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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Georges Balandier, “Tradition, conformité, historicité.” Un article publié dans L'Autre et l'ailleurs. Hommage à Roger Bastide, pp. 15-38. Textes présentés par Jean Poirier et François Raveau. Berger-Levrault, 1976, 511 pp. [Autorisation formelle de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales accordée par M. Balandier le 28 janvier 2008.]

[17]

Georges BALANDIER

Tradition, conformité, historicité.”

Un article publié dans L'Autre et l'ailleurs. Hommage à Roger Bastide, pp. 15-38. Textes présentés par Jean Poirier et François Raveau. Berger-Levrault, 1976, 511 pp.

1

Les sociétés dites traditionnelles et les sociétés dites historiques sont généralement considérées sous la forme de figures inversées ; la définition des unes devient ainsi celle des autres en négatif. Les premières paraissent soumises aux contraintes de la tradition, fondées sur la répétition, dénaturées dès l'instant où elles s'ouvrent à l'histoire - parce que celle qu'elles ont intériorisée leur demeura « étrangère » et résulta des dominations subies au cours des derniers siècles. Créditées d'une stabilité qui serait leur propriété principale, elles prennent l'aspect de sociétés de la passivité. Elles ne sont pas « prométhéennes » au sens où l'entendait G. Gurvitch ; l'homme n'y intervient pas pour remanier profondément les structures sociales ; la tradition y abolit l'idée même de révolution. Elles restent vues comme des sociétés de la satisfaction, du consentement. Selon la formule de C. Lévi-Strauss, « elles semblent avoir élaboré, ou retenu, une sagesse particulière qui les incite à résister désespérément à toute modification de leur structure ». Ces sociétés se reproduiraient sans variations majeures, parce que l'homme ne les utilise pas pour s'approprier totalement la nature et qu'il n'a pas pris conscience de sa capacité de les transformer. Elles échapperaient à l'histoire parce qu'elles « produisent extrêmement peu de désordre [1] ». Ce sont là des affirmations suggestives, mais il convient de les soumettre à évaluation et d'examiner les arguments - souvent faibles - sur lesquels s'est ouvert le débat entre l'anthropologie et l'histoire.

S'il est reconnu que les sociétés traditionnelles ne se sont pas reproduites sans changement depuis leurs lointaines origines, il n'en reste pas moins admis que leur trait dominant demeure la fixité au cours de longues périodes de temps. L'invariance devient leur règle et cette résistance ou inertie est « expliquée » à moindres frais. La démarche la plus simple conduit à mettre en cause la tendance au conservatisme, le refus de la nouveauté et du changement, de tout ce qui paraît étranger à l'ordre établi et connu. L. Lévy-Bruhl [2] a cru saisir là une des caractéristiques de la « mentalité primitive », qui implique que l'univers social soit donné une fois pour toutes, intangible. Il affirme que l'idée de développement [16] historique est absente des sociétés considérées par les ethnologues. Le passé dont la mémoire collective est gardienne ne s'étend guère ; il manque de profondeur ; il évoque une micro-histoire anecdotique plutôt qu'une histoire au sens où nous la concevons. Au-delà, c'est le règne du mythe et, en conséquence, « le temps de la période où il n'y avait pas encore de temps ». Selon cette interprétation, le temps mythique efface le temps historique ; tout ce qui existe est issu du premier et doit. se maintenir en état par référence à la charte initiale et sacrée, par le fait même qu'elle reporte à la période des origines. Ainsi, une « attention concentrée sur le monde des forces surnaturelles et des êtres mythiques... inspire des sentiments quasi religieux de crainte, de soumission et de respect ». L'ordre des choses ne peut être transformé, il se conforme au projet des mythes. La société ne se produit pas, elle se reproduit et l'individu se règle sur la conformité.

L'« absence » de l'histoire ne saurait cependant être expliquée par le seul déterminisme des mentalités traditionnelles : la dictature du mythe et le rejet de tout projet social différemment orienté doivent être mieux définis et davantage justifiés. Aussi des facteurs d'un autre ordre ont-ils été considérés. L'accent se trouve porté sur le défaut d'initiative individuelle, sur la primauté du groupe et le manque de liberté qui en résulte. Durkheim affirme avec force que « le type individuel se confond presque avec le type générique » dans le cas des sociétés estimées primitives [3]. En ce cas la conformité, la soumission à la tradition seraient moins le résultat de la contrainte mythique que de celle exercée par la société en tant que telle. Parodiant la formule de Marx, on pourrait dire que cette dernière - création des hommes - dépasse ses créateurs ; elle s'impose à eux avec cet effet de transcendance qui apparaît au maximum dans la domination de la religion. Et le marxisme lui-même, dans certaines de ses analyses, renvoie du côté de la nature, plus que de l'histoire, les formations sociales qui « précèdent » la dissolution de la communauté primitive et la formation des classes. Au minimum, la tradition reste vue comme « une grande force retardatrice » ; elle occulte et affaiblit les forces de changement. Elle n'est pas reconnue comme pouvant être réactivée, opérante et modernisante.

Plus récemment, les formulations se sont modifiées mais sans toucher au fond du débat. Il est moins insisté sur la négation de la liberté - formulation mal élucidée dans le cas des sociétés archaïques ou traditionnelles - que sur l'insuffisante conscience prise par l'individu de sa personnalité et de ses possibilités d'action efficace à l'intérieur de la société. Tout se passe comme si les initiatives finissaient toujours par être orientées vers l'extérieur, vers les sociétés « voisines ». A la limite, l'histoire serait absente parce qu'elle est expulsée. G. Gurvitch retient et répète cette argumentation en acceptant qu'une semblable prise de conscience « soit suffisante pour rendre un phénomène social historique ». Dans les sociétés soumises à l'interrogation ethnologique, les individus auraient pu dégager leur personnalité des comportements collectifs inconscients ; il manquerait, afin de provoquer le devenir, « une dialectique ouverte et consciente entre la tradition et la révolution ». Les formations sociales traditionnelles ne sont pas historiques parce que l'histoire qualifiée de « prométhéenne »leur fait (leur ferait) défaut.

Ces rappels restent sommaires, mais ils montrent le sens général de l'argumentation ; à vrai dire, celle-ci débouche plus sur un escamotage que sur des éléments de réponse. La considération des travaux récents n'élimine pas entièrement la déception, car l'anthropologie moderne a progressé fort lentement en ce domaine. Dans plusieurs des recueils d'études anthropologiques publiés aux États-Unis, le terme « histoire » ne figure pas dans les index ; par contre, une part importante est réservée aux « évolutions spirituelles » - aux transformations affectant les cultures, les civilisations, au cours de longues périodes de temps. D'une manière abusive et néfaste, les deux ordres de phénomènes paraissent avoir été postulés identiques, plus ou moins consciemment. L'histoire ainsi conçue et [17] largement déployée coïncide avec le mouvement de l'évolution des cultures, et ses coupures marquent la succession des phases (et/ou états) qui caractérisent cette dernière.

J'ajouterai une preuve anecdotique. Lors d'un colloque anthropologique qui rassembla, en 1952, aux États-Unis, plus de quatre-vingts anthropologues de renommée internationale, la prestation de l'histoire fut envisagée de manière incidente : au moment où, considérant la distribution des disciplines, les participants tentèrent de situer l'anthropologie par rapport aux sciences naturelles, d'une part, aux sciences humaines classiques, d'autre part. Par contre, les recherches relatives à l'évolution culturelle et aux diffusions culturelles furent attentivement examinées ; elles conservaient toutes leur importance et leur position établie [4].

C'est en se tournant du côté de l'anthropologie britannique [5] que l'on peut saisir un premier changement dans les attitudes scientifiques, des différences significatives. Certains des anthropologues renoncent aux modèles conventionnellement scientifiques, à la recherche de principes généraux ou de lois. C'est le cas pour Evans-Pritchard qui recourt explicitement à des modèles empruntés à l'histoire et aux disciplines classiques ; il vise moins à expliquer qu'à interpréter. Mais ceci ne fonde pas encore une recherche sur l'histoire (ou son absence) dans le cadre des sociétés traditionnelles. Evans-Pritchard y parvient plus tardivement en constatant que les sociétés sont toutes le produit d'un devenir, d'une succession d'événements uniques, que le passé est toujours actualisé dans le présent. Mais cette démarche, qui ré-intègre l'histoire dans les formations sociales d'où elle avait été chassée, ne conduit cependant pas à l'acceptation du déterminisme historique [6].

Dans son ouvrage, traitant des fondements de l'anthropologie sociale, S.F. Nadel ne consacre qu'un nombre restreint de pages à ces problèmes. Il continue à constater l'impossibilité, par insuffisance des documents conservables, de dépasser la seule histoire archéologique. Il reconnaît que les phénomènes observés sont le résultat de processus historiques, de chaînes d'événements, mais privilégie leur aspect répétitif, la loi de récurrence à laquelle ils se trouvent soumis. Son livre posthume proposant une théorie des structures sociales consacre un chapitre à la question... mais pour l'escamoter en fin d'examen. Nadel constate que les phénomènes sociaux peuvent être considérés : soit dans un cadre micro-temporel (celui de la courte durée) à l'intérieur duquel opèrent des changements mineurs ne transformant pas les structures, soit dans un cadre macro-temporel (celui de la longue durée) à l'occasion duquel se saisit une succession de structures qui se substituent les unes aux autres - mais seul le dernier « état » des sociétés sans archives et sans monuments durables peut être rigoureusement étudié et connu. Nadel s'accommode de cet état de choses, parce qu'il ne recherche pas au sein des systèmes sociaux l'explication de ce qu'ils sont - comment ils sont venus à être ce qu'ils sont - et du mouvement qui assure leur continuelle formation. Il néglige la coexistence de rapports et de configurations d'âges différents. Il admet que le temps constitue une des dimensions de la structure sociale, mais se résigne à traiter les sociétés comme si « elles étaient dans un état stationnaire ». Son mode de description s'appuie sur les enseignements de la logique et - afin de proposer un tableau plus simple et plus cohérent du réel - sa démarche explicative recourt souvent aux données d'une psychologie « intemporelle [7] ».

Dans l'œuvre de B. Malinowski et des membres de l'école fonctionnaliste, il apparaissait une véritable répulsion à l'égard de l'histoire : celle-ci était estimée suspecte dans le cas des sociétés archaïques (abaissée au rang d'une pseudo-histoire) et inutile (en raison d'une théorie de la société et de la culture exprimée en termes de besoins et de fonctions). Bien qu'avec lenteur, un certain chemin a donc été parcouru, dans le domaine théorique et davantage dans celui des recherches conduites sur le terrain. Evans-Pritchard a progressé dans l'un et l'autre de [18] manière décisive. Meyer Fortes, à partir de son étude des Tallensi du Ghana, a montré que « le temps est incorporé dans la structure sociale » ; il a rendu manifestes les « forces » qui opèrent au sein du système - et contribuent à sa définition, sinon à sa transformation [8]. Les travaux de Max Gluckman considèrent, sur la base de données d'enquête directe, le rôle du conflit social et la nature de l'inertie sociale ; ils traitent de la dialectique de l'ordre et de la rébellion, de la continuité et du changement [9]. E. Leach demande de ne plus considérer les sociétés traditionnelles comme situées « hors du temps » et correspondant à des systèmes parfaitement équilibrés. Son étude des Kachin de Birmanie fonde cette dénonciation, et fait apparaître - en ce cas - une sorte d'histoire pendulaire qui balance entre des formes plus égalitaires et des formes plus inégalitaires de la vie sociale [10]. Ce sont là autant de points de vue dynamistes en germe ; mais il n'apparaît pas encore de réflexion systématique et complète sur le problème des rapports entre ethnologie et histoire.

