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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Tahiti, les temps et les pouvoirs. Pour une anthropologie historique du Tahiti post-européen. (1987)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean-François BARÉ, Tahiti, les temps et les pouvoirs. Pour une anthropologie historique du Tahiti post-européen. Paris: Éditions de l’ORSTOM, 1987, 543 pp. Collection: Travaux et documents, no 207. Institut français de recherche scientifique pour le développement en coopération. [Autorisation accordée par l'auteur le 23 juillet 2012 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[xi]

Tahiti, les temps et les pouvoirs.
Pour une anthropologie historique du Tahiti post-européen

Avant-propos


Ce travail tente de retracer les principaux processus historiques de confrontation des Polynésiens de l'est avec les cultures qui pèsent d'une si lourde présence dans la situation contemporaine.

Pour ce faire, il a été impossible de négliger l'écho persistant de la culture polynésienne d'origine bien au-delà de sa prétendue destruction, et la marque qu'elle imprime à ces évènements centraux que constituent d'une part l'arrivée des « découvreurs » de la fin du XVIIIème siècle et de leurs proches successeurs, les missionnaires protestants, d'autre part de l'implantation française. De fait, l'argument central est bien de montrer que les systèmes de signification qui constituaient cette culture, en donnant une forme spécifique à des évènements qui pourraient apparaître parfaitement conjoncturels, orientent d'une manière spécifique ces processus ; quand la praxis - la totalité des pratiques - résultant de ces confrontations n'est plus interprétable par les matricules culturelles disponibles, apparaît la perte de sens, la « dérive » d'une culture qui n'apparaît plus progressivement, que comme la métaphore d'elle-même ; et qui pourtant affirme par là même sa paradoxale permanence.

Dans ce sens, les oppositions classiques qui tentent à ordonner au moins implicitement les discours à la fois historique et anthropologique - entre structure et conjoncture, entre histoire évènementielle et les autres sortes d'histoire qui critiquent la première - paraissent dépourvues de pertinence ; quand les chefs tahitiens se convertissent à Jéhovah selon la logique même qui leur permettait d'abandonner des dieux considérés comme « inefficaces » pour d'autres qui le seraient moins, il ne s'agit pas d'une conjoncture - puisque c'est l'ensemble du système culturel qui est alors à l'œuvre - ni non plus d'un fait à proprement parler structural selon les connotations implicites d'habitude à l'usage de ce terme - puisqu'il induit des modifications radicales du système culturel et même, au sens strict la désorganisation de ce système. Dans ce sens, il s'agit bel et bien de la structure de conjonctures, liée notamment au dispositif inter-culturel alors repérable dans la double projection de la culture anglaise des missionnaires sur les Polynésiens, de la culture polynésienne sur les premiers.

Or, l'essentiel de la première partie était achevé quand est paru l'ouvrage de M. Sahlins Historical Metaphors and Mythical Realities Structure in the Early History of the Sandwich Islands Kingdom (The University of Michigan Press, 1981) qui pose à propos de l'histoire hawaïenne de la plus remarquable façon, des questions analogues.

