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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Daniel Baril, L’approche judiciaire européenne de la gestion des accommodements religieux. Mémoire présenté à titre personnel à la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles. Montréal : 26 novembre 2007, 15 pp. [Autorisation accordée par l'auteur le 24 novembre 2007 de diffuser ce mémoire dans Les Classiques des sciences sociales.]

 Daniel Baril

 Journaliste, anthropologue, vice-président du mouvement laïque québécois
Professeur, Université de Montréal

L’approche judiciaire européenne
de la gestion des accommodements religieux.

 

Mémoire présenté à titre personnel à la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles. Montréal: novembre 2007, 15 pp.

Table des matières 
 
Résumé
 
1. L’approche déiste des tribunaux canadiens
 
La conception du bien
Responsabiliser le croyant
Accommoder l’intégration
 
2. L’approche européenne
 
Une culture judiciaire différente
Stopper l’intégrisme
La liberté de religion doit être encadrée de façon plus restrictive

 

“Tout n'a pas été dit à la commission Bouchard-Taylor. Voici le mémoire que je défendrai le lundi 26 novembre à 10h45 au Palais des congrès. J'apporte l'exemple de jugements de la Cour européenne des droits de l'homme sur des demandes d'accommodements religieux fondés sur une autre approche que celle de la Cour suprême du Canada. Le mémoire plaide pour une culture judiciaire de type européen et qui pourrait être implantée sous l'effet d'une charte de la laïcité.”

Daniel Baril, samedi, le 24 novembre 2007.

 Résumé

 

1. À partir d’une recherche journalistique et d’une approche anthropologique de la religion, ce mémoire fait ressortir, dans un premier temps, la notion déiste de la religion qui transparaît dans les jugements sur les accommodements religieux. L’attitude des tribunaux semblent être de considérer les obligations et les interdits religieux comme des règles intangibles découlant d’une autorité divine. Ils adhèrent à une conception déiste de la religion. (EX : «Pour les musulmans, il est obligatoire de prier cinq fois par jour» ; « les Sikhs orthodoxes doivent respecter un code vestimentaire strict » ; «les Juifs ont l’obligation d’habiter dans des souccahs»). L’autorité judiciaire ou politique n’a pas à accréditer une telle vision absolutiste qui déresponsabilise le croyant et crée des discriminations sur la base de la conception de la vie bonne. 

2. Dans un deuxième temps, le mémoire oppose à cette vision des choses les jugements européens fondés sur une conception plus sociologique de la religion. Même si la définition de la liberté de religion contenue dans Déclaration européenne des droits de l’homme est beaucoup plus détaillée que celle de nos chartes, les limitations comme l’interdiction du hidjab dans certains pays ont été jugées conformes au respect de la liberté de religion. Le mémoire aborde des exemples de la Belgique, de la France, des Pays Bas, de la Suisse, de l’Allemagne et de la Turquie et présente trois cas qui ont été soumis à la Cour européenne des droits de l’homme. Ces exemples montrent que la gestion des demandes d’accommodements religieux peut être différente de celle adoptée par le Canada. 

3. À partir de l’observation que la religion n’est pas de même nature que les autres libertés fondamentales, le mémoire plaide en conclusion pour une charte de la laïcité qui serait de nature à favoriser l’implantation d’une nouvelle culture judiciaire dans la gestion de ces demandes tout en préservant le droit à la liberté de religion.

 

1. L’approche déiste des tribunaux canadiens

 

Dans leur façon de formuler leurs observations pour juger une demande d’accommodement religieux, les autorités judiciaires semblent croire que les obligations que s’imposent les croyants sont des fatalités coulant de source divine et non le résultat de la réflexion humaine. Ceci les conduit à accorder à la liberté de religion une valeur de suprématie transcendant les autres libertés et les autres considérations de la vie sociale. Voici quelques exemples tirés des principaux jugements qui ont déclenché la controverse actuelle. 

