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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jean-François BARÉ, LE MALENTENDU PACIFIQUE. Des premières rencontres entre Polynésiens et Anglais
et de ce qui s’ensuivit avec les Français jusqu’à nos jours
. (1985)
Avant-propos de la 2e édition


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean-François BARÉ, LE MALENTENDU PACIFIQUE. Des premières rencontres entre Polynésiens et Anglais et de ce qui s’ensuivit avec les Français jusqu’à nos jours. Paris: Éditions des archives contemporaines, 1985, 279 pp. 2e édition. Collection: Ordres sociaux. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Autorisation accordée par l'auteur le 23 juillet 2012 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[3]

LE MALENTENDU PACIFIQUE.

Des premières rencontres entre Polynésiens et Anglais
et de ce qui s’ensuivit avec les Français jusqu’à nos jours.


Avant-propos de la 2e édition

Au XVIIIe siècle, des civilisations insulaires isolées au cœur de l'immense Pacifique voient arriver avec stupéfaction des bateaux venus d'un lieu qu'elles ignorent, habités par des êtres inconnus, porteurs de biens qu'elles considèrent comme précieux. Pourtant, dans leur manière de nommer le monde, il ne s'agit pas exactement de « bateaux », pas tout à fait d'« êtres » et pas vraiment des « biens » qu'elles connaissent. Dès cet instant se noue un double dialogue qui se nourrit de deux regards pourtant parallèles, car ce que l'on reconnaît dans l'autre n'est pas porteur des conséquences les plus familières ; un double dialogue, dont le cours se désagrège à mesure que les relations se construisent, sans pour autant se transformer en quelque chose de plus « vrai » ; là-dessus, arrive le train sourd de l'histoire contemporaine.

On ne doit donc pas se méprendre - c'est le cas de le dire - sur le mot malentendu (ni, d'ailleurs, sur le mot Pacifique, le rapprochement des deux trouvant son origine dans l'inventivité de Jean-Paul Enthoven). Le malentendu dont les effets parcourent ce livre n'est pas celui qui, des Noces de Figaro à Labiche, échange délibérément (mais en une feinte étourderie) les noms du maître et du valet, du mari et de l'amant, pour se dénouer dans la détente de la scène finale (bien que ces deux formes de quiproquo aient certainement quelque point commun) ; [4] car dans l'histoire il n'y a pas à proprement parler de dénouement, et pas davantage dans l'histoire des sociétés polynésiennes du Pacifique sud, ici incarné par le cas de Tahiti, parfois de Hawaii, devant les « découvreurs ». Le malentendu dont il est question opère dans la communication entre systèmes culturels différents ; il en constitue une dimension nécessaire et, somme toute, banale. Cette dimension ne peut être réduite par les « ce n'est pas ce que je voulais dire » de la communication interindividuelle ; car les sociétés ne parlent pas, en tout cas pas de cette voix prétendument unanime que nous prêtons à l'individu. Les dispositifs hiérarchiques qui ont fait considérer les capitaines de la marine anglaise et George III pour des chefs « tribaux », certains des chefs tribaux polynésiens eux-mêmes pour des « rois », ne dialoguent pas comme à distance avec un réel qui seul serait « vrai » ; ils en constituent bel et bien une des conditions d'existence. Il n'y a pas de souffleur pour susurrer aux gens du Tahiti de 1774 ou du Hawaii de 1778 que James Cook n'est pas un ari'i ou un ali'i, un dieu-chef comme on en connaît sur place ; et quand bien même y en aurait-il un, qu'un autre malentendu se nourrirait de ces paroles. C'est un malentendu où personne ne se trompe vraiment, et que l'on ne découvre qu'a posteriori ; car quand « ça » change, il est trop tard. Bien sûr, il est des malentendus de pure rhétorique : ceux qui m'intéressent ici sont d'ordre inintentionnel.

C'est dire aussi que ce malentendu-là ne constitue pas un concept explicatif : c'est là le rôle de l'anthropologie, venant ici à la rencontre de l'histoire. Il s'agit plutôt d'une notion descriptive, qui met en relief une dimension à mon sens essentielle et peu explorée de l'histoire humaine. Une dimension essentielle, parce qu'aucune raison objective ne fait ressembler le réel à ce qu'on dit qu'il est, parce que le réel n'est pas, par essence, nommé : on peut voir du mana (faculté de contraindre, efficacité sur le monde) là où il y aurait du « despotisme », de « l'avarice » là où il y aurait de « l'économie », des « fonds de réserve » là où il y aurait de « l'accumulation » ou, comme dans le Nord de Madagascar, de « l'accompagnement du riz (kabaka) » là où il y aurait du « crabe » ou du « poulet ».

