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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Georges BALANDIER, “L'expérience de l’ethnologue et le problème de l'explication”. Un article publié dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol. 21, juillet-décembre 1956, pp. 114-127. Paris : Les Presses universitaires de France. [Autorisation formelle de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales accordée par M. Balandier le 28 janvier 2008.]

Georges BALANDIER 

"L'expérience de l’ethnologue
et le problème de l'explication
.” 

Un article publié dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol. 21, juillet-décembre 1956, pp. 114-127. Paris : Les Presses universitaires de France.

J'ai à vous présenter l'expérience de l'ethnologue vis-à-vis des problèmes concernant la démarche explicative. Je suis certainement un des moins bien placés pour le faire, dans la mesure où je ne suis pas, moi-même, un ethnologue « typique ». Cependant, je m'efforcerai d'organiser mon exposé en ayant présentes à l'esprit trois sortes de préoccupations. J'aurai toujours le souci de vous montrer ce que l'expérience de l'ethnologue a de spécifique, et par son objet, et par ses procédés de recherche. Je tenterai, d'autre part, d'examiner comment se pose, dans le cadre de la recherche ethnologique, le problème de l'explication. Enfin, je m'efforcerai, dans la mesure du possible, de vous montrer quels sont les apports de cette discipline, valables au dehors de ses limites et notamment dans le domaine plus général de la sociologie. 

Lorsque nous parlons des procédés de l'explication, nous devons penser que ces derniers ne peuvent être envisagés qu'en fonction d'une science aux frontières bien repérées. Ils sont tous relatifs à un champ d'étude nettement précisé. Et dans le cas particulier de l'ethnologue, nous avons à nous demander si sa discipline lui permet de recourir, de manière originale et satisfaisante, à de tels procédés. Une difficulté se présente dès le départ ; l'ethnologie est une science aux limites fluctuantes. Cela tient en partie au caractère récent de son apparition. Par ailleurs, elle porte en elle, d'ores et déjà, toute une série de spécialisations qui recoupent celles de la sociologie. D'un autre côté, ses développements récents ont encore introduit des confusions dans la mesure où la démarche ethnologique a été appliquée à des sociétés modernes, industrielles, qui étaient habituellement considérées comme étrangères à son domaine. C'est ainsi que l'on a vu se créer, en particulier en France avec les travaux du groupe qu'anime Chombart de Lauwe, une ethnologie sociale. Que faut-il entendre par là ? Est-il si simple de « jouer » au mariage des spécialisations ? 

Afin d'apporter quelque clarté, je voudrais, pour commencer, distinguer les trois « moments » traditionnels de la recherche ethnologique : l'ethnographie, l'ethnologie et l'anthropologie au sens où l'entendent, en particulier, les auteurs anglo-saxons. De l'ethnographie, nous pouvons dire qu'elle est essentiellement descriptive, qu'elle vise à une présentation aussi complète que possible d'une société dont l'extension restreinte permet justement cette approche totale. C'est la dimension de l'objet d'étude qui la justifie et la rend possible. Le moyen d'expression par excellence, de l'ethnographie ainsi conçue, est la monographie, présentant une société sous tous. ses aspects. L'ethnologie représente une démarche ultérieure. Sans exclure l'observation directe, elle vise à un premier effort de synthèse. Ce dernier, comme l'a rappelé C. Lévi-Strauss, peut s'exercer de trois manières. Selon une orientation géographique : il s'agit alors d'ajuster des connaissances relatives à des groupes voisins, voisins dans l'espace. Selon une orientation historique ; l'ethnologue s'efforce de saisir une population déterminée dans son devenir historique. Selon une orientation systématique : on envisage, en ce cas, un élément isolé de la société ou de la culture dans ses différentes manifestations à travers l'espace et à travers le temps. Elle commence à imposer la comparaison en tant que procédé premier dans la recherche de la généralité. L'anthropologie qui est, pour une part, sous cette appellation, une discipline anglo-saxonne, apparaît comme une démarche beaucoup plus ambitieuse. Elle tend, en fait, à s'imposer comme la science de l'homme ; elle vise à transcender la diversité que révèlent la géographie et l'histoire ; elle tend à rechercher des propriétés générales caractérisant toute vie en société. À cet égard, on peut dire que l'anthropologie apparaît comme la plus ambitieuse (en raison de son impérialisme) et la plus humaniste des disciplines. Une telle évolution a été surtout possible dans les pays de langue anglaise. En France, l'aboutissement de l'anthropologie jusqu'à ce terme extrême a été, en grande partie, contrarié. Contrarié parce que les grandes synthèses restaient le fait des historiens, des philosophes ou des sociologues. Et l'on est frappé de voir combien les relations entre sociologie et ethnologie ont été, durant une assez longue période - je pense, par exemple, à l'utilisation qu'a pu faire Durkheim de cette dernière science - des relations, « de maîtresse à servante ». 

