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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Tahiti, les temps et les pouvoirs. Pour une anthropologie historique du Tahiti post-européen. (1987)
Note liminaire


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean-François BARÉ, Tahiti, les temps et les pouvoirs. Pour une anthropologie historique du Tahiti post-européen. Paris: Éditions de l’ORSTOM, 1987, 543 pp. Collection: Travaux et documents, no 207. Institut français de recherche scientifique pour le développement en coopération. [Autorisation accordée par l'auteur le 23 juillet 2012 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[xv]

Tahiti, les temps et les pouvoirs.
Pour une anthropologie historique du Tahiti post-européen


NOTE LIMINAIRE (1984)


Ce travail, résultât d'une recherche commencée depuis plusieurs années, paraît dans le cadre des nouvelles structures de l’O.R.S.T.O.M., qui incarnent d'une manière certainement plus explicite qu'auparavant les orientations actuelles d'une recherche scientifique « pour le développement ». Cette parution s'inscrit notamment dans le cadre d'un département qui, selon son intitulé, a pour vocation de s'interroger sur les « conditions d'un développement indépendant ». La philosophie implicite à ces termes est la critique d'un certain type de rapports politico-économiques entre pays « développés » et pays (ou, dans le cas tahitien, collectivités territoriales) « en voie de développement », rapports qui, 'pour être très bref, sont considérés comme reproduisant la dépendance dans le mouvement même de l'aide au développement, ou au moins d'un certain type d'aide. H s'agit donc nécessairement et dès l'instant où ceci est dit, de mettre en relief ce qui constituerait les lieux institutionnels privilégiés, des capacités ou des « dynamiques » des ensembles sociaux considérés hic et nunc, à un moment donné d'un histoire qui n'arrête pas de continuer, dynamiques fragiles dont on espère donc qu'elles seraient à certains égards autonomes des contraintes géo-politiques.

Or, quel rapport entre l'anthropologie historique et « le projet d'un développement indépendant ? » Qu'est-ce qu'un « développement indépendant » pour l'actuelle Polynésie française — une question à poser d'autant plus explicitement qu'on y parle beaucoup d'indépendance — ? Enfin, comment y identifier ces capacités autonomes ? À cet égard ce travail ne me paraît apporter que des éléments extrêmement modestes, mais dont on peut pourtant penser qu'ils constituent des préalables nécessaires à toute réflexion de cette nature.

Si l'on se contentait en effet d'une sorte de <r coupe » synchronique dans l'ensemble social et économique de la Polynésie française actuelle, on pourrait à bon droit y voir une caricature d'une situation de dépendance, et n'y repérer aucun dispositif institutionnel qui fut véritablement « porteur » d'une stratégie de développement « indépendant » à terme. Il y a belle lurette, même si cette constatation peut choquer, que le peuple (te nuna'a) polynésien de Polynésie française ne s'incarne plus dans une organisation politique qui lui soit propre. Les institutions actuelles, dont l'horizon est une large autonomie interne et qui sont le résultat d'une conjonction de pressions légitimes de groupes socio-politiques locaux et d'efforts louables du côté métropolitain, sont aussi lourdement marquées par le cadre politico-juridique — et, au-delà, culturel, d'une certaine manière — français. Leur fonctionnement même, le plus quotidien et matériel, de même que celui des nouvelles communes postérieures à la loi de 1972, est directement dépendant des transferts publics dégagés en très grande partie sur le même produit intérieur brut de la métropole : des salaires des conseillers de gouvernement à la machine à écrire de la secrétaire de la mairie de Huahine. Les productions locales, essentiellement agricoles, y couvrent à peine la valeur de 15 à 20% des importations (d'après l'I.N.S.E.E. et l'Institut d'Émission) ; parmi ces productions, l'une d'elles, le coprah, est elle-même subventionnée par un fonds de stabilisation au gré des variations des cours mondiaux.

