RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Georges BALANDIER, “Tradition et continuité”. Un article publié dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol. 44, janvier-juin 1968, pp. 1-12. Paris : Les Presses universitaires de France. [Autorisation formelle de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales accordée par M. Balandier le 28 janvier 2008.]

Georges BALANDIER 

Tradition et continuité”. [1] 

Un article publié dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol. 44, janvier-juin 1968, pp. 1-12. Paris : Les Presses universitaires de France.
 

Introduction
 
Sociologie des sociétés en changement.
Tradition et continuité.
Continuité : fait social général.
 
Conclusion

Introduction

 

Toute société peut être vue sous deux aspects en apparence opposés. Selon que l'on considère ses invariants, ses facteurs de maintien, sa continuité ou, à l'inverse, ses forces de transformation, ses changements structurels, il est possible d'en construire des images fort différentes et, pour une part, infidèles. Ces deux manières d'envisager la réalité sociale conduisent, dans leurs expressions extrêmes, à rapporter toute société à sa tradition ou, au contraire, à considérer principalement les processus qui déterminent sa modification et provoquent, à terme, une révolution ou une mutation. L'histoire de la pensée sociale révèle le long affrontement de ces deux interprétations, le débat inachevé des « conservateurs » et des « radicaux ». En fait, les deux démarches sont justifiables, à des degrés inégaux ; la plus conservatrice se fonde, en dernier recours, sur l'observation que toutes les sociétés - même les plus ouvertes aux changements rapides et cumulés - manifestent une certaine continuité ; tout ne change pas, et ce qui change ne se modifie pas « en bloc ». C'est à un dépassement dialectique des deux modes de lecture de la société qu'il importe de parvenir ; homologue, au plan de la théorie, de celui qui opère au sein des systèmes sociaux et que G. Gurvitch considérait sous la forme d'une dialectique permanente entre tradition et révolution. 

 

Sociologie des sociétés en changement.

 

Au-delà du succès encore proche de la sociologie des structures, qui débouche sur l'analyse formelle de certains ordres de rapports sociaux, la sociologie des processus et des changements retrouve l'initiative et la capacité d'imagination [2]. Plus ambitieuse encore, une nouvelle théorie évolutionniste se constitue, tentant de définir, dans le long terme, les tendances modificatrices des sociétés, la (ou les) orientation(s) dominante(s) régissant leur mouvement général. Les recherches récentes de Talcott Parsons n'échappent pas à cette sollicitation ; ce qui témoigne de la force de persuasion du néo-évolutionnisme [3]. Il semble que se réalise, par des moyens divers et inégalement efficaces, dans les domaines anthropologiques et sociologiques, le souhait formulé dès 1957 par R. Firth : le passage de « l'analyse structurale conventionnelle » à une recherche visant l'interprétation rigoureuse des « phénomènes dynamiques ». 

Les raisons du renouveau des théories dynamistes tiennent, à la fois, au développement actuel des sciences sociales et à la force des choses. Il est une pression de l'actualité qui paraît déterminante dans une large mesure. À aucun moment de l'histoire autant de transformations concomitantes n'ont jamais affecté autant de sociétés. Toutes les sociétés et toutes les civilisations sont de quelque manière à l'épreuve, les unes par un excès de modernité difficilement contrôlable, les autres par une revendication de modernité difficile à satisfaire. Ce qui crée une situation historique parfaitement inédite. Cette généralisation du changement, des transformations structurelles profondes, provoque par son caractère cumulatif un véritable « saut quantitatif » qui requiert une modification audacieuse de la pensée sociale, des instruments intellectuels et des théories. G. Bachelard, philosophe de l'« actuel » toujours tendu vers la prise de conscience de son temps, a incité avec constance à ce renouvellement ; il a exalté le rajeunissement de la pensée que le présent seul peut provoquer. 

La question qui s'impose en première instance porte sur le choix, parmi les expressions de l'actualité, de celles qui paraissent les plus significatives et peuvent jouer le rôle de stimulant de l'imagination sociologique. Une ébauche de réponse est à chercher dans la confrontation des deux « ensembles » de sociétés entre lesquelles se fait aujourd'hui le partage inégal des richesses et des moyens du progrès matériel. 