Dans son avis sur la salle de prière à l’École de technologie supérieure (ÉTS), la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse écrit : « Pour les musulmans, il est obligatoire de prier cinq fois par jour, soit vers 6h30, puis entre 12h et 14h, entre 14h30 et 16h, entre 16h30 et 18h, ainsi qu’entre 20h et 21h. » [1] 

Dans je jugement sur l’eruv à Outremont, la Cour supérieure du Québec a fondé son jugement sur le fait que « [à défaut d’un eruv] lorsqu’un Juif orthodoxe quitte sa maison le jour du Sabbat il ne pourrait fermer à clé la porte de sa maison puisqu’il ou elle ne pourrait prendre ses clés une fois qu’il ou elle est sorti à l’extérieur de sa demeure ». [2] 

Dans son jugement sur le port du kirpan à l’école, la Cour suprême du Canada nous dit : «les Sikhs orthodoxes doivent respecter un code vestimentaire strict leur imposant le port de symboles religieux communément appelés les cinq K : 1) le kesh (cheveux non coupés) ; 2) le kangha (peigne de bois) ; 3) le kara (bracelet d’acier porté au poignet ; 4) le kaccha (sous-vêtement particulier) ; 5) le kirpan (poignard; épée en métal).» [3] 

La Cour suprême affirme également, dans son jugement sur la souccah aux habitations Le Sanctuaire du Mont-Royal, que «les Juifs ont l’obligation d’habiter dans ces souccahs», soit des huttes temporaires érigées sur le balcon, « obligation que leur impose la Bible ». [4] 

À aucun moment les juges ne semblent se placer en position d’observateurs externes face aux préceptes religieux ; ils semblent considérer les obligations et les interdits religieux comme des règles intangibles et inamovibles. Ils adhèrent à une conception déiste de la religion. 

Mais d’où viennent l’obligation des cinq prières des musulmans, l’imposition des cinq K pour les sikhs, l’interdit de porter un objet dans ses mains le jour du sabbat pour un hassidim ? Personne d’autre que les pratiquants eux-mêmes ne leur impose ces restrictions ou obligations. Ces règles ne sont pas imposées par l’autorité civile et politique; elles viennent des préceptes religieux et la religion est une création de l’esprit humain comme le sont les autres institutions sociales dans le domaine de la politique, du juridique, de l’éducation ou de la science. 

Aux yeux du professeur Jean-François Gaudreault-Desbiens, de la Faculté de droit de l’Université de Montréal, de tels jugements, notamment celui sur la souccah qui étend la protection de la liberté de religion à une simple coutume religieuse, reflètent «une définition à la fois absolutiste et naïve de la portée de la liberté de religion [et] tend à plonger le droit dans une espèce d’aveuglement volontaire envers la complexité du contexte social entourant le recours, souvent politique, à l’argument religieux». [5] 

Une perspective sociologique ou anthropologique de la religion nous oblige donc à relativiser les affirmations des croyants qui soutiennent que leurs préceptes découlent de commandements divins. L’autorité judiciaire ou politique n’a pas à accréditer une telle vision des choses. 

Comme le signale le professeur Gaudreault-Desbiens, il existe d’ailleurs de nombreux autres domaines relevant, tout autant que la religion, de la «sphère intime» et dans lesquels les tribunaux interviennent de façon directive, notamment la famille. La «déférence absolue» que la Cour suprême affiche à l’égard de la religion lui apparaît comme un signe de statut privilégié accordé à la religion, malgré un discours juridique qui prétend à la neutralité. [6]

 

La conception du bien

 

La conception déiste ou absolutiste de la religion conduit les tribunaux à privilégier la vision religieuse de la vie au détriment d’une vision humaniste. Il y a donc une inégalité entre les citoyens selon la philosophie de vie qu’ils choisissent. J’emprunte à un autre professeur de la Faculté de droit de l’Université de Montréal, Luc Tremblay, l’analyse suivante. 

« Le devoir d’accommodement raisonnable pour motifs religieux ne bénéficie qu’à ceux dont les conceptions du bien sont religieuses et ce pour le motif même que ces conceptions sont religieuses. […] 
D’un point de vue libéral, cette doctrine juridique est inégalitaire et discriminatoire. Une personne dont la conception religieuse requiert l’observance du samedi a le droit à un accommodement raisonnable; une personne dont la conception du bien lui demande de consacrer ses samedis à l’éducation de ses enfants n’a pas le même droit. Elle pourrait même devoir travailler certains samedis de plus afin d’accommoder la pratique religieuse de la co-employée. Un prisonnier musulman a le droit d’exiger une nourriture adaptée, une prisonnière végétarienne n’a pas le même droit. Un jeune Sikh peut exiger de porter un kirpan à certaines conditions de sécurité, un autre jeune n’a pas le droit de porter un couteau aux mêmes conditions. 