[5]

En une lumineuse et brève allusion à une expression de Paul Bohannan, Marshall Sahlins parlait dans son premier travail sur l'histoire de Hawaii d'un « malentendu productif » (working misunderstanding) [1] ; productif, bien sûr, de situations historiques nouvelles.

Cette notion m'a paru particulièrement pertinente dans ces situations de communication interculturelle extrême que sont les situations de « découverte », comme celle qui, à la fin du XVIIIe siècle, institue de baroques dispositifs de communication entre communautés tahitiennes et européennes. Ainsi se développeront des relations basées sur une connaissance par définition progressive et inachevée des unes sur les autres, sur une sorte d'anthropologie « sauvage » au sens de la Pensée sauvage selon Claude Lévi-Strauss.

Dès lors, l'histoire des interactions culturelles - et de ce fait, pourrait-il sembler, l'histoire tout court - peut être vue pour partie, avec l'accélération des échanges internationaux, comme le résultat de cette accommodation progressive de chacun sur tous les autres, comme un travail, perpétuellement en devenir, d'appréhension de l'altérité. Si l'autre était irréductiblement différent, il n'y aurait pas d'« autre » ; si chacun n'était au contraire que la réplique de l'autre, l'histoire ne serait qu'un vaste entrechoquement d'intérêts indifférenciés, également compréhensibles par tout un chacun, par chaque groupe, par chaque communauté. L'expérience commune comme les historiens modernes montrent tout le contraire : des peuples aux généraux, nous sommes tous, à divers degrés, parents du Fabrice de Stendhal, en ayant à nous demander sans cesse ou est la bataille et quels en sont les protagonistes.

Certes, l'occidentalisation du monde amène à connaître des situations beaucoup moins tranchées que les situations de [6]

« découverte » ; d'ailleurs elle en procède aussi à certains égards, du fait de l'histoire même de l'Europe, ce phénoménal brassage humain. La projection inter-culturelle en laquelle se résume la notion de « malentendu » peut donc émerger de nombre de situations historiques, sans parler des situations de colonisation ; car la première présence anglaise dans le Pacifique, souvent évoquée ici, ne peut être assimilée, comme on l'entend parfois, à une « colonisation » au sens strict du terme, pour des raisons tenant à certains traits de la culture politique anglaise de l'époque qui donneront naissance à l'indirect rule.

C'est dire que l'histoire tahitienne est peut-être porteuse d'enseignements plus larges, bien qu'elle soit si spécifique, sans doute du fait de l'humour propre à la mythologie historique polynésienne. Certes, le dialogue qui s'y noue ne peut être étendu tel quel à la litanie souvent tragique de l'expansion coloniale, même si les formes de cette expansion se démultiplient en une variété de cas d'espèces, attestant ainsi de l'action des systèmes sociaux « dominés » eux-mêmes. Les sociétés polynésiennes du Pacifique ont connu l'intervention coloniale, à des degrés divers ; mais, plus tard, au XIXe siècle, alors qu'une bonne partie des dispositifs qui vont les lier aux puissances est déjà en place. En 1985, alors que se réveillait bruyamment en France le vieux démon du racisme, je ne croyais pas inutile de rappeler que l'étrangeté propre à la communication inter-culturelle, résumée ici par le terme de « malentendu », et la violence nue, si caractéristique de l'expansion coloniale, ne sont pas par nature des dimensions contradictoires de l'analyse historique. Il en va de même aujourd'hui.

De fait, on m'a fait comprendre épisodiquement, au cours des assez nombreux échanges suscités par ce livre depuis une quinzaine d'années, que la notion de « malentendu » relevait en somme d'une vision angélique de l'histoire : tout ceci ne serait qu'une affaire objective de violence et de domination, un processus matériel de confrontation des forces en jeu.

Passons sur le fait que l'amiral Dupetit-Thouars, interventionniste zélé des années 1840, n'annexe pas Tahiti [7] (avant de se voir désavoué) afin que des sites d'expérimentation nucléaire soient installés aux Gambiers dans les années 1960, ou que des centres commerciaux soient érigés à Pape'ete une décennie plus tard. De fait, une fois les Îles de la Société et l'ensemble des archipels périphériques lentement transformés en « Établissements français de l'Océanie » au cours du XIXe siècle, la préoccupation récurrente et paradoxale des administrateurs français est : « Maintenant, que faire de ces archipels ? » [2]

Évidemment, l'affrontement des « intérêts » constitue une variable récurrente de la vie sociale, bien que ce ne soit pas la seule. Évidemment on ne peut généralement pas faire passer la violence pour un « malentendu », même au sens diplomatique. Cependant, pour que des intérêts se confrontent, il faut au moins qu'il y ait confrontation de « projets », de projets inintentionnels au sens de la phénoménologie.