Tout d'abord, les sociétés proclamées développées, où les changements se multiplient eh s'accélérant. Marx les a vues, dès le siècle dernier, comme porteuses d'une forte charge historique, génératrices de révolution. Weber les a envisagées comme essentiellement « rationnelles », capables de prévision, efficaces et expansives. Dans les deux cas, c'est leur mouvement propre, leur dynamisme interne qui les définit. Le devenir - qui implique leur capacité à être cumulatives - est alors la principale de leurs propriétés spécifiques ; et les sociétés « autres », postulées a-historiques ou à histoire ralentie, sont estimées tributaires d'un mouvement induit de l'extérieur, trouvant son origine dans l'expansion de ces sociétés dites dynamiques par nature. Par ailleurs, les sociétés entreprenantes sont maintenant le lieu de transformations toujours plus nombreuses et plus rapides. Il s'y crée des ruptures telles que le présent semble ne pouvoir y être maîtrisé qu'en fonction de l'avenir. La lecture « prospective » des problèmes se généralise, réponse technique (ou technocratique) à. ce véritable défi. Cette « futurologie », pour reprendre l'appellation orgueilleuse parfois utilisée, qui se constitua dans les pays de régime néo-capitaliste, commence à s'organiser dans les pays socialistes. Le Centre de Recherches sur la culture moderne, de l'Académie polonaise des Sciences, anime des recherches « futurologiques » et a réuni une première conférence ayant pour titre officiel : Problèmes de prévision de l'avenir et modèle culturel [4]. Cette initiative se fonde sur une constatation déjà rapportée ; c'est la première fois, au cours de son histoire, que l'humanité connaît en l'espace d'une génération une série de mutations aussi étendues. Encore conviendrait-il de nuancer cette affirmation. 

Les sociétés développées demeurent celles où les générateurs de changement deviennent de plus en plus opérants, où de larges domaines sont successivement affectés. La création de nouvelles sources d'énergie, l'automatisation de la production, l'action des agents provocateurs de consommation (qu'il s'agisse de biens, de savoir ou de symboles sociaux et culturels proposés aux consommateurs), les nouveaux traitements de l'information et les progrès rapides de l'informatique, tels sont les aspects les plus fréquemment considérés. Mais le fait dominant reste l'effet multiplicateur des transformations cumulées : il remet en cause la plupart des structures existantes, y compris celles qui matérialisent l'implantation de la société dans l'espace. Cette dynamique interne suractivée fait que l'on peut définir les sociétés développées comme des sociétés de la mobilité généralisée. Celle-ci affecte le peuplement et les résidences, la distribution des professions et les formes de la compétence, les hiérarchies sociales et les prestiges, etc. Dans une société aussi mobile, la capacité d'adaptation tend à devenir la « valeur centrale » [5] ; elle est déjà appréciée au même titre que la compétence. 

L'intensité des changements risque de masquer les faits de continuité. Certaines des formules d'usage courant révèlent cependant ces « permanences », dans la mesure où elles sont reconnues comme des obstacles contrariant l'action des forces modernisantes. Les expressions qui évoquent la pesanteur sociologique et l'inertie des comportements, celles aussi qui affirment la nécessité des réformes de structures, manifestent ces résistances. La constatation reste banale et sommaire. Il importe de bien différencier les incidences de la tradition selon les phases du processus de croissance. En Europe occidentale, durant la période d'accumulation libérale, provocatrice d'une tension maxima entre les classes sociales, le recours à la tradition devient un moyen de renforcer les distances et les barrières sociales ; de Tocqueville à S. M. Lipset, l'observation a été souvent rapportée [6]. Durant la période qui se définit par l'établissement de la société dite de consommation, l'adhésion au changement sans révolution se multiplie. Dans un cas, la tradition est l'une des armes de la lutte des classes, dans l'autre, elle est le recours des entreprises visant à contenir les agents de transformation sociale dans le cadre d'une évolution contrôlée. 

