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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Georges BALANDIER, “Sociologie dynamique et histoire à partir de faits africains”. Un article publié dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol. 34, janvier-juin 1963, pp. 3-11. Paris : Les Presses universitaires de France. [Autorisation formelle de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales accordée par M. Balandier le 28 janvier 2008.]

Georges BALANDIER 

Sociologie dynamique et histoire
à partir de faits africains
”. [1] 

Un article publié dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol. 34, janvier-juin 1963, pp. 3-11. Paris : Les Presses universitaires de France. 

 

Depuis la disparition de M. Griaule, en 1956, l'enseignement africaniste n'avait plus de place reconnue au sein de la Sorbonne. Il fait cette année une rentrée, sous ce nom, sans recourir au prétexte d'une dénomination générale et plus classique. On pourrait dire, sans trop ironiser, que 1962 assure en France son accession à l'indépendance académique. Cette autonomie comporte, comme toujours, grandeur et servitudes. 

Si l'africanisme figure maintenant aux côtés des disciplines humanistes et des jeunes sciences sociales, il doit y être un facteur d'enrichissement mutuel et non une « curiosité », un savoir à la fois exotique et contestable. L'exigence va de soi, mais sa contrainte est plus rude qu'il peut le paraître. Et cela pour une première raison : le démarrage tardif des études qui fondent une telle spécialisation. Si les langues africaines ont été objet de recherche méthodique avant le XIXe siècle, les travaux consacrés aux civilisations et aux sociétés sont beaucoup plus tardifs. Les grands ouvrages de Maurice Delafosse - et notamment son Haut-Sénégal, Niger - furent publiés après 1910 [2]. Les premières enquêtes conduites avec une technique exigeante se situent aux environs de 1930 ; elles contribuent aux progrès de l'anthropologie sociale et de la sociologie comparée, en même temps qu'elles instaurent l'africanisme « professionnel » ; elles restent cependant trop peu nombreuses, malgré la création de l'Institut français d'Afrique noire en 1936. Aussi les bibliographies de langue française sont-elles plus riches de titres dus à la pratique des amateurs, que de titres se référant à une action scientifique menée avec rigueur. Il convient néanmoins de rendre justice à ces oeuvres qui ont souvent sauvé une information maintenant introuvable. Tout en mesurant les risques et les dangereuses habitudes parfois acquises : fabrication de monographies à prétentions encyclopédiques, ethnologie devenant spéculative à son insu, histoire collectant en vrac le tout-venant des faits et des dates, etc. 

Mais les difficultés ne se réduisent point à celles-ci. Après avoir été mis en danger « par défaut », voici l'africanisme menacé « par excès, ». L'Afrique devient l'occasion de vraies et de feintes sollicitudes. Elle est harcelée par les questions et les suggestions : celles des hommes politiques, des « experts », des journalistes, et des « spécialistes » fabriqués par les circonstances. Elle commence à être investie par la presse et les livres, comme si une longue indifférence à l'égard de l'écriture devait aujourd'hui trouver d'un coup sa compensation totale. Une activité brouillonne môle dangereusement l'information et la déformation, le savoir vérifié et la fausse science, l'expression authentique des valeurs africaines et le commerce d'exotisme. Aussi faut-il que la vigueur critique nous tienne à longue distance des préjugés anciens que le colonialisme avait induits, et aussi des erreurs que la précipitation actuelle engendre. Faire oeuvre de science incontestable - en étudiant les sociétés et les civilisations africaines -, c'est contribuer au progrès de l'Afrique tout autant qu'au renforcement des sciences sociales et humaines. 