La violence, la force militaire, certes, mais surtout : pourquoi, et pour quoi faire ? À peine évacuée par la porte, voilà cette dimension du malentendu qui rentre par la fenêtre ; car « ce » qui dialogue alors, dans l'institution scolaire nouvelle manière, dans l'utilisation des revenus du coton ou de la vanille, dans l'ajustement des dominants locaux et des dominants d'ailleurs, ne s'identifie jamais à l'un ou l'autre des projets qui sont alors confrontés. Tel à qui l'on enseigne de force le français peut devenir de ce fait le président d'une nouvelle République, ou le scribe méprisé d'un lignage pauvre ; tel qui cultive le coton peut s'échiner à enrichir son propriétaire, devenir le secrétaire général respecté d'un office public, ou le grand prêtre d'une église Vodu ; tel qui donne l'ordre de l'école ou du coton peut enrager devant les échecs enregistrés, se réjouir au contraire des progrès accomplis, ou se dire que « s'il était au ministère... » (mais pourquoi n'y est-il pas ?). Tel qui meurt sous la mitraille peut servir « la cause » (mais qui est-ce exactement ?), plonger son ‘opu, son lignage ou sa famille dans le deuil (mais qui est-ce encore ?), ou faire se réjouir ses « héritiers » (mais ce ne sont pas les mêmes partout dans le monde) ; tel qui tire sur autrui peut [8] s'en trouver tourmenté toute sa vie et construire un mouvement de résistance anti-colonial, ou s'en glorifier de même.

Il faudra bien nous résigner à ce que l'histoire soit en quelque manière contingente, de cette contingence même des systèmes culturels qui informent le réel de leur manière particulière de nommer et de relier des « causes » et des « effets » qui ne sont spécifiés que grâce à eux ; sans que jamais la violence, si universelle à divers degrés aux sociétés humaines, puisse jamais être considérée comme autre chose que le scandale triste qu'elle est, du point de vue de l'éthique universelle. Hélas, comme le disait en substance George Orwell dans une de ses lettres datant de la deuxième guerre mondiale, seule la violence peut venir à bout de la violence [3]. Pour des raisons qui, encore une fois leur sont propres, les sociétés polynésiennes de l'archipel tahitien ont de toute évidence opté plutôt pour une politique du contrat qui, finalement, n'est pas moins redoutable à des conquérants que la violence pure, même si cette dernière est par instants parfaitement repérable chez les communautés tahitiennes historiques elles-mêmes. Si la violence est la « grande accoucheuse » de l'histoire, sa descendance est incertaine.

Finalement, le seul argument qui puisse ici être traité de « théorique » est repris du travail de Marshall Sahlins sur le Hawaii et le Fiji anciens : « remettre la culture dans l'histoire ». Lorsque ce livre fut écrit, entre juillet 1984 et avril 1985, Sahlins avait publié Historical Metaphors.... livre à propos duquel il allait prendre quelque distance, mais dont l'inspiration générale inaugurait son travail sur l'histoire du Pacifique insulaire [4]. Islands of History allait paraître la même année, bientôt suivi [9] par une traduction française [5] ; entre-temps, les extraordinaires similitudes de « scénario » entre Tahiti et Hawaii nous avaient amenés à de brefs échanges de correspondance. Islands of History a connu en France, grâce à sa traduction, une juste notoriété, on peut l'espérer tout au moins. Pour autant, je ne suis pas sûr que tous les lecteurs de ces livres en aient tiré toutes les conséquences qui me paraissent en découler en matière d'anthropologie et d'histoire.

