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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Georges Balandier, “Introduction. Le Tiers-Monde. Sous-développement et développement”. Un article publié l’ouvrage de l’Institut d’études démographiques sous la direction d’Alfred Sauvy, Le “Tiers-Monde”. Sous-développement et développement, pages 13-17. Réédition augmentée d’une mise à jour par Alfred Sauvy. Paris: Les Presses universitaires de France, 1961, 393 pp. Collection: Travaux et documents. Cahier no 39. [Autorisation formelle de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales accordée par M. Balandier le 28 janvier 2008.]

Georges BALANDIER

Introduction.
Le Tiers-Monde. Sous-développement
et développement
”.

Un article publié l’ouvrage de l’Institut d’études démographiques sous la direction d’Alfred Sauvy, Le “Tiers-Monde”. Sous-développement et développement, pages 12-17. Réédition augmentée d’une mise à jour par Alfred Sauvy. Paris : Les Presses universitaires de France, 1961, 393 pp. Collection : Travaux et documents. Cahier no 39.

Conditions de l'étude.

La littérature consacrée aux pays « sous-développés » est abondante. En une demi-décennie, une véritable inflation a joué en ce domaine tellement soumis aux pressions de l'actualité. Ceci ne signifie pas que nous disposions maintenant d'observations et d'analyses incontestables. L'ampleur des

problèmes, et l'urgence avec laquelle il convient d'intervenir, expliquent la multiplicité des études et la précipitation avec laquelle certaines recherches ont dû s'accomplir. Les impératifs d'ordre politique ne souffrent pas de délais et les experts, auxquels il est fait appel, doivent le plus souvent se contenter des résultats d'une sorte d'empirisme, rarement de données provenant d'une minutieuse élaboration scientifique. L'insurrection des peuples pauvres et dominés a pris une violence, une extension extraordinaires ; un jeune essayiste sénégalais, Abdoulaye Ly, le constate sous l'effet d'une sorte de fascination : « une ceinture de feu flambe tout au long des Tropiques... ». C'est là le fait marquant du XXe siècle. On comprend, dans ces conditions, que les spécialistes ne bénéficient plus de toute la quiétude nécessaire à l'étude, qu'ils soient sollicités avec une impatience toujours croissante.

En préparant ce volume, destiné à favoriser la « prise de conscience » d'un public relativement étendu, nous avons tenté d'échapper à une telle contrainte. Ce qui ne correspond pas à une dérobade, mais à un souci d'objectivité, à une méfiance devant les réactions et interprétations que suscitent les problèmes traités « à chaud ». Il s'agit ici d'une oeuvre collective qui est le fruit de patientes recherches. L'Institut national d'études démographiques manifeste, en cette occasion, son intérêt permanent pour des travaux qui exigent autant l'intervention du démographe et du sociologue que celle de l'économiste. Il a permis cette approche totale du sous-développement, qui est indispensable, mais qui demeure exceptionnelle comme le manifeste l'inventaire bibliographique [1]. De cette manière, l'ouvrage rédigé en commun a pu s'organiser sous une forme originale qui le différencie des livres généraux jusqu'alors consacrés à ce thème.

L'Institut national d'études démographiques maintient les pays « sous-développés » dans le champ de ses préoccupations à long terme. Il le fait avec cette volonté de recherche inter-disciplinaire à l'instant signalée, Il n'est évidemment pas la seule organisation scientifique ayant eu le souci de s'attacher à une tâche aussi considérable ; et toujours à reprendre. En France même, l’Institut de science économique appliquée a constitué un groupe de travail qui entreprend l'analyse systématique des problèmes posés par le sous-développement. Aux États-Unis, le Massachusetts Institute of Technology (Center for International Studies) a favorisé des investigations de même nature, mais en leur donnant une orientation géographique précise. L'effort actuel porte sur les nations du Sud et du Sud-Est asiatiques (Indonésie, Inde) ; l'importance politique de cette région du monde, et l'acuité des questions qui s'y formulent, expliquent une telle priorité. Auprès de l'Université de Chicago, un centre spécialisé étudie depuis plusieurs années, lui aussi, les corrélations existant entre le phénomène de « développement économique » et les phénomènes de changements démographiques, sociaux et culturels. Ce ne sont là que quelques exemples. Il conviendrait d'ajouter les institutions qui se sont implantées dans les Pays intéressés eux-mêmes et qui commencent à agir sur les décisions gouvernementales. C'est en particulier le cas de l'Union Indienne. Sans parler des organismes spécialisés, et que nous connaissons mal, qui fonctionnent en U.R.S.S.

Difficultés de la recherche.

Les instruments indispensables aux enquêtes, à l'analyse et à la réflexion, existent donc. Mais le travail vient à peine d'être mis en chantier et l'entreprise reste la plus complexe de toutes celles que les sciences sociales ont eu à affronter. Les difficultés tiennent d'abord aux conditions de la recherche. Les pays que nous appelons sous-développés sont, en raison de leur équipement technique insuffisant, ceux pour lesquels manquent souvent des données numériques parmi les plus indispensables. L'observation est valable pour les faits d'ordre démographique, à tel point qu'un jeune sociologue iranien, M. Naraghi, a présenté un ouvrage définissant les procédés d'étude et d'analyse les mieux adaptés aux « pays à statistiques incomplètes ». L'observation s'applique encore davantage aux réalités économiques. Dans des sociétés où l'économie de subsistance joue un rôle considérable, cette dernière a rarement donné lieu à des estimations satisfaisantes et il n'en est pas toujours tenu compte dans les calculs où elle devrait intervenir. Les indications relatives à l'accumulation de capital, à l'épargne et à l'usure, sont souvent incomplètes, cependant que les travaux considérant les structures de la consommation restent fragmentaires. C'est dire que l'observateur ne dispose pas, en ce cas, des moyens qui sont les siens dans le cadre des pays scientifiquement équipés.

Les difficultés sont aussi inhérentes à la notion même de sous-développement. S'il parait aisé d'énumérer les pays économiquement « attardés », il est moins commode de préciser les caractères communs à ces derniers. On s'en tient à un empirisme commode. Les critères d'ordre économique sont alors retenus d'une manière exclusive. J. Rose, cherchant à définir le concept de pays sous-développé, constate qu'il implique, enfin de compte, l'existence de ressources potentielles et la possibilité d'exploiter ces dernières avec un chiffre de capitaux raisonnable. Cette simplification conduit à considérer les problèmes en fonction de données financières (constitution, volume et modalité des investissements) et en termes d'échanges. Toute l'analyse consiste à évaluer les résultats qui seraient obtenus si les techniques des nations les plus « avancées » pouvaient être implantées à un coût minimum ; elle sous-estime les différences radicales existant entre les sociétés et les civilisations ; elle s'applique à un monde supposé relativement homogène. L'importance que les auteurs nord-américains accordent à l'esprit d'entreprise, au dynamisme de la libre entreprise, conduit à une sorte d'optimisme de la rentabilité qui n'est nullement justifié en tous lieux. En dehors même des obstacles d'ordre naturel, il est des conditions culturelles, des conjonctures sociales, qui font que n'importe quelle société n'est pas prête à accepter une marche au « progrès » imposée, plus ou moins, de l'extérieur. D'autant plus que cette dernière requiert une aide étrangère qui, jusqu'à présent, a fait des « payeurs », des « conseilleurs » négociant leur générosité.

Il faut aussi penser que le développement économique présente un « coût social » certain dont S.H. Frankel a bien montré les implications. Et qui risque, durant la période de transition, de favoriser le jeu des forces d'inertie. Frankel précise dans son dernier ouvrage : « Les nouveaux gouvernements [ceux des nations parvenues à l'indépendance] supportent la lourde charge de réconcilier leurs peuples avec le fait que les transformations structurelles et sociales sont des préalables nécessaires à l'allègement de leurs misères, que le coût du changement est élevé, que le capital est rare et que ses fruits sont lents à mûrir » [2].

Ces remarques, si elles soulignent la nature diverse des obstacles à vaincre, montrent aussi combien le fait du sous-développement ne peut être abordé sous les seuls aspects économiques. Un rapport de l'Institut international de finances publiques (1951) avait bien pris soin de le noter : « Le problème du développement économique n'est économique que pour une part et peut-être même (au moins dans certains cas), une faible part ». Mais il faut veiller à ce que cette affirmation ne soit autre chose qu'une clause de style. Nous avons voulu que cet ouvrage collectif, associant des compétences différentes, offre un examen aussi large que possible. Les études antérieures d'A. Sauvy, notamment dans Économie et Population, avaient déjà manifesté la nécessité d'une saisie globale en évoquant, avec une importance presque égale, les caractères démographiques, économiques et sociologiques du problème. Les récentes expériences de développement, Comme les informations rassemblées à l'occasion d'enquêtes multipliées, révèlent la justesse d'une telle exigence.

D'un autre côté, il convient de rester sur ses gardes quant à deux sortes de sollicitations. On envisage les pays économiquement « attardés » plus en fonction des caractéristiques internes que des types de rapports qu'ils entretiennent avec l'extérieur. C'est méconnaître ce sur quoi leurs peuples révoltés insistent le plus : les « effets de domination » subis, le sentiment d'une dépendance économique qui peut rendre illusoire la liberté politique retrouvée. Il est un aspect relationnel du problème auquel est consacré un chapitre de ce Cahier. Tout l'effort doit tendre à ce que la mise en rapport des sociétés inégales, sur le plan des activités techniques et économiques, ne s'accomplisse au détriment des plus démunis. Abdoulaye Ly, déjà cité dans cette Introduction, met en évidence « la contradiction majeure de notre époque » : le fait que « les relations entre les sociétés hautement évoluées et les communautés dites arriérées » conduisent toujours à une accumulation de richesses à l'avantage des premières. L'essayiste sénégalais ne peut ensuite formuler qu'un acte de foi, en annonçant la « marche inéluctable de l'humanité vers l'identité relative, vers l'unité mondiale rationnelle, vers l'égalité ». Nous ne devons pas oublier que les peuples sous-développés n'ont pas seuls la maîtrise des solutions qu'exige leur misère matérielle. L'économiste A. Gerschenkron l'affirme avec netteté : « La leçon majeure du XXe siècle est que les problèmes des nations attardées ne sont pas exclusivement les leurs. Ils sont tout autant les problèmes des nations les plus avancées ». Il ne suffit pas d'organiser la charité à l'échelle internationale pour échapper aux conséquences inéluctables de cet état de choses.

La seconde tentation est celle qui consiste à envisager toutes les questions en fonction de notre expérience, de notre passé et de nos préférences. Elle implique an jugement de valeur, qui nous est évidemment favorable, et relève de cette « tradition d'ethnocentrisme des Occidentaux » que les anthropologues (R. Linton) se sont attachés à dénoncer. La notion de sous-développement n'a cependant de sens que si elle est corrigée par un relativisme qui s'impose de plus en plus à la pensée des chercheurs actifs dans le champ des diverses sciences sociales. Il n'existe pas une voie unique pour accéder au progrès, de même que le socialisme ne s'atteint pas ait bout d'un seul chemin. Nombre des difficultés, auxquelles achoppe notre réflexion attachée au cas des Pays « attardés », tiennent à notre tendance à envisager toutes choses selon notre mesure et notre histoire économique. Nous devons bien davantage aider les nations jeunes à définir une politique originale et à adapter les techniques de croissance utilisables. Dans ce volume même, P. George rappelle qu'« il n'est pas de moule où fondre les économies sous-développées quelles qu'elles soient ». Et L. Tabah remarque, de son côté, qu'on ne saurait trouver « un modèle valable pour tous les temps et pour tous les lieux ». Nous ne pouvons pas oublier que notre conservatisme (et notamment celui de la pensée) est, autant que l'inertie propre aux sociétés traditionnelles, un frein au progrès de ces dernières.

Présentation du Cahier.

Ces quelques réflexions préliminaires montrent à travers quels obstacles nous avons dû cheminer pour réaliser ce volume. Nous ne prétendons pas apporter des remèdes, ou plus modestement des recettes, mais les premiers résultats d'études parfois décevantes parce que leurs conclusions exigeaient de fréquentes révisions. Le Cahier est partagé en trois parties : Reconnaissance du problème. Analyse du problème. Recherche d'une solution. Il présente les références indispensables, celles que nous offre l'histoire en particulier, avant d'entreprendre l'examen du sous-développement.

L'analyse accorde une grande place aux considérations démographiques ; non seulement en raison de la spécialisation de l'institut qui est le réalisateur de cet ouvrage, mais en raison de leur importance pour toute appréciation de la situation actuelle. Les calculs de MM. Henry et Pressat révèlent que l'expansion démographique, de la plupart des populations sous-développées, est plus rapide que celle connue par l'Occident au XIXe siècle ou au début du XXe. Ces peuples ont eu la possibilité de « se multiplier », mais non celle d'accroître leurs richesses matérielles d'une manière parallèle. Ce décalage explique, en partie, la difficulté éprouvée pour parvenir à rompre le cercle vicieux de la pauvreté. Il s'impose à l'attention de tous les gouvernements, quelle que soit la formule de développement adoptée : la Chine Nouvelle en est venue à définir une politique de la population après avoir nié que ce fût nécessaire. Les estimations de L. Tabah sont d'ailleurs révélatrices de la place dévorante qu'il convient d'accorder aux seuls investissements démographiques.

Ce Cahier ne présente pas une série de « cas ». La diversité est telle que l'étude d'échantillons, ou de types représentatifs, aurait exigé un développement d'une singulière ampleur. Nous avons choisi d'analyser les problèmes majeurs qui s'imposent à toute réflexion envisageant l'avenir des pays économiquement « attardés ». Les résultats obtenus sont applicables, de manière concrète, à propos de chacun de ces derniers. Nous avons tenté d'échapper aux parti-pris qui sont habituels en ce domaine et à la mesure de l'enjeu que constituent les peuples démunis dans le champ des compétitions internationales. Ce qui ne signifie pas que notre examen soit resté timide et précautionneux. L'audace de la pensée et celle de la générosité sont, en effet, seules capables de faire entrevoir les solutions chaque jour plus indispensables.



[1] Cf. mon étude : « Conséquences sociales du progrès technique dans ]es pays sous-développés », in Sociologie contemporaine, Vol. III, 1954-55, Unesco, Paris.

[2] The Economic Impact on Under-developed Societies, Oxford, 1953, p. 78.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 8 mars 2009 11:02
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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