Il ne suffit cependant pas d'accepter ce point de vue. Un fait s'impose immédiatement : l'Afrique se trouve maintenant engagée dans la plus gigantesque de ses entreprises historiques. Et les titres de l'actualité littéraire, après avoir annoncé son « éveil », suggèrent son « mouvement », ses bons et ses mauvais « départs ». Le mythe de l'Afrique intemporelle, appliquée à se répéter telle quelle de génération en génération, s'est effrité de lui-même. Cette image-là a disparu, comme la « princesse pitoyable » qu'évoquait ,autrefois Léopold Sédar Senghor. L'entreprise scientifique, que veut conduire l'africaniste, ne peut trouver sa voie si elle néglige trois ordres de données. 

Et tout d'abord, si elle oublie que les sociétés africaines actuelles ne sont pas contemporaines de la même manière. Quelques-unes ont pu entretenir des apparences inchangées : les Lobi de la Volta ne semblent guère différents de ceux que Henri Labouret étudia, durant onze années, à partir de 1912. La même lenteur de l'événement à imposer sa marque, à déclencher les processus de transformation et de remaniement structurels, se repérerait certainement chez ces peuples entraînés à amortir les coups de l'histoire : ceux que l'on dit « paléonégri­tiques ». Du Mali jusqu'au Cameroun septentrional, dans l'Ouest du continent, souvent accrochés au relief qui fut leur meilleure protection, ils se maintiennent et tentent de maintenir une manière d'être originale. À l'opposé, des peuples ou leurs civilisations ont pu se réduire ou se dissoudre sous l'effet des violences coloniales et des entreprises conduites par leurs voisins plus vigoureux. Au Gabon, les groupes appartenant à l'ensemble ethnique Okandé, qui contribuèrent à l'établissement de la colonisation intérieure, sont en voie de disparition physique. Cependant que les autres ethnies, mieux armées pour survivre, jouent néanmoins un rôle effacé en présence des Fang plus dynamiques ; si bien que, dans le contexte moderne, la prépondérance d'une ethnie et la prééminence d'un parti politique tendent à ne constituer qu'une même réalité. Dans l'Ouest africain, en Guinée, un exemple significatif, mais de sens différent, s'est imposé à l'attention du sociologue : les Baga de la région côtière furent, en deux décennies, assimilés culturellement par les Soussou qui contrôlent Conakry et son arrière-pays. Entre les cas extrêmes - à savoir, le quasi-immobilisme et la perte de l'identité ou, pire, de l'existence - se placent la plupart des sociétés négro-africaines. Elles se situent à des niveaux différents de transformation et de modernisation, mais en toutes des dynamismes créateurs sont à l'œuvre. 

Cette remarque se trouve complétée par le deuxième ordre de données dont il importe de tenir compte. Depuis leur Indépendance, certains pays africains sont le champ d'expériences politiques et économiques nouvelles ; qu'il s'agisse d'approcher ou de prendre ses distances par rapport au socialisme, qu'il s'agisse d'opérer un changement de régime politique - comme au Ruanda avec le renversement de la royauté du mwami - ou de simplement moderniser l'ordre traditionnel - comme dans le royaume de Buganda, récemment étudié par D. Apter. Toutes ces entreprises, même celles qui paraissent d'esprit « conservateur », ont des incidences nombreuses sur la structure et le fonctionnement des sociétés que l'africaniste aborde. Dans le passé, il était scientifiquement dangereux d'ignorer la situation coloniale [3], il le serait tout autant désormais d'ignorer les types de situation auxquels il vient d'être fait allusion. 

Enfin, et c'est la troisième donnée, on ne peut négliger le rôle des idéologies et des doctrines qui visent, à la fois, à animer et à orienter le devenir des civilisations africaines. La théorie de la négritude, les thèses de l'histoire militante, l'exaltation messianique du rôle des paysanneries révoltées, en constituent les illustrations les plus connues. Elles ont des incidences immédiates que le sociologue ne saurait impunément méconnaître [4]. 