Dans tous les cas, la discrimination est faite en raison de la conception de la vie bonne. C’est une politique des «deux poids deux mesures» qui n’est pas plus acceptable que celle qui ferait des distinctions à l’intérieur de la catégorie des personnes handicapées, conférant un droit à des accommodements raisonnables aux manchots, mais non pas aux culs-de-jatte. »[7]

Selon le professeur Tremblay, la Cour suprême déconstruit, par ces jugements, les fondements de la démocratie libérale.

 

Responsabiliser le croyant

 

Cette position des tribunaux à l’égard du religieux a également comme effet pervers de déresponsabiliser le pratiquant de son engagement religieux. Dans une société libre et démocratique, l’adhésion à une religion et la pratique de son culte relèvent d’un choix personnel. Celui qui choisit d’adhérer à un tel système élaboré par ses semblables choisit d’en assumer les conséquences. 

Celui qui accepte d’adhérer à une religion qui l’oblige à prier plusieurs fois par jour à heures fixes choisi de s’exclure des emplois où il ne peut quitter le travail pour s’adonner à son rituel. Celui qui choisit une religion imposant un code vestimentaire accepte de se rendre inéligible à un poste où un costume est exigé. Celui qui, pour des raisons religieuses, s’interdit de sortir de la maison avec un quelconque objet dans les mains le samedi choisit d’en payer le coût. 

Si les obligations religieuses que s’imposent les pratiquants deviennent trop lourdes en regard de la vie moderne ou incompatibles avec les normes actuelles, il appartient à ces pratiquants de réformer la religion qu’ils se sont donnée. Le Québec offre d’ailleurs un exemple illustrant une telle perspective. Dans les années 60, la modernisation de l’État et de ses institutions a servi de moteur à la modernisation de la société. La religion catholique qui imprégnait jusqu’alors toute la vie sociale s’est, jusqu’à une certaine mesure, adaptée à la modernité : les religieux et religieuses ont abandonné les vêtements contraignants, on a cessé de faire jeûner les enfants, l’interdiction de travailler le dimanche a été levée et le jour d’obligation de culte a été laissé au choix entre le samedi ou le dimanche. 

Aux États-Unis, l’Utah présente un exemple encore plus marquant d’une réforme religieuse suscitée par les lois civiles. Pour que cet État puisse être admis dans la fédération américaine, l’Église mormone, qui contrôlait l’Utah, a dû renoncer à la polygamie. En 1890, cette Église a donc interdit le mariage polygame, sous peine d’excommunication, et ceci pour joindre les rangs d’un État en route vers la modernité et la prospérité. 

Voilà des exemples où la modernité – appelée au Québec Révolution tranquille - a réussi à infléchir des règles supposément divines. Mais on doit constater que nos institutions juridiques et politiques ne sont plus en mesure aujourd’hui de jouer un tel rôle parce que des pratiques comme celle de l’accommodement religieux autorisent et encouragent les dérogations aux règles qui ont permis l’émancipation de la société cléricale. 

Avec les nombreux précédents juridiques sur les accommodements religieux, il est évident qu’il serait aujourd’hui impossible à nos tribunaux d’interdire la polygamie et c’est sans doute pourquoi les gouvernements la tolèrent (chez certaines communautés de mormons et de musulmans) même si elle est proscrite par le Code criminel. Avec la pratique des accommodements religieux, nos institutions publiques comme l’école et les tribunaux ont perdu leur pouvoir de contraindre les religions à se réformer pour répondre aux exigences de la modernité et de la démocratie.

