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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Georges Balandier, “Brèves remarques pour conclure”. Un article publié l’ouvrage de l’Institut d’études démographiques sous la direction d’Alfred Sauvy, Le “Tiers-Monde”. Sous-développement et développement, pages 369-380. Réédition augmentée d’une mise à jour par Alfred Sauvy. Paris : Les Presses universitaires de France, 1961, 393 pp. Collection: Travaux et documents. Cahier no 39. [Autorisation formelle de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales accordée par M. Balandier le 28 janvier 2008.]

Georges BALANDIER

Brèves remarques pour conclure”.
Le “Tiers-Monde”. Sous-développement
et développement.


Un article publié l’ouvrage de l’Institut d’études démographiques sous la direction d’Alfred Sauvy, Le “Tiers-Monde”. Sous-développement et développement, pages 369-380. Réédition augmentée d’une mise à jour par Alfred Sauvy. Paris : Les Presses universitaires de France, 1961, 393 pp. Collection : Travaux et documents. Cahier no 39.

Sous-développement et co-existence compétitive.
Certains traits communs.
Idéologies et ré-aménagement des structures.

Sous-développement et co-existence compétitive.

On ne peut plus douter que l'avenir prochain des pays sous-développés ne détermine aussi notre propre avenir. Leur inquiétude est devenue notre inquiétude ; dans la mesure même où elle conditionne une révolte qui se dirige contre les nations privilégiées. Ils ont la capacité de faire jouer au désavantage de ces dernières le poids de leurs richesses humaines - leurs populations sont largement majoritaires et en expansion, alors que les peuples « nantis » sont minoritaires et peuvent atteindre le maximum démographique - et de leur richesse en matières premières valorisées par l'industrie moderne. Ils ont évalué l'affaiblissement des puissances impérialistes et se sont coalisés pour mieux mettre en pièces les dominations subies jusqu'à présent. En ce sens, la Conférence tenue à Bandoeng en avril 1955, par les délégués de vingt-neuf nations asiatiques et africaines, a la valeur d'un événement historique. Elle manifeste l'accès, au premier plan de la scène politique internationale, de ces peuples qui constituent un « Tiers Monde » entre les deux « blocs », selon l'expression d'A. Sauvy. Mais le refus des rapports inégaux n'est pas un refus de coopération. Celle-ci deviendrait plus réelle si les antagonismes entre groupes de puissances se relâchaient ; s'il n'y avait, d'autre part, la crainte d'un retour à l'ancien ordre de choses. L'écrivain R. Wright rapporte quant à ce dernier point, dans son étude de « Bandoeng », une observation significative. Il évoque l'incertitude actuelle de l'Indonésien éclairé : « Comment... obtenir la coopération de l'Occident et en même temps se défendre contre la volonté de domination des Occidentaux ? » [1].

L'actualité la plus récente révèle plus une compétition qu'une entente internationale à propos des pays sous-développés. Les grandes puissances tendent à considérer ces derniers comme un enjeu, décisif en ce qui concerne leurs affrontements. Elles recherchent là une masse additionnelle propre à leur assurer une victoire décisive. Durant la période de « guerre froide », les intentions étaient à cet égard nettement apparentes. Et l'aide américaine, malgré les affirmations généreuses exprimées par le Président Truman en janvier 1949, a d'abord été diffusée par l'Agence de Sécurité mutuelle (M.S.A.). Ce qui était révélateur des buts visés : les programmes d'assistance apparaissaient, selon l'expression du Secrétaire d'État Dean Acheson, comme des « armes nouvelles ». Dès son accession à la présidence, le général Eisenhower avait signalé l'urgence d'entreprendre « une guerre totale contre la misère, contre les forces brutales de la pauvreté et du besoin ». Il suggérait une coopération, permettant de rassembler les économies réalisées à la faveur d'un éventuel désarmement, au profit d'un fonds international destiné à une intervention massive assurant le progrès des pays « attardés ». Dans la conjoncture de l'époque, cette proposition apparaissait plus comme une manifestation de propagande que comme une suggestion réaliste. Les tentatives faites dans ce sens, à l'intérieur de l'O.N.U., se heurtèrent aussitôt à la double opposition des États-Unis et de la Russie Soviétique.