C'est au sein des sociétés en procès de développement que l'affrontement du traditionnel et du moderne se manifeste de la manière la plus apparente, avec un véritable effet de grossissement. Elles sont qualifiées de « dualistes » (ce qui suggère la coexistence de ces deux secteurs), ou « en transition », ou à « structures désarticulées » (ce qui souligne le passage d'un état à un autre et ses conséquences structurelles). La liste des facteurs de transformation paraît bien établie, et l'on peut se borner à un simple rappel. En première place, deux processus dominants qui se trouvent partiellement associés : l'accession aux techniques complexes et l'industrialisation, le progrès des cités et de la civilisation urbaine. Tous deux sont créateurs d'inégalités régionales, dans la mesure où ils fondent des îlots de modernisme au sein de vastes espaces ruraux peu affectés par le changement ; ce qui entraîne, selon l'expression de l'économiste A. Piatier, « une prolétarisation par. classes géographiques ou spatiales ». Le deuxième générateur de transformations profondes est la nouvelle organisation de la vie politique mise en place à la faveur des indépendances récentes ; d'autant plus que la suprématie du politique, du moins durant un temps, résulte de ces dernières. Les particularismes, gardiens des traditions, doivent s'effacer devant les exigences de la construction nationale, et celle-ci assure le renforcement de la bureaucratie moderne et provoque la formation d'une classe de gestionnaires. Ainsi, saisit-on comment les forces de maintien se trouvent atteintes dans leurs assises - et dans leur action, à la suite de l'affaiblissement des gardiens du traditionalisme. Enfin, le troisième agent des changements doit être reconnu sous un aspect multiple : dans les conditions nouvelles de l'éducation, les formes nouvelles du savoir, la diffusion des mass media. En raison de leur convergence, ces dernières provoquent une véritable révolution par l'information. 

Dans le cas des sociétés actuellement en voie de développement, une caractéristique paraît aussi spécifique que cette transformation intense : la dépendance. Les moyens de la modernité sont importés dans une large mesure, sous la forme de capitaux, de biens d'équipement, de techniques, de modes de consommation, de modèles institutionnels. Cette dépendance, résultant de l'histoire, a pu être imputée à la nature même des sociétés qui la subissent. Déjà A. Comte, dans une des leçons du Cours, envisage la capacité de changement, la possibilité d'échapper à la répétition, et en conséquence le progrès, comme une propriété de la seule civilisation occidentale [7]. Max Weber attribue à la « rationalisation » et à l'efficacité, propres à la société moderne occidentale, le pouvoir de tirer les autres sociétés hors de l'état traditionnel. Cette manière de voir, largement partagée, entraîne une conception dualiste des domaines respectifs de la tradition et de la modernité : la première apparaît intégralement autochtone et définit les configurations antérieures à la mise en relations externes, la seconde apparaît étrangère et résulte principalement de ces rapports. La théorie indigène, telle qu'elle se manifeste au plan des communautés villageoises, peut sembler justifier cette interprétation : l'aménagement de l'espace villageois et les pratiques sont affectés par ce dualisme, et certains des modèles nouveaux sont partiellement récusés, dans la mesure même où ils sont estimés étrangers [8]. Une analyse plus poussée montre souvent que la réalité ne se conforme pas à cette conception simplificatrice. Elle permet de saisir la dialectique qui opère, entre un système traditionnel (dégradé) et un système nouveau (déterminé de l'extérieur), et fait surgir un troisième type de système socio-culturel, instable, mais porteur de la modernité authentique. 