Du côté de l'anthropologie française, le mouvement fut encore plus lent, voire inexistant jusqu'à une date proche [11]. Et lorsque le travail théorique commence à produire ses premiers résultats, c'est en fait le procès de l'histoire qui s'ouvre. Les permanences, les invariants sont valorisés et leur assise recherchée dans les catégories fondamentales de l'esprit et l'inconscient collectif opérant en longue durée. Le néo-kantisme présent dans, et transmis par, l'héritage durkheimien, demeure actif ; il efface Hegel et sa descendance, dévote ou critique.

À l'occasion d'une conférence, exposant en 1957 le point de vue de l'ethnologue « devant l'Histoire », C. Lévi-Strauss s'élève contre « la conception mystique » de cette discipline. Il dénonce la position exorbitante qui lui est accordée et suggère de la remettre à sa place : celle d'un mode passager d'existence de l'humanité. Il présente, en conclusion, une humanité qui s'accomplirait par trois stades : préhistorique, historique et posthistorique ; ce troisième état, dégagé de l'histoire, l'ayant en quelque sorte dépassée, permet d'accéder à une sorte de quiétude statique. La visée n'est pas utopique ; les ethnologues ont reconnu l'existence de sociétés sans histoire où s'est établi un rapport d'équilibre durable entre ordre et désordre [12]. L'argument se retrouve, sous une autre forme et amplifié, dans la « leçon inaugurale » prononcée au Collège de France. Il conduit à souligner l'aspiration à une société « placée en dehors, et au-dessus, de l'histoire », qui se réfère aux enseignements ethnologiques. La tension qui la nourrit n'aurait pas une telle vigueur « si, dans des régions reculées de la Terre, des hommes n'avaient obstinément résisté à l'histoire, et n'étaient demeurés comme une preuve vivante de ce que nous voulons sauver ». Ces rappels s'imposaient afin de mieux situer la démonstration formulée, et reprise en diverses circonstances.

Premier mouvement : ces sociétés dites primitives sont dans l'histoire. Elles ont un passé aussi ancien que le nôtre ; elles ont subi les conséquences des grands mouvements de population et des guerres ; elles ont connu des crises et des modifications. Mais elles réduisent toute situation qui permettrait à l'histoire de faire irruption en leur sein. Elles s'acharnent à maintenir leur état d'équilibre initial. Lévi-Strauss marque sa position en recourant à une formule faisant image : « Tandis que les sociétés dites primitives baignent dans un fluide historique auquel elles s'efforcent de demeurer imperméables, nos sociétés intériorisent, si l'on peut dire, l'histoire pour en faire le moteur de leur développement [13]. »

Deuxième mouvement : comment peut-on comprendre cette résistance efficace si l'on ne fait pas (et fort justement) appel à l'inertie et aux contraintes de la mentalité dite primitive ? La réponse réside dans la coupure séparant deux types de formations sociales : d'un côté, les « sociétés froides » soumises à un mode mécanique de fonctionnement, de l'autre, les « sociétés chaudes » où les différenciations entre castes et entre classes créent de l'énergie et du devenir. C'est l'opposition, exposée au cours des Entretiens, des machines mécaniques et des [19] machines thermodynamiques, des horloges et des moteurs à vapeur. Dans un langage plus conventionnel, Lévi-Strauss affirme que les sociétés supposées primitives « produisent extrêmement peu de désordre » alors que les sociétés historiques « sont parvenues à réaliser dans leur sein un déséquilibre » qui les condamne à se transformer. Les deux grands types ne sont pas sans rappeler la distinction marxiste entre « communautés primitives » et sociétés de classes ; l'histoire surgit avec la scission de la « société en classes particulières et finalement opposées » (Engels). Le rapprochement se justifie encore davantage en considérant le terme de l'argumentation.

Troisième mouvement : tout en reconnaissant la diversité des formes d'organisation présentées par les sociétés primitives, Lévi-Strauss impute à ces dernières une propriété commune. Elles « s'efforcent, de façon consciente ou inconsciente, d'éviter que se produise ce clivage entre leurs membres, qui a permis ou favorisé l'essor de la civilisation occidentale [14] ». Elles peuvent être dites égalitaires et régies par la règle d'unanimité, grâce aux techniques qui permettent d'éliminer les dissentiments et d'engendrer une volonté collective. Tout autant que les manipulations perturbatrices, les aléas de fonctionnement leur sont épargnés : « Les règles de la parenté et du mariage, les échanges économiques, les rites et les mythes peuvent souvent être conçus sur le modèle de petites mécaniques fonctionnant de façon très régulière [15]. » À l'inverse, les sociétés historiques progressent de déséquilibre en déséquilibre, et entretiennent leur énergie en maintenant un écart entre dominants et dominés. L'histoire résulte ainsi des forces libérées par l'apparition et l'expansion de l'inégalité. La thèse fait écho à celle de J.-J. Rousseau dans le Discours sur l'inégalité ; elle retrouve l'inspiration qui oriente Engels dans sa recherche des origines de la propriété privée et de l'État.

Sans ouvrir dès maintenant le débat, il importe de proposer quelques remarques premières. C'est tout d'abord l'existence des sociétés estimées les plus primitives qui doit être mise en cause. Celles que nous connaissons par les travaux des ethnologues ne sont certainement pas des conservatoires culturels - et à supposer que certaines d'entre elles aient pu être tenues en cet état, elfes ne représenteraient qu'une petite section du vaste domaine couvert par l'investigation anthropologique. La plupart des autres sont le produit d'une histoire turbulente, créatrice et destructrice des pouvoirs et des institutions, ou n'apparaissent primitives que par une illusion de l'optique scientifique - elles sont, comme nombre de communautés amérindiennes, des sociétés naufragées. Le terme « ethnocide », maintenant très en vogue, désigne leur état tout autant que leur destin fatal ; si l'on pouvait entretenir à leur égard quelque cynique détachement, il faudrait les envisager dans le cadre d'une sorte de tératogenèse sociale.

Il est un point encore plus critique : la liaison établie entre l'irruption des forces qui font l'histoire et l'existence de différenciations inégalitaires (mais en est-il d'autres ?) et de coupures à l'intérieur du corps social. À s'en tenir à cette corrélation, les anthropologues ne sauraient guère éviter la rencontre de l'histoire - sauf aveuglement ou obstination à la fuir. Un grand nombre des sociétés relevant de leur juridiction scientifique présentent ces inégalités et ces clivages, si elles disposent aussi de mécanismes correcteurs plus ou moins efficaces. Le développement, à vrai dire tardif, de l'anthropologie politique en apporte des démonstrations multiples [16].

Au-delà, c'est la nature de l'inégalité et ses incidences qui se trouvent en question. Les travaux récents des éthologues révèlent que les sociétés animales avancées comportent des rapports inégalitaires, des écarts établis entre les catégories de membres qui les constituent, des « coupures » fortement maintenues. Toutes les sociétés de primates se fondent sur des groupes ordonnés plus ou moins stables, disposent de hiérarchies accomplissant une triple fonction d'influence, de contrôle et de domination, manifestent une inégalité qui « dose », en même temps que la participation à la vie collective ; l'accès aux femelles et à la nourriture. [20] Dans certaines de ces sociétés, les barrières sociales paraissent être à la fois élevées et efficaces, dans toutes existent des rapports de supériorité/infériorité, des statuts inégaux, des positions de commandement individuel ou collectif. La hiérarchie y figure déjà comme principe d'ordre et principe d'antagonisme - ce dernier opérant notamment dans les rapports entre groupes d'âge. C'est dire qu'il devient impossible d'exclure, dès l'examen, des sociétés que l'on pourrait qualifier de « naturelles », l'inégalité, le conflit et le germe d'une histoire [17].

Cette affirmation, qui semble maintenant fondée, rend encore moins compréhensible le parti pris longtemps entretenu par les ethnologues, et par les sociologues, exaltant le caractère unique tout autant que la supériorité des sociétés désignées comme occidentales, et historiques par excellence. Deux attitudes initiales ont contribué à le former. D'une part, c'est l'équivalence établie entre l'absence d'histoire totalement connaissable (car les événements sont mémorisés plus que matériellement fixés) et l'absence d'histoire vécue ; comme si l'inconfort de l'historiographie suffisait à postuler l'inexistence de l'histoire dès lors que celle-ci se fait plus insaisissable. C'est l'attachement à une conception des sociétés « primitives » qui conduisait à saisir en elles un état premier des sociétés humaines, une forme très antérieure et plus simple de l'existence sociale. Ce présupposé impliquait qu'elles aient persévéré dans leur être malgré les vicissitudes subies, qu'elles se soient maintenues grâce à une surprenante volonté de « répétition », et à une « sagesse » qui rendait cette dernière efficace.

L'argumentation a été exposée sous ses principaux aspects, de même que les premières remises en cause. Si l'on s'en tient à une répartition simple des justifications, elles se distribuent grossièrement en quatre catégories :

• C'est, tout d'abord, la contrainte maximale que le groupe exercerait sur l'individu et la primauté des comportements collectifs inconscients. Le conditionnement social interviendrait si puissamment qu'il ne laisserait d'autre issue que l'adhésion totale ; la société serait si complètement sacralisée que toute distance prise par rapport à elle deviendrait une offense aux dieux et aux ancêtres. La tradition est sacrée, parce que la société l'est elle-même et que toute religion l'exprime, la fait reconnaître et accepter sous cet « accoutrement » - selon le mot d'Engels.

• C'est, ensuite, l'absence d'une « conscience historique », la méconnaissance de la capacité qu'ont tous les acteurs sociaux d'intervenir au sein de la société avec une volonté de changement et non de conformisme. Plutôt que de faire saisir cette dernière comme soumise à une continuelle formation, l'attention est toute dirigée vers les mécanismes sociaux qui contribuent à éliminer les « déviations » et à restaurer périodiquement l'ordre existant.

• C'est aussi le postulat du maintien d'un état d'équilibre, sur la base d'une économie de la rareté, qui ne comporterait aucune incitation à son dépassement. Ainsi, certains groupes humains auraient pu se stabiliser « dans la répétition ». L'argument est repris incidemment par J.-P. Sartre dans Critique de la raison dialectique. Avec les sociétés dites archaïques, il s'agirait moins d'une histoire arrêtée - que les faits connus ne peuvent ni infirmer ni confirmer - que d'une « décision sur la nature humaine ». Un choix décisif aurait été effectué et l'ordre qu'il régit entretenu grâce à un équilibre établi entre l'homme, son milieu, ses techniques et la société dans laquelle il s'insère.

• C'est, enfin, la liaison établie entre l'absence d'une histoire et la « faible » incidence de l'inégalité au sein des sociétés plus immobiles. La thèse a été exposée par C. Lévi-Strauss qui fait de l'écart différentiel entre groupes sociaux inégaux le principal générateur de désordre, d'entropie, le facteur du devenir historique.