Cependant, la compétition entre ces deux grandes puissances devait finir par s'orienter selon une direction plus favorable aux nations pauvres. En 1954, les experts soviétiques étudièrent les possibilités d'implantation d'une industrie de l'acier, en Union Indienne, à des conditions particulièrement avantageuses. La détente internationale s'affirmant, c'était là le point de départ d'une période présentée aujourd'hui comme celle de la « co-existence compétitive ». Le voyage de MM. Boulgamine et Khrouchtchev en Asie, les offres d'assistance faites aux États arabes, l'arrivée de M. Chepilov au Ministère des Affaires étrangères, sont autant de faits qui montrent avec quelle sûreté (et quels moyens matériels) l'U.R.S.S. entend s'engager sur cette voie nouvelle. Durant le même temps, les États-Unis élargissent et accentuent leur aide, et particulièrement en faveur de l'Inde dont le neutralisme avait pourtant suscité de sérieuses réserves. Et du côté français, les suggestions de M.E. Faure, le plan généreux de M. Pineau permettent d'ouvrir une nouvelle porte à l'espoir et à la coopération.

Il semble que les projets présentés il y a quelques années par A. Bevan, leader de la gauche travailliste, puissent bénéficier aujourd'hui d'une audience élargie. Dans son livre intitulé : Au lieu de la peur, il exprimait avec netteté le dilemme qui se pose à toutes les nations « développées », quel que soit le régime politique dont elles sont porteuses. Il écrivait : « Notre but n'est pas la défaite du communisme ou du socialisme, ou la préservation de tel ou tel mode de vie. Ce n'est même pas la victoire sur la pauvreté... Notre but est plus limité ; c'est la défaite de la faim, dans le sens littéral le plus physique... Si la faim continue d'être le sort de millions de nos frères humains, notre civilisation ne sera pas préservée du destin qui a submergé les civilisations antérieures ». Et A. Bevan formulait une suggestion maintenant reprise par divers hommes d'état : « Longtemps avant que les programmes d'armement atteignent leur sommet, des discussions internationales réalistes devraient substituer un plan minutieux de développement mondial à une part substantielle des dépenses militaires ».

Il n'y a donc pas d'équivoque. Nous avons à opter pour une politique de compétition mortelle entre grandes puissances, ou pour une politique de paix favorable à la résolution du seul grand problème du XXe siècle : celui de la faim et de la misère, condition de la majorité des peuples du monde. La coexistence compétitive, qui se manifeste par un affrontement des techniques de développement et des générosités inconditionnelles, prouve que l'on se décide à la deuxième option. Mais elle est loin d'exclure les arrières-pensées.

Les pays économiquement « attardés » s'efforcent de profiter de la nouvelle situation, au mieux de leurs intérêts. Leur réserve ne s'est pas pour autant effacée, vis-à-vis de puissances qui restent malgré tout plus soucieuses de leur position dans le monde que du progrès matériel des peuples démunis. Le neutralisme dynamique du pandit Nehru a acquis à l'Inde un prestige international singulièrement rapide. Il s'est renforcé par une adhésion du Maréchal Tito et du Colonel Nasser, durant quelque temps, aux principes qui le fondent. Il a une puissance contagieuse qu'il est maintenant impossible de sous-estimer.

Une illusion doit être dénoncée. Les deux « blocs » ont la tentation de considérer les pays sous-développés comme le terrain où doit se remporter une victoire décisive. Mais ces derniers ne sont pas dupes. Ils s'efforcent seulement de tirer le maximum de profits d'un antagonisme qui leur apparaît comme une querelle leur restant étrangère - une sorte de dispute entre « riches » [2]. À partir d'exemples africains, l'analyse que vient de réaliser Abdoulaye Ly, historien et essayiste sénégalais, me semble très significative quant à ce point [3]. Cet auteur critique avec une égale violence « l'impérialisme » (impérialisme du capital financier et monopoliste) et « l'expansionnisme soviétique » (expansionnisme du monopole étatique et de l'État-Parti), l'accumulation capitaliste et l'accumulation socialiste, l'esprit de libre entreprise du capitalisme et le « soviétisme » passionné d'industrialisation. Les deux antagonistes sont renvoyés dos à dos ; ils sont accusés de ne viser l'un et l'autre qu'à « l'unification totalitaire du monde ». A. Ly, cherchant à réintroduire les sociétés attardées dans le courant de l'histoire, accorde une importance primordiale à « l'action révolutionnaire des paysanneries sous-développées ». Et ceci le conduit à rejeter la « domination au nom du travail industriel », au même titre que la « domination au nom du capital ». Il recherche une nouvelle formule de développement et de construction des sociétés modernes, une troisième voie au-delà de celles prises par les nations aujourd'hui industrialisées. C'est donc une expression idéologique de ce neutralisme conçu, sur le plan de la politique internationale, par le leader indien. Mais A. Ly pressent qu'il n'est pas de solution véritable, aux problèmes de sous-développement, qui ne s'inscrive dans un réaménagement total des rapports économiques et politiques à l'échelle mondiale. Il entrevoit ce dernier, d'une manière vague, sous la forme d'un « collectivisme mondial planifié ». La formule n'est guère satisfaisante, mais l'intuition reste valable.