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Ces remarques initiales sont simplifiées, et en outre elles comportent un risque. Elles peuvent entretenir l'impression que l'histoire a fait irruption en Afrique avec les premiers colonisateurs, qu'elle est tout entière venue du dehors et de manière en quelque sorte accidentelle. Il n'y a pas d'illusion plus dangereuse, bien qu'elle soit largement partagée, car elle laisse un fondement défectueux à l'œuvre du sociologue. Elle incite - après la constatation affligée ou indifférente des récentes modifications subies - à envisager tout fait sous l'aspect de l'éternité. Elle conduit à ne pas poser, ou à mal poser, le problème du dynamisme des structures. 

Ici, un commentaire incident paraît nécessaire. L'insuffisance actuelle des archives et des témoignages matériels, les caractères particuliers de la conscience historique en Afrique noire, ne donnent aucune raison acceptable de méconnaître (ou de nier) l'histoire précoloniale du continent. Pas plus que la diffusion d'ouvrages historiques généraux nés avant terme, mêlant les incertitudes et les faits attestés, ne permet de conclure à l'impossibilité de faire métier d'historien africaniste. Ce que nous savons entraîne au moins une certitude ; l'histoire africaine dispose d'un enracinement dans l'humus des siècles, manifeste une richesse, une diversité d'initiatives et de vicissitudes qui la rendent comparable aux histoires qui nous sont familières. 

Cette histoire ne prend sa pleine signification, ne trouve son explication que si on l'associe à une étude minutieuse des échanges commerciaux, des réseaux par lesquels s'acheminent les produits (l'or en premier rang), les hommes (ceux du trafic d'esclaves, d'abord) et les idées. Comme l'a montré R. Mauny - dans son étude de l'Afrique occidentale, au Moyen Age, où la « géographie économique » occupe une large place - « la prospérité des voies transsahariennes eut pour corollaire l'existence des grands États sahéliens » [5]. À tel point que le détournement des courants commerciaux vers la mer, à partir du XVe siècle, leur a porté un rude coup. 

Si nous considérons l'Afrique orientale, des faits de même nature se décèlent. Le plus ancien document écrit concernant cette région est un vocabulaire commercial, rédigé en langue grecque, datant du 1er siècle de notre ère. Très tôt, cette zone s'insère dans le système des échanges qui animent l'océan Indien, jusqu'en Inde occidentale. Des escales marchandes s'organisent en conséquence sur la côte et dans les îles ; elles se multiplient et se transforment en véritables villes aux environs du XIIe siècle ; elles assurent la jonction entre les « routes » de l'océan Indien et les voies de traite de l'intérieur. Elles prospèrent grâce à l'action conjuguée du commerce et des apports de la civilisation musulmane, sous la forme des techniques et des principes d'organisation politique. Après avoir atteint leur apogée au début du XVIe siècle, nombre de ces villes déclinent et meurent [6]. Leur disparition ne saurait pour autant inciter à nier la vigueur de l'histoire, et à contester la nécessité de sa connaissance pour conduire jusqu'à un achèvement l'interprétation des formes sociales et culturelles aujourd'hui connues en Afrique orientale. 

Il vient d'être fait allusion à l'Islam et à ses apports civilisateurs. C'est là, en effet, une des forces qui, par action directe ou par contrecoup, ont le plus contribué à façonner l'histoire africaine. Dès le XIe siècle, elle opère au Soudan occidental, connaissant succès et échecs, progrès et reculs, jusqu'à l'époque moderne. Elle y modèle la conception de l'État et y affecte l'ordre des rapports sociaux. Elle y crée des foyers actifs de culture ; on le sait, Tombouctou, et en particulier la mosquée de Sankoré, a été du XIVe au XVIe siècle le plus brillant de ces centres de civilisation. Elle y provoque même la naissance d'une historiographie : au XIVe siècle, les principaux événements de l'histoire soudanaise étaient déjà enregistrés par les lettrés locaux ; ces derniers se montrant alors soucieux de porter témoignage [7]. Au Soudan central, la conversion à l'Islam de la dynastie régnant au Kanem, vers la fin du XIe siècle, eut des conséquences très comparables. Elle entraîne l'introduction de l'écriture et de nouvelles méthodes de gouvernement, elle modifie l'équilibre politique, elle transforme l'éthique et enrichit les relations culturelles extérieures. Elle impose une marque que les vicissitudes ultérieures n'ont pu effacer. A d'autres époques, le prosélytisme musulman s'associe à des grandes entreprises de domination politique. C'est ainsi que la fougue religieuse d'Ousman Dan Fodio le conduit, au tournant du XIXe siècle, à élargir l'espace d'influence peul et à y intégrer les États haoussa du Nigeria [8]. Partout où il a agi, au sein du monde noir, l'Islam fut un puissant facteur de modification et de différenciation. 