[21] C'est là un classement appauvri des modes d'argumentation. Il suffit cependant à montrer qu'ils réfèrent : les deux premiers aux notions de tradition et de conformité, les deux derniers aux notions d'équilibre et d'égalité (ou de déséquilibre et d'inégalité). Ce qui permet de mieux orienter l'analyse qui suit, et se fonde sur des données empruntées aux travaux africanistes.


2

Le thème de départ relève presque de l'évidence : toutes les sociétés négro-africaines ne s'insèrent pas de même manière dans l'histoire, ou ne sont pas de même manière hors de l'histoire - si le point de vue anti-historiciste est provisoirement retenu. La distinction la plus fréquente se fonde sur l'existence ou l'absence d'un État, d'une autorité politique nettement différenciée et organisée. Une évidence s'impose : l'apparition de l'État - bien que l'on ne puisse toujours établir avec rigueur le processus de sa formation [18] - marque un des moments « forts », et à effets multiples, de l'histoire africaine. Elle entraîne la constitution d'une société d'un type nouveau, plus différenciée et souvent « plurale », plus ouverte à l'inégalité et assurant la suprématie légalisée d'un groupe dominant, davantage libérée des relations primaires résultant de la parenté, de la filiation et de l'alliance. Elle fait surgir une société que l'on peut dire plus « entreprenante », qui multiplie, intensifie et élargit ses relations extérieures, qui acquiert une force d'expansion économique et culturelle. L'exemple des grands États historiques de l'Ouest africain, de leurs vicissitudes et de leurs affrontements, en témoigne - jusqu'à une époque récente, comme le démontre la thèse d'Y. Person consacrée à l'épopée de Samory.

Les États africains ont engendré une histoire riche de péripéties. Un grand nombre d'entre eux ont disparu - mais en laissant subsister des modèles de définition et d'organisation du pouvoir politique qui affectent maintenant les modèles « importés » au moment de la décolonisation -, plusieurs se sont maintenus, dont le Mossi formé en Haute-Volta au Xllle-XlVe siècle, et font figure d'enclaves à l'intérieur des unités résultant du partage colonial. Cette disparition comme cette permanence posent des problèmes que nous savons définir, mais qui n'ont pas encore reçu les solutions qui permettraient de mieux qualifier la nature et la spécificité de l'histoire africaine.

La consolidation des États et leur action hors des frontières ont des incidences profondes sur les peuples qu'ils n'incorporent pas politiquement, mais sur lesquels ils exercent une pression [19]. Ceux-ci subissent les effets directs et/ou les contrecoups d'une histoire qu'ils ne contrôlent pas ; ils sont d'une certaine manière lancés dans une aventure qui ne leur permet plus de « reproduire » leurs formes sociales, s'ils veulent survivre et maintenir leur personnalité. C'est le cas des sociétés longtemps soumises à la pression des empires soudanais, sur les marches de la Guinée, du Libéria et de la Côte-d'Ivoire. Il en est de même pour les groupes ethniques « émiettés » du Tchad, qui ne se définissent que par rapport aux États entreprenants et à partir des « réponses » qu'ils ont dû donner à l'entreprise dominatrice de ceux-ci. Les conséquences sont encore plus apparentes dès que l'on considère les peuples « réfugiés » en zone montagneuse, fuyant la pression des conquérants porteurs de l'Islam, disséminés à travers l'Afrique occidentale jusque dans la région septentrionale du Cameroun. Ce repli défensif s'est transformé en « défi » et a incité à l'innovation en matière de techniques, de capitalisation démographique et d'agencements sociaux. Dans sa description de ces sociétés - souvent qualifiées de paléonigritiques -, J.-C. Froelich affirme : « Il n'est pas de montagne, voire de falaise ou de colline à relief tourmenté qui n'ait, à un moment quelconque, accueilli des fugitifs et des résistants [20]. » En fait, toutes ces [22] sociétés assiégées ont dû utiliser - dans un cadre spatial restreint - toutes les possibilités d'organisation et de survie. L'une des études les plus complètes, et les plus illustratives, est celle de P. Mercier consacrée aux Somba du Dahomey. Il y montre notamment comment ces derniers ont été conduits à « occuper » et à « faire » un pays, et à devenir les créateurs d'un « conservatisme actif [21] ».

Les exemples pourraient être multipliés. Il n'est aucun peuple africain qui n'ait été atteint par la politique des États historiques - au moins sous l'aspect d'une migration de défense qui permet de rompre le contact, et des réactions en chaîne qui ne laissent pas d'espaces préservés, Tous ont été affectés par l'histoire africaine, mais ils ne s'y insèrent pas de même manière. Et c'est le fond du débat.

Les uns, ceux qui ont mis en place un appareil étatique, jouent un rôle plus moteur. Ils assurent la défense de l'autorité centrale à l'intérieur, la sécurité et l'élargissement des frontières dans leur rapport à l'extérieur. Ils poursuivent la recherche d'avantages économiques et stratégiques, etc. Les autres, ceux qui sont liés à une société segmentaire ou de « chefferie », sont plus soumis à une histoire « induite » qu'à une histoire provoquée. Il est d'ailleurs significatif que ces systèmes sociaux ne réagissent pas de même manière aux contraintes et transformations que le colonialisme a imposées. Dans le cas des sociétés étatiques et fortement inégalitaires, une conjoncture révolutionnaire peut apparaître : au Rwanda, les paysans Nutu n'ont pas seulement suscité des « jacqueries », ils ont fini par imposer un renversement des rapports de force à leur avantage. Dans le cas des sociétés segmentaires, c'est plutôt un processus de dégradation sociale qui opère dans une première phase : les clans, les lignages et familles étendues se fragmentant, les réseaux de parenté s'amenuisent ; les mécanismes de contrôle social perdent une part de leur efficacité. La société finit par être contrainte à se re-composer.

Ceci reste schématique, mais conduit à une suggestion. La frontière entre une ethnologie esquivant l'histoire, attirée par les « répétitions sociales, les permanences apparentes et les invariants supposés », et une ethno-sociologie intégrant l'histoire, considérant les processus d'engendrement, pourrait bien être aussi la frontière tracée entre sociétés dites claniques ou lignagères et sociétés étatiques. Cependant, établir ce rapprochement, c'est accepter au moins une illusion dangereuse. Nous ne sommes nullement assurés que toutes les sociétés « claniques » actuellement recensées soient telles parce qu'elles ont pu, au cours du temps, rester imperméables au « fluide historique ». C'est l'impression inverse qui s'impose. Certains cas de régression sont connus : les anciens royaumes kongo ont cédé la place à des sociétés segmentaires, mais nettement inégalitaires et à chefferies d'assise spatiale restreinte. Des processus semblables ont opéré en diverses régions du Mali. Les difficultés de repérage et/ou l'ignorance expliquent le manque d'informations nombreuses et contrôlées sur ces situations.

Une hypothèse s'impose. Le système d'organisation à clans et lignages qui se reconstitue, après la ruine des États, avec des variantes, par éléments adjoints : classes d'âges, dépendances personnelles, castes professionnelles, etc., peut constituer un « minimum sociologique ». Il semble bien proposer la forme sociale la plus facile à reconstruire, à répéter, à maintenir dans des conditions d'insécurité et d'instabilité. Ses « lois » de composition et sa plasticité expliqueraient cette propriété. La manière même dont se transforment, par éclatement et regroupement, fission et fusion, les sociétés dites claniques, le suggère [22]. Même dans les circonstances impliquant un faible attachement au territoire et un médiocre aménagement de l'espace, une pauvreté technique et une différenciation rudimentaire des activités collectives, ce système social peut fonctionner. Il donne l'assise minimale sur laquelle s'édifient des rapports sociaux plus complexes, les éléments de base supportant des configurations définies selon d'autres principes.

La distinction entre sociétés étatiques et non étatiques n'est pas la seule à retenir. Il importe tout autant de considérer l'incidence, inégale quant aux sociétés [23] mises en relation, du rapport aux aires culturelles se trouvant à la périphérie du monde noir. Des relations s'établissent entre civilisations différentes, bien avant que la colonisation européenne ait fait de ce mode de « contact » un phénomène généralisé et banal. Elles assurent la « présence » de la civilisation de l'ancienne Égypte et de la civilisation éthiopienne dans la région nilotique. Elles font de la civilisation arabe, agissant jusqu'à une époque récente sur toute la côte orientale, un facteur de transformations multiples. Et en longue durée, puisqu'une chaîne d'escales arabes s'y forge et s'y renforce à partir du Vlle siècle. C'est également l'action massive de l'Islam dans tout l'espace soudanais, puis au-delà à la faveur des poussées conquérantes successives. Une part importante de l'histoire africaine - au moins depuis les XVIe et XVIIe siècles - est le fait des peuples militaires et prosélytes porteurs et diffuseurs de l'Islam. Sous cet aspect, les Peuls et les Haoussa musulmans font figure d'agents historiques privilégiés ayant contribué à la structuration, directe ou induite, de vastes sections de l'Occident africain.

Sans s'attacher davantage à ces conséquences très connues de la poussée de l'Islam, il n'est pas inutile de mentionner ses effets concernant des sociétés estimées secondaires en raison de leurs faibles dimensions. Le Sénégal, frontière de civilisations, fournit l'exemple du petit peuple Lébou établi à Dakar et aux environs. Les migrations et dispersions successives qui ont contribué à le former ont commencé aux environs du Xe siècle et se sont achevées au XVIIIe siècle ; elles obéissent aux pressions par vagues exercées par les gens de l'Islam : Maures d'abord, Peuls ensuite. Les groupes constitutifs de l'unité lébou se déplacent depuis la rive droite du fleuve Sénégal, vers le Fouta Toro, puis en direction de la presqu'île du Cap-Vert et de la « Petite Côte ». Ils se chargent d'emprunts qui deviennent les constituants de leur culture (toucouleur et sérère). Ils élaborent des systèmes politiques différents, assument des transformations socio-culturelles profondes qui tiennent à leur adhésion à l'Islam - reçu à la fois comme religion, ensemble de connaissances et système juridico-politique. L'étude de cette formation ne peut s'effectuer sans tenir compte de toute l'épaisseur historique [23]. Mais l'exemple n'est certainement pas privilégié, et encore moins unique.

Les mouvements qui, au cours de l'histoire, ont affecté le monde noir, et d'abord à sa périphérie, ont eu des répercussions intérieures à longue distance. L'Afrique centrale qui, pour des raisons d'ordre géographique, semble la région la plus « protégée », a été le lieu de nombreuses migrations aux XVIIe et XVIIIe siècles. Souvent de grande amplitude et mettant en cause des effectifs nombreux, sans cesse obligées de se recomposer, elles ont imposé une nouvelle distribution des ethnies et une continuelle reconstruction sociale ; elles ne trouvent pas leur explication sur place.

La fresque est grossière et fort incomplète, mais nécessaire. Si ces données restent présentes à l'esprit, il devient impossible d'oublier que toutes les sociétés africaines ont connu les épreuves de l'histoire, qu'elles n'ont pas eu la facilité de s'abandonner à la répétition satisfaite de soi-même. Dans la mesure même où elles ont été qualifiées de traditionnelles, estimées obsédées par la défense de la tradition, le lieu principal du débat est défini par celle-ci et les moyens dont elle dispose. L'effort doit porter sur l'identification et l'étude des méthodes qui permettent de maintenir l'ordre social en limitant les déséquilibres, en contenant les changements dans le champ des variations mineures. La notion de tradition est de large emploi, mais son acception reste floue. Elle implique, dans sa définition la plus commune, la conformité aux règles de conduite socialement prescrites, l'adhésion à l'ordre spécifique de la société et de la culture concernées, le refus ou l'incapacité de concevoir une alternative et de rompre avec les « commandements » validés par le passé.