 

Accommoder l’intégration

 

Le point de vue selon lequel les accommodements religieux facilitent l’intégration de communautés religieuses de stricte observance est une idée reçue. En quoi un eruv permet-il l’intégration des hassidims à la société québécoise, alors qu’ils refusent tout contact avec cette société? En quoi le droit de porter un kirpan à l’école, droit obtenu en contestant un règlement de sécurité jusqu’en Cour suprême, favorise-t-il le respect de nos lois? En quoi une salle de prière, obtenue envers et contre tous dans une université au détriment de son statut laïque, favorise-t-il le mieux vivre ensemble dans un tel établissement? Tout accommodement autorisant à déroger à une règle commune ne peut que renforcer la croyance selon laquelle sa religion est au-dessus des lois civiles laïques. 

L’argument selon lequel les accommodements religieux favoriseraient l’intégration sociale et éviteraient le ghetto parait totalement indéfendable; c’est plutôt le contraire qui saute aux yeux. Ceux qui réclament des accommodements religieux sont d’ailleurs déjà en position de résistance contre les forces sociales d’intégration et sont bien souvent en rupture avec leurs propres coreligionnaires; ériger une société fondée sur la consolidation de tels particularismes exclusivistes ne peut que conduire à une société érigée sur les différences ghettoïsantes et non sur les valeurs communes rassemblantes. 

Il n’y a évidemment pas qu’au Québec que des dérives sur la question des accommodements religieux sont déplorées. Voici quelques cas survenus dans d’autres provinces canadiennes et qui méritent d’être mentionnés. [8] En 1995, la Cour d’appel fédérale a autorisé les policiers de religion sikhe au sein de la Gendarmerie royale du Canada à porter le turban dans le cadre de leurs fonctions, même lorsque le costume de cérémonie est de rigueur. En 1999, le Tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique a reconnu aux sikhs le droit de ne pas porter de casque de sécurité pour rouler à motocyclette. En Alberta l’hiver dernier, la cour a accordé aux huttérites le droit d’être dispensés de la photographie devant apparaître sur le permis de conduire parce qu’ils s’interdisent de se faire photographier au nom de leur religion.

 

2. L’approche européenne

 

Les choses peuvent aller autrement. Voyons comment l’Europe gère de telles demandes dans une culture judiciaire qui n’a pas à promouvoir le multiculturalisme et qui ne fait pas de la liberté de religion un absolutisme. Voici un bref survol de la situation prévalant dans quelques pays. [9] 

En Allemagne, plusieurs États ont adopté des lois interdisant aux enseignants et aux enseignantes de porter tout signe religieux pouvant être vu comme contraire aux valeurs constitutionnelles que l’école publique est tenue de promouvoir. Ceci a amené certains États à proscrire en 2004 le hidjab de même que la soutane des religieuses chrétiennes. La même année, Berlin interdisait tout signe religieux dans le secteur public. 

En Belgique, le port de signes religieux est interdit aux représentants de l’autorité civile, notamment les juges et les policiers. En 1994, le Tribunal de Liège a considéré que le port du hidjab était un choix et une non obligation religieuse et a maintenu son interdiction à l’école. En 2005, la plupart des écoles belges interdisaient le hidjab tant aux élèves qu’aux enseignantes en s’appuyant sur un jugement de la Cour européenne des droits de l’homme (Sahin c. Turquie). Toujours en Belgique, des règlements municipaux dans plus de vingt communes interdisent le port de la burqa en public tant au nom de la sécurité et de l’ordre qu’au nom de la laïcité. 

Aux Pays Bas, l’interdiction de la burqa a été étendue à tout le pays, sous réserve d’une approbation de cette interdiction par les tribunaux. La Commission pour l’égalité de traitement a déjà estimé que l’interdiction de porter le hidjab pour des raisons de sécurité dans les cours de gymnastique n’était pas discriminatoire. 

L’Angleterre, la Finlande et la Suède interdisent le port de la burqa ou du niqab à l’école au nom des règles minimales de la pédagogie. 

En France, le Conseil d’État a statué que les sikhs doivent retirer leur turban pour la photo devant apparaître sur leur permis de conduire. La cour a jugé que cette restriction est proportionnée à la liberté de religion étant donné les impératifs de sécurité, d’ordre public et de lutte contre la fraude. 