On ne peut nullement nier qu'il existe des formes ou des configurations symboliques « polynésiennes » qui informent, implicitement cette situation, brossée ici à grands traits — et l'on verra que ce livre s'est employé précisément à en pointer la persistance étonnante, « derrière » les transformations subies depuis un siècle et demi. Ces formes existent bien, et l'exemple le plus frappant en est la persistance de conceptions et de pratiques « foncières » que le code civil n'est jamais parvenu à éradiquer totalement. Il existe bien une culture ma'ohi dont les aspects les plus explicites semblent s'être réfugiés dans la langue, toujours vivante mais aucune cristallisation institutionnelle n'en témoigne expressément, sinon par une série de détours permettant de lier les maires adjoints d'à présent aux chefs de district de la colonisation, ceux-ci aux governors (tavana) du XIXème siècle, et celles-ci aux unités territoriales du courant du XIXème ; l'organisation de l'Église protestante (notamment pour l'archipel de la Société, les Australes et les Tuamotu) à celle du groupe des missionnaires anglais de la L.M.S., et celle-ci aux « contrats » passés avec les chefs ma'ohi dans la fascinante période des années 1810-1820 ; cela fait beaucoup de détours.

[xvi]

Or, précisément, dans cette constellation qui paraît littéralement envahie par la référence extérieure, et toujours en se plaçant du point de vue pragmatique d'une stratégie de développement « indépendant », le seul tissu institutionnel qu'on puisse considérer d'une certaine manière comme autochtone, reflétant de la manière la moins lointaine les dynamiques sociales-historiques dont l'actuel peuple polynésien est héritier, c'est l’Église protestante [1], ce qui explique d'ailleurs que l'appareil ecclésiastique puisse parfois paraître se constituer comme la métaphore de l'ensemble social tout entier, et être présent en tout lieu.

Qu'on me comprenne bien : il ne s'agit pas ici d'émettre une idée ou une opinion, ni de je ne sais quelle pétition de principe en faveur du retour en force du théologique ; il s'agit de parler d'un horizon de choix réels, hic et nunc. Or, force est bien de constater qu'un polynésien contemporain qui, comme c'est de plus en plus souvent le cas et pour des raisons qui sont les siennes (bonnes ou mauvaises, là n'est pas la question) se détourne de l’Église, ne s'en retrouve pas plus ma'ohi qu'avant pour autant. Les faibles choix de socialisation qui lui restent alors sont essentiellement liés à un dispositif économico-culturel largement extérieur, souvent déstructurant (voir la masse de plus en plus grande de manœuvres temporaires des environs de Pape'ete), ce qui entretient le mouvement d'extraversion qu'il s'agit précisément, dans l'optique d'un développement indépendant d'éviter.

Cette même optique suppose nécessairement et d'abord une réappropriation des espaces vivriers, une priorité donnée à la production vivrière, selon le principe apparemment lumineux d'après lequel si la collectivité peut se nourrir, le « reste » prend moins d'acuité (à certains égards, ce principe pouvait paraître un principe fondateur de l'organisation socio-territoriale tahitienne ancienne). A partir de quels lieux institutionnels susciter une mobilisation de cette production, et imaginer des procédures d'arbitrage et d'échange, sinon à partir de ces unités territoriales métaphoriques que sont les paroisses et plus largement de l'appareil ecclésiastique, seule institution à la fois centrale et enracinée dans la « base » de la société ?

Constater qu'une institution qui trouve son origine dans la Suisse médiévale et l’Angleterre pré-industrielle puisse être le moyen d'un développement plus indépendant pour Tahiti, voilà évidemment du paradoxal. Or, ce qu'apporte la perspective de l'anthropologie - d'une anthropologie qui se trouve ici être « historique » par nécessité - c'est la mise en perspective, dans la durée, de cette possibilité institutionnelle, et un début d'explication du fait que l’Église protestante tahitienne puisse d'une certaine manière se revendiquer comme « autochtone » - avec toutes les implications que cela entraîne pour tous les aspects contemporains et les transformations en cours. Il me semble qu'on comprend mieux, en effet, dans le courant de ce livre, comment une société s'emparant dans des circonstances à la fois nécessaires et contingentes du protestantisme, crut un moment (au début du XIXème siècle) continuer à être elle-même et comment, une fois la désillusion venue, le système politico-religieux informé par le discours chrétien restait, de gré ou de force, la référence obligée. Dans les décennies consécutives du XIXème siècle, le problème n'était plus de choisir « l'ancien temps » contre le «  nouveau », il fallait « faire avec ».