Ces arguments suffiraient à montrer la légèreté de l'affirmation qui permit de traiter les sociétés négro-africaines comme si elles étaient des sociétés « sans histoire ». Il y a plus décisif. La création de l'État, les entreprises d'organisation et d'expansion que celui-ci conduit, ne sont-elles pas les preuves d'une histoire « volontaire », consciemment assumée ? Bien avant le Xe siècle au Soudan occidental, ensuite et jusqu'au seuil du XIXe siècle dans les autres régions de l'Afrique noire, des États et des Empires ont surgi et ont connu des destins inégaux. Il serait facile de mentionner les cas et d'évoquer les personnages-symboles révélant que l'histoire africaine n'a pas été simplement subie, mais aussi prise en conscience. À cet égard, elle n'est pas moins prométhéenne que d'autres, pour utiliser ici l'expression de Georges Gurvitch. Un exemple non banalisé suffira. Au XVIIe siècle, en pays Kuba (zone congolaise), le souverain Shyaam a Mbul a Ngoong fut à la fois un usurpateur, un réformateur et l'agent provocateur d'un essor culturel exceptionnel. Il enrichit les techniques locales d'apports étrangers et stimule l'économie d'échange ; il modifie l'organisation militaire ; il donne à la royauté les aspects d'une royauté divine [9]. Et il ne manque pas de « poser », pour la postérité, en faisant sculpter son portrait « afin que ses successeurs puissent se souvenir de lui et de ses lois ». 

Il est inutile de poursuivre la démonstration. Une conséquence capitale en résulte : admettre l'histoire africaine dans toute sa profondeur et sa richesse, c'est rejeter comme inadaptée toute démarche sociologique qui fait fi du mouvement historique et de ses incidences. Car il devient impossible de ne pas tirer les conclusions impliquées par une telle constatation : 

1) Toutes les sociétés négro-africaines ont été affectées par l'histoire, que celle-ci trouve son moteur en leur sein ou au dehors. Mais elles ne sont pas situées de même manière dans le devenir historique ; les unes le conduisent jusqu'au seuil de l'époque coloniale moderne : ce sont les sociétés à État ; les autres le subissent davantage : ce sont les sociétés dites non-étatiques. 

2) L'incidence de l'histoire se traduit, pour le sociologue, par l'existence en un même temps et un même lieu de structures sociales et culturelles dont les éléments ont des origines et des âges différents. À des degrés divers, toutes les sociétés africaines sont hétérogènes et ont à affronter des problèmes de compatibilité structurelle. Il y a là un facteur de déséquilibre, un facteur potentiel de changement. 

3) Enfin, la reconnaissance de cette intervention de l'histoire doit conduire à considérer comme essentielle la mise en évidence, dans toute société, des dynamismes voilés. Qu'il s'agisse des tensions résultant des vicissitudes historiques passées, ou des contradictions et oppositions toujours présentes au sein des systèmes sociaux. Au-dessous des permanences formelles, des aspects fixés, des traditions exaltées, il est une vie secrète des sociétés ; si on l'ignore, on ne saisit que des faits mutilés et on se prive de tout moyen d'explication. Et c'est avec une telle exigence qu'il convient d'envisager les procédés du conformisme ou les manifestations du conservatisme social. Alors, une extrême diversité de phénomènes se proposent à l'examen : depuis le culte des ancêtres - qui assure d'abord la soumission à l'ordre social, comme l'a montré Meyer Fortes dans son essai intitulé Oedipus and Job [10] - jusqu'aux « rituels de rébellion » qui libèrent la protestation pour mieux la maîtriser [11], jusqu'à la répression de la sorcellerie qui tend à convertir les dangers insidieux menaçant la société en moyens de renforcement social [12]. 