Même si ce pays est constitutionnellement laïque, le gouvernement a dû adopter une loi interdisant le port de signes religieux ostentatoires par les élèves à l’école publique (loi Stasi). En 2003, on évaluait à 1500 le nombre de jeunes musulmanes qui refusaient d’enlever leur voile. Le nombre a chuté à 100 l’année suivante et, en 2005, seulement 44 musulmanes et trois sikhs avaient dû être suspendus de l’école publique. 

L’interdit de signes religieux vaut pour tous les employés de l’État français. Le principe est qu’il ne doit pas y avoir de discrimination pour raison religieuse à l’embauche, mais qu’en retour l’employé doit respecter la neutralité de l’État et ne pas faire prévaloir son appartenance religieuse sur cette neutralité. 

La loi Stasi a passé avec succès le test du tribunal du Conseil d’État. En octobre 2004, le Conseil a estimé que l'atteinte portée à la liberté de religion par cette loi est proportionnée à l'objectif de l'intérêt général qui est d'assurer le respect du principe de laïcité dans les établissements scolaires publics. [10] 

Cette décision s'inscrit dans la ligne de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme qui a reconnu que l’interdiction de porter le hidjab dans les universités en Turquie respectait la liberté de religion inscrite dans la Convention européenne des droits de l’homme. À son article 9, cette convention reprend à la lettre l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU portant sur la liberté de religion : 

1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
 
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. [11]

 

Cette définition est beaucoup plus détaillée que la simple mention de la liberté de religion dans la charte canadienne (art. 2 : Chacun a les libertés fondamentales suivantes : a) liberté de conscience et de religion ; […]) et dans la charte québécoise (art. 3. : Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telle la liberté de conscience, la liberté de religion, […]). Pourtant, les interdictions de signes religieux ostensibles dans les institutions publiques n’ont pas été jugées contraires à cette définition de la liberté de religion. 

En 1990, la Commission européenne des droits de l’homme a aussi considéré que le refus d’octroyer un diplôme à deux étudiantes turques qui avaient fourni une photo sur laquelle elles portaient un hijab était une limite raisonnable à la liberté religieuse. La Commission a d’une part pris en considération le fait que ces femmes s’étaient inscrites en toute connaissance de cause dans des universités laïques et, d’autre part, que le port du hidjab dans les institutions publiques exerçait une pression sur les femmes non musulmanes et sur les musulmanes qui choisissaient de ne pas porter le voile. La décision était donc motivée par la laïcité, par le respect des droits des autres et par l’ordre public. [12] 

La Cour européenne a à nouveau été saisie de l’interdiction du hidjab en Turquie en 2005 et a donné raison à la Turquie qui considère le hidjab comme un symbole de l’islam politique. La Cour a pris en considération le fait 

« qu’il existe en Turquie des mouvements politiques extrémistes qui s’efforcent d’imposer à la société tout entière leurs symboles religieux et leur conception de la société, fondée sur des règles religieuses ».

 

Dans ces conditions, l’interdiction du hidjab répond à un «besoin social impérieux» et ne va pas à l’encontre de la liberté de religion telle que protégée par la Convention européenne. [13]

 

La Suisse a elle aussi eu gain de cause devant la Cour européenne des droits de l’homme en 2001 dans une plainte concernant l’interdiction du port du hidjab par une enseignante du réseau public. La Cour a statué que la décision de l’école est 

« en droite ligne du principe de la neutralité confessionnelle dont le but est non seulement de protéger les convictions religieuses des élèves et des parents, mais également d’assurer la paix religieuse […]. À cet égard, il faut relever que l’école risquerait de devenir un lieu d’affrontement religieux si les maîtres étaient autorisés par leur comportement, notamment leur habillement, à manifester fortement leurs convictions dans ce domaine » [14]

 

La cour a également tenu compte de la fonction pédagogique : 

« [Les enseignants] peuvent avoir une grande influence sur leurs élèves; ils représentent un modèle auquel les élèves sont particulièrement réceptifs en raison de leur jeune âge, de la quotidienneté de la relation et de la nature hiérarchique de ce rapport. L’enseignant est détenteur d’une part de l’autorité scolaire et représente l’État, auquel son comportement doit être imputé. Il est donc spécialement important qu’il exerce ses fonctions, c’est-à-dire transmettre des connaissances et développe des aptitudes, en restant confessionnellement neutre » [15]