Ces remarques prennent un relief encore plus accentué si l'on rappelle que la théorie unilinéaire du « développement » reste fort pratiquée ; à travers la pensée sociale du XVIIIe siècle, l'interprétation marxiste des étapes nécessaires (et universelles) qui déterminent la succession des formes sociales, l'évolutionnisme des premiers anthropologues, elle s'est perpétuée. Tout ce qui ne répond pas au modèle de la société industrielle avancée - estimée créatrice constamment active de la modernité - est postulé traditionnel ; toute entreprise de développement ne peut que répéter l'histoire des sociétés industrielles occidentales. Ce néo-évolutionnisme apparaît notamment dans la théorie de la croissance économique élaborée par W.W. Rostow, interprétation générale formulée en termes économiques, mais incorporant les phénomènes sociaux dans l'analyse. Rostow distingue cinq étapes (ou phases) que toute société doit parcourir selon un ordre nécessaire ; et la première correspond à l'état de « société traditionnelle », la croissance exprimant ainsi la distance parcourue à partir de cet état zéro [9]. Les théories unilinéaires négligent (ou sous-estiment) le fait que la civilisation industrielle atteint, en se diffusant, des sociétés très différentes de celle qui a provoqué son apparition et son expansion ; elle doit se façonner dans des moules nouveaux, si bien que des développements différentiels paraissent possibles et, avec eux, la naissance de sociétés modernes « inédites ». La faiblesse de telles théories est d'envisager le mouvement général des sociétés d'une manière abstraite, indépendamment des caractères spécifiques propres à ces dernières, en négligeant donc la continuité qui peut infléchir le sens du changement et lui imposer des formes originales au cours de sa réalisation. 

En conclusion, une constatation prédomine : les sociétés en procès de développement sont celles où se saisissent le mieux la dialectique de la tradition et de la modernité, la dialectique de la tradition et de la révolution - et les deux se trouvent associées dans les cas où la croissance économique résulte d'une politique visant à la transformation radicale des structures.

 

Tradition et continuité.

 

F. Engels dit de la tradition qu'elle « hante le cerveau des hommes ». La formule affirme la vigueur de l'attachement aux facteurs de continuité. C'est insuffisant, et les diverses acceptions du terme tradition doivent être précisées. On peut l'envisager comme appliqué à un système : à l'ensemble des valeurs, des symboles, des idées et des contraintes qui détermine l'adhésion à un ordre social et culturel justifié par référence au passé, et qui assure la défense de cet ordre contre l'oeuvre des forces de contestation radicale et de changement. Certaines sociétés traditionnelles sont obsédées par le sentiment de leur vulnérabilité, par la crainte des ruptures ; elles sont engagées dans une lutte permanente contre les déviations et les déséquilibres qui les menacent [10]. La tradition peut être vue comme pratique sociale et régulatrice des conduites. Sous cet aspect vécu, elle devient traditionalisme ; sa fonction est de susciter la conformité, d'entretenir au mieux la « répétition » des formes sociales et culturelles. Enfin, la tradition peut être envisagée en tant que déterminant soit un type de société globale, soit certains systèmes de relations au sein de la société globale. Elle qualifie ainsi le type idéal dit de la société traditionnelle, ou les secteurs dits traditionnels d'une société qui ne se conforme pas globalement à ce type. Max Weber a opposé la société occidentale moderne (et sa civilisation) aux sociétés que régit la tradition. De même les anthropologues tels que R. Redfield, qui ont construit les types de la société-communauté (société de folk) et de la société paysanne. Dans les deux cas, malgré la recherche de rigueur, le concept de société traditionnelle définit plus un contre-type (l'opposé de la société industrielle) qu'un type sociologique. De même, la notion de traditionalisme retenue dans une acception très large reste ambiguë ; elle ne rend pas compte des formes très diverses du traditionalisme, des figures sous lesquelles il se montre selon les situations [11]. 

Ce dernier est communément qualifié par la conformité, par la continuité qu'il régit, alors que la modernité est généralement conçue comme impliquant la rupture, la transformation irréversible. Cette opposition terme à terme peut être trompeuse et dangereuse. Des études anthropologiques récentes, dont celles de D. Apter, ont souligné les caractères dynamiques de certains des systèmes traditionnels ; toutes les interprétations dynamistes dénoncent avec une force égale le préjugé « fixiste » qui a longtemps entretenu une impression contraire [12]. Une simple constatation de bon sens s'impose : si l'on ne retient pas cette manière de voir, comment résoudre le problème du « passage », du changement structurel qui a fait surgir les sociétés modernes ? Certaines sociétés traditionnelles ont dû porter en elles suffisamment de forces transformatrices pour produire, au moins, les différentes formes de la société dite occidentale. Même si l'on postule que celle-ci constitue un cas unique, la question reste posée à son propos. 