On ne prétend nullement, ceci dit, à une maîtrise ou à un talent analogues à ceux à l'œuvre dans ce remarquable ouvrage. L'auteur de ces lignes n'a pu simplement s'empêcher de remarquer, avec une émotion compréhensible, à quel point sa propre démarche se trouvait parallèle à celle de l'auteur de Historical Metaphors et à quel point la proximité des dispositifs culturels hawaiien et polynésien de l'est s'en trouvaient à nouveau confirmée et donc peut-être, la pertinence de la méthode ; à quel point en outre la lecture de l'histoire hawaiienne trouvait sa correspondance dans la présente tentative, nonobstant les variations dans les modalités concrètes (ici le diagnostic sur le culte d'Oro puis son abandon, là le sacrifice fondateur de Cook intégré au grand rituel du Makahiki, sacrifice qui fondait dans l'esprit hawaiien la maîtrise du mana des Européens) ; dans les deux cas, l'écho, constamment réaffirmé dans ce volume, du prestige de l'Angleterre qui amène tant de chefs polynésiens - et hawaiiens - à se considérer comme Anglais sans - dans le cas tahitien - avoir aucun aval du gouvernement correspondant. Ce parallélisme se prolonge dans l'analyse de l'échec des tentatives d'ajustement inter-culturels - avec l'échec des projets de développement commerciaux de la London Missionary Society, qui amènent les chefs tahitiens à douter du mana des guides qu'ils se sont choisis ( partie 1 ch. III) avec la perte du monopole commercial des chefs avec les navires ( partie 1 ch. V), et dans le cas hawaiien, avec le passage du sacrifice (de Cook) au commerce, qui « sécularise les Européens » : « quand le sacrifice se transforma en commerce, les haole - étrangers - se transformèrent en hommes » (Historical Metaphors, p. 53). Le seul regret de l'auteur de ces lignes est de n'avoir pas toujours pu apporter à ses analyses la même pertinente précision que celle dont disposera bientôt l'histoire de Hawaii, avec les trois volumes annoncés par Sahlins. Le seul plaidoyer qu'il peut tenter en sa faveur est l'importance de la période considérée, seule capable de faire apparaître ces « structures de la longue durée » évoquées par F. Braudel dans un [xii] article resté célèbre ; et, de ce fait, la quantité proprement terrifiante de la documentation disponible. Le présent travail où les analyses sont constamment ponctuées de témoignages directs, n'utilise qu'une partie de la documentation disponible. À propos de l'histoire post-européenne, D. Oliver dont les spécialistes du Pacifique connaissent bien la mesure de langage, parle de « myriades d'archives ».

Les conditions propres des processus historiques évoqués tendent, de plus, à donner le monopole quasi exclusif du témoignage à des Européens parties prenantes de ces processus eux-mêmes, et d'autant plus enclins à passer sous silence la marque qu'impose la culture polynésienne à leur propre action. L'errance solitaire imposée par la quantité de la documentation n'a pas toujours trouvé sa récompense dans des documents ethnographiques explicites qui auraient donné au système culturel polynésien la part qui lui revient à l'évidence dans la production de sa propre histoire ; ce travail a consacré son effort à dessiner les contours de ces marques qui, souvent, restent implicites, sans cesser de manifester une forte présence somme toute silencieuse mais qu'il est impossible d'ignorer : marques et « métaphores » qui pourtant ont été passées sous silence dans l'immense majorité des écrits historiques sur la région, dont la forme narrative se borne à un constat, celui de la destruction soudaine de la culture polynésienne en quelques années.

Ces différentes contraintes et le regard relativement nouveau dont on tente ici de préciser l'orientation, ont imposé d'entremêler les analyses et la présentation des faits, de trouver un équilibre toujours fragile entre le travail documentaire et le travail de compréhension. Le lecteur pourrait s'égarer dans ce voyage complexe et il est utile d'en préciser la trajectoire dominante, qui en détermine l'ordre interne, et, l'on espère, la logique des processus historiques évoqués. Une fois pénétré de cette trajectoire, le lecteur peut aller directement à tel ou tel développement où le mènent ses intérêts propres en s'aidant de la table des matières et des cadres chronologiques voire consulter directement les courtes synthèses qui concluent les deux parties et reprennent l'essentiel de la logique historico-culturelle qu'on tente de mettre en évidence.

PREMIÈRE PARTIE

Le chapitre I indique quelques aspects, en somme énigmatiques, de la situation socio-culturelle contemporaine ; notamment, dans la plus grande partie de l'archipel, la légitimité protestante et la permanence de la revendication diffuse, associée à cette légitimité, d'appartenir au monde anglo-saxon ; il évoque les oppositions, toujours présentes dans le discours polynésien contemporain, entre la « France » et « L'Angleterre » ou le monde « anglo-saxon ».