 

Pour la Cour, « la même mesure pourrait également s’appliquer à un homme revêtant ostensiblement, dans les mêmes circonstances, les habits propres à une confession » [16] 

 

Une culture judiciaire différente

 

Ce qu’il est important de retenir des exemples européens, c’est que ces jugements ont pu être rendus sans qu’il ne soit fait explicitement mention de laïcité dans la Convention européenne des droits de l’homme. La France, la Suisse et la Turquie sont constitutionnellement laïques, mais ce principe n’est pas mentionné explicitement dans la Convention, ce qui n’a pas empêché la Cour européenne de considérer que les limites imposées par ces pays respectent le droit à la liberté de religion telle que définit dans la Convention européenne et la Déclaration universelle des droits de l’homme. La culture judiciaire peut donc être tout aussi déterminante qu’un texte de loi dans le rendu d’un jugement. 

Il est évident que la Cour européenne n’aurait pas invalidé l’interdiction du kirpan à l’école, interdiction fondée sur le principe de la sécurité; elle n’aurait pas imposé un local de prière à l’ÉTS qui se définit comme un établissement laïque; elle n’aurait pas obligé la ville d’Outremont à se plier aux exigences des lois juives pour instaurer un eruv sur son territoire; elle n’aurait pas obligé les corps policiers à accepter des vêtements religieux au détriment du costume officiel et neutre que doivent porter les agents; elle n’aurait pas exempté qui que ce soit de la photographie devant apparaître sur le permis de conduire; elle n’aurait pas exempté des élèves de cours d’éducation physique ou de musique pour des raisons religieuses ; elle ne permettrait sans doute pas de dézoner un secteur résidentiel dans une zone de villégiature pour construire une église, un temple, ou une mosquée. 

S’il est exact de dire que « les accommodements raisonnables ne sont pas la conséquence du multiculturalisme » [17], il est tout aussi exact de dire que le multiculturalisme entraîne une façon de gérer les accommodements raisonnables. Les choses prennent une autre tournure lorsque la religion est considérée comme un produit social et non comme un absolutisme transcendant et l’Europe en donne un exemple. 

 

Stopper l’intégrisme [18]

 

On pourra toujours dire que l’Europe c’est bien loin de nous et que la Turquie n’a pas grand chose à voir avec le Québec. Rien n’est moins sûr. L’intégrisme religieux est partout le même et ce que dit la Turquie sur les « extrémistes qui s’efforcent d’imposer à la société tout entière leurs symboles religieux et leur conception de la société fondée sur des règles religieuses », vaut pour l’intégrisme de toute confession et où que ce soit dans le monde. 

Voici une déclaration de Fatima Houda-Pépin, députée de La Pinière :

 

« Les imams [du Canada] sont des gens formés à l’étranger dans des écoles restrictives, envoyés en mission au Canada, payés par de l’argent étranger pour promouvoir au Canada un islam qui répond aux bailleurs de fonds. Leur mission n’est pas d’aider la communauté à s’intégrer mais à faire en sorte que la société canadienne s’adapte aux valeurs pour lesquelles ils sont payés et qu’ils doivent promouvoir. » […] 
« Selon les islamistes, le Canada a l’avantage d’être un pays ouvert, d’avoir une charte des droits qu’on pourrait invoquer pour pousser cet agenda et, en plus, il y a une loi du multiculturalisme qui fait en sorte qu’on doit respecter la diversité. » [19]

 

C’est le regard d’une musulmane sur une partie de la réalité musulmane au Québec. Voici un autre témoignage tiré du même documentaire de l’ONF et qui vient de Mubin Shaikla, coordonnateur du Centre Masjid-El-Noori de Toronto :

 

« On sait par des traditions orales authentiques que la lapidation était la peine infligée à la femme adultère. Ça ne fait aucun doute. […] Je ne peux condamner la lapidation; ça vient du prophète. Si c’est la peine selon Dieu, alors c’est la peine selon Dieu. Si c’était permis par la loi, on le pratiquerait. »