Dans le seul cercle anglo-saxon, cependant, l'anthropologie ne se présente pas sous un aspect simple. Il convient de rappeler les deux orientations qui sont spécifiques de deux écoles nationales. Il s'agit de « l'anthropologie sociale » qui est une création britannique et de « l'anthropologie culturelle à qui apparaît principalement comme l'œuvre des chercheurs américains. Ce n'est pas une simple question d'expression terminologique, mais bien au contraire une manière différente d'envisager la recherche de ces propriétés générales de la vie en société, dont je parlais à l'instant. L'une des écoles part de la vie sociale, des « relations et structures sociales » selon l'expression du regretté Radcliffe-Brown. L'autre part de la « culture » : cette dernière pouvant être envisagée, si l'on retient la plus simple des définitions proposées (sur les 150 et plus qui ont été recensées), comme le « capital idéal et matériel d'une société donnée ». L'une et l'autre écoles sont convaincues que ces deux réalités, différentes mais indissociables, doivent être saisies comme des ensembles dont tous les éléments sont nécessairement liés. Qu'elles envisagent le système des productions et œuvres humaines (perspective culturaliste) ou le système des rapports humains permettant ces dernières (perspective de l'anthropologie sociale), c'est par rapport à ces totalités qu'elles organisent leurs démarches. 

Si un accord tend à se faire pour employer le mot « anthropologie » dans un sens général, et non sans risques de confusion, il importe de ne pas perdre de vue qu'il recouvre toujours ces trois étapes de la recherche que je viens d'évoquer. Ces premières, et banales, remarques nous aident à entrevoir deux orientations principales sollicitant l'ethnologue lorsqu'il vise progressivement à la généralisation. La première le conduit à employer - sans parfois se poser suffisamment de questions à son égard - la méthode comparative. Mais le plus souvent, cette mise en regard de systèmes culturels et sociaux différents, réalisée à contretemps et de manière hasardeuse, conduit à des résultats décevants et contestables. La seconde l'incite à envisager chaque ensemble socio-culturel (ou chaque groupe d'ensembles) comme un système significatif, à caractériser ce dernier, à faire l'inventaire des systèmes connus. Nous aurons, plus tard, à examiner ces deux tendances. 

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Je souhaiterais maintenant, dans une deuxième partie de l'exposé, rappeler rapidement quelques périodes caractéristiques de l'histoire de la discipline. Car il me semble que c'est ainsi que l'on peut le mieux manifester quelles ont été ses vicissitudes, quant aux méthodes, quant aux possibilités d'explication qu'elle entreprit d'utiliser. 

Durant la seconde moitié du XIXe siècle, les recherches les plus ambitieuses sont dominées par des considérations à long terme. Elles envisagent, ou elles tentent d'envisager, les origines de la culture ou de la civilisation, le développement de ces dernières. Nombre d'entre elles sont nettement affectées par le souci de fonder un évolutionnisme social. Je ne veux pas vous imposer une liste fastidieuse de noms, mais je me permettrai néanmoins quelques rappels. 

J'évoquerai tout d'abord Lubbock, qui visait à retrouver la préhistoire de la civilisation en s'appuyant non seulement sur des matériaux et documents du passé, mais aussi sur l'exemple des « sauvages modernes ». Je mentionnerai les travaux de Tylor, qui apporte la première définition de la notion de « culture » et définit des processus manifestant le développement de la civilisation. Si l'on suivait ces auteurs, on pouvait établir une véritable échelle temporelle figurant les étapes de ce développement : les nations européennes se trouvant à une des extrémités et les « tribus sauvages » à l'autre extrémité. Tout l'effort des ethnologues devrait alors consister à placer les différents éléments, les différents cas observés, à leur juste place entre ces deux points extrêmes. Dans une telle perspective, la démarche explicative, consiste à retrouver l'enchaînement de toutes les séquences qui acheminent graduellement vers l'état de civilisation (entendons : la civilisation européenne, moderne et mécanicienne). 

En donnant cette vue rapide, des premières démarches de l'anthropologie scientifique, il est indispensable de signaler les travaux de l'américain Lewis Henry Morgan, et notamment son grand ouvrage : Ancient Society. Morgan a apporté des matériaux et des analyses qui devaient occuper une place considérable dans les recherches ultérieures - en envisageant notamment la famille et les structures de la parenté - s'il a continué, et c'est par là qu'il se raccroche typiquement au XIXe siècle, à envisager les problèmes dans une perspective évolutionniste. Il retrace, par l'analyse d'un double mouvement (celui des inventions et découvertes techniques, celui des institutions et notamment des institutions domestiques), le progrès qui a conduit l'homme depuis les premières phases de la « sauvagerie » jusqu'aux commencements de la civilisation, Il se donne pour but de retrouver « les principales étapes du développement humain » (Ancient Society), y reconnaissant le jeu d'une véritable « logique naturelle ». Ces lois du progrès, qu'il s'efforce de définir, ont selon lui une valeur universelle et le conduisent (comme l'a noté R.H. Lowie) à tirer des conclusions qui ne sont nullement impliquées par l'étude des documents dont il dispose. Il ne doute pas que l'évolution ait été « substantiellement de même nature » pour toutes les sociétés qui révèlent un même « statut ». Cet évolutionnisme unilinéaire est radicalement différent de l'étude historique des cultures - parce que cette dernière reconnaît (ou tient compte) des discontinuités. Durant toute cette période, les problèmes concernant le devenir des sociétés et des cultures, ou des civilisations, finissent par être plus envisagés par référence aux sciences naturelles qu'aux travaux historiques. Ce sont les processus de la vie organique qui s'imposent comme modèles à la pensée de la plupart des auteurs ; leur généralité semble exiger nécessairement l'universalité des procès de développement social et culturel. Toutes ces préconceptions joueront un rôle qui ne s'achèvera pas avec la fin du XIXe siècle. 

Au début du