Le chapitre II examine le processus ayant amené, depuis les premiers contacts avec les « découvreurs » du XVlllème siècle. Il fait émerger quelques éléments majeurs, dont les chapitres suivants semblent confirmer la pertinence :

a) la revendication diffuse, exprimée très tôt, par les chefs ma’ohi, de se situer dans une relation proche ou « privilégiée » avec l'ensemble culturel britannique (Peretane), revendication qui s'apparente parfois à une relation inter-tribale ou « sous » tribale ;

b) cette revendication s'appuie sur les transactions économiques ou politico-militaires entre les deux ensembles culturels. Ces dernières se structurent autour de « priorités » sur la productivité et plus généralement sur l'existence plus ou moins affirmée d'une attention soutenue, chez les Ma’ohi à l'efficacité technologique ;

c) l'existence d'une opposition entre « chefs titulaires » et chefs « tribaux » recouvrant une opposition entre la qualité « d'autochtone » et « d'étranger », entre la résidence et l'absence, entre « l'intérieur » et « l'extérieur » ;

d) la contradiction entre un modèle politique poussant à l'accroissement de l'influence qui amène certains chefs à intérioriser le modèle monarchique véhiculé par les « découvreurs » anglais, et de fortes tendances d'opposition à tout centralisme ; plus généralement, l'existence d'un principe de non exclusivité implicite, à tenter d'activer toutes les affiliations politiques, à négliger le « centre » pour la « périphérie » ;

e) le langage des relations aux effigies divines est le langage même de la politique territoriale. Le phénomène de la conversion au protestantisme s'opère de ce fait selon la logique qui permettait de « rejeter » (po’ara 'tu) des dieux considérés comme inefficaces ;

f) selon cette logique, être protestant, c'est être Anglais.

[xiii]

Le chapitre III examine les conséquences institutionnelles de ce premier processus en montrant l'incorporation conflictuelle de l'Église à la hiérarchie ma’ohi, en analysant la double projection culturelle des chefs polynésiens sur les missionnaires de la L.M.S., de ces derniers sur les autres ; il montre que la « néo culture » élaborée dans les années 1820-1840 se constitue comme une métaphore de la culture ma’ohi ; il décrit la perte de sens consécutive à la constatation faite par le peuple polynésien de l'inefficacité des médiateurs qu'il s'est donné, de leur absence de mana. La marginalisation des missionnaires n'en laisse pas moins subsister la connexion symbolique entre Jehovah et l'Angleterre.

Le chapitre IV rappelle que l'intervention française des années 1840 est liée plus ou moins directement à une situation qui, dans la logique, culturelle elle aussi, de la diplomatie de cette période, est vue comme un accroissement de l'influence anglaise. Étant donné ce qui précède, on ne saurait s'étonner que les Polynésiens voient cette intervention, soupçonnée d'apporter le catholicisme dans ses bagages - et donc l'idolâtrie, historiquement rejetée dans la logique ma’ohi par les conversions au protestantisme - comme un « grand malheur » (‘ati rahi) dans les termes du secrétaire de l'église de Huahine (1845). Cependant la résistance armée s'arrête soudainement et le dispositif colonial se met progressivement en place. Ceux des chefs polynésiens dépendant du protectorat sont alors gratifiés de revenus et prébendes essentiels à la définition de leur fonction, où se résument la captation, la parure et la redistribution ; fonctions que l'évolution propre des relations commerciales mettait en cause ; il fallait en effet que ces chefs continuent à reproduire cette opposition de nature entre eux et le peuple sans laquelle la notion même d'ari’i perd son sens. Pour reprendre une expression de M. Sahlins (1981) concernant les années 1820 à Hawaii, « le mode de production européen (...) était organisé par la conception polynésienne du mana » (p. 31).