Cette interprétation a longtemps affecté l'activité théorique et pratique des anthropologues. Elle les a conduits à établir les sociétés étudiées dans un « perpétuel présent ethnographique », à définir leurs formes pures en expulsant les [24] altérations dues au temps ou à l'effet des relations externes. J'ai déjà mentionné le fait : la tradition impose - dans cette perspective - la contrainte du projet social initial ; l'histoire est abolie parce que les générations successives s'attachent à le répéter, s'acharnent à réduire tous les facteurs de modification. Ce succès imputé aux sociétés estimées heureuses dans leur lutte contre l'histoire impose de considérer les moyens de la « tradition » et du conformisme.

Ils ont été généralement vus sous l'aspect des symboles et des mythes qui expliquent, justifient, exaltent la société et la culture dont celle-ci est le support. On a souvent rappelé la thèse de Malinowski qui reconnaît dans le corpus mythique l'expression d'une véritable « charte sociale » - une définition efficace des rapports sociaux qui valide la formation existante « avec son système de distribution du pouvoir, du privilège et de la propriété ». Cette présentation de l'ordre des hommes et des choses, qui recourt aux procédés de la pensée symbolique et à la caution du sacré, paraît limiter le champ de l'innovation et rendre impossible la contestation. Le mythe semble imposer sa loi sans partage et sans aléas, et les ethnologues qui l'exaltent pour cette raison deviennent les artisans d'une « mystagogie ». La tradition et la contrainte à la conformité recourent aussi à d'autres procédés : ceux qui se saisissent par les faits de fonctionnement social contribuant au maintien et à la reproduction des configurations existantes. La tradition opère à la fois au sein des consciences (collective et individuelles) et à l'intérieur des rapports constituant la vie sociale.

Le premier de ces aspects peut être illustré par la considération du lien aux ancêtres. Il s'agit là d'une relation majeure, dans la mesure même où la justification ultime des comportements et institutions s'y reporte généralement dans les sociétés de type clanique et lignager. L'enquête « sur le terrain » débouche fréquemment sur une « explication » de cette nature ; les ancêtres sont invoqués dès l'instant où l'enquêteur ne se satisfait pas des interprétations superficielles et banales ; ils sont l'autorité suprême, incontestable et incontestée ; ils ont voulu que les choses soient ce qu'elles sont, hors de toute intervention modificatrice.

L'argument d'autorité ne suffit pas, une analyse plus critique de cet ensemble de rapports symboliques et réels doit être entreprise. M. Fortes l'a produite en opérant une véritable « désacralisation ». Il montre combien ce jeu de relations, dont les règles sont formulées dans le langage du sacré, est construit sur le modèle des rapports sociaux fondamentaux. Ce n'est pas la référence à une métaphysique, à une éthique et à des attitudes morales qui permet de mieux saisir les significations du culte des ancêtres, mais la considération de la société réelle, c'est-à-dire la connaissance des systèmes de filiation, de pouvoir et de droit, d'activité économique qui la constituent. Les ancêtres qui « comptent » sont situés. Ils s'inscrivent dans une généalogie. Ils sont ordonnés, non pas dans la mesure où cet ordre définirait une hiérarchie sacrée et imposerait des rituels eux-mêmes hiérarchisés, mais dans la mesure où il fonde une structure sociale - un agencement de clans et lignages inégaux - et détermine des droits et des devoirs.

Une illustration permet de mieux appréhender la complexité de ces relations. En pays Kongo - au Congo-Brazzaville -, les pratiques rituelles visent la communauté des ancêtres sans différenciation. Ces derniers sont collectivement gardiens de la terre et garants de sa fertilité. Et le Chef couronné ou mfumu mpu, dont les fonctions sont essentiellement religieuses et judiciaires, porte en lui la force dont ils l'ont ensemble doté. Il est, de ce fait, le point de liaison entre le clan actuel, vivant, et le clan idéalisé, sacralisé et d'une certaine manière intemporel, symbolisé par la totalité des ancêtres. Par contre, ceux-ci sont différenciés, « datés » et généalogiquement ordonnés lorsqu'il s'agit de distinguer et de hiérarchiser les groupes sociaux qu'ils ont engendrés, de préciser les droits - et notamment en matière foncière - propres à chacun d'eux, de déterminer le [25] statut, le pouvoir et le privilège des individus prééminents qui se trouvent à la tête des groupements.

Ainsi comprend-on que les généalogies, qui définissent les ancêtres dans leurs positions relatives, soient - par leur agencement et les manipulations dont elles ont été l'objet - significatives des rapports sociaux et des attitudes qu'elles valident. Des études comme celles rassemblées sous le titre, Tribes without Rulers [24] ou comme celles que V. Turner a consacrées aux Ndembu de Zambie [25] le montrent. Les généalogies jouent le rôle d'une charte de référence dans les sociétés claniques : elles retiennent surtout ce qui est nécessaire à la justification des agencements sociaux, ainsi qu'à la distribution des droits et des obligations. Leur fonction les délimite. Elles varient en extension, en profondeur, selon le degré d'imbrication des clans et lignages, les points d'articulation du pouvoir. Elles s'appauvrissent à mesure que s'élève l'échelle des générations car, aux niveaux supérieurs, elles désignent et définissent les unités sociales les plus étendues, et donc réduites en nombre, et le groupe étroit des individus éminents qui se trouvent à leur tête. La double fonction : de totalisation et de différenciation est apparente. Les modalités du rapport aux ancêtres en sont la conséquence. Sous son aspect le plus fortement sacralisé, il concerne la totalité des ancêtres, affirme l'unité du groupe, confère à celui-ci une forte cohésion et un caractère indissoluble. Sous son aspect plus profane, il établit un ordre, une hiérarchie des ancêtres qui est en homologie avec celle des groupes sociaux, des statuts, des droits inégaux qui leur sont corrélatifs. Dans un cas, l'unité sociale est exaltée en tant que telle ; dans l'autre, elle est moins définie dans sa totalité que dans les différenciations et les « coupures » qu'elle recèle. Sur ce dernier point, c'est exactement ce que constate M. Fortes : les normes de la coutume sanctionnées par le culte des ancêtres se rattachent à un système de positions sociales plus qu'à ce que nous serions portés à considérer comme les déterminants d'une , attitude morale ». Mais la constatation ne suffit pas. Il manque peut-être le plus important parce que Fortes n'a pas distingué, comme il vient d'être fait, les deux aspects - sacré/profane - du rapport aux ancêtres. Distinction qui conduit à l'essentiel. Le sacré est la garantie de l'ordre profane. Le culte des ancêtres contribue à la pérennité des rapports sociaux qui se reportent à lui. L'unité du clan idéalisé et sacralisé est d'autant plus exaltée qu'elle permet le maintien de la hiérarchie des groupes, du mode d'allocation des droits et devoirs collectifs ou individuels ; elle masque les « coupures » et les inégalités. L'appel à l'unité clanique a ainsi une fonction d'occultation, en même temps qu'une fonction de consécration de l'ordre établi. Ces fonctions s'expliquent par le fait que les aspects sacrés et profanes, généraux et particuliers du rapport aux ancêtres s'inscrivent dans un système unique de symboles, de croyances, de prescriptions et de pratiques. La dénomination « culte des ancêtres », rarement explicitée de manière satisfaisante, le désigne.

Cette manière de voir se trouve renforcée par l'accent que M. Fortes place sur une caractéristique révélatrice : tous les défunts ne deviennent pas des ancêtres. Ce statut n'est conféré qu'à certaines conditions. Il s'acquiert, cela va de soi, dans le cadre des relations de filiation, de descendance. Il implique, dans le sens descendant, une dévolution de charges et d'instruments symboliques, la reconnaissance de la qualité d'ancêtre et la soumission aux pratiques qui la manifestent et la maintiennent. Cette observation appelle un complément. La seule transmission de la vie, le seul fait de la paternité ou de la maternité, ne peut suffire. Tous les membres de la génération des « parents » ne deviendront pas des ancêtres, mais seulement ceux d'entre eux qui ont disposé d'un statut supérieur, qui ont été détenteurs d'une autorité ou d'un pouvoir. Fortes le constate : un ancêtre n'existe en tant que tel, n'est l'objet d'un culte et n'est investi de ce qu'on appelle habituellement un « pouvoir surnaturel » qu'en raison du fait qu'il a laissé un dépositaire au sein de la structure sociale. L'expression paraît bonne : ce [26] « dépôt » est un ensemble de moyens qui contribue au maintien de rapports sociaux précis, et du mode de répartition corrélatif.

Aux hommes sans prééminence qui entretiennent un rapport non différencié, et médiatisé, avec la communauté des ancêtres, s'opposent les hommes à prééminence qui entretiennent avec ceux-ci un rapport spécifique et direct. Ces derniers sont rituellement liés aux ancêtres qui leur ont transmis fonctions, privilèges et pouvoir de « conservation ». Ils trouvent en cette liaison personnelle le fondement et la justification de leur charge (montrée ainsi comme légalement détenue) et de leurs prérogatives. Une solidarité est symboliquement et rituellement établie entre les défunts éminents - ceux qui ont reçu la qualité d'ancêtres - et les vivants éminents - les détenteurs de fonction ou d'office qui « contrôlent » la répartition des femmes, des biens, des pouvoirs, des symboles et des prescriptions. Cette solidarité s'exprime logiquement, en termes de filiation, dans l'agencement des généalogies ; elle s'exprime par des pratiques codifiées dans le cadre des cultes ancestraux dont les personnes prééminentes ont la charge. On peut dire, comme l'a fait Fortes, que les « ancêtres » sont non seulement les emblèmes de la société, les symboles de l'autorité, mais aussi la source de toute autorité et de toute exigence de conformité [26].

Ce complexe de rapports apparaît ainsi dans toute sa netteté. L'étude de la situation de Chef couronné en pays Kongo m'avait conduit à des constatations de même nature, bien qu'elles fussent moins systématisées. Le Chef couronné traditionnel manifeste et entretient la suprématie de l'unité clanique ; il contrôle le système des interactions établies entre le clan idéalisé et sacralisé (la collectivité des ancêtres), le clan actuel (la communauté des vivants généalogiquement liés) et la terre clanique. Ce sont là les relations majeures qui se trouvent au cœur même de la société et de la culture kongo : elles en forment l'armature symbolique et matérielle. Au centre de ces rapports se place le Chef couronné : il est au point de rencontre des forces propices au maintien de la cohésion clanique comme des antagonismes virtuels qui la menacent ; il est le symbole de la pérennité du clan ; il agit rituellement en direction des ancêtres (ce qui comporte, en retour, une garantie de sécurité et de prospérité pour les vivants) et il intervient en tant que conciliateur en direction des vivants (ce qui comporte, en retour, une garantie de maintien de l'unité clanique vis-à-vis des ancêtres). C'est sur cette double intervention que se fonde son autorité, c'est par elle que cette dernière se trouve justifiée [27].