En ce débat, il importe de tenir grand compte des illusions de l'optique sociale. Lorsqu'il s'agit des sociétés traditionnelles (et de surcroît exotiques), l'impression de continuité paraît fort accentuée ; les anthropologues commencent seulement à reconnaître leurs dynamismes et à leur restituer une histoire. À l'inverse, lorsqu'il s'agit des sociétés industrielles développées, l'impression de changement est si forte qu'elle impose la certitude de véritables mutations ; alors que survivent des domaines traditionnels, comme le montrent notamment les villes - foyers de transformation les plus actifs - qui présentent des secteurs de vie urbaine traditionnelle et des fronts pionniers urbains. La tradition n'est pas radicalement incompatible avec le changement, pas plus que la modernité avec une certaine continuité. 

 

Continuité : fait social général.

 

La société est toujours le lieu d'un affrontement permanent entre facteurs de maintien et facteurs de changement ; elle porte en elle les raisons de son ordre et les raisons du désordre qui provoquera sa modification. Cette instable balance explique néanmoins que les adaptations (connotées en langage politique par le terme : réformisme) soient plus nombreuses, plus fréquentes, que les transformations structurelles globales (de caractère révolutionnaire). Cette caractéristique du système social, être le produit de dynamismes qui le constituent et le menacent tout à la fois, les uns étant agents de la continuité et les autres de la transformation, comporte une conséquence dans le cas des sociétés globales. En leur sein, la coupure résultant du succès de l'entreprise révolutionnaire n'est jamais complète. La révolution n'est jamais totalement victorieuse, ce qui détermine les diverses tentatives conduites afin d'entretenir la révolution dans la révolution, selon la formule de R. Debray. 

Il est une autre caractéristique qui ne paraît pas d'un intérêt moindre. Toute société en voie de transformation révèle des inégalités sectorielles en matière de changement, d'intensité et de rapidité des changements. Certains secteurs peuvent être dits plus « lents » ; celui de la religion qui, par essence, tente de se situer hors de l'emprise du temps, des assauts de l'histoire ; celui des agencements culturels qui définissent une nation ou une ethnie et lui donnent son être et sa personnalité. Ils sont, par nature, le terrain où se maintiennent ou se renforcent les facteurs de continuité, bien que l'innovation religieuse puisse exprimer une révolte et le nationalisme combattant avoir des propriétés révolutionnaires. La théorie et la pratique révolutionnaires ont d'ailleurs dénoncé vigoureusement la religion, et une certaine forme du nationalisme, comme constituant le front de défense du conservatisme. Plusieurs secteurs peuvent être dits plus « rapides » : celui du savoir scientifique et des techniques d'application, celui de l'économie, celui des techniques de gouvernement, d'administration des hommes et des choses. C'est en certains d'entre eux que le changement prend naissance ; ils comportent les structures déterminantes en dernière instance. Entre deux extrêmes (pôle lent et rôle de frein, pôle rapide et rôle de moteur) se situent les secteurs soumis aux transformations induites. 

Ces conditions de fonctionnement font que toute société -même la plus mobile - porte en son sein des mécanismes permettant à la tradition ou/et au conservatisme de s'exprimer. Leur rendement est maximal dans les sociétés dites traditionnelles, bien que la contestation y soit agissante et que des changements s'y réalisent. L'efficacité de ces mécanismes décroît dans les sociétés en voie de modernisation, et surtout dans les sociétés modernes les plus avancées, précédemment définies en tant que sociétés de la mobilité généralisée. C'est à leur propos qu'il importe de manifester, au-delà des apparences contraires, les aspects et les ruses de la continuité et de la tradition. 

Une première constatation s'impose au plan de l'expression la relative inertie des langages, des formulations, auxquels peut recourir la réflexion sociale. Les conceptions concernant le présent et l'avenir sont en partie exprimées dans le langage du passé. L. Althusser a manifesté ce problème en analysant la genèse de la pensée du « jeune Marx » : il montre le rapport de cette pensée singulière au champ idéologique existant ; il pose la question du « commencement de Marx » et évoque l'« énorme couche idéologique sous laquelle il est né... couche écrasante dont il a su se dégager ». Il envisage d'une manière critique le développement des idéologies et révèle le difficile surgissement des découvertes ; Marx, inventeur d'un monde nouveau, dut d'abord s'exercer l'esprit « dans les formes anciennes » [13]. Celles-ci ont une lourdeur qui assure leur maintien ; il n'est pas aisé d'échapper à leur emprise pour concevoir des formes nouvelles permettant de penser un nouvel objet - et de devenir un agent du changement. 