Le lecteur constatera que quelques-uns des arguments généraux du travail de Sahlins ont naturellement trouvé leur place ici. Si ce travail, assez souvent cité, a certainement enrichi la démarche, notamment sur un plan comparatif, il faut y reconnaître l'adéquation de certains instruments intellectuels à la lecture d'une histoire qui, en l'occurrence, s'est trouvé leur fournir un écho pratiquement pur. Ainsi de la notion de « métaphore », que je crois aussi pouvoir relier au Geertz de Bali, celui des « paraphrases », commenté plus tard par André Burguière et Jacques Revel à propos de la France elle-même, dans un texte à demi critique qu'il faudrait citer ici en entier [6]. Qui dit « métaphore » ou « paraphrase » ne dit pas la reproduction du même, à l'identique ; c'est tout le contraire. Si une organisation sociale change de A vers B, c'est forcément qu'elle retient quelque chose de A. En ce sens toute organisation humaine est « métaphorique », par la succession de changements dont elle est le produit ; rien de plus illustratif à cet égard que les familles humaines. Le Tahiti contemporain - ou plutôt, celui des années 1980, dont la perspective cavalière ouvre ce livre - ne peut évidemment être rapproché tel quel de celui du XVIIIe siècle (encore qu'on en trouve certains exemples d'une criante vérité) ; mais on soutient qu'on ne peut en rendre compte sans une sorte de généalogie sociale, d'une métaphore historique à l'autre.

[10]

Les travaux de Douglas Oliver, pour l'ensemble, et d'Edwin Ferdon pour le chapitre VIII ont constitué de précieuses et indispensables références ; pour la période récente il en va ainsi de certaines observations du géographe François Ravault sur le donné foncier. Lors de la première édition Catherine Nicolle et Luc Heurtaux m'avaient porté secours ; je ne les oublie pas plus que l'éditrice Françoise Cibiel. Je remerciais mes amis Elizabeth Claverie et Pierre Lamaison, qui étaient co-directeurs de la collection « Histoire des Gens » chez Hachette-littérature. Pierre nous a quitté depuis ; je voudrais dédier cette réédition à son souvenir. Je voudrais aussi exprimer une reconnaissance particulière à Gérard Lenclud, Claude Robineau, Jean Jamin, Christian Gleizal, pour leur attention et leurs commentaires [7], plus récemment à Carole Lemée pour ses relectures ; à Annie Hubert-Baré ; et, bien sûr, à Jacques Revel, directeur de la présente collection.

Ce livre fut l'un des résultats d'un programme de recherche mené dans le cadre de l'ancien ORSTOM, désormais I.R.D. (Institut de Recherche pour le Développement). En explorant les contacts européano-tahitiens du XVIIIe siècle il se présente comme complémentaire d'un autre résultat de ce programme, une assez lourde synthèse historiographique et anthropologique intitulée Tahiti, les Temps et les pouvoirs, parue aux éditions de l'ORSTOM en 1987 mais achevée en 1983, qui prend pour point d'origine essentiel la « conversion » générale au protestantisme des deux premières décennies du XIXe siècle.

C'est précisément dans le cours de ce premier travail qu'une conviction s'est forgée, selon laquelle les événements parfois baroques, parfois tragiques du XVIIIe siècle appelaient une périodisation encore plus « longue », au sens de la longue durée de Braudel.

[11]

Ainsi, pourquoi aller si loin dans l'histoire ? Mais dans la conscience populaire du Tahiti contemporain, « l'Angleterre » (sous la forme transformée des « États-Unis » et du monde anglo-saxon) et les « païens » (en tant que point d'origine des choses humaines) sont toujours là...

[12]



[1] Historical Metaphors and Mythical Realities. Structure in the Early History of the Sandwich Islands Kingdom. University of Michigan Press, Ann Arbor 1981 : 72, cité de Paul Bohannan "Jural Anthropology and the Study of Law" American Anthropologist 63, Menasha Wis.

[2] J-F. Baré, Tahiti, les Temps et les pouvoirs, ORSTOM, Paris 1987, chap. VI.

[3] « (...) Personne n'a encore suggéré de solution concrète pour échapper à ce dilemme ». Cité par Simon Leys, George Orwell ou l'horreur de la politique, Hermann, Paris 1984 : 69.

[4] Notamment dans How Natives Think. About Captain Cook for Example. The University of Chicago Press, Chicago 1995, qui répond point par point à l'agressive critique de Gananath Obeyesekere, The Apotheosis of Captain Cook. European Myth Making on the Pacific. Princeton University Press, Princeton 1992.

[5] Les Îles de l'histoire. Traduit par un collectif sous la direction de Jacques Revel, Gallimard / Hautes Études / Le Seuil, Paris 1987.

[6] Burguière (A.) et Revel (J.) (dir.),1993. Préface à Histoire de la France. Les formes de la culture. Seuil, Paris : 10-12.

[7] Je pense particulièrement aux comptes rendus de G. Lenclud dans Annales et de C. Robineau dans le Journal de la Société des Océanistes parus vers 1986.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 5 mai 2014 16:21
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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