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Réintroduire l'histoire dans le champ de la sociologie africaine, saisir aussi les sociétés et les cultures dans leur vie même, en tenant compte de leurs incompatibilités et de leurs contradictions, c'est se priver des commodités rassurantes du formalisme. Comment alors débrouiller une complexité aussi totale ? A quel niveau ou en quelles circonstances appréhender les systèmes de relations sociales et culturelles les plus significatifs ? 

Ces questions ne sont pas particulières à l'africanisme. Et M. Mauss, en fondant et en illustrant la notion de « phénomène social total », leur a apporté une première réponse. Il est des moments de la vie collective, des institutions privilégiées qui mettent en évidence, selon les termes de Mauss, « un énorme ensemble de faits ». Lors d'enquêtes conduites en Afrique centrale, j'ai eu l'heureuse opportunité de considérer des phénomènes de même nature que ceux envisagés dans l'Essai sur le don. Il s'agit des manifestations connues sous le nom de bilaba en pays fang (Gabon), de malaki en pays kongo (région de Brazzaville). Elles comportent échange de dons et défi dans le don ; elles requièrent une consommation massive de richesses ; elles provoquent des festivités ; elles créent ou renforcent certains rapports sociaux tout en révélant des antagonismes latents et des rivalités en matière de prestige. Ces manifestations collectives assurent une véritable « mise en scène » des relations fondamentales. Elles offrent au regard de l'enquêteur une sorte de « résumé » du tout social : les, principaux biens, les principaux partenaires, les symboles et les valeurs y ont leur place. Elles donnent vue sur un système social joué - sur les relations concrètes qui fondent celui-ci et sur les déséquilibres qui le menacent [13]. 

Chaque société dispose d'institutions et de pratiques qui permettent de la saisir sinon d'un coup, du moins, par larges pans. Celles qui viennent d'être évoquées ne sont pas les seules. L'étude des coutumes et rituels funéraires est une de ces autres possibilités : alors, les rapports de parenté et d'alliance, de sexe et de classe d'âge, de propriété et d'autorité se manifestent ensemble et dans leur relation avec le domaine du sacré. Une publication récente de Jack Goody - intitulée Death, property and the ancestors - vient encore de le montrer à propos d'une population de la région voltaïque : les Lo Dagaa [14]. 

Hors des phénomènes sociaux totaux, il est un autre moyen d'accès : la recherche du niveau de la réalité sociale où s'exprime concrètement le plus grand nombre de relations. Il semble bien que le niveau des faits politiques bénéficie d'un tel privilège ; tout au moins dès qu'il intervient une certaine différenciation et centralisation du pouvoir et de l'autorité. Si quelques chercheurs s'attachaient, enfin, à l'étude du système politique des Mossi de la Volta - héritiers d'un Empire fondé au XIIe siècle -, ils en auraient la confirmation la plus éclatante. L'examen des structures et des agents du pouvoir, des rituels et des pratiques associés au pouvoir et à l'autorité, conduirait à une investigation très large concernant aussi bien les rapports sociaux, la circulation des femmes et des biens, que l'activité religieuse et les conceptions de l'univers. En ce cas, le système politique assure en quelque sorte une « synthèse » des rapports sociaux et culturels, et le souverain apparaît comme le symbole de l'unité et de l'univers mossi. 