Le chapitre V examine pour les années 1850-1870 les conséquences pour l'archipel des Sous Le Vent resté nominalement indépendant, de cette nouvelle situation et notamment les processus engendrés au départ par la compétition entre chefs titulaires pour des revenus au départ analogues ; il met en évidence la permanence de l'opposition entre chefs « titulaires » et « tribaux », la persistance des modèles anti-centralistes qui assignent aux puissances étrangères un rôle d'arbitre de la violence, dont elles ne se départiront plus ; la marginalisation des chefs polynésiens placés progressivement sur le même plan que la population dans l'unification des conditions du commerce.

Le chapitre VI constitue une sorte de contre épreuve du chapitre V avec l'examen des idéologies soutenant les rébellions des années 1880 contre le contrôle français, ou la connexion symbolique avec l'Angleterre est toujours revendiquée.

Le chapitre VII reprend cette évolution en « resserrant » les faits de manière à en faire émerger les dispositifs symboliques pertinents. Malgré cette place ultime nécessitée par la logique interne de l'exposition, il est conseillé au lecteur de se reporter à ces courts développements.

[xiv]

DEUXIÈME PARTIE

Les chapitres I et II restituent de l'extérieur la forme prise par le projet colonial français. Il s'agit de fournir aux lecteurs les éléments du contexte nécessaires à là compréhension des chapitres suivants. Le projet colonial se greffe sur une situation socio-historique déjà transformée, mais qui se trouve à différents égards dans les relations significatives avec la période antérieure. Dans ce sens, ce n'est pas le système culturel ma'ohi d'origine qui donne ici sa forme à la rencontre avec le projet colonial, mais l'ensemble cumulé de ses métaphores et de ses déstructurations.

Ce n'est que dans le cours des chapitres III à VI qu'il a été possible de restituer certains matériaux historiques recueillis « sur le terrain », du fait de la logique de l'exposition et de la tournure prise par la recherche historique stricto sensu.

Le chapitre m souhaite montrer la nature de la mémoire collective concernant le XXème siècle ou la fin du XIXème siècle, et ses catégories.

Le chapitre IV restitue l'apparition de la catégorie socio-culturelle des « demis » au travers de case studies de Huahine. Cette catégorie socio-culturelle apparaît en effet comme le résultat, l'incarnation du dispositif historique mis en place par les cultures étrangères et la culture polynésienne transformée à la fin du XIXème siècle et pendant le XXème siècle.

Le chapitre V se présente comme une tentative de synthèse de l'histoire vécue, par le biais d'une biographie qui présente le grand intérêt de totaliser à la fois une mémoire et les instruments, notamment sémantiques, de sa structuration.

Le chapitre VI dans le même ordre d'idées passe du général au particulier avec l'ethnographie d'une personnalité « demie ».

L'ensemble du volume est structuré autour de la constatation selon laquelle la période coloniale ne constitue pas, au contraire de celle antérieure au protectorat, une tentative explicite d'ajustement du système culturel polynésien à un système culturel différent mais le résultat d'adaptations au fait du système colonial français. Il reste que la fameuse connexion symbolique avec l'Angleterre puis les États-Unis y réapparaît de loin en loin.

L'argument essentiel portant sur le rôle de la rencontre de systèmes culturels inconscients dans la mise en mouvement de processus historiques, il aurait été imaginable de se limiter au XIXème siècle, puisque l'Océanie française du XXème siècle se constitue à partir d'un ensemble déjà déstructuré, et dans le cadre de la contrainte militaire, notamment aux Sous le Vent.

En laissant courir la démarche jusqu'à l'immédiat après-guerre ou parfois au-delà, mon espoir a été de permettre à l'actuelle génération polynésienne d'y voir un peu plus clair dans sa propre histoire, qu'elle porte confusément en elle sans véritablement la connaître, aussi bien que de relier la mémoire collective contemporaine à ces périodes qu'elle ne connaît pas, et qui pourtant pèsent sur elle d'une lourde présence.

Paris 1983.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 20 septembre 2013 19:46
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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