Il est facile de multiplier les preuves de cette liaison existant entre le « culte des ancêtres », le système d'autorité et la hiérarchie des statuts sociaux régissant l'allocation des droits et des devoirs en société clanique. Dans une étude inédite des Béti du Cameroun méridional, l'écrivain Mongo Béti rapporte et illustre la stratégie qui permet aux individus ambitieux et entreprenants d'« adapter » les généalogies afin de légaliser une prééminence contestable. Les querelles relatives aux positions généalogiques se situent ainsi dans leur véritable contexte. Elles ne révèlent pas des défaillances et/ou des contradictions de la mémoire collective, elles rendent manifestes les rivalités pour l'accès au pouvoir légal. Se rapprocher généalogiquement des ancêtres « supérieurs », c'est, d'un même mouvement, progresser dans la hiérarchie des prééminences, des prérogatives et des privilèges. L'exigence des Béti n'est qu'un cas parmi d'autres, nombreux et maintenant mieux repérés par ceux qui n'acceptent pas d'être dupes des apparences sociales.

Quelques conclusions peuvent être tirées de ce premier ensemble de remarques. Dans Oedipus and Job, M. Fortes considère principalement le « culte des ancêtres » chez les Tallensi du Ghana et s'attache à définir ses significations pour l'individu dont il régit le destin, et pour la société dont il assure la sauvegarde, en établissant une protection contre les menaces d'altération. Fortes parvient à une constatation majeure : « Les Tallensi ont un culte des ancêtres non pas parce qu'ils craignent les morts - en fait, ils ne les craignent pas -, ni parce qu'ils croient à [27] l'immortalité de l'âme - ils ne disposent pas d'une telle notion - mais parce que leur structure sociale l'exige [28]. »

On ne peut être plus explicite. Le culte est l'instrument principal de la tradition et de la conformité. La relation aux ancêtres exprime symboliquement la soumission aux rapports sociaux existants et justifie, dans le langage du sacré, cette acceptation de l'ordre établi. Certaines formules de Fortes - appliquées aux Tallensi mais de validité plus générale - le montrent. Ainsi : « Les ancêtres sont omnipotents », ce qu'ils veulent doit être accepté comme juste « et les hommes n'ont d'autre choix que de se soumettre » ; ils constituent les « arbitres suprêmes » ; ce qu'ils exigent et obtiennent, sous peine de mort, c'est « la conformité aux axiomes moraux de base en imposant l'obéissance aux contraintes de toutes les relations sociales ». Pour l'individu, « la soumission aux ancêtres est symbolique de son insertion dans un ordre social donné ».

Par une transcription schématique - et simplificatrice - il est néanmoins possible de donner une image de la multiplicité des rapports établis. Et de suggérer ainsi les possibilités de manipulation, donc d'interrelation, du politique et du sacré.



Ce schéma « montre » comment, au sein d'un système complexe, profane et sacré sont liés afin d'assurer le maintien des rapports sociaux existants, comment le sacré se trouve mis au service de la tradition et de la conformité. Dans le débat du sacral et de l'historique, c'est le premier qui cherche à l'emporter. Mais le second n'en impose pas moins un mouvement, qui peut se trouver ralenti ou caché durant un temps.

Dans un second temps, il convient d'examiner certains des processus du fonctionnement social qui contribuent au maintien de la société, à sa reproduction. Ici encore, l'étude ne peut être que très partielle ; sinon, elle imposerait un inventaire et un examen des mécanismes de fonctionnement et de maintien spécifiques des divers types de sociétés africaines. Il importe plutôt de mettre en évidence deux ordres de phénomènes : 1. les mécanismes « correcteurs » qui visent à assurer la conservation du système social ; 2. les procédures permettant de contrôler ou transférer les conflits menaçant l'ordre établi.

Les moyens institutionnels, les pratiques plus ou moins ritualisées, qui ont pour fonction principale de réduire l'entropie sociale, de contribuer à une remise [28] en état au moins « apparente » ne sont pas particuliers aux sociétés africaines. Ils se trouvent présents dans la plupart des sociétés considérées par les anthropologues ; sous des formes variables, mais toujours au service de la même fin : le rétablissement ou le renforcement de rapports sociaux « menacés ». P. Métais, en reprenant certains des éléments de sa thèse, Mariages et Équilibres sociaux dans les sociétés primitives [29], met en évidence les institutions et les procédures qui contribuent à la réfection périodique de la société néo-calédonienne. Il rappelle que l'impulsion initiale a été une suggestion de M. Mauss - parvenir à une saisie plus « fluide », moins formelle, de la réalité sociale - et procède à un inventaire des « techniques » assurant le maintien de l'ordre établi [30]. Il montre notamment comment l'échange de dons et contre-dons prescrit au moment des mariages intervient dans la remise à neuf des rapports parentaux et lignagers, provoque le renouvellement des alliances et rétablit, par les manifestations de caractère cérémoniel, une cohésion émotionnelle. Métais en vient à la conclusion qu'il est nécessaire de se méfier des systèmes harmonieux... dans lesquels les problèmes, les conflits « semblent se résoudre sans cesse en équilibres ».

En étudiant le malaki des Kongo, dans sa forme traditionnelle, j'ai insisté sur sa fonction de maintien et de « restauration ». Ce quasi-potlatch réactive les deux systèmes de liaisons sociales qui se trouvent à la base de l'édifice kongo : les rapports au sein du lignage, les rapports établis par les alliances. C'est là le but constant auquel concourent nombre d'institutions en société clanique. D'autre part, l'étude comparée d'une institution homologue - le bilaba des Fang gabonais et le malaki kongo - m'avait contraint à mieux définir leurs fonctions : l'efficacité thérapeutique de ces pratiques qui visent à contrôler ou corriger les antagonismes graves, les conflits actuels ou potentiels ; leur rôle de correcteur des effets de l'inégalité, dans la mesure où elles assurent une redistribution des richesses, et transfèrent vers l'extérieur (les lignages rivaux) certaines des inégalités économiques qui menaceraient gravement l'ordre clanique [31].

Une dernière illustration encore plus démonstrative est donnée par les rituels de rébellion ou d'inversion sociale - opérant dans certaines des sociétés fortement hiérarchisées et étatiques - qui contribuent au renforcement des structures sociales et politiques. La « protestation » rituellement organisée, dirigée contre le souverain et les groupes sociaux privilégiés, ne menace pas effectivement la hiérarchie existante, mais assure au contraire son maintien. La société est « mise à l'envers » durant une courte période, et sous contrôle de gestionnaires du sacré, pour se retrouver ensuite consolidée « à l'endroit [32] ».

Ce ne sont là que simples mentions (ou rappels), une étude complète et systématique reste à entreprendre. Il est néanmoins possible de suggérer la diversité des procédés utilisés en les répartissant selon trois catégories : 1. ceux qui permettent de limiter les effets de l'usure sociale par routinisation - c'est le recours aux moyens de réfection sociale périodique qui viennent d'être considérés ; 2. ceux qui servent à expulser, ou désamorcer, les antagonismes inhérents aux systèmes d'inégalité et de domination - c'est le recours aux « institutions-soupapes de sûreté », selon la formule de Lewis Coser ; 3. ceux qui contribuent à convertir toute pratique menaçant l'ordre social en un facteur de renforcement. C'est ce qui intervient fréquemment dans le cas des réactions instituées à l'égard de la sorcellerie.

Cette dernière requiert d'être appréhendée dans son ambiguïté essentielle. Elle est révélatrice d'antagonismes et de conflits s'exprimant indirectement ou de manière occulte, et estimés d'autant plus dangereux qu'ils sont insidieux. Les codes et discours auxquels elle recourt, les acteurs qu'elle met en mouvement, les situations qui la révèlent sont significatifs quant aux systèmes de rapports sociaux en cause. Les travaux d'Evans-Pritchard, relatifs aux Zandé, ont bien montré l'étroite corrélation existant entre les « modes » d'expression de la sorcellerie et les « types » des structures sociales à l'intérieur desquelles elle est active. On [29] pourrait dire que la sorcellerie manifeste pour une part la société sous ses aspects problématiques, et pour une autre part l'œuvre de certaines des forces de contestation et les pratiques de dissidence. C'est ce second aspect que désigne la formule de C. Mitchell évoquant la nécessité de construire une « sociologie de l'accusation ». Celle-ci constituerait un des instruments intellectuels nécessaires à l'étude dynamique et critique des systèmes sociaux traditionnels.

Cette observation ne suffit pas, car elle ne montre guère en quoi le phénomène est ambigu. Les modes d'intervention de la sorcellerie sont multiples et la logique interne de celle-ci fort complexe. L'accusation de sorcellerie, formulée ou implicite, est supposée viser celui qui n'agit pas conformément aux normes sociales ou qui manipule la « coutume » en fonction de ses seuls intérêts - le puissant abusif, le riche qui capitalise à son seul avantage, le dissident en rupture de statut, etc. Elle a donc un rôle « correcteur » par la crainte ou la peur qu'elle inspire ; elle rectifie pour une part les déviations qui pourraient remettre en cause la définition de la société. Par ailleurs - et c'est peut-être le plus important -, la désignation du sorcier et les pratiques qui requièrent sa recherche et son châtiment interviennent dans le sens de la conformité sociale. Elles désignent publiquement et éliminent souvent le « fauteur de trouble ». Elles contribuent à une remise en ordre dramatisée et au renforcement des défenseurs de l'ordre. C'est le processus de la victime émissaire, la conversion d'une violence faite à l'ordre établi en une violence « légalisée », sacralisée, qui restaure les institutions et les « pensées » par lesquelles elles s'imposent [33].

Ces constatations m'avaient été imposées logiquement lors de l'étude des équilibres sociaux en pays Kongo. La sorcellerie (kindoki) et l'épreuve par le poison (nkasa) ont joué un rôle central dans la pratique sociale « traditionnelle ». Lorsque les groupements se trouvaient affectés par une crise grave, à laquelle les thérapeutiques ordinaires ne portaient pas remède, la recherche du sorcier ou ndoki, suivie de sa mise à mort, établissait une responsabilité. La procédure, fortement ritualisée, innocentait les autres membres et assurait le rétablissement d'un ordre qui rendait confiance à la collectivité ; elle favorisait le retour rapide au normal. On cite encore l'exemple des chefs de famille qui, hautement conscients de leur devoir, ont demandé à subir l'épreuve du poison, pour mettre fin à une série de calamités affectant les personnes vivant sous leur autorité. Ce qui révèle combien la conception du salut collectif, au sein de la société, se trouve liée à la « destruction-sacrifice » du sorcier. Le groupe trouve l'impulsion nécessaire à son maintien en état et un renouveau d'efficacité en expulsant, puis détruisant, cette partie de lui-même qui symbolise le non-conforme, l'antisocial. Afin de surmonter provisoirement leurs crises, les sociétés africaines (et les autres aussi) ont besoin de se régénérer, ou de se donner l'impression d'un renouvellement ; pour un temps, l'élimination du sorcier rétablit une sorte de société idéale [34]. Un fait moderne justifie l'interprétation. Les notables de vieux style ont considéré la disparition de l'épreuve du poison et de la mise à mort du sorcier - sous la contrainte des agents de la colonisation - comme l'une des « évolutions » qui, avec la dégradation du culte des ancêtres, compromettent le plus l'avenir de la société kongo. Celle-ci paraît avoir perdu ses principaux moyens d'autodéfense. Une telle manière de voir place le « culte des ancêtres », et les pratiques réduisant la sorcellerie, dans une même catégorie : celle des instruments de la tradition et de la conservation.

