l’éthicien Denis Jeffrey (2003, p. 114). Si elle le devient, elle est abandonnée sans plus. L’ardeur que mettent les défendeurs à préserver le rituel de la prière montre bien qu’il ne s’agit pas d’une pratique anodine et sans effet. C’est justement la charge symbolique forte de cette pratique qui cause problème parce que les référents sont d’ordre religieux alors qu’il s’agit d’une assemblée civile qui devrait être par définition laïque. On peut estimer que le sentiment d’exclusion et le préjudice causé aux droits et libertés qui en découlent chez le demandeur sont proportionnels à l’émotion que suscite cette pratique chez les défendeurs. Un rituel identitaire en pareille circonstance devrait être de nature laïque.

Daniel Baril
Montréal, 26 février 2009



Bibliographie

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Weber, Max, 1996, Sociologie des religions, Gallimard.



Annexe 1

Le maire, la prière, les poissons morts
et la lumière des caméras

Pierre Cayouette, journaliste, 16 mai 2008 10 :05

Source : URL.

Le maire de Saguenay, Jean Tremblay, joue de nouveau les fanfarons. Il a beau invoquer la lumière divine, je le soupçonne d’aimer encore davantage celle des caméras.

Même si la Commission des droits de la personne a statué hier que réciter une prière en début d’assemblée publique du conseil municipal contrevient à l’obligation de neutralité des pouvoirs publics, le maire s’est empressé d’affirmer qu’il maintiendrait la prière à l’hôtel de ville.

« Il y a une nécessité de séparer la religion et l’État et les membres d’un conseil municipal sont des représentants de l’État », a pourtant expliqué aux médias le vice-président de la Commission, Marc-André Dowd.

Le populaire et populiste maire de Saguenay, roi de la bravade, entend plus tôt jouer sur les mots. « L’opinion de la Commission, c’est une opinion, pas une directive. La Commission, c’est pas le pape. Si j’ai un ordre, je vais m’y soumettre, mais en attendant, cette décision n’est qu’une opinion et il y a juste les poissons morts qui suivent le courant », a-t-il crâné.

D’un strict point de vue juridique, il n’a pas tort, malgré son arrogance. La Commission des droits de la personne n’a effectivement pas le pouvoir de contraindre les élus. Il faut pour cela un jugement du Tribunal des droits de la personne. C’est ce même tribunal qui, en 2006, avait ordonné à la Ville de Laval de cesser la prière avant les séances du conseil municipal.

Le plus ironique dans cette affaire, c’est que l’un des citoyens plaignants de Saguenay, Christian Joncas, se dit lui-même catholique. Il entend poursuivre des démarches devant les tribunaux, « pour une question de principe ».

À l’automne 2007, même l’évêque du diocèse de Chicoutimi, Monseigneur André Rivest, s’est dissocié des actions entreprises par le maire Tremblay et ses partisans pour maintenir la prière à l’hôtel de ville.

La Commission suggérait hier de remplacer la prière par une minute de silence, comme on le fait à l’Assemblée nationale depuis plus de 30 ans. Cette idée toute simple règlerait tout. Les croyants pourraient prier en silence, ce dont ils s’accommodent fort bien. Car ils conviennent généralement que, dans une société laïque, la religion relève de l’intime, pas du public.

Nenni, rétorque le maire Tremblay, ajoutant au passage « qu’il n’y a rien de plus vide qu’une minute de silence ». Voilà un autre bel exemple de ce manque de souplesse qui caractérise les intégristes de toutes les religions…



[1] Pierre Bosset, Les symboles et rituels religieux dans les institutions publiques, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Québec, nov. 1999, p.13.

[2] L’emphase est ajoutée.

[3] L’emphase est ajoutée.

[4] C’est ainsi que l’on peut traduire le terme anglais « awe », concept qui va de l’admiration à la crainte révérentielle et qui suscite un abaissement volontaire.

[5] Payette c. Ville de Laval, 540-53-000021-042, 22 septembre 2008.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 5 février 2013 18:54
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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