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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Georges Balandier, HISTOIRE D'AUTRES (1977)
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Une édition électronique réalisée à partir du livre de Georges Balandier, HISTOIRE D'AUTRES. Paris: Les Éditions Stock, 1977, 320 pp. Collection: Les grands auteurs. [Autorisation formelle de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales accordée par l'auteur le 28 janvier 2008.]

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Au bout de toutes mes routes, j'ai toujours aimé trouver un « village », pour le repos et le répit. J'en porte plusieurs en moi, lieux d'un passé, construits avec des souvenirs et des rêves où je place les figures familières qui sont mes repères de vie et mes témoins. Ceux de mon enfance, qui deviennent d'autant plus des paysages imaginés que je n'y suis pas souvent revenu. Ils sont composés de vallonnements, de rivières et de forêts, de vieilles maisons couvertes de larges plaques de lave, serrées autour d'une église et d'un centre historique - anciens thermes, châteaux délabrés, monuments. Ils ressemblent sans doute à beaucoup d'autres sous cette forme épurée, idéale, où la mémoire les fixe. Ils sont le décor devant lequel se jouent les pièces que le cours de l'existence me fait revivre au gré des circonstances. D'un coup, et en apparence sans raison, elles s'imposent par des scènes colorées et animées : une fenaison pendant laquelle les filles de la ferme m'avaient sans cesse agacé ; une chasse dans des bois inconnus qui sont désignés d'après la Vierge ou les Pestiférés ; une réunion de voisins tenue devant le seuil, la nuit d'été tombée, et où l'on disait déjà la nostalgie des temps anciens ; un forgeron battant le fer, entouré de fumée et d'étincelles en gerbes, qui me donna ma première fête du feu ; un atelier où des ébénistes, manipulateurs d'outils aux formes insolites, s'appliquaient à réaliser les modèles dessinés par mon grand-père maternel peu avant sa mort ; une vieille maison transformée en musée des expéditions coloniales dont le maître, « tête brûlée », me faisait avec mystère découvrir les richesses ; et puis toutes les scènes occupées par des petits notables, des soldats et des curés, où se manifestaient, bien séparés, l'honneur et la piété de mes deux familles. Et d'autres encore, nombreuses, qui se pressent et se bousculent au seul appel de la mémoire. 

Chacun de mes parcours du monde a été jalonné de villages qui furent mes étapes autant que les terrains de mes recherches. Ils marquent les moments où mon nomadisme s'apaise. Ils entrent dans la composition de ma géographie imaginaire et illustrée, et les images pauvres ou riches qu'ils m'ont laissées n'ont de sens que pour moi seul. Une impression dominante ordonne et particularise ces compositions. Des notables peuls vêtus de blanc, assis en rond devant la porte basse d'une mosquée de paille, c'est le Fouta-Djalon et une Guinée ancienne et irréductible. Des toits brunis et laqués, chargés de signes et agencés selon une structure complexe, s'associent à ma représentation du Japon encore paysan. Une église ravagée, blanche et bleue, juchée en haut d'une ravine où s'étagent quelques jardins pauvres et où le petit bétail vagabonde, me désigne un Mexique indien et paysan. Pour chacun de mes établissements, une illustration simplifiée assure ainsi la fonction d'aide-mémoire. Elle est bien plus qu'une carte postale imaginée, et non tirée, un signal par lequel mon expérience314 enfouie revient en surface. Celle que l'histoire des Autres, autant que la mienne propre, a façonnée. 

Dans Paris, je me suis longtemps attaché à ce qui pouvait s'y maintenir des enclaves villageoises ou provinciales. Le hasard et puis une sorte de connivence m'ont fixé au pied de la butte Montmartre. Aux abords d'une ancienne campagne, absorbée au début du siècle, et dont il reste des traces que la longue familiarité permet de retrouver. Évitant les jours et les heures touristiques, je me rends encore là pour une promenade lente et attentive, lorsque la lassitude me tire de mon travail. A chacune de mes incursions, j'ajoute quelque nouveau repère : une treille sur une façade où des moineaux se rassemblent en hiver, un jardinet caché qu'abrite un bosquet de sureau, une venelle presque déserte, un pressoir à l'abandon. Un petit monde de survivances que le folklore commercial ignore ou néglige, mais que les résidents initiés connaissent et commentent. 