Et de fait, loin de considérer l’Église comme une sorte d'institution idéale (loin de la considérer de quelque manière éthique que ce soit), c'est à ce genre de constatation d'une banale simplicité que conduit le long chemin parcouru. A peine émise, on peut pressentir sa « lecture » par tout le dispositif social : l’Église est dépassée ! diront les « modernistes » (mais il faut savoir ce que l'on veut ; on peut aussi militer pour l'intégration complète de la société et de l'économie tahitiennes dans leurs homologues euro-américains, et c'est bien se qui se passe, mais ce n'est pas l'hypothèse dans laquelle on se place ici) ; l’Église fut répressive et rétrograde, diront d'autres voix (mais c'est oublier que les Églises insulaires dont elle est issue étaient comme on va le voir, des instruments privilégiés aux mains des pouvoirs polynésiens eux-mêmes). Bref s'il y a « stratégie » il y a choix - ou concaténation de choix - et aucun de ces choix ne va pas sans aspect négatif ni en nombre illimité : dans l'hypothèse d'une stratégie de développement indépendant, il n'y a pas et le beurre et l'argent du beurre.

[xvii]

Il est certain en tout cas que parmi les choix évoqués ne figure pas à titre prioritaire le lamento sur l'aliénation présente et ce qui aurait été le bonheur des ma'ohi du XVIIIème, ce qui ne fait pas avancer d'un pouce le problème tout en laissant croire que pour une société polynésienne plus autonome, il suffirait d'échanger la bière Hinano pour le kava, le pantalon pour le pagne et la chaine haute fidélité pour la flûte nasale. Ce genre de démarche, hélas complaisamment entretenue par ceux que l'on pourrait appeler les « rentiers » occidentaux du mythe tahitien, se clôt à peine exprimée, du seul fait de l'impasse historique qu'elle suppose sur ce qui s'est passé entretemps (sans parler de la réalité sociologique actuelle). L'anthropologie, processus de connaissance nourri de la tension d'une définition autonome de son sujet, sans laquelle comme tout champ épistémologique elle se dissout, ne peut nullement s'identifier, en toute rigueur, au discours de développement (lui-même, de plus, traversé de tensions qui tendent à sa désintégration), un discours par essence volontariste et normatif, quelles que soient les positions éthiques voire analytiques que l'on peut avoir à son égard. Il s'agit en tout état de cause de deux ordres de réalité différents qui, pour se parler parfois et donner ainsi l'impression de la proximité, n'en sont pas moins radicalement distincts (un peu à la manière des couverts et de l'assiette qui, pour se rencontrer deux fois par jour, ne peuvent pour autant être confondus),

Cela ne signifie pas pour autant que l'on doive s'ignorer superbement, dans le cadre d'une forme structurale tout aussi superbe où les uns échangeraient avec les autres des qualifiants plus ou moins amènes, mais que l'on dirait fabriqués tout exprès pour que cet échange - ou cette absence d'échange - ait lieu : pragmatique ! dit l'un ; intellectuel ! dit l'autre. Cela signifie donc aussi que l'on peut se parler mais à l'intérieur et à l'intérieur seulement de ces ordre de réalité. C'est le sens des remarques qui précèdent. L'exemple tahitien montre en effet que ce que l'anthropologie peut en l'occurrence indiquer pour le « développement », ce sont des choix et la nature de ces choix ; des préalables aux lectures socio historiques spontanées, préalables qui, pour être apparemment modestes, ne peuvent pour autant être ignorés - sous peine de confiner de nouveaux « choix» de développement, auxquels on peut certes adhérer, à n'être qu'une sorte de shadow boxing, de combat contre les ombres, dans lequel l'objet ne se situe jamais là où on le penserait, et dont l'histoire moderne donne de si nombreux exemples.



[1] En mettant à part le cas des Marquises et des Gambiers, d'obédience catholique - ce qui montre déjà la difficulté de réflexions de cette nature.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 20 septembre 2013 19:47
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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