 

Mubin Shaikla est un jeune homme dans la vingtaine, né au Canada, scolarisé dans le réseau public et qui a fait cinq ans chez les cadets de l’armée! Il tient ces propos en public, devant la caméra et à visage découvert. Propos d’un exalté ? Que dire de ceux-ci : 

« Le Christ est roi, et il doit régner dans tous les secteurs de l'activité humaine, et ça comprend le secteur politique, le secteur social, le secteur économique, tous les secteurs doivent être sous la seigneurie du Christ. » [20]

 

Ce sont les propos de l’agent de pastorale de la paroisse Sacré-Cœur à Saguenay, Jacques Tremblay. L'équipe pastorale de cette paroisse souhaite non seulement qu'il y ait prière à l'hôtel de ville, mais aussi que la religion catholique reprenne sa place dans les écoles, les hôpitaux, le parlement et les entreprises. Nous sommes loin de la lapidation mais, encore une fois, ceci rejoint ce que la Turquie considère comme de l’extrémisme religieux, c’est-à-dire l’imposition « à la société tout entière de symboles religieux et de conception de la société fondée sur des règles religieuses ». 

 

La liberté de religion doit être encadrée
de façon plus restrictive

 

En adoptant une position anthropologique sur la religion et en analysant sous cet angle les jugements sur les accommodements religieux, il devient évident que l’on ne peut plus mettre sur le même pied la liberté de religion et l’ensemble des autres libertés fondamentales comme la liberté de presse, la liberté de réunion pacifique, la liberté d’association, la liberté d’expression, la liberté de conscience et le droit à l’égalité. 

La religion englobe à la fois les croyances sur les origines de la vie et sur l’après-mort, elle codifie les valeurs morales et dicte ce qui est bien et ce qui est mal, elle organise la vie en société, elle régule les comportements privés et publics comme les rapports entre les hommes et les femmes, elle décide des modes de reproduction, elle impose des restrictions alimentaires et vestimentaires, elle oblige à des rituels stricts et présente ses lois comme étant de source divine, donc au-dessus des lois civiles. Bref, pour paraphraser Marcel Mauss, la religion est « le fait humain total » [21] 

Par ce caractère englobant, la religion n’est pas de même nature et n’a pas la même portée qu’une liberté comme celle d’association ou de réunion. Ceci devient manifeste lorsque la religion ne reconnaît pas le droit à l’intégrité physique, la liberté d’expression, la liberté de conscience, le droit à l’égalité entre les sexes, ni la laïcité des institutions publiques. Mettre, en pareil cas, la liberté de religion sur le même pied que les autres droits et libertés revient à accorder le droit de nier ces autres libertés au nom de la liberté de religion. 

La liberté de religion nécessite donc d’être encadrée de façon plus restrictive que les autres libertés. En ce sens, on ne peut que souscrire à l’avis [22] du Conseil du statut de la femme qui demande de placer l’égalité des sexes à l’abri de la liberté de religion ainsi qu’aux intentions des gouvernements du Canada et du Québec visant à empêcher le vote à visage voilé. Mais on continue ainsi de procéder à la pièce, alors que tous les autres droits fondamentaux nécessitent la même protection face à l’intégrisme religieux. La solution est plutôt dans l’adoption d’une charte de la laïcité, comme plusieurs l’ont proposée, ou d’une clause interprétative de la liberté de religion comme l’a suggéré le professeur de droit constitutionnel Henri Brun [23]. De tels aménagements juridiques devraient avoir pour effet : 

 

- de mieux encadrer la liberté de religion en évitant qu’elle prime sur les autres libertés fondamentales ;
 
- de mettre en place des balises claires pour signifier où sont les limites à ne pas franchir dans l’empiètement de l’espace public de la part des groupes religieux ;
 
- d’interdire le port de signes religieux de la part des employés de l’État qui sont en contact avec le public (enseignants, policiers, médecins, fonctionnaires, etc.) ;
 
- de compléter la laïcisation de l’espace publique (fin des prières dans les assemblées municipales, assermentation civile, retrait du crucifix de l’Assemblée nationale) ;
 
- d’amener les tribunaux à adopter une nouvelle culture face aux demandes d’accommodement pour motif religieux ;
 
- d’exprimer une volonté politique claire et ferme dont les tribunaux devront tenir compte, ce qui forcerait, tôt ou tard, la réouverture de la constitution canadienne.