C'est évidemment ailleurs que se situent mes vrais villages. Ils se font face dans la vallée de l'Argens, de part et d'autre du petit fleuve, entre les Maures et l'Estérel. L'un, Puget, est le plus jeune, écart devenu autonome par séparation de Fréjus, la cité de fondation romaine. L'autre, Roquebrune, n'ignore pas le privilège de l'aînesse. Son église, selon une légende, recèle dans une crypte secrète les figures de vieilles divinités ligures et le maître-autel a d'abord été édifié sur une borne milliaire portant la marque de César Auguste. Romains, Barbares et Sarrasins se sont succédé dans cette plaine à vignes et fruitiers, civilisateurs et turbulents ; sous leur action, se sont façonnés un paysage et une paysannerie. La longue histoire a établi des relations complexes qui allient et opposent dans la rivalité.

Mais le décor est partagé, chacune des communautés ayant vue sur l'autre en prenant la mesure de son propre espace. Le fleuve est la frontière et l'axe à partir duquel s'ordonnent, de chaque côté, le vignoble de plaine, récent et producteur d'un vin « de rendement », ainsi que quelques vergers ; puis le village, naguère collé aux pinèdes où s'inséraient des vignes colonisant les coteaux qui donnent les vins « de qualité » ; et enfin les premiers flancs de la montagne abandonnés à la forêt et aux activités de chasse et de cueillette. Ce sont deux territoires, presque symétriques, qui composent les registres sur lesquels s'inscrit encore la vie quotidienne selon le code de la tradition. 

Celle-ci résiste mal. L'autoroute coupe le pays. L'accaparement immobilier le ronge. L'invasion vacancière le bouleverse. L'argent nouveau multiplie les inégalités, provoque la désertion des plus défavorisés et transforme les coutumes en divertissement pour « étrangers ». Ces derniers ne sont pour la plupart que des résidents ou des occupants venus avec l'été ; leur départ restitue à chacun des villages sa vérité, ses rythmes, mais aussi ses problèmes que l'agitation disparue remet à vif. Les communautés se resserrent ou se distendent selon le mouvement des saisons ; elles tentent de domestiquer les forces qui les menacent. 

Roquebrune, qui s'adosse à un rocher d'où vint son nom, domine un espace étendu où se découvrent clairement les marques et les signes laissés par le temps. Le village ancien, assemblage de hautes maisons qui étagent leurs terrasses et leurs toitures, reste fermé aux bouleversements ; il maintient en périphérie les expansions banales. La plaine porte les cultures qui ont imposé un outillage plus moderne et permis une viticulture plus productive ; elle fut d'abord le champ du changement. La bordure côtière du territoire communal, séparée du centre par des domaines et des pièces de forêt, est la région de colonisation où se multiplièrent les quartiers de résidences secondaires. C'est un « monde à part », où se font, le temps des vacances, les rencontres qui montrent une « autre vie ». Les plateaux, les vallonnements boisés et le rocher composent un vaste univers plus secret et assurent la fonction d'un conservatoire. Des chapelles, des oratoires, des endroits sanctifiés ou légendaires en sont les points significatifs ; des usages anciens entretiennent un savoir naturel associant aux sources et aux plantes sauvages des vertus ou des pouvoirs encore utilisés. Il y a peu d'années, un ermite venu s'établir dans une grotte aménagée gouvernait ces puissances du passé. 

Villages en mémoire, villages rêvés et villages du petit canton de Provence où je vais me « repayser », tous sont les scènes où se déploie mon ethnologie affective. Les personnages y prennent des figures exemplaires. Les événements perdent leur agression. Les problèmes se présentent à nu, sans l'habit des idéologies. Le travail lent et obstiné façonne les paysages au long des siècles, toujours repris et jamais achevé. Ces lieux ne sont pas ceux où campent mes nostalgies, mais ceux où se réduit à l'essentiel ce que j'ai pu saisir de la turbulence du monde. Je veux y trouver la preuve que l'homme n'est pas nécessairement la victime dans son débat avec l'histoire, à condition qu'il ne renonce jamais, et qu'il sache que rien n'est acquis. Sa terre espérée sera toujours l'avenir.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 11 mars 2008 13:55
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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