Cet exemple est traditionnel, mais le niveau des phénomènes politiques conserve son efficacité en matière de stratégie scientifique lorsqu'il s'agit de la nation et des sociétés en voie de modernisation. Une telle affirmation requerrait un commentaire. Je me bornerai, pour l'instant, à mentionner le rôle unificateur du parti politique unique ou prédominant. Ce dernier permet de considérer dans un même cadre, dans un même « tout », des rapports d'ordre économique, social, politique et administratif,. voire d'ordre rituel - si le leader s'abandonne à un processus de sacralisation. 

Un dernier point, qui est en fait une troisième suggestion susceptible d'orienter la recherche. Diverses conjonctures sociales incitent à étudier la société en des moments décisifs, lorsqu'elle connaît en quelque sorte son « heure de vérité ». Des crises comme celles que les Fang gabonais ont pu subir en y répondant par des initiatives multiples, des messianismes qui visent - en divers lieux de l'Afrique christianisée - à changer la face des sociétés et des cultures, des rébellions paysannes qui contestent autant l'ordre des choses que la contrainte coloniale, sont les illustrations de telles conjonctures. En analysant ces phénomènes, malgré les difficultés de l'étude, on considère non seulement le devenir des sociétés en cause, mais aussi leurs structures et leurs organisations menacées. On ne se trouve plus en présence de formes sociales et culturelles fixées, mais d'agencements soumis aux assauts de l'histoire. 

Encore une fois, il faut parvenir à cette constatation. Depuis le lointain passé qui a vu naître, avant l'ère chrétienne, la civilisation dite de Nok, au Nigeria, l'Afrique a poursuivi des expériences multiples, connu des périodes de grandeur et des temps de vicissitude. Elle a su emprunter, innover et diffuser ses valeurs ; elle a su maîtriser l'événement ou s'adapter à lui ; elle n'a point usé ses siècles à reproduire des édifices sociaux et culturels intangibles. Aujourd'hui, elle recouvre sa vigueur créatrice avec l'Indépendance. Si nous savons ne pas être plus conformistes qu'elle, dans nos démarches intellectuelles, si nous retrouvons avec elle le sens des sociétés et des civilisations « en acte », nous donnerons à nos disciplines africanistes un nécessaire essor. Sans parler du renouvellement des sciences sociales qui se trouveraient aussi tirées hors de leurs habitudes. 

Faculté des Lettres et Sciences humaines de Paris.


[1]    Leçon inaugurale, prononcée en Sorbonne, dans le cadre des enseignements donnés en « Ethnologie et Sociologie de l'Afrique noire ».

[2]    La publication de cette oeuvre admirable commença en 1911.

[3]    Voir G. BALANDIER, Sociologie actuelle de l'Afrique noire, 2e éd., Paris, 1963, partie consacrée à la situation coloniale et à sa négation.

[4]    . BALANDIER, Les mythes politiques de colonisation et de décolonisation en Afrique, in Cahiers Internationaux de Soc., XXXIII, 1962. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[5]    B. MAUNY, Tableau géographique de l'ouest africain au Moyen Age, Dakar, 1961.

[6]    Cf. R. OLIVER, édit., The Dawn of African History, London, 1961.

[7]    R. MAUNY, op. cit.

[8]    Cf. M.G. SMITH, Government in Zazzau, London, 1960.

[9]    Voir les études de J. VANSINA, bref résumé dans The Dawn of African History.

[10]   M. FORTES, Oedipus and Job in west African Religion, Cambridge, 1959.

[11]   M. GLUCKMAN, Rituals of Rebellion in South-East Africa, Manchester. 1954. Et, plus récemment, un ouvrage capital, Order and Rebellion in Tribal Africa, London, 1963.

[12]   Cf. G. BALANDIER, Op. cit., p. 374-382.

[13]   G. BALANDIER, Phénomènes sociaux totaux et dynamique sociale, in Cahiers Internationaux de Sociologie, XXX, 1961. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[14]   J. GOODY, Death, property and the ancestors, Stanford, 1962.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 23 mai 2008 16:18
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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