C'est d'ailleurs dans le « conservatoire » des sociétés de la modernité avancée, dans les couches culturelles cachées qui réfèrent à leur passé, que se trouvent maintenus des savoirs, des codes, des modèles de conduite parents ou homologues de ceux qui viennent d'être considérés. La sorcellerie et l'exorcisme restent présents dans les campagnes françaises [35], et dans d'autres. Les connaissances relevant de l'occultisme, les mysticismes rénovés, les traditions reconstruites ou « bricolées » deviennent, plus que les constituants d'une contre-culture populaire, [30] les éléments d'une culture contestant la civilisation industrielle [36]. L'ordre de l'irrationnel est maintenant le contre-ordre de la société technologique et bureaucratique, et les réactions qu'il suscite tendent à assurer le renforcement de cette dernière. Les processus sont de même nature que ceux à l'instant décrits.

C'est sur un tout autre registre qu'il convient de placer les procédures visant à provoquer le transfert du conflit et sa résolution par des moyens exceptionnels. Ce qui conduit à envisager les cas ou les situations de conflit où l'intervention des organismes à fonction politico-judiciaire et des organismes d'arbitrage se révèle inopérante. Il faut alors empêcher les antagonismes maintenus de menacer radicalement les rapports entre les groupes sociaux concernés, d'abord, le système social dans son ensemble, ensuite. Le but devient la lutte contre la contamination qui provoquerait la dissolution de l'ordre existant.

Une bonne illustration est donnée par l'étude d'une société zaïroise, celle des Suku de la région du Kwango [37]. Les Suku forment un peuple peu nombreux - de 80.000 personnes - ils sont membres d'une société étatique, mais à État très faible, où les rapports sociaux importants et efficaces s'inscrivent à l'intérieur des lignages matrilinéaires. Ils disposent de deux méthodes de résolution des conflits graves qui échappent aux conciliations ordinaires.

La première s'en remet au jugement de la violence : c'est la guerre interne. Chacun des lignages impliqués s'y engage en invitant les villages voisins à rejoindre son camp. C'est le recours ultime. D'une manière moins exceptionnelle, les Suku utilisent une autre procédure : l'élargissement limité du conflit. En mettant en cause - hors des deux parties affrontées - un ou plusieurs autre(s) lignage(s), il se crée une situation nouvelle qui provoque une pression extérieure favorable à une solution rapide.

Dans le cas d'un litige portant sur un bien - du bétail, par exemple - le lignage introduit dans le champ du conflit joue un rôle médiateur :



Les parties affrontées sont tirées de leur « tête-à-tête » sans issue. Le règlement intervient entre A (facteur du préjudice) et C (victime consentante du transfert et médiateur). La compensation est plus facilement accordée à C et l'ordre se trouve restauré.

Dans le cas d'un homicide, cause des conflits les plus graves qui doivent trouver une issue rapide, la procédure est plus complexe et coûteuse en vies humaines. Dès qu'il paraît impossible de parvenir à un règlement rapide entre les deux lignages - offenseur et offensé -, le dommage est transféré vers d'autres lignages par un processus d'homicides « en chaîne » qui reçoit le nom de kembi. Le conflit ne reste pas localisé, il circule et menace successivement tous les lignages, y compris ceux des chefs. Il se diffuse et impose une solution en se généralisant, car il devient de plus en plus coûteux et prend la forme d'un affrontement qui peut affecter le système social dans sa totalité. À moins qu'il ne soit, par ce processus de déplacement continuel, transféré vers l'extérieur, vers des groupements voisins : l'ordre interne est préservé au risque d'une guerre éventuelle avec ces derniers. Le conflit « disparaît de l'horizon suku », il est littéralement expulsé.

[31] Le schéma de ces processus peut être figuré de la manière suivante :



L'exemple est très révélateur, mais il n'est pas unique. La littérature anthropologique est riche de descriptions manifestant la diversité des moyens de résolution, de transfert et d'expulsion des conflits les plus menaçants.

L'examen des procédés permettant de préserver l'ordre social reste fort incomplet ; il suggère au moins leur variété et leur relative efficacité. Il convient maintenant d'envisager un dernier aspect : l'opposition du conflit ouvert mais contrôlé intervenant au-dedans - le feud des auteurs anglo-saxons - et du conflit ouvert orienté vers le dehors - la guerre. Le conflit violent, avec toutes ses conséquences néfastes pour les hommes et les biens, est dans la mesure du possible rejeté vers l'extérieur. Le transfert apparaît d'ailleurs comme le principal des moyens utilisés pour protéger la « tradition » et l'ordre qu'elle régit : transfert de l'« inégalité » hors du lignage, transfert de l'antisocial hors du monde des vivants et des ancêtres par la « destruction-sacrifice » du sorcier, transfert du conflit grave et de la violence vers les groupes périphériques ou étrangers.

La notion de feud, que je traduis par l'expression : guerre du dedans, a été l'objet de définitions différentes, mais les acceptions sont très proches. M. Gluckman voit sous cette dénomination une institution spécifique des sociétés sans gouvernement, une méthode leur permettant de ne pas se trouver perpétuellement menacées par les conflits « ouverts », une procédure servant à rétablir l'ordre en réponse à un préjudice subi [38]. D'autres auteurs insistent sur la localisation en notant qu'il s'agit d'une hostilité armée opérant à l'intérieur des frontières de la « communauté juridique ». Celle-ci est d'ailleurs définie comme l'unité sociale au sein de laquelle intervient le règlement des conflits par compensation, par réciprocité assurant le rétablissement de l'équilibre rompu. Cette forme d'hostilité, limitée dans le temps, apparaît surtout entre groupes qui ne sont pas étroitement apparentés, qui ne réfèrent pas à la même collectivité d'ancêtres et ne se trouvent pas insérés dans le même système de contraintes sacrées. Il est aussi, et plus pertinemment peut-être, insisté sur les caractéristiques de cette violence tolérée au-dedans : elle a l'aspect d'une guerre interne contrôlée de part et d'autre ; elle est réglementée à un haut degré ; elle n'est admise que dans la mesure où elle contraint rapidement à un dédommagement, à la réduction d'un conflit menaçant par son intensité.

Ces caractéristiques apparaissent à l'examen, même rapide, de situations concrètes. Ainsi, dans ses analyses du système social des Nuer (Soudan), Evans-Pritchard montre comment les diverses unités sociales sont à la fois solidaires - pour des raisons qui paraissent d'abord d'ordre écologique - et opposées, comment les regroupements (fusions) et les éclatements (fissions) manifestent le jeu complexe des solidarités et des oppositions. Dans ce dernier [32] cas, celui des antagonismes et des conflits, Evans-Pritchard constate que les procédures de conciliation et de règlement diffèrent selon que les groupes en cause ont ou n'ont pas, entre eux, de liens étroits, ceux qui résultent de la parenté, de la position généalogique, de l'alliance. Si ces rapports existent, les parties affrontées sont l'objet d'une série de pressions opérant dans le sens d'un règlement rapide et par conciliation ; sinon, l'hostilité réglementée, c'est-à-dire le feud, opère afin de rétablir l'ordre perturbé. Elle obéit à des principes stricts quant aux armes à utiliser et quant aux « buts de guerre » : le bétail, s'il s'agit d'une tribu non « liée » ; alors que les captifs, le bétail et les biens accumulés dans les greniers seront visés dans le cas d'un peuple étranger, d'un voisin. Elle libère la violence sous contrôle - un peu à la manière des rituels de rébellion -, afin de restaurer, pour un temps, des rapports sociaux pacifiés entre groupes sociologiquement distants et, par là même, susceptibles d'entrer en conflit d'une manière grave et dangereuse pour tous [39].

Chez les Bété de la région occidentale de la Côte-d'Ivoire, la guerre réglementée entre villages intervenait traditionnellement et avec une relative fréquence. Elle obéissait à des principes rigoureux, quant au choix du lieu de l'affrontement, quant à la nécessité d'un accord sur la nature de l'assaut, etc. Elle comportait des contraintes rituelles. Elle ne visait ni la destruction de l'adversaire, ni la recherche d'avantages matériels - car le vainqueur paie une indemnité pour chaque tué au combat -, ni la modification des rapports sociaux. Le but reconnu est la restauration, par la violence contrôlée et ritualisée, d'un ordre perturbé. La désignation d'un coupable, dans la mesure où le succès des armes « désigne » sans appel, entraîne un accord qui permet le retour à un ordre provisoirement perturbé [40]. On le voit donc, la violence sociale, dont les institutions assurent la « domestication », n'est libérée que sous conditions - avec contrôle du sacré - afin d'être à nouveau contenue et mise au service du système existant. La leçon n'a pas seulement une portée africaine.


3

Toute l'argumentation de la section précédente suggère la diversité et l'efficacité des moyens dont dispose l'ordre dit traditionnel, afin d'assurer son maintien et sa reproduction. À la limite, elle peut donner l'impression de fonder une thèse contraire à celle qui ouvre cette étude : la reconnaissance du caractère historique de toutes les sociétés, y compris celles qui paraissent le plus « fixées ». Mais il est facile de faire constater, à l'inverse, que si ces sociétés recourent à de multiples institutions et procédures afin de se tenir en état, c'est qu'elles ne fonctionnent pas sans aléa. Elles sont, elles aussi, engagées dans un combat permanent contre le désordre qu'elles engendrent, l'entropie qui les menace. Le retournement de la démonstration ne suffit cependant pas.

Il convient de la reprendre, en partant de considérations d'une portée générale. La première concerne ce que j'appellerai - faute d'une formule meilleure - l'illusion sociale essentielle. Toute société se saisit moins sous l'aspect de ce qu'elle est : en continuel processus d'engendrement, que sous l'aspect d'un ordre établi et durable ; moins sous la figure des systèmes vivants, de la construction permanente, que sous celle des choses, du construit. Toutes les institutions contribuent à entretenir cette illusion de l'optique sociale ; en durant, elles acquièrent un caractère objectif, paraissent indépendantes des hommes qui les ont créées, s'imposent comme si elles n'étaient pas une réponse - parmi d'autres possibles - aux problèmes que formule toute existence collective. Par ailleurs, les idéologies et systèmes de représentations dominants les justifient et accentuent leur caractère d'« évidence » ; et notamment les idéologies de nature [33] religieuse qui couvrent les sociétés d'une sorte de « dais sacré », leur donnent l'apparence d'avoir été engendrées par des puissances extérieures à l'univers humain [41]. Dans le cas des sociétés dites traditionnelles où, en tous lieux, le langage du mythe et de la religion est celui de toute idéologie, où la sacralisation est presque généralisée, cet effet est maximum. Elles s'imposent plus que les autres avec la force des choses ; elles sont doublement à distance des acteurs sociaux, parce que réifiées et pourtant sacrales.