À l'inertie relative des « formes » permettant de penser la société, il faut lier l'inertie relative des comportements et des attitudes intervenant dans la pratique sociale. Toute société, quel que soit son régime, toute classe, tout groupe comporte ses conservateurs par intérêt, ou par conformisme, ou par indifférence. Dans une situation de changement généralisé, où de larges secteurs sont remis en question, la coupure s'accentue entre les organisateurs de l'avenir (qui ont de la société une vue prospective) et les gestionnaires du passé (qui entretiennent une vision rétrospective). La continuité devient alors le moyen de se protéger contre des bouleversements répétés, contre un avenir dont la configuration reste imprécise. 

Cette constatation conduit à souligner la fonction sécurisante de la tradition, d'autant plus efficace que l'individu s'adapte difficilement aux situations instables. Dans les sociétés en voie de développement économique et de modernisation, où les transformations se succèdent en chaîne, les retours à une tradition dégradée ou reconstruite sont à cet égard révélateurs. Elle fournit le « langage » permettant de donner un sens à la nouveauté ou de formuler les réactions que cette dernière suscite. Elle maintient, en rendant possible la conservation de certains cadres sociaux et culturels dont le contenu s'est modifié, une partie du paysage sociologique ancien. Elle permet de recourir à des actions symboliques ou à des rituels « rassurants ». Ces moyens, qui restent largement disponibles dans le cas des sociétés dites traditionnelles, ne sont pas absents des sociétés modernes - ils sont au besoin recréés à partir de traditions fabriquées ou importées. 

C'est d'ailleurs au sein de celles-ci que se révèle maintenant un phénomène que l'on peut qualifier de récurrent : le recours à la contre-modernité comme moyen de protestation non révolutionnaire. Il se manifeste par la résurgence, plus ou moins artificielle et plus ou moins précaire, de formes archaïques de l'existence sociale. La bande, la communauté de participation (y compris la « commune » où s'organise la consommation des stimulants psychologiques et des hallucinogènes), la secte, les groupes à prétexte folklorique expriment la dissidence et la contestation spécifiques de certaines catégories de jeunes ; sans que l'on puisse y reconnaître le mode de réaction d'une classe d'âge relevant d'une classe sociale particulière. Les recherches consacrées aux Beats américains mettent en évidence cette affirmation vécue de la critique sociale. Le style de vie adopté est une inversion de celui qui définit l'american way of life, la sous-société et la sous-culture ébauchées sont la caricature à l'envers de la société de l'efficacité, du profit et de la consommation de masse. L'idéologie des Beats exalte le refus du travail, le rejet de l'action politique (acceptation de fait d'un type de société condamné), la pauvreté permettant l'épanouissement de la « Véritable Personne » (en anglais : Simon Pure). La non-possession est présentée comme le moyen d'échapper à une triple aliénation, celle du travail devenu in-signifiant, celle des choses et celle des mass media. Ces thèmes idéologiques s'accompagnent de choix culturels précis : stimulation artificielle de l'imaginaire, orientation mystique (Zen, divination, etc.), exaltation de la musique appartenant au folklore ethnique. Le rejet de la société américaine actuelle se transforme en refus de toute forme de la société moderne : les Beats réduisent l'organisation sociale à son minimum, ils s'insèrent dans des groupes dont on a pu dire qu'« ils sont proches de la bande primitive telle que R. Linton la décrit » [14]. Dans ces cas de contre-modernité, ce n'est plus la tradition réelle qui manifeste l'action de la continuité au sein d'une société constamment changeante (revendiquant, en conséquence, le monopole de la modernité), mais une tradition construite et syncrétique qui exprime la contestation de cette société. 

 

Conclusion.