Certains traits communs.

Après ces remarques préliminaires, il paraît bien présomptueux de tirer quelques conclusions d'ordre général. Il semble par contre assez aisé de s'entendre quant à la liste des obstacles qui s'opposent au progrès des sociétés économiquement faibles. Le premier d'entre eux est d'ordre démographique. L'expansion des populations, si elle se poursuit avec son dynamisme actuel, annihilera pendant longtemps les plus sévères efforts d'investissement. Il est plus aisé de multiplier le nombre des hommes (le coût des techniques sanitaires modernes étant relativement bas) que le volume des biens mis à leur disposition. Ceci est d'autant plus vrai que les pays en cause sont souvent les héritiers d'un passé culturel qui, selon l'expression de Engels, accordait plus d'attention à la « reproduction des êtres humains » qu'à la « production des moyens d'existence ». L. Henry a montré ici, après F. Lorimer [4], toutes les incidences du contexte culturel particulier aux sociétés traditionnelles sur la fécondité humaine.

Il y a là une première contradiction - abaissement du niveau des subsistances parallèle au recul de la mortalité - qui est signalée par de nombreux auteurs pour de larges zones de sous-développement. Il reste très difficile de la réduire. Dans son étude du « problème démographique nord-africain », L. Chevalier a rappelé que la solution consiste dans « le passage de l'Afrique du Nord des pays de fort potentiel d'accroissement aux pays d'accroissement transitoire ». Ceci paraît possible à deux conditions. Il faut d'abord que les musulmans changent d'attitude vis-à-vis « du problème de la mort et surtout de la vie ». Les comportements traditionnels sont d'entrée mis en cause, dans la mesure même où ils s'opposent à une politique de limitation volontaire des naissances. S'il se révèle que cette dernière est « licite » [5], sans qu'il y ait conflit avec les prescriptions islamiques, il est incontestable que sa pratique demeure peu fréquente. Le bouleversement des comportements est alors espéré à la faveur d'une transformation du contexte économique et social. L. Chevalier voit dans l'industrialisation la condition la plus favorable à une telle mutation ; et c'est la deuxième exigence préalable à toute solution. Le développement industriel est considéré comme créateur de « conditions matérielles et psychologiques nouvelles, susceptibles d'atténuer la pression démographique actuelle ». La référence à l'exemple européen a fondé cette prévision [6].

Mais une telle politique, sous son double aspect, ne peut avoir que des effets différés. Elle est cependant jugée indispensable par de nombreux gouvernements. Ce n'est pas seulement l’Union Indienne, mais aussi la Chine Nouvelle et certaines démocraties populaires d'Europe Orientale qui sont conduites à accorder la plus sérieuse attention au problème de la population. Marx, dans ces divers cas, ne peut effacer totalement l'ombre de Malthus - tout au moins pendant la période de transition. On ne peut néanmoins exprimer, à partir de ces remarques, des conclusions toutes négatives., Examinant le cas du Sud-Est asiatique, K. Davis rappelle, en donnant l'exemple du Japon, que la surpopulation, la pauvreté relative et l'insuffisance de capitaux ne sauraient constituer des obstacles absolus à l'industrialisation, au progrès technique et à la modernisation [7]. Il est bien certain que la phase de démarrage du développement, dans de telles conditions, exigera un volume d'investissements et des contraintes relevant des méthodes d'exception.

C'est alors qu'une deuxième contradiction s'impose. Le revenu national des pays sous-développés est bas et le revenu annuel par tête y reste, en moyenne, très inférieur à 100 dollars U.S. La capacité à épargner paraît donc faible. Dans la mesure où elle existe, elle ne donne pas lieu à une utilisation pleinement efficace, soit par manque d'organismes spécialisés, soit en raison d'une thésaurisation de caractère traditionnel ou de pratiques spéculatives. Les investissements importants sont d'origine étrangère ; ils véhiculent avec eux des exigences propres à ceux qui les détiennent et une ingérence contraignante. Ils restent suspects - dans la mesure même où la politique de croissance est liée à une revendication de plus complète autonomie - et deviennent méfiants par crainte des risques encourus dans un monde en complet bouleversement. On sait, à cet égard, que le Programme du Point IV n'a pas eu l'efficacité prévue, parce que le Congrès américain n'a pas accordé la garantie gouvernementale aux investissements privés susceptibles de s'orienter vers les régions sous-développées.

Il s'agit donc d'une double contradiction. Les ressources internes dont disposent les pays à économie faible sont insuffisantes. J. Parizeau le rappelle dans la première de ses études : « La faiblesse de l'épargne ne peut être que partiellement compensée par un meilleur drainage et par une utilisation plus soucieuse de l'intérêt national. À cause du bas niveau des revenus, la consommation globale ne peut pas être suffisamment réduite, à moins que l'État n'ait recours à des mesures autoritaires de compression ». Aussi, dans le cadre d'une analyse conçue en fonction du système capitaliste classique, est-il conduit à suggérer le recours au processus inflationniste pour « déplacer et réaménager les facteurs de production ». C'est là une suggestion qui a suscité des critiques sérieuses ; et J. Parizeau note lui-même qu'il existe notamment le danger d'une grave « incompatibilité entre une politique inflationniste et une politique d'exportation ». Il paraît impossible d'employer, de manière efficace, l'un quelconque des outils traditionnels ; c'est bien davantage vers une transformation du système économique (et de nos conceptions en la matière) qu'il convient de s'acheminer. Les expériences des pays qui se trouvent aux prises avec les problèmes du développement économique sont d'ailleurs révélatrices.

D'un autre côté, les investissements étrangers ont eu des incidences à la fois positives et négatives. Ils ont introduit une incitation au changement et créé certaines conditions favorables au progrès des régions « attardées ». Mais en même temps, ils établissaient un contact singulièrement inégal entre ces dernières et les régions à forte capacité économique. L'Asie et l'Afrique, en particulier, se sont d'abord modernisées en fonction de besoins européens, et sans détenir une autonomie politique suffisante pour avoir la capacité de maîtriser leur devenir. Leur « développement », durant la période coloniale ou para-coloniale, s'est accompli sur la base de choix qui leur restaient étrangers. Il était inéluctablement inharmonieux, porteur de multiples désajustements. Lorsque les économistes créent, à propos des pays sous-développés, des concepts comme ceux d'économie dualiste ou plurale (J.H. Boeke, J.S. Furnivall) ou désarticulée (F. Perroux), c'est d'abord ce fait qu'ils reconnaissent d'une manière implicite ou explicite. Les nations jeunes réagissent aujourd'hui, avec une unité qui se renforce, contre de tels effets conséquents au jeu de la domination économique.

Leur réaction de défense ne peut empêcher qu'elles aient un besoin urgent d'aide extérieure sous la forme de capitaux, de biens d'investissement et de compétence technique. Tous les observateurs se trouvent d'accord sur ce point, quel que soit le mode de développement envisagé (capitalisme libéral, capitalisme organisé ou planification socialiste). Dans son étude, P. George a montré que le progrès de l'ensemble soviétique n'avait été possible que par « un sacrifice des régions les plus avancées de l'Union » ; la contribution de ces dernières a eu un caractère à la fois financier, technique et culturel. L'aide, comme l'action dans le cadre de la planification, a opéré sur tous les fronts : ce furent les deux conditions du succès.

Dans son rapport à la 39e Conférence Internationale du Travail, M. David A. Morse a souligné la nécessité de contribuer au progrès des « pays peu avancés », à « la stabilité interne des sociétés en voie de transformation ». C'est là le prix qu'il convient de payer pour assurer une « évolution pacifique » du monde. J'ai déjà rappelé que le procès de modernisation ne peut s'accomplir sans impliquer un certain coût social. Les désintégrations sociales [8], occasionnées par la modification des structures économiques, sont inévitables. Il reste possible de les réduire, afin d'assurer la croissance au coût minimum. C'est néanmoins une première limitation au souhait exprimé par le directeur de l'organisation internationale. Est-il, par ailleurs, possible d'apporter dans la conjoncture actuelle une aide suffisante aux peuples pauvres, en supposant que cette dernière puisse être non seulement généreuse, mais aussi dépourvue de toute pression politique ?

La réponse à cette question aura une importance particulière en ce qui concerne l'avenir immédiat des relations internationales ? Un rapport établi en 1951 par cinq experts, pour le compte du Département des questions économiques aux Nations Unies [9], fixe à 14 milliards de dollars par an (soit 4.900 milliards de francs) le montant de l'aide étrangère indispensable pour assurer un accroissement annuel de 2% du revenu par tête dans les pays sous-développés. En fait, de 1950 à 1955, les 800 millions d'habitants de l'Asie du Sud-Est, du Moyen Orient, de l'Afrique et de l'Amérique Latine, n'ont reçu des États-Unis et des Institutions internationales qu'un total correspondant à 1.400 milliards de francs.

On s'aperçoit surtout, dans la mesure où l'on tient précisément compte du mouvement démographique et de la productivité des investissements dans le champ des économies faibles, que l'évaluation des cinq experts est insuffisante. Le calcul réalisé par L. Tabah conduit à une sollicitation beaucoup plus large de la générosité des riches. Il considère, d'un côté, l'ensemble des régions où le revenu annuel par tête est inférieur à 35.000 francs (100 dollars) [10] et envisage le doublement de ce dernier en 35 ans. Il considère, d'un autre côté, l'ensemble des pays capables d'apporter une aide financière, ceux où le revenu par tête est supérieur à 300.000 francs. Les résultats, envisagés sous la forme de l'hypothèse moyenne, sont propres à déconcerter même les moins optimistes. Dès la première année, les « donateurs » auraient à apporter au fonds commun entre 4,4% et 7,5% de leur revenu global, et, au terme de la 35e année, le niveau serait établi entre 8,8% et 13,2%. C'est un effort gigantesque pour des réalisations qui ne sauraient guère apaiser le mécontentement des peuples démunis et impatients de mieux-être.

Il convient évidemment d'apporter des correctifs à cette estimation. Elle a un caractère global et ne signifie pas que l'apport soit exclusivement de capitaux. Elle est déterminée en fixant l'épargne intérieure, des pays sous-développés, à un très bas niveau. Mais il apparaît que ces pays peuvent remédier, pour une part, à l'insuffisance de leurs investissements, en mobilisant une maind'œuvre soumise à un chômage déguisé ou réel - et cela en continuant à utiliser un équipement technique rudimentaire. Certaines réalisations impressionnantes de la Chine Nouvelle ont été possibles dans de telles conditions. L'évaluation, présentée dans cet ouvrage, exige surtout d'être adaptée, car il existe une limite à l'absorption utile de capitaux. L'observation est valable pour les systèmes économiques et les systèmes sociaux : les uns et les autres ne peuvent assimiler avec profit, à un moment donné, qu'une quantité déterminée d'éléments étrangers. Au-delà de ce seuil, il n'y a plus que gaspillage et désordre. C'est ainsi que certains pays du Proche-Orient, producteurs de pétrole, n'ont pas la possibilité d'utiliser avec fruit, dans l'état actuel de leurs structures, les capitaux mis à leur disposition. Le phénomène apparaît nettement si l'on envisage un exemple. Celui de la Tunisie, qui est commode, parce que les problèmes s'y posent à plus petite échelle. Les évaluations quant aux investissements nécessaires varient de 70 milliards de francs par an, à 40, 35 et 25 milliards. Le premier de ces chiffres représente une estimation du volume de capitaux souhaitable, mais il semble établi au-delà des possibilités actuelles du pays, le dernier est au deçà des besoins les plus urgents et des possibilités. Une étude récente et sérieusement documentée précise - « On ne fait pas les investissements dans l'abstrait, il faut un milieu prêt à les recevoir... Le rythme satisfaisant des dépenses d'équipement à effectuer nous semble devoir se situer actuellement aux alentours d'une trentaine de milliards de francs par an, à condition qu'une politique de réformes soit mise en œuvre » [11]. L'analyse des conditions locales conduit donc à retenir, dans l'immédiat, les estimations moyennes.

Ces difficultés considérées, il s'en présente immédiatement de nouvelles celles concernant le choix et la hiérarchie des réalisations à entreprendre. Il est des préalables à toute politique de développement. J'ai déjà rappelé l'affirmation de S.H. Frankel qui indique avec force que « les transformations structurelles et sociales » sont les conditions de l'efficacité dans la lutte contre la misère. L'expérience du premier gouvernement africain, ayant la responsabilité du pouvoir en Côte de l'Or, illustre assez bien ce point de vue. Il est intéressant de noter l'importance qu'il accorde aux acquisitions indispensables à tout progrès : mise en place d'un réseau de communications modernes, action intensive d'éducation et création d'une administration adaptée aux tâches nouvelles. Le développement proprement économique n'est, pour l'instant, abordé que de manière prudente et l'action porte d'abord sur le secteur agricole. Mais l'option a été facilitée par le fait que ce territoire est porteur de sociétés ne subissant pas une pression démographique contraignante.

Le problème du choix a été fréquemment posé sous la forme du dilemme : industrialisation immédiate ou industrialisation différée ? La tendance la plus générale est d'opter pour la seconde solution. Les gouvernements des jeunes nations insistent sur la nécessité d'acquérir, le plus rapidement possible, le maximum d'indépendance économique. lis éprouvent le besoin d'implanter toutes les techniques, même les plus modernes, qui ont donné aux pays industriels dynamisme et puissance. Ils remarquent combien le chômage déguisé, existant en milieu rural, dissimule une sorte d'épargne elle aussi déguisée ; et pour que cette dernière devienne effective, il convient alors d'orienter la main-d'oeuvre non ou mal employée vers les activités industrielles. Ils pensent que la mutation économique, indispensable à la résolution des problèmes urgents, se réalisera seulement en accédant à l'âge de l'industrie et des techniques complexes. Pour les sociétés de structure socialiste, la question ne mérite pas un instant de réflexion : l'industrialisation et la socialisation vont de pair, se portant l'une l'autre ; la création d'un prolétariat est nécessaire, dans la mesure où ce dernier reste par excellence le moteur du progrès.

P. Gourou, dans son ouvrage consacré aux Pays tropicaux, présente une opinion nuancée, qui a pu cependant être jugée comme la justification scientifique de comportements conservateurs. Il note la faible capacité énergétique de ces régions (par manque ou insuffisance de charbon) et le peu de préparation des hommes (en raison notamment des carences physiologiques dues à la sous-alimentation, aux mauvaises conditions d'hygiène) et des organisations, à une activité industrielle établie à grande échelle. Il accorde la priorité aux programmes de modernisation agricole et d'action sociale [12]. Or A. Ly, essayiste et politicien sénégalais, en vient, dans son livre polémique déjà évoqué, à défendre lui aussi le principe de l'industrialisation différée, en ce qui concerne les territoires de l'Afrique Noire. Il demande que l'effort de productivité porte sur les activités agricoles et éventuellement minières : c'est sur cette base que doit se réaliser l'accumulation du capital nécessaire à l'implantation des industries. Si les deux mouvements sont inversés ou simplement synchronisés, cette dernière ne peut s'accomplir sans qu'interviennent à nouveau les effets de domination directs ou indirects. C'est donc au nom de la défense de l'indépendance qu'une telle option est défendue par Abdoulaye Ly. Elle le conduit à une exaltation messianique de la paysannerie et à une critique fort vive du mode de développement soviétique ; il écrit : « L'erreur de Lénine et de ses disciples des pays arriérés, c'est d'avoir sacrifié l'authenticité de la révolution paysanne radicale et moderne à une illusoire révolution « prolétarienne », symbolisée par la faucille et le marteau ».

À dire vrai, il paraît impossible d'établir un ordre des investissements ayant une portée générale. Des variations considérables doivent intervenir dans chaque pays, suivant la qualité et la quantité des richesses naturelles exploitables, le niveau de développement déjà atteint, la structure de la main-d'oeuvre active et l'intensité de la pression démographique. Mais il est bien certain que le critère le moins contestable, sinon le plus précis, en matière de choix reste celui de l'« avantage collectif » (défini par L. Buquet). On ne peut guère compter sur le jeu de la spontanéité, de la concurrence, de la libre entreprise pour atteindre ce but. Cette remarque, comme le fait du refus de toute domination économique exercée du dehors, conduit à reconnaître un pouvoir prépondérant à l'État et la nécessité d'une planification définissant les étapes de la croissance. L'étude du développement de l'Union Indienne est révélateur quant à ce point ; le deuxième plan quinquennal est assez strict et manifeste le renforcement du secteur public : dans le domaine de l'industrie sidérurgique notamment, trois entreprises appartiendront à ce dernier, alors qu'une seule se trouvera dans le secteur privé, celle du groupe Tata qui vient de recevoir une aide considérable de la Banque mondiale. Le développement économique rapide, soucieux du progrès de toutes les catégories sociales, implique le recours à des méthodes étrangères à l'esprit du capitalisme traditionnel [13].

Idéologies et ré-aménagement des structures.

D'autres considérations renforcent encore cette remarque et conduisent à distinguer la croissance actuelle des pays « attardés » de celle connue par les sociétés occidentales au cours du siècle passé. Elles sont en premier lieu d'ordre culturel ; je les ai évoquées dans un chapitre de l'ouvrage consacré particulièrement à ce problème. Elles tiennent aussi à la structure des sociétés traditionnelles. Et P. George, envisageant la « liquidation des forces d'inertie » en Asie soviétique, a noté combien la structure sociale présentait des édifices « difficiles à abattre ». Il a souligné la nécessité de « détruire les conservatismes stérilisateurs sans porter atteinte aux traditions estimables et respectables ». Alors que la transformation fut continue, et relativement étalée dans le temps, en Occident, la croissance des sociétés sous-développées doit s'effectuer aujourd'hui d'une manière soudaine et à un rythme accéléré. Sinon, l'écart entre nations riches et nations pauvres ne fera que s'accroître et les secondes continueront à subir les effets préjudiciables de cette différence de potentiel économique.

Ces distinctions ne sont pas seules en cause. La plupart des peuples démunis affirment leur existence en tant que nation, en même temps qu'ils expriment leur désir de progrès et de mieux-être. C'est donc une double tâche qui s'impose à eux, alors que les deux processus furent généralement distincts (avec un décalage historique plus ou moins marqué) dans le cas de l'Occident. L'entreprise est d'autant plus difficile que cet aménagement politique et économique intéresse de larges espaces : un véritable sous-continent dans le cas de l'Union Indienne, par exemple. Ces buts doivent être atteints au moment où l'ensemble des sociétés humaines se trouve soumis, à des degrés divers, aux transformations qu'imposent le mouvement des techniques et les nouveaux rapports de force s'exprimant à l'échelle mondiale. L'Europe, elle, avait eu la possibilité de faire sa crise de croissance en s'appuyant sur un monde relativement statique. Enfin, une troisième différence n'a pas moins d'importance que les précédentes. L'Occident s'est développé alors que de vastes zones d'économie faible existaient dans le monde ; il a pu « utiliser » ces dernières en fonction de ses besoins de développement. Aujourd'hui, les pays ouverts aux procès de la croissance économique ne peuvent que se heurter les uns aux autres et, surtout, aux frontières des espaces économiques contrôlés par les puissances. Les conditions sont donc radicalement nouvelles et il n'y a d'issue que dans un ré-aménagement à l'échelle mondiale.

Pour créer le dynamisme indispensable à la réalisation de leurs programmes, pour faire tolérer le prix d'une mutation qui exige le recours à de véritables « techniques de choc » et impose un bouleversement des comportements, les gouvernements des pays attardés doivent susciter un « New Deal des émotions » (A. Gerschenkron). Ils ont, d'une manière ou d'une autre, à réaliser une véritable mobilisation idéologique. Le prétexte commun reste la lutte contre le colonialisme et le racisme : ce fut le leit-motiv des représentants réunis à Bandoeng. L'expression d'un nationalisme radical et du renouveau culturel (opposé aux aspects impérialistes de l'occidentalisation) offre, de son côté, toute une série de thèmes à forte valeur émotionnelle. En Inde, l'émulation entre l'Union et la Chine Nouvelle et la formule du « neutralisme dynamique », riche de succès internationaux jusqu'à maintenant, ont permis d'animer les masses, d'apaiser les conflits de classes et de castes, de différer des réformes de structure qui semblaient pourtant urgentes. De son côté, l'expérience chinoise a accordé la plus minutieuse attention aux problèmes idéologiques. Elle associe la conquête de l'indépendance économique et celle du mieux-être, l'industrialisation progressive et l'acheminement vers le socialisme.

Devant cette quête passionnée d'une technique de croissance et d'une idéologie propre à faire accepter cette dernière, nous révélons aujourd'hui plus de désarroi que de confiance en la valeur de notre exemple. Ce qui s'explique aisément. Le « modèle » occidental impose l'idée de progrès continu et lent plus que celle de mutation. Il accorde plus de place à la liberté individuelle qu'à la justice et à l'égalité. Il offre l'exemple d'un système démocratique qui ne trouve guère d'appui sur les assises traditionnelles des sociétés en cours de développement. Il reste suspect en raison des dominations exercées, jusqu'à l'époque présente, sur de larges pans du monde. L'exemple, que proposent les pays de socialisme marxiste, suscite davantage d'adhésions - conditionnelles ou inconditionnelles. J'ai déjà noté ce fait. Par une sorte d'ironie de l'histoire, la doctrine élaborée par Karl Marx, à partir d'une analyse des sociétés industrielles capitalistes (et prévoyant le devenir de ces dernières), tend de plus en plus à apparaître comme un système favorable au développement rapide des pays attardés. Le pouvoir soviétique en Asie, la « Démocratie nouvelle » en Chine ont obtenu des succès matériels dont le prestige, sur les peuples asiatiques et africains, ne peut être sous-estimé. L'Indonésie, l'Inde, l'Égypte sont maintenant à la recherche d'une formule originale de développement économique, politique et social. Ces nouveaux États prennent leurs distances par rapport aux suggestions du capitalisme classique.

C'est en constatant l'ensemble de ces phénomènes que F. Perroux a été conduit à définir les conditions d'un « dépassement » du capitalisme. L'Occident doit rechercher des méthodes nouvelles, s'il veut intervenir à bon escient dans le champ des pays « attardés ». Une économie de service, et non de gain, paraît de plus en plus nécessaire et le choix des investissements ne doit guère s'inspirer des habituelles normes de rentabilité. M. Perroux vient de reprendre une thèse qui lui est chère ; il affirme sans équivoque : « Une espèce humaine respectueuse d'elle-même se prononce en faveur du principe que les vies humaines, et les conditions fondamentales d'une vie humaine pour tous, doivent être protégées par priorité. Pour ce faire, il faut accepter des formes d'activité économique sans rendement, c'est-à-dire des formes bien spécifiées de l'économie gratuite ou de l'économie du don pendant une suite de périodes » [14].