 

C’est là le minimum auquel on est en droit de s’attendre à cette étape de l’évolution de la société québécoise. La culture nouvelle juridique de la gestion des accommodements religieux qui en découlerait serait plus respectueuse des normes minimales assurant la cohésion sociale, dont la laïcité est un élément essentiel, tout en garantissant la liberté de religion. 

Une telle charte de la laïcité devrait avoir une reconnaissance quasi constitutionnelle de la part du gouvernement fédéral pour être pleinement efficace. La reconnaissance du Québec en tant que nation ouvre la porte à une telle perspective, si le mot nation veut dire quelque chose. 

En définitive, il faut prendre le parti des démocrates, croyants ou non, de toutes les religions ou de philosophie humaniste, qu’ils soient Québécois d’origine ou d’adoption, et qui veulent freiner l’avancée de l’intégrisme religieux afin d’assurer le mieux être collectif.


[1] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, résolution COM-510-5.2.1, 3 février 2006, p. 3.

[2] Cour supérieure du Québec, no 500-05-060659-008, 21 juin 2001, par. 34.

[3] Cour suprême du Canada, Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, 1 R.C.S. 256, 2006 CSC 6, p. 32.

[4] Cour suprême du Canada: Syndicat Northcrest c. Amselem, 2 R.C.S. 551, 2004 CSC 47, p. 21 et 3.

[5] Jean-François Gaudreault-Desbiens, «Quelques angles morts du débat sur l’accommodement raisonnable à la lumière de la question du port de signes religieux à l’école publique : réflexions en forme de points d’interrogation», dans Les accommodements raisonnables : quoi, comment, jusqu’où?, Myriam Jézéquel, dir., Éditions Yvon Blais, Cowansville, p. 241-286. Citation p. 267.

[6] Ibid, p. 266.

[7] Luc Tremblay, «Religion, tolérance et laïcité : le tournant multiculturel de la Cour suprême», présenté au colloque La religion, le droit et le «raisonnable», Faculté de droit, Université de Montréal, 18 juin 2007, p. 10-11.

[8] Les cas qui suivent sont tirés de Signes religieux dans la sphère publique et liberté de religion, Laura Barnett, Service d’information et de recherche parlementaires, Ottawa, 14 mars 2006.

[9] Ibid.

[10] Décision du Conseil d’État, N°269077,269704, Union française pour la cohésion nationale, 8 octobre 2004.

[11] Cité dans Affaire Leyla Sahin c. Turquie, requête no 44774/98, Cour européenne des droits de l’homme, 10 novembre 2005, p. 13.

[12] Laura Barnett, op. cit., p. 39-40.

[13] Affaire Leyla Sahin c. Turquie, op. cit. p. 8.

[14] Cour européenne des droits de l’homme, Requête 42393/98, Dahlab c. Suisse, 15 février 2001, p. 4.

[15] Ibid, p. 5.

[16] Ibid, p. 11.

[17] Daniel Weinstock, « Quatre clés pour éviter la crise », L’actualité, 1er octobre 2007, p. 39-40.

[18] Daniel Baril, «Les accommodements religieux pavent la voie à l’intégrisme», Éthique publique, vol. 9, no 1, 2007, p. 174-181.

[19] Témoignage tiré du documentaire La charia au Canada, Dominique Cardona, ONF, 2006.

[20] «Mgr Rivest mal à l'aise», Radio-Canada Saguenay Lac-Saint-Jean, lundi 24 septembre 2007.

[21] Daniel Baril, La grande illusion; comment la sélection naturelle a créé l’idée de Dieu, MultiMondes, 2006, 117 p.

[22] Conseil du statut de la femme, Droit à l’égalité entre les femmes et les hommes et liberté religieuse, Québec, septembre 2007.

[23] Henri Brun, «Une charte des droits n’est pas un paravent», Le Soleil, 20 octobre 2007, p. 33.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 25 novembre 2007 8:50
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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