 

L'analyse générale des rapports entre tradition, continuité et changement conduit essentiellement à une problématique. Elle permet néanmoins de mettre en évidence des données dominantes, des orientations de la recherche et de la théorie. En premier lieu s'impose le caractère permanent de la dialectique entre tradition et changement ; elle est à l'œuvre dans toutes les sociétés. En second lieu, il apparaît un domaine de faits nouveaux : ceux qui résultent de la quantité des changements (qui deviennent de plus en plus cumulatifs) et de la généralisation des transformations provoquées par l'expansion de la civilisation industrielle. Enfin, la confrontation des « cas », et leur comparaison systématique, incitent à formuler une suggestion. C'est à la faveur du dépaysement - de la distanciation - que se saisissent au mieux les relations dynamiques entre tradition et changement. De ce point de vue (sans évoquer les raisons encore plus déterminantes), nous devons davantage orienter nos recherches vers les sociétés « autres » et ouvertes aux processus de développement. D'une certaine façon, l'anthropologie que nous élaborons à partir d'elles informe notre propre prospective. 

Faculté des Lettres et Sciences humaines,
Sorbonne.



[1]    Les textes figurant sous ce thème général : Tradition et continuité rapportent le contenu des communications présentées à Bruxelles, en octobre 1967, lors de la Table Ronde réunie à l'Institut de Sociologie par l'Association internationale des Sociologues de Langue française. Cette recherche commune a contribué à la préparation du VIIe Colloque de l'Association (Neuchâtel, 1-5 octobre 1968) qui sera consacré à la Sociologie des mutations.

[2]    Sociologie du « changement », déjà ancienne mais renouvelée, qui ne se confond pas avec la sociologie ou l'anthropologie « dynamiste » au sens où nous l'entendons ; ces dernières soulignent qu'aucune structure ne peut être considérée indépendamment de la dynamique qui lui est inhérente, sans se réduire à une forme morte.

[3]    Se reporter à Talcott PARSONS, Societies : Evolutionary and Comparative Perspectives, 1966. W.F. WERTHEIM propose une remarquable analyse critique des travaux de caractère évolutionniste dans sa dernière étude Evolution and Revolution : Sociology of a World on the Move, Amsterdam, 1967.

[4]    Voir le compte rendu de cette conférence, réunie à Tarda, dans B. GOTOWSKI, Les futuribles à Tarda, Démocratie nouvelle, janvier 1968.

[5]    Notion empruntée à Talcott Parsons, par laquelle il désigne les valeurs permettant, dans une société donnée, d'évaluer et d'ordonner les diverses activités collectives.

[6]    E. Goblot la présente, à sa manière, en montrant comment la bourgeoisie française de la fin du XIXe siècle définit son « niveau » et dresse la « barrière » qui la protège. Cf. E. GOBLOT, La barrière et le niveau, nouv. éd., Paris, 1967.

[7]    Voir la 52e leçon du Cours de philosophie positive.

[8]    À titre d'illustration, consulter la belle étude de G. ALTHABE, Communautés villageoises de la Côte orientale malgache, à paraître aux Éditions Maspero.

[9]    Se reporter à W.W. ROSTOW, Les étapes de la croissance économique, trad. franç., Paris, 1962. Voir l'analyse et la critique de cet essai théorique dans J. FREYSSINET, Le concept de sous-développement, Paris, 1966, p. 135 sq.

[10]   On en trouve, par exemple, la manifestation dans l'ouvrage de G. CALAME-GRIAULE, La parole chez les Dogon, Paris, 1965.

[11]   Certaines de ces « figures » sont considérées dans G. BALANDIER, Anthropologie politique, Paris, 1967, chap. VII : « Tradition et modernité. »

[12]   Cf. G. BALANDIER, op. cit., et, parmi les récents ouvrages de D. APTER, Politics of Modernization, Chicago, 1965.

[13]   Cf. Louis ALTHUSSER, Pour Marx, « Sur le jeune Marx », Paris, 1965.

[14]   Se reporter à l'excellente étude de Ned POLSKY, Hustlers, Beats, and Others, Chicago, 1967, chapitre intitulé : a The Village Beat Scene. »



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 23 mai 2008 19:41
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref