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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Georges BALANDIER, “Sur un cinquantenaire. Préface”. Un article publié dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol. 102, juillet-décembre 1996, pp. 5-15. Paris : Les Presses universitaires de France. [Autorisation formelle de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales accordée par M. Balandier le 28 janvier 2008.]

Georges BALANDIER 

Sur un cinquantenaire. Préface”. 

Un article publié dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol. 102, juillet-décembre 1996, pp. 5-15. Paris : Les Presses universitaires de France.
 

Introduction
 
L’année 1946
Les années Gurvitch
L'après 1965
Introduction

 

La commémoration est une pratique ambiguë, bien qu'elle rappelle en toutes ses manifestations ce qui a été événement dans le passé et devient remémoration et illustration dans le présent. Elle peut contribuer à masquer les manques de l'actuel, à faire reparaître des certitudes anciennes qui entretiennent un temps l'oubli des incertitudes irrésolues. Elle permet surtout de manifester un rattachement, ce qui fonde une identité et une continuité, ce qui révèle l'orientation d'un parcours à partir d'un moment fondateur. Les collectifs et les individus s'accommodent mal de l'abandon à l'instant, aux ruptures qui laissent dans l'invention d'identités successives et mal liées. Le propos peut sembler disproportionné lorsqu'il s'agit de commémorer le cinquantenaire d'une revue scientifique, en l'occurrence celui des Cahiers internationaux de sociologie, dont le premier volume parut à l'automne 1946. C'est la date elle-même qui fait événement. Au sortir de la guerre, après l'épreuve d'une défaite et d'une occupation asservissante, la liberté est recouvrée mais tout est à reconstruire. Une seconde fois la guerre a atteint la petite communauté des artisans de la science sociale, qui est affaiblie au moment où son travail serait le plus nécessaire à la connaissance de l'état social et moral du pays, aux débats provoqués par le nouveau commencement. La jeune revue sociologique fondée par Georges Gurvitch, la seule après que les Annales de sociologie aient disparu en 1942, offre un lieu d'expression, de regroupement et d'échange, et elle permet de rompre l'isolement intellectuel subi durant plusieurs années. Elle allie les « anciens », porteurs d'une expérience et d'un savoir déjà constitué, et les premiers aspirants sociologues. Elle relie : la sociologie aux disciplines de son environnement, la recherche française à celle poursuivie ou reprise en d'autres pays. D'année en année les Cahiers précisent leur « personnalité », se renforcent en étant ouverts aux divers courants de la pensée sociale, acquièrent une vigueur qui les maintient après la mort de leur fondateur et inspirateur en 1965. Leur parcours durant cinquante ans sans discontinuité, ce qui les différencie aussi des revues à éclipses ou plus récemment créées, leur donne la possibilité de refléter l'histoire de la sociologie française durant une période de mutations multiples.

 

L'année 1946

 

C'est en cette année-là que l'administration du CNRS fonde le Centre d'études sociologiques et que viennent à l'existence les Cahiers. Un lien principal, Gurvitch, et des liens secondaires se forment entre eux. Le Centre est modestement établi et dispose de fort peu de chercheurs directement affectés. Mais il est doté de deux instances prestigieuses - où figure « le gotha des sciences sociales issu de la guerre » selon la formule de Jean-René Tréanton [1] - qui exercent un effet d'attraction. Le Comité de direction est composé de membres qui avaient pour la plupart apporté leur contribution aux défuntes Annales, et qui deviendront des collaborateurs de la revue conçue par Gurvitch. Le bureau exécutif, véritable administrateur, est un triumvirat : aux côtés de Gurvitch, le seul sociologue, deux juristes, Gabriel Le Bras et Henry Lévy-Bruhl qui l'assisteront fidèlement pendant cette période de la renaissance sociologique [2]. Le Centre prend dès le départ l'initiative d'enquêtes destinées à préciser l'« état de la France libérée », Le Bras dirige les nouvelles recherches sur l'« état religieux de la France », Lévy-Bruhl se consacre à un inventaire des « pratiques juridiques », et Gurvitch conduit le projet d'identifier les « conflits de groupes et de générations ». D'autres études collectives suivront, les Cahiers permettront de communiquer certains des résultats. Le Centre, par ses enseignements d'initiation, sa bibliothèque et sa documentation, est alors le seul organisme de formation des sociologues. Pour ceux-ci, il n'y a pas de métier déjà constitué auquel se préparer, mais un risque à prendre en se formant soi-même et en redonnant vie à la sociologie par des pratiques à inventer. Cette génération sociologique naissante se constitue autour d'un foyer, le Centre, et d'un moyen d'expression, les Cahiers. 

Lorsque Georges Gurvitch fonde la revue, il a depuis peu retrouvé sa chaire universitaire après un exil américain de sauvegarde, et de contribution intellectuelle au sein des services d'information sur les pays de l'Est européen. À New York il avait joué un rôle important à la New School for Social Research, institution toute jeune ouverte aux courants sociologiques novateurs et à la recherche sociale critique, et au sein de l'École libre des hautes études que présidait Henri Focillon. Il a une connaissance directe des sciences sociales américaines, il rentre en France avec un noyau de bibliothèque et de documentation qui rend accessible aux chercheurs l'information nord-américaine, il dispose d'un réseau de relations personnelles qui aide à l'établissement des premiers contacts avec l'Outre-Atlantique. Si surprenant que cela puisse paraître à qui connaît sa vigueur défensive, il est vrai plus tardive, contre l'impérialisme sociologique américain, Georges Gurvitch a été dans l'immédiat après-guerre l'introducteur en France des sciences sociales pratiquées aux États-Unis. C'est avec un sociologue américain, Wilbert E. Moore, qu'il oriente le collectif d'auteurs établissant le bilan de la « sociologie au XXe siècle ». Pour rédiger la version française de ce volumineux ouvrage il s'entoure de jeunes chercheurs, ce fut l'occasion de notre rencontre initiale [3]. Les volumes I et II des Cahiers (1946, 1947) font apparaître des noms importants du monde sociologique nord-américain : Florian Znaniecki, Robert S. Lynd, Pitirim Sorokin, Louis Wirth, J.-L. Moreno et Robert M. Mac Iver. 

Dans le volume inaugural Gurvitch précise sa conception de ce que doit être la « vocation actuelle de la sociologie », texte programmatique qui se développera plus tard (1950) en un livre définissant sa position théorique, la méthode et les grandes orientations de la recherche. Mais, c'est à l'occasion d'un entretien radiophonique l'invitant à présenter les Cahiers qu'il précise les fonctions qu'il attribue à la revue nouvelle née [4]. 

1/ Remédier au déficit de contact avec la pensée sociologique étrangère. « Les Cahiers internationaux de sociologie, étant ouverts aux sociologues de toutes nationalités et de toutes tendances, se proposent comme principal but : information, confrontation, discussion et synthèse des résultats des recherches sociologiques... [il ne s'agit] pas seulement d'informer les lecteurs français de la pensée sociologique étrangère, mais aussi de tenir au courant les lecteurs étrangers du travail sociologique français. » La dimension internationale, bien que la revue soit exclusivement de langue française, est soulignée dès l'origine. Gurvitch s'attache à rejeter l'opposition entre les sociologies nationales, et notamment entre une sociologie nord-américaine jugée plus empiriste et une sociologie française plus théoricienne. Il ne voit « aucune incompatibilité » entre celles-ci, il exprime la nécessité de « les confronter et autant que possible de les marier ». Par contre, son souhait d'ouverture à la pensée sociologique de l'Amérique latine et de l'Union (encore) soviétique sera tardivement satisfait dans le premier cas, et peu dans le second. 

2/ Donner des instruments de formation et de recherche aux jeunes sociologues et favoriser l'étude de la « société présente ». Les instruments ne doivent pas contribuer au confinement technique dans un domaine sociologique exclusif, mais au contraire maintenir les relations anciennement établies avec « les sciences sociales particulières ». L'équipement théorique vise à entretenir « une collaboration plus étroite entre sociologie et philosophie, en montrant comment elles peuvent se contrôler réciproquement, en s'entrecroisant dans certains secteurs (Par exemple lorsqu'il s'agit de signes et de symboles) pour rester autonomes dans d'autres ». La formation intellectuelle de Gurvitch le portait à constamment Privilégier cette liaison, à être attentif aux mouvements qui, jusqu'à la fin des années soixante, conduisaient tantôt au mariage instable et turbulent des deux disciplines, tantôt à leur séparation. Enfin, l'invitation à considérer la « société en train de se faire » entraîne le développement d'une sociologie appliquée, dont le champ s'étend des problèmes de planification économique aux problèmes pédagogiques, des problèmes de réforme de la grammaire, du problème des nouvelles techniques juridiques au problème du renouveau des concepts logiques et des styles esthétiques ». 

Les objectifs sont définis, l'ambition qu'ils révèlent est à la mesure des exigences particulières à une période de reconstruction. La naissance des Cahiers correspond à celle de la nouvelle génération sociologique qui aura à prendre en charge, dans ses limites propres, l'étude de problèmes qui marquent le tournant du demi-siècle.

 

Les années Gurvitch

 

Gurvitch a établi la revue aux Éditions du Seuil d'abord, puis à partir de 1954 aux Presses Universitaires de France qui en assurent depuis lors l'impression, l'administration, la diffusion et la promotion. L'École des hautes études en sciences sociales lui accorde son patronage et maintenant un hébergement, le Centre national de la recherche scientifique lui apporte sa caution scientifique et un soutien financier indispensable au fonctionnement rédactionnel. Gurvitch n'a pas constitué un véritable appareil de gestion, il compte davantage sur le jeu des relations personnelles et sur la constance de l'attachement aux Cahiers. Il crée un secrétariat général occupé successivement par Mikel Dufrenne, Charles Delasnerie, Georges Balandier, qui sera associé à la direction puis en assumera seul la responsabilité à partir de 1966, et maintenant jean Duvignaud. Le poste de secrétaire de la rédaction est le plus contraignant, Yvonne Roux l'occupe en longue durée avec compétence, ferveur et dévouement ; elle fut d'une certaine façon une gardienne de la continuité. Gurvitch si peu soucieux de disposer d'un appareil plus étoffé l'est par contre de donner à la revue un encadrement intellectuel institué, accordé aux objectifs fixés au moment de la création. Il le fait de deux manières. D'une part en fondant aux Presses Universitaires de France la « Bibliothèque de sociologie contemporaine », accueillante à certains des auteurs ayant fait leurs preuves par leurs contributions à la revue [5]. D'autre part en créant avec son ami Henri Janne, sociologue belge qui vient alors d'établir avec éclat la sociologie à l'Université libre de Bruxelles, l'« Association internationale des sociologues de langue française » (1958) ; création à laquelle Georges Balandier est associé [6]. L'activité principale est la tenue de colloques internationaux dont les Cahiers publièrent les travaux jusqu'à la mort de Gurvitch : « Les cadres sociaux de la sociologie » (1959), « Signification et fonction des mythes dans la vie politique » (1962) et un vaste bilan en deux volumes, « Us classes sociales dans le monde d'aujourd'hui » (1965). Chacune des rencontres devient l'occasion de multiplier les relations avec l'étranger francophone, de renforcer les affinités et de provoquer des confrontations. À deux d'entre elles Raymond Aron apporte une contribution, à l'une : « La société américaine et sa sociologie »(1959), à l'autre la conférence inaugurale : « La classe comme représentation et comme volonté » (1965). 

L'analyse des sommaires de la revue est doublement révélatrice, de la large ouverture aux pensées sociologiques différentes et de la fonction d'accueil des chercheurs au fur et à mesure de leur accès à la vie scientifique. Il a été dit que les Cahiers souhaitaient favoriser la communication entre sociologies nationales. Ce fut fait avec les sociologies de l'Amérique du Nord, dont celle du Québec sous l'impulsion de Fernand Dumont, et à un faible degré avec la sociologie anglaise jusqu'au moment où Thomas Bottomore en présente les orientations dominantes (1955). La lenteur de la mise en rapport avec les autres révèle les conditions contraignantes qu'elles subissent ou le retard de développement qui les affecte encore. Le cas de l'Union (encore) soviétique, et par effet de dépendance des pays de l'Est européen, est significatif. C'est seulement en 1963 qu'Anatole Zvorykine décrit sommairement « la recherche sociologique soviétique » ; la longue censure imposée à une sociologie indépendante de la dogmatique d'État, davantage que l'anti-stalinisme de Gurvitch, explique ce décalage d'information. Quant aux sociologies non occidentales, elles font une entrée discrète à mesure de leur prise ou reprise de vigueur ; celles de l'Amérique latine avec Maria Isaura Pereira de Queiroz (Brésil), Pablo Gonzalez Casanova et Rodolfo Stavenhagen (Mexique), et indirectement avec les contributions de Roger Bastide et de François Bourricaud ; celles des autres continents apparaissent surtout à la faveur de l'inventaire quasi mondial des classes sociales publié dans les deux volumes de la revue de l'année 1965. Mis à part le cas de la Chine dont Pen-Wen Sun présente la sociologie d'avant le maoïsme (1948). 

La fonction de liaison entre sociologies nationales ne doit Pas en cacher une autre à laquelle Gurvitch attribuait une particulière importance. Dans la tradition d'une sociologie française « pénétrant profondément les sciences sociales particulières », et surtout en relation d'échange avec d'autres disciplines, il s'efforçait de multiplier les occasions de contacts fructueux et parfois animés. Avec les philosophes en premier lieu. Avec Jean Hyppolite et Jean Lacroix dès 1947, rencontre que suivent celles provoquées avec Pierre-M. Schuhl à partir de 1946, puis avec Georges Canguilhem et Maurice Merleau-Ponty qui ouvre le débat entre « Le philosophe et la sociologie » (1951). Avec la publication en 1959 d'un extrait des Inédits d'Edmund Husserl, « L'esprit collectif », et aussi une contribution de jean Piaget confrontant la « pensée égocentrique et la pensée sociocentrique » (1951). Les questions d'esthétique reçoivent un accueil grâce aux apports de Pierre Francastel, d'Étienne Souriau et de Mikel Dufrenne. Ajoutons que Gurvitch avait la passion de la controverse philosophique qui s'exprimait notamment dans sa critique de Sartre et, à un degré plus aigre, dans sa polémique avec Claude Lévi-Strauss. En deuxième rang se situent les relations établies avec les historiens et les géographes. Braudel occupait une place privilégiée par la conjugaison de la considération et de l'amitié, c'est aux Cahiers qu'il confie en 1951 ses réflexions sur « Les responsabilités de l'histoire ». Jean Gagé, Louis Gernet, Gaston Zeller et Roger Mehl interviennent également en présentant le point de vue historien sur des questions de méthode ou des problèmes empiriques. Les géographes figurent de façon régulière aux sommaires de la revue, André Cholley, Roger Dion, et surtout Maximilien Sorre et Pierre George, de même que le démographe Alfred Sauvy. Les économistes ne sont pas absents - François Perroux, Jean Lhomme, jean Weiller -, mais ce sont les ethnologues qui révèlent par leurs contributions une façon de mariage préférentiel entre leur discipline et la sociologie, Une liaison que la direction de Georges Balandier s'attachera ensuite à maintenir. Claude Lévi-Strauss propose sa lecture de l'œuvre de Mauss (1950) et définit la « notion d'archaïsme » (1952), Roger Bastide et jean Cazeneuve contribuent fréquemment à partir de 1952, tout comme Maurice Leenhardt et le couple Métais, Louis Dumont apparaît brièvement, et les africanistes - Marcel Griaule, Germaine Dieterlen, Denise Paulme - manifestent la naissance institutionnelle de l'africanisme français. Jacques Berque expose son travail de longue durée sur les sociétés nord-africaines et l’Orient. 

Les passerelles disciplinaires sont ouvertes à une génération aînée, mais les Cahiers accordent un passage privilégié à la génération montante. Ils offrent en quelque sorte à celle-ci son terrain d'essai. D'année en année après l'introduction des plus anciens dans le métier, Bettelheim, Naville, Lefebvre, interviennent ceux qui s'imposeront dans les sciences sociales, avec quelques incursions oubliées comme celles de Robert Badinter et de Jean-F. Lyotard. Dans un premier mouvement, ce sont les textes de Bourricaud, Michel Crozier, Alain Touraine et Jean-D. Reynaud, Joffre Dumazedier, François Isambert, Madeleine Guilbert et Viviane Isambert-Jamati, Jacques Maître et Pierre Ansart dont l'attachement n'a jamais faibli, qui figurent aux sommaires. Dans un second mouvement, mais Gurvitch a disparu, d'autres noms marqueront l'élargissement de l'audience de la revue. Il importe de signaler que les contributions de certains, par le projet qu'elles révèlent et la progression d'une élaboration tenant à leur régularité, composent l'ébauche de leurs livres. Edgar Morin expose sa sociologie du cinéma, Jean Duvignaud celle du théâtre et Lucien Goldman celle du roman. Claude Lefort marque les étapes de sa recherche théorique sur l'Histoire et l'historicité, sur le politique et l'aliénation. Georges Balandier publie la suite d'articles qui seront en partie à l'origine de son ouvrage Sens et puissance, les dynamiques sociales [7]. 

 

L'après 1965

 

Ce dernier assure dès 1966 la direction des Cahiers. Il n'y a pas de rupture de continuité, mais la poursuite d'une politique d'ouverture qui a révélé la progression et la diversification de l'activité sociologique au cours des vingt années qui viennent de s'écouler. Le caractère international s'accentue avec l'arrivée de nouveaux contributeurs étrangers. Edward Tiryakian propose les résultats de sa recherche consacrée aux durkheimiens, puis de son étude relative à la part de l'ésotérisme et de l'occulte dans la culture moderne, Philippe Bosserman maintient la réflexion sur la sociologie gurvitchienne, Richard H. Brown introduit sa réflexion sur la méthode sociologique vue à partir des figures de la rhétorique et de la littérature, et Immanuel Wallerstein pose la question de l'organisation des sciences humaines. Cependant que Kazuta Kubauti relate pour la première fois à destination du public français l'avènement de la sociologie moderne au Japon, que S.N. Eisenstadt interprète la crise de la sociologie et suggère - dans le sens de la tradition de la revue - l'analyse anthropologique des sociétés complexes, et que Ruwen Ogien introduit le débat sur la culture de la pauvreté. Vittorio Lanternari inaugure son travail consacré aux désintégrations culturelles, aux Processus d'acculturation. Et Anouar Abdel-Malek ouvre son étude relative aux types de formation nationale dans les « trois continents ».

La diversification se poursuit avec l'arrivée des nouveaux auteurs français, ou l'intervention d'auteurs déjà présents qui révèlent une orientation différente de leur recherche - ainsi lorsque Edgar Morin, au temps d'une grande investigation multidisciplinaire effectuée en Bretagne, rend compte de la « démarche multidimensionnelle en sociologie » (1966). Des sociologues d'options apparemment éloignées marquent leur présence dans les Cahiers au tournant des années soixante / soixante-dix. Ainsi Jean-Pierre Faye (sociologie du théâtre, savoir et langage), Paul Mus (la sociologie de Gurvitch et l'Asie), Raymond Boudon (analyse secondaire et sondage sociologique), et Jean Baudrillard (genèse sociologique des besoins). Les rapports avec l'anthropologie se renforcent à la faveur de contributions nouvelles : avec Luc de Heusch, Claudine Vidal, Jean Jamin et Dan Sperber qui introduit notamment à une connaissance critique de l'œuvre d'Edmund Leach. Des fidélités se constituent comme celles de Pierre Ansart et Claude Rivière, elles s'inscrivent dans celles du groupe restreint ayant la charge régulière de « faire » la revue. Il est impossible, sans prendre le risque d'une fastidieuse et peu utile énumération, d'établir la liste de tous les auteurs qui ont, de 1966 à 1996, apporté leur concours aux Cahiers ; mais il convient au moins d'évoquer le passage de ce jeune, talentueux et discret Philosophe trop tôt disparu, Philippe Soulez. 

Ce qui importe, c'est de montrer comment la revue a élargi son audience en s'adaptant aux changements, en même temps qu'à la diversification des moyens d'expression offerts aux sociologues. Il est apparu que la composition de volumes constituant le plus souvent une tribune ouverte, accueillant les articles sans ordre préétabli, ne suffisait plus à révéler les tendances d'une recherche sociale en mouvement, d'une recherche soumise aux sollicitations qui résultent des tentatives de résoudre les problèmes continuellement posés par la surmodernité. C'est pour ces raisons que des regroupements thématiques sont réalisés à partir de 1968 ; le volume du premier semestre rassemble six contributions traitant de « Tradition et continuité », accompagné en 1969 par un volume consacré à la « Sociologie des mutations ». D'autres suivent, en alternance avec les numéros spéciaux, et conduisent à une accélération de la cadence durant les années quatre-vingt. Les nouveaux objets de recherche, les variations de la méthode et de la théorie bénéficient alors d'une meilleure visibilité. Citons entre autres : « Une anthropologie généralisée » (1982), « Politique aujourd'hui » (1983), « Le corps » (1984), « Le pouvoir des lieux » (1985), « La force du passé » (1986), « Les théories revisitées » (1987), « Exploration de l'actuel » (1988). Une autre innovation ne signale pas une pratique entièrement neuve : les Cahiers, ce parcours rétrospectif l'a déjà montré, ont toujours été attentifs à la présentation des auteurs remarquables et de leur démarche ; il est cependant devenu nécessaire de consacrer à ceux-ci un « dossier » de référence. Ainsi en est-il de Niklas Luhmann (1990, Alain Gras, contributeur principal), d'Yves Barel (1991, avec Jean-William Lapierre), d'Anthony Giddens (1992, avec Loïc-J. Wacquant et Judith Lazar) et de Norbert Elias (1995, Table ronde animée par Michel Wieviorka). 

Pendant plusieurs années, la revue a pris en charge la publication des contributions principales présentées aux colloques de l'« Association internationale des sociologues de langue française ». Au cours du temps cette association a multiplié ses adhérents actifs, elle a donc dû envisager de publier ses travaux sous forme de volumineux ouvrages collectifs édités par elle-même. L'idée de consacrer, avec une suffisante fréquence, des volumes spéciaux à des thèmes en débat et à des questions d'actualité a été retenue par Georges Balandier. Cette pratique régulière a permis de diversifier davantage les contributeurs et de multiplier les confrontations, les manifestations des résultats d'une recherche relevant de tendances théoriques différentes. En 1980, un numéro dont l'édition a très tôt dépassé les deux mille exemplaires fut consacré à Histoires de vie et vie sociale ; Daniel Berteaux en a été le principal artisan. Les deux volumes suivants ont résulté d'une collaboration entre les Cahiers et des universités ayant donné aux auteurs l'occasion d'une première présentation publique de leurs textes : en 1981 avec l'Université des sciences humaines de Strasbourg, « Les sociologies », en 1983 avec l'Université René-Descartes (Sorbonne, Sciences humaines), « Sociologie des quotidiennetés ». En ces deux occasions, des sociologues étrangers ont pu indiquer par leur apport un attachement effectif et donc actif à la revue, Giovanni Busino, Franco Crespi, Pietro Bellasi, Claude Javeau et Christian Lalive d'Épinay. Sous la direction de Georges Balandier et André Béjin, en 1984, le numéro intitulé Le sexuel a permis de faire apparaître les variations de la relation entre le sexuel et le social, selon les conditions historiques et selon les cultures (Inde, japon, Maghreb, Côte-d'Ivoire). En 1985, la présentation des « nouveaux bilans » à laquelle Michel Maffesoli a personnellement contribué ouvre la connaissance de sociologies étrangères peu connues ou méconnues : sociologie de la Chine avant 1949 (Georges-M. Schmutz), sociologie au Brésil (Roberto Motta), sociologie espagnole et enjeu démocratique (Alfonso Perez-Agote), sociologie de la connaissance au Royaume-Uni depuis 1960 (Withman Outhwaite), etc. Afin de signaler le quarantième anniversaire de la création des Cahiers, Georges Balandier choisit un thème de grande actualité qui a été l'occasion de composer un volume sous jaquette diffusable comme un livre (1987). Le thème - Nouvelles images, nouveau réel - a rassemblé les spécialistes les plus reconnus, notamment Lucien Sfez, Marc Guillaume, Edmond Couchot, Philippe Quéau, Alain Renaud, Jean Baudrillard et Abraham A. Moles. Cet inventaire multiple d'une culture où foisonnent les images, où opèrent toujours davantage les simulations et les apparences, a entraîné plusieurs demandes d'intervention dans les médias. En 1990, alors que les problèmes de l'éthique occupent une place croissante dans l'opinion publique, un volume préparé en collaboration avec Gabriel Gosselin traite de « la demande d'éthique ». Celle-ci est considérée sous trois aspects : la sociologie face à l'éthique, la recherche sociale et l'éthique, les instances de l'éthique (avec une conclusion du recteur Philippe Lucas, membre du Comité national d'éthique). La sécularisation, le désenchantement du monde proclame par Max Weber, s'accompagne en fait d'une ritualisation multiforme de la vie sociale. Ce que révèlent les auteurs, réunis par Claude Rivière, qui ont composé le cahier de 1992 intitulé : Nos rites profanes. En 1993, alors que le politique et les politiques semblent menacés par le désintérêt et le désamour, Pierre Ansart et André Akoun dirigent la série des articles relatifs aux « Sociologies du politique ». Les premières années quatre-vingt-dix sont celles des déconstructions et des tentatives de refaçonnage des sociétés est-européennes sorties du totalitarisme. En 1993-1994, Michel Wieviorka, alors associé depuis 1991 à la direction des Cahiers, assume la responsabilité des deux volumes présentant Les sociétés post-totalitaires. Ce tableau, le plus complet de ceux alors disponibles, permet une entrée en nombre de sociologues de la Russie et des pays de l'Est. Un courant nouveau vient ainsi enrichir et diversifier une nouvelle fois la participation de sociologues étrangers à la revue. 

Les Cahiers ont non pas seulement maintenu une action de service, à la disposition de tous les chercheurs en sciences sociales, ils ont voulu rester dans le cours des études nouvelles, des idées en confrontation, des préoccupations actuelles. À cette fin, les collaborations s'effectuent avec la plus large ouverture, la revue n'ayant été à aucun moment de son histoire celle d'un groupe, d'un réseau, d'un centre se l'appropriant. La création récente de l'association des « Amis des Cahiers internationaux de sociologie » (Acis) doit pouvoir contribuer à la diversité des apports. Il n'est pas facile de restituer ce que fut la vie d'une revue au long d'un demi-siècle d'activité. Il a été choisi de s'en tenir au temps des commencements, de présenter cette anthologie qui est une sélection d'articles publiés durant la première décennie. Viviane Isambert-Jamati, entrée dans la revue dès 1954 avec une contribution rédigée en concert avec Madeleine Guilbert et consacrée à « Statut professionnel et rôle traditionnel des femmes », a apporté une aide décisive à la préparation de ce volume. Ce dont il faut la remercier. Les textes retenus ne sont ordonnés ni selon la chronologie ni selon l'ordre alphabétique, mais répartis en quatre sections thématiques : La philosophie et la sociologie, La sociologie en relation, Les concepts et les processus, Le politique et les classes. Cette sélection permet de retrouver des écrits fondateurs, de restituer ce qui a donné aux Cahiers leur « personnalité ». Elle est une invitation à poursuivre une tâche si bien inaugurée, et vigoureusement poursuivie jusqu'à présent [8].  

Georges BALANDIER.


[1]    Jean-René Tréanton, Les premières années du Centre d'études sociologiques (1946-1955), Revue française de sociologie, XXXII, 1991.

[2]    Georges Gurvitch évoque sa fonction, au sein du Centre dans son itinéraire intellectuel : Mon itinéraire intellectuel ou l'exclu de la horde, L'homme et la société, 1 (1), juillet-septembre 1966.

[3]    Georges Gurvitch et Wilbert E. Moore (dir.), La sociologie au XXe siècle, 2 vol., Paris, PUF, 1947.

[4]    Présentation des Cahiers, interview radiophonique, automne 1946, inédit.

[5]    Cf la présentation de cette nouvelle collection, Cahiers internationaux de sociologie, VIII, 1950 ; G. Balandier en devient directeur en 1966.

[6]    L'Association a été présentée dans les volumes XXV (1958) et XXVI (1959) des Cahiers. Se rapporter aussi à Georges Balandier, Georges Gurvitch, sa vie, son œuvre, PUF, 1972, « Brève biographie ».

[7]    Paris, PUF, 1971 (1re éd.).

[8]    L'intérêt porté aux Cahiers a conduit un éditeur étranger (Kraus, New York), spécialisé dans la « reproduction » de textes dont l'édition est épuisée (reprints), à effectuer un tirage restreint des volumes publiés jusqu'au cours des années soixante. Les Presses Universitaires de France ont eu, depuis 1954, le souci constant d'apporter un appui propice à la vie de la revue et à sa notoriété.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 23 mai 2008 16:45
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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