Mais n'est-ce pas là un vœu pieux, tant que les sociétés développées n'ont pas consenti aux ré-aménagements nécessaires ? Leur manière « d'être dans le monde » est déterminée par leurs structures propres et leurs modes d'organisation. Il se retrouve ici cet aspect relationnel des problèmes de sous-développement sur lequel j'ai insisté à plusieurs reprises - et A. Gerschenkron, par une autre voie, en observant combien ces derniers « sont tout autant les problèmes des nations les plus avancées » [15]. G. Myrdal a montré comment, dans l'état actuel du marché international, le commerce entre pays inégalement avancés tend à « renforcer les causes de stagnation ou de régression » [16].

Le phénomène a des incidences quant à l'industrialisation des régions pauvres un ouvrage tel que celui de l'économiste E. Staley [17] précise que la politique des U.S.A. devrait être d'orienter ce mouvement (car, il est irrésistible) tout en consolidant le « leadership industriel » américain. Ces remarques donnent une nouvelle dimension aux questions que nous avons considérées dans ce Cahier.

Notre tentative visait à une « initiation » aussi complète que possible. Elle n'avait pas la prétention de définir précisément des solutions. Elle nous a révélé combien il est nécessaire d'adapter, et souvent de bouleverser, nos concepts et nos théories, d'échapper à nos traditions d'ethnocentrisme, pour saisir d'une manière plus valable le fait du sous-développement. G. Myrdal, récemment encore, a exprimé de son côté le besoin urgent de « nouvelles méthodes d'approche scientifique ». Cette réflexion définit assez bien le but que nous nous étions fixé : nous y avons tendu en espérant faciliter l'analyse de problèmes complexes et, d'une certaine manière, préparer les voies de l'avenir.



[1] R. WRIGHT. Bandoeng. Paris, Calmann-Lévy, 1956

[2] Le Président Nasser, en jouant, avec la nationalisation brutale de la Compagnie du canal de Suez, l'approfondissement de la division entre les deux « blocs », a montré comment cette politique de bascule pouvait être dangereuse pour la paix et l'avenir des pays sous-développés eux-mêmes. Les risques du « double jeu » restent considérables. Mais il convient de souligner que cette décision constitue, avec la Conférence de Bandoeng, un moyen d'imposer à l'attention internationale le fait du sous-développement.

[3] A. Ly. Les masses africaines et l'actuelle condition humaine. Paris, Éditions Présence Africaine, 1956.

[4] F. LORIMER et autres. Culture and Human Fertility. Paris, Unesco, 1954.

[5] Le Gouvernement égyptien a, lui, pris nettement position. Il recommande l'usage des méthodes anti-conceptionnelles qui sont autorisées par les oulémas d'El Azhar.

[6] Pour les développements de cette thèse voir : L. CHEVALIER, Le problème démographique nord-africain. Paris, INED, 1947. Et l'article de L. CHEVALIER dans : Industrialisation de l'Afrique du Nord, sous la direction de G. Leduc. Paris, Armand Colin, 1952.

[7] K. DAVIS. The population of India and Pakistan. Princeton, Princelon University Press, 1951.

[8] Voir, sur ce point, les remarques de G. DESTANNE DE BERNIS dans : Niveaux de développement et politiques de croissance, Paris, I.S.E.A., 1955.

[9] Mesures à prendre pour le développement économique des pays insuffisamment développés, New York, Nations Unies, 1951.

[10] Ce groupe représente environ 34% de la population mondiale. Pour la majorité, le revenu moyen par an se situe à 50-60 dollars.

[11] Étude de mon élève J.P. LECLERC : Problème foncier, Problème agraire et modernisation de l'agriculture traditionnelle en Tunisie. Thèse de l'Institut d'Études politiques, Paris, 1956.

[12] P. GOUROU, Les pays tropicaux. Principes d'une géographie humaine et économique. Paris, P.U.F., 1947.

[13] En Tunisie, le congrès de l'U.G.T.T. vient de recommander et d'étudier le passage « d'une économie de capitalisme libéral à une économie planifiée » (septembre 1956).

[14] Cf. Niveaux de développement et politiques de croissance, fascicule 1.

[15] E. STALEY. The Future of Under-developed Countries. New York, Harper and Brothers, 1954.

[16] Gunnar MYRDAL. Development and Under-development, Cairo, 1956.

[17] Étude dans : The progress of underdeveloped areas, sous la direction de B. F. HOSELITZ.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 8 mars 2009 11:06
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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