Le deuxième ordre de considérations concerne le « débat » constant que toute société entretient avec le temps. Prenant le risque d'une formule, je dirai que ce dernier est son véritable « contestataire » ; dans la mesure même où la reproduction sociale n'est jamais acquise [42]. Le temps est l'agent qui compose, décompose et recompose les sociétés ; il est en elles sous la forme des éléments hérités du passé, des contradictions résultant de leur coexistence, de l'effet de continuité produit par leur persistance ; mais elles sont également en lui, sous l'aspect de l'usure des organes sociaux, des modifications auxquelles elles sont contraintes, des dynamismes qu'elles doivent maîtriser ou subir en tant que processus révolutionnaires. De là, le rapport essentiellement ambigu que toute société établit au temps : du passé, elle reçoit les moyens de se définir et de se maintenir, et le « récit » historique par lequel elle se légitime ; du présent, elle tire la découverte de son caractère problématique en raison des calculs et des pratiques propres aux divers acteurs sociaux ; par l'avenir, elle prend conscience des tendances qui peuvent la contraindre au développement et/ou à la mutation, des configurations latentes qui, en elle, cherchent à s'actualiser. Les sociétés disposent de deux possibilités d'esquiver le défi du temps, de produire l'illusion a-historique ; soit en éternisant le passé, la continuité (perspective conservatrice), soit en rendant imaginairement présent un avenir par lequel l'histoire se trouve abolie (perspective eschatologique).

Celles que l'on dit traditionnelles ont, plus que les autres, la possibilité de tricher avec le temps. Les conditions qui régissent leur mode d'existence permettent davantage d'entretenir l'illusion. Celles qui déterminent la vie matérielle, à commencer par les formes et la division du travail économique, ne sont soumises qu'à des transformations réalisées en longue durée. Mais alors, elles peuvent conduire à des ruptures véritables : changement du rapport écologique, du mode de production, des relations d'échange, etc. Il en est de même des conditions qui s'imposent à la formation et à la conservation du savoir. La place prépondérante accordée à la mémorisation et à la transmission orale fait que le passé est constamment actualisé, et le présent interprété dans le langage de la « tradition ». Il faut des circonstances exceptionnelles pour qu'une coupure se crée.

Ces dernières conditions aident à comprendre la nature particulière du rapport à l'histoire. Dans la mesure où celle-ci n'est pas seulement un enchaînement d'événements, mais aussi un « récit », une interprétation qui affecte son mouvement [43]. Les sociétés dites traditionnelles, pour la plupart, ne disposent guère d'un passé « objectivé » sous la forme de monuments, témoins matériels, archives et livres. Ce sont les hommes - généalogistes, gardiens de codes royaux, historiens de cour, « traditionnistes » - qui accomplissent cette fonction de conservation ; ils sont la mémoire de la société ; et ils se trouvent tous liés de quelque manière aux systèmes d'autorité et de pouvoir. Ils sont, tout à la fois, les conservateurs de l'histoire objective - celle par laquelle l'unité politique affirme sa personnalité et sa continuité - et de l'histoire idéologique - celle qui légitime et justifie, en recourant éventuellement aux manipulations, et modèle ou module les comportements sociaux. Dans son étude exemplaire et célèbre du royaume Nupe (Nigeria), S.F. Nadel montre que ces deux formes coexistent en s'imbriquant et font des Nupe « un peuple à l'esprit porté vers l'histoire ». La dominante idéologique s'impose presque exclusivement lorsque est considéré le passé le plus lointain, et notamment le temps des origines. C'est qu'il s'agit, en ce cas, du [34] « tout premier ensemble de croyances et de biens culturels communs formant l'arrière-plan de l'unité politique ». Le récit prend davantage un caractère « histoirien » dès l'instant où sont rapportés les événements associés à l'expansion du royaume, à l'assimilation des, groupes étrangers, à l'organisation progressive de la royauté : il devient une « histoire politique » plus proche du réel [44].

Nadel démontre aussi que l'histoire idéologique des commencements est selon la formule de Malinowski - une véritable « charte mythique », par laquelle « l'essence de l'État Nupe est clairement exprimée... presque sanctifiée [45] ». Dans la combinaison du Mythos et du Logos qu'est toute narration historique, le premier l'emporte en ces circonstances. Il est d'ailleurs remarquable que nombre des rituels et cérémonies assurant l'établissement d'un nouveau « souverain » imposent un retour symbolique au moment des origines. Je l'avais notamment constaté en envisageant les procédures d'intronisation des rois dans l'ancien royaume de Kongo. Je notais : « Le rituel... accentue certains aspects du pouvoir. Il évoque ses commencements, son enracinement dans une histoire devenue mythe, et il le sacralise. » Et encore : « En chaque moment décisif de la vie du royaume, le renforcement est recherché dans un retour symbolique aux origines, dans un acte de communion auquel les notables et le peuple se trouvent associés [46]. » Il ne s'agit donc pas de mécanismes permettant en quelque sorte de remonter le temps, mais plutôt de l'abolir, en montrant que l'ordre social reste conforme au projet initial, inaltéré et inaltérable, dominant les hommes en raison même de cette « éternité ». Tous les systèmes politiques traditionnels fondent la légitimité sur la continuité, et se chargent de sacralité en réactualisant périodiquement le temps de la fondation. Ils entretiennent fortement l'illusion d'échapper au mouvement, au changement, au devenir historique. Ils contribuent à instaurer une forme d'historicité qui prend difficilement conscience d'elle-même, à produire l'image de sociétés qui s'abîment dans la répétition [47]. Les anthropologues eux-mêmes ont été victimes des apparences, ils ont identifié ces procédés à la réalité.

Un troisième ordre de considérations est relatif aux permanences, aux invariants, aux modèles maintenus en longue durée. Sous cet aspect, les sociétés que l'on dit modernes (et historiques) et celles que l'on dit traditionnelles semblent s'opposer. Les premières paraissent faire du temps un moyen et se définir dans le devenir, les secondes paraissent attachées à tout ce qui contribue à piéger le temps et conserver une sorte de perpétuel présent - si l'on me permet cette formule contradictoire. La confrontation terme à terme repose, une fois encore, sur une illusion : celle de la coupure tracée entre tradition et modernité.

Les données nouvelles résultant d'une lecture plus actuelle des sociétés commencent à la réduire. Dans le cas de celles qui réalisent la modernité la plus avancée et sont ouvertes aux changements multiples et cumulés, la tradition, trop paresseusement vue comme survivance et folklore appauvri, s'impose maintenant, à l'attention. Les sociétés disposent de « lieux » où les éléments reçus du passe se trouvent tenus en réserve de l'histoire, et notamment au sein de l'inconscient et de l'imaginaire sociaux. Des situations nouvelles peuvent les réactualiser, et la matière du passé devient celle du présent et/ou du futur immédiat. Les illustrations adéquates ne font pas défaut : depuis le renouveau culturel des régions (en France), jusqu'aux cultures de contestation qui se présentent comme contre-modernité, refus de l'ordre industriel présent (en Europe et en Amérique).

Dans le cas des sociétés dites traditionnelles, dont certaines sont maintenant mieux connues sous l'aspect de leurs processus de formation, il apparaît davantage que ceux-ci sont continuellement à l'œuvre et utilisent les « matériaux » les plus divers, voire les plus disparates. Les cadres unifiants - politiques, religieux - avaient souvent masqué le travail de bricolage effectué au cours de l'histoire. Ainsi, les grands États haoussa de l'Afrique occidentale se saisissent mieux dans leurs diversités internes, dans leur unité toute relative, dans une genèse continue assurant l'emploi et le remploi d'éléments provenant de périodes différentes et de [35] stocks culturels différents [48]. De même, l'étude des processus de modernisation opérant en Afrique depuis la décolonisation révèle - après une courte période d'importation des modèles d'organisation - une reprise d'initiative et le recours à des modèles « autochtones ». La tradition intervient dans le façonnage du présent, elle contribue à la réalisation des nouvelles combinatoires sociales et culturelles. Ce qui conduit à constater que toute modernité fait apparaître des configurations conjuguant des « traits » modernes et traditionnels ; la relation entre ceux-ci n'est pas dichotomique, mais dialectique [49].

Sur la base de son expérience et de sa connaissance des sociétés « orientales », J. Berque parvient à des conclusions plus élaborées, mais de même nature. Il montre que toute société dispose d'une « latitude de choix », d'une « flexibilité d'existence », et qu'« une part importante de dynamisme social réside dans la possibilité de changements d'axes ». Dans cette recherche constante d'un ordre spécifique, dans cette construction continue et partiellement indéterminée, le passé intervient sans que ce soit pour imposer le poids des survivances. Bien au contraire « il resurgit » ; « il se projette, et parfois sous les espèces les plus différentes de ses coutumes antérieures [50] ».

Il ne suffit pas de montrer par analyse logique que les sociétés estimées traditionnelles n'échappent pas à la contrainte du temps, du mouvement, de l'histoire ; il importe, tout autant d'appréhender comment cette contrainte est reconnue, définie, vécue. Les matériaux nécessaires à l'étude font souvent défaut, en raison des présupposés anti-historicistes qui ont longtemps dominé la pratique scientifique des anthropologues. Certains des ouvrages classiques peuvent cependant être relus en fonction de cette exigence nouvelle.

Ainsi, les recherches récentes consacrées aux Dogon du Mali, dans la perspective de celles inaugurées par M. Griaule voici près de quarante ans, aident à mieux saisir dans l'ensemble de l'œuvre les thèmes par lesquels s'exprime le rapport des Dogon à la temporalité [51]. Cette dernière est au centre de leurs préoccupations. La marche du temps doit s'effectuer.« dans le bon sens » ; elle est associée au cours du soleil, à la succession des générations, à l'écoulement de la « parole » (des discours porteurs de connaissance et de sens) qui. s'effectue à travers celle-ci, à l'enchaînement des salutations profanes et religieuses. Le temps est partout présent : dans les cycles de la nature, la continuité de la société, la transmission des savoirs et des codes, les séquences ordonnant les activités sociales et culturelles. Tout doit contribuer à maintenir cette marche du temps, à situer dans le sens de cette dernière les pratiques des hommes et le mouvement de la société qui les lie entre eux. La vigueur de la réaction contre la mort est d'autant plus dramatisée que le cours du temps paraît, par celle-ci, menacé de rupture ; alors que le temps est vu « comme le fondement de la relation de l'individu à la société » et le moyen d'échapper au « péril d'immobilisme ».

L'interprétation est néanmoins ambiguë. Le temps est le véritable maître, car tout futur échappe à la disposition de l'homme. Et la divination, en tant que communication avec les puissances capables de dire ce qui a été ou ce qui est à venir et possibilité de faire surgir la « parole » anticipatrice, révèle les tentatives de se libérer de cette emprise. Tout se joue entre la soumission au cours du temps et le refus de la passivité stérilisante, entre la crainte de l'événement qui peut introduire l'incohérence et le rejet d'un ordre trop codifié qui conduit « à un formalisme stérile ».

En fait, les Dogon ont élaboré une conception dynamiste de la création et de l'ordre des choses et des hommes. Ils y décèlent un affrontement de « deux forces contradictoires et opposées » qui assure la « marche en avant », dans la mesure où il y a « triomphe du parti de l'ordre sur celui du désordre ». Ils ne nient pas le mouvement, la nécessité de fréquentes et nouvelles remises en équilibré ; ils les acceptent, tout en redoutant l'irruption de l'absurde. Ils reconnaissent l'intervention de la liberté humaine et de l'invention. La première est vue comme la [36] capacité de se dégager d'une part des limites du temps et d'autre part de la contrainte des structures sociales ; ces deux limitations apparaissant totalement indissociables. Le prototype des actes de liberté est la conduite d'un personnage mythique : le Renard pâle. Il est le symbole psychologique de « cette partie de l'homme qui le pousse à la révolte contre l'ordre établi ». Par là même, c'est une figure ambiguë. Il est montré comme un être déchu en raison de sa démesure, éventuellement comme un facteur de mort. Mais il est un objet de culte et le principal instrument de la divination, et les hommes trouvent en lui un proche - en raison de ses « faiblesses » et de ses revendications. Toutes les incertitudes relatives à la liberté se trouvent symboliquement formulées ; et par là même celles concernant le devenir de la société et le rôle des hommes dans le débat avec une temporalité d'où la dimension historique n'est pas exclue. La formation sociale dogon n'est pas appréhendée sous l'aspect d'une société de la répétition et sans aléa, mais sous celui d'une société problématique et lancée dans une « marche en avant [52] ».

Une anthropologie qui n'est plus coupée de l'histoire - parce que délivrée de l'idéologie abusive qui lui donnait pour objet des sociétés postulées a-historiques - et une histoire associée à la recherche anthropologique proposent des résultats encore plus significatifs. Elles sont maintenant en plein essor, et notamment dans le domaine des études africanistes. Une des recherches récentes, parmi les plus remarquables, est celle de Cl.-H. Perrot consacrée aux Agni du Ndényé, en Côte-d'Ivoire ; c'est-à-dire à une société aristocratique où le pouvoir politique est différencié et relativement fort. Les Agni ont une histoire connue à partir des « traditions » (dont les récits de migration et de fondation), des chartes généalogiques, des témoignages matériels ; et l'ensemble de ces informations paraît « assez homogène ». Mais le fait important réside dans l'existence d'une conscience historique et dans la manipulation des données historiques.

La première s'effectue en quelque sorte à deux niveaux. Les « gens du commun » ne disposent que d'un savoir imprécis, valorisant l'aspect mythique (ce qui relève du Mythos dans le récit) et en particulier les thèmes relatifs au fondateur et à son activité civilisatrice. Ce qui est connu, c'est essentiellement l'ensemble des actions qui ont institué l'ordre social anyi. Les « compétents », ou traditionnistes liés au pouvoir, sont les gestionnaires d'un savoir étendu et détaillé ; mais les narrations historiques dont ils ont la charge, et qu'ils enrichissent, constituent une « histoire officielle ». Ils les conservent et les composent en fonction de pratiques précises - leur connaissance vise moins la justification que la mise au service du jeu politique.

Même à ce dernier niveau, l'histoire n'est jamais appréhendée séparément, en tant que champ de connaissances autonomes - comme peut l'être l'histoire des historiens. Elle est toujours un savoir lié aux divers domaines où se déploie l'activité individuelle ou collective, notamment le politique et le religieux ; dans le premier cas, elle se trouve au service des rapports sociaux établissant les emprises et les pouvoirs, dans le second elle contribue à renforcer la définition symbolique et idéologique de la société et les moyens par lesquels s'établit la conformité à l'ordre existant. Instrument politique et instrument de l'intégration sociale, elle exerce une unique fonction. Son interprétation révèle sa relation essentielle au politique. Elle doit être une épopée narrative [53] qui occulte les accidents, les échecs et les faiblesses des acteurs. La gestion de l'histoire agni est déléguée aux « compétents », mais elle est « une sorte de capital que détiennent les chefs » et son maniement reste « réservé à l'aristocratie dominante ». Elle se trouve d'ailleurs réactualisée dans le cadre des grandes cérémonies périodiques : la « fête des ignames » rend présente la situation au moment de l'exode fondateur et fait apparaître, à travers un historiodrame ritualisé, le rôle des divers personnages historiques. L'essence de l'organisation politique agni est ainsi « exposée » et [37] sacralisée. En fait, le traitement de l'histoire permet d'utiliser le passe comme sanctificateur de l'ordre social et justificateur des manipulations politiques [54].

L'exemple n'est pas exceptionnel. Il illustre l'argumentation antérieure et contribue à montrer que les sociétés dites traditionnelles, comme les autres, ne sont jamais « faites » mais toujours problématiques et en procès d'engendrement. Elles se construisent selon les trois dimensions conventionnelles du temps : un passé qui fonde et valide, un présent qui opère par les pratiques codifiées des acteurs sociaux, un avenir qui s'annonce comme menace à la pure et simple. reproduction sociale.

G.B.



[1] C. Lévi-Strauss et G. Charbonnier, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Paris, 1961.

[2] L. Lévy-Bruhl, La mythologie primitive, Paris, 1935, notamment chap. I et XII. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[3] É. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, 1re éd., 1912. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[4] Cf. A.L. Kroeber (ed.), Anthropology Today, Chicago, 1953 ; Sol Tax et al. (ed.), An Appraisal of Anthropology Today, Chicago, 1953.

[5] Excellemment présentée et évaluée par J. Lombard dans son ouvrage, L'anthropologie britannique contemporaine, Paris, 1972.

[6] E.E. Evans-Pritchard, Essays in Social Anthropology, Londres, 1962, essais 1 et 3.

[7] Voir S.F. Nadel, The Foundations of Social Anthropology, Londres, 1951 et The Theory of Social Structure, Londres, 1957, trad. franç., Paris, 1970.

[8] M. Fortes, The Dynamics of Clanship among the Tallensi, Oxford, 1945.

[9] M. Gluckman, Order and Rebellion in Tribal Africa, Londres, 1963.

[10] E. Leach, Political Systems of Highland Burma, Boston, 1965, trad. franç., Paris, 1972.

[11] En publiant, au début des années 50, des études non conformes au préjugé anti-historiciste, je faisais figure de « traître » à la discipline. J'étais estimé « sociologue », avec une connotation péjorative.

[12] « Claude Lévi-Strauss : l'ethnologue devant l'histoire », compte-rendu de la conférence par F. Reiss, in Combat, 13 mars 1957.

[13] C. Lévi-Strauss et G. Charbonnier, op. cit., pp. 43-44.

[14] Ibid., p. 39.

[15] Ibid., p. 43.

[16] Cf. G. Balandier, Anthropologie politique, Paris, 2e éd., 1969.

[17] Parmi les nombreux ouvrages et articles disponibles, se reporter à l'un des plus remarquables : M. Chance et C. Jolly, Social Groups of Monkeys, Apes and Men, Londres, 1970.

[18] Les incertitudes tiennent autant (davantage) au retard de l'histoire africaine qu'aux conditions de l'information. Des travaux récents - d'historiens et anthropologues à préoccupations historiques - le montrent : notamment ceux de C.-H. Perrot, W. Randles, M. Izard, E. Terray, J. Kawada, etc.

[19] Ainsi, la connaissance des sociétés de la région occidentale de la Côte-d'Ivoire ne peut être atteinte sans une constante référence à la politique de la confédération Ashanti.

[20] J.-C. Froelich, Les montagnards paléonigritiques, Paris, 1968.

[21] P. Mercier, Tradition, changement, histoire : Les « Somba » du Dahomey septentrional, Paris, 1968.

[22] La meilleure illustration est l'étude maintenant classique de M. Fortes, op. cit.

[23] G. Balandier et P. Mercier, Particularisme et Évolution, les pêcheurs lébou, Saint-Louis (Sénégal), 1952. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[24] J. Middleton et D. Tait, Tribes without Rulers, Londres, 1958.

[25] V. Turner, Schism and Continuity in an African Society, Manchester, 1957.

[26] M. Fortes, Oedipus and Job, Cambridge, 1959.

[27] G. Balandier, Sociologie actuelle de l'Afrique noire, Paris, 3e éd., 1971, pp. 322-329.

[28] Op. cit., p. 66.

[29] Paris, Institut d'ethnologie, 1954.

[30] Cf. P. Métais, « Problèmes de sociologie néo-calédonienne », Cah. int. de socio., XXX, 1961.

[31] Cf. G. Balandier, Sociologie actuelle de l’Afrique noire, op. cit., pp. 503-513.

[32] G. Balandier, Anthropologie politique, op. cit., pp. 133-137.

[33] Sur le thème de la violence et du sacré, voir le bel essai de R. Girard, La violence et le sacré, Paris, 1972.

[34] Les esclaves, ou les marginaux étaient le plus souvent les victimes de cette thérapeutique.

[35] Études en cours de Mmes J. Favret et E. Métais.

[36] Cf. E.A. Tiryakian, « Ésotérisme et Exotérisme en sociologie », Cah, int. de socio., LII, 1972.

[37] Cf. I. Kopytoff, -Extension of conflict as a method of conflict resolution among the Suku of the Congo-, Journ. of Conflict Resolution, VI, 1961.

[38] M. Gluckman, Custom and Conflict in Africa, Oxford, 1955, chap. 1 : « The peace in the feud ».

[39] Cf. The Nuer, Oxford, 1re éd. 1940 ; trad. franç., Paris, 1968.

[40] D. Paulme, Les Bété, une société de Côte-d'Ivoire hier et aujourd'hui, Paris, 1962.

[41] Toutes ces questions sont envisagées dans P.L. Berger et T. Luckmann, The Social Construction of Reality, Garden City, New York, 1966 et P.L. Berger, The Sacred Canopy, Garden City, New York, 1969.

[42] Voir les développements figurant dans G. Balandier, Sens et puissance. Les dynamiques sociales, Paris, 1971.

[43] Thèse centrale de l'ouvrage de J.-P. Faye intitulé Théorie du récit, Paris, 1972.

[44] S.F. Nadel, Black Byzantium, 1942, préface de Lord Lugard ; trad. franç., Paris, 1971.

[45] Ibid., p. 146 de la traduction française.

[46] G. Balandier, La vie quotidienne au royaume de Kongo, du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, 1965.

[47] Sociétés qui ne se connaissent pas, impuissantes à devenir, selon l'affirmation (bien légère) du Hegel des Leçons sur la philosophie de l'histoire.

[48] Recherches en cours de G. Nicolas. Il observe : « La société et la culture qui portent ce nom haoussa sont nées d'apports hétérogènes, de constructions syncrétiques. Il est impossible de retrouver une souche à l'origine de cet ensemble.

Dès ses débuts (...) il se construit comme une combinaison » (« Crise de l'État et affirmation ethnique en Afrique noire contemporaine », Rev. franç. de Sciences politiques, XXII/5, 1972).

[49] Argument central dans l'étude des Rudolph consacrée au « développement politique de l'Inde » : The Modernity Of Tradition, Political Development in India, Chicago, 1967.

[50] J. Berque, L'Orient second, Paris, 1970, première partie.

[51] Cf. G. Calame-Griaule, Ethnologie et langage. La parole chez les Dogon, Paris, 1965.

[52] Ibid., et l'œuvre de M. Griaule et G. Dieterlen (notamment le corpus mythique présenté et interprété dans Le renard pâle, Paris, 1965).

[53] Formule de J.-P. Faye, « l'Histoire ne se fait qu'en se racontant » ; « l'Histoire, en se narrant, se produit » (op. cit.).

[54] Thèse en cours d'achèvement de CI. H. Perrot « Pouvoir politique et occupation de l'espace chez les Agni du Ndényé, du début du XVIIIe à la fin du XIXe siècle ». Source des informations utilisées.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 26 octobre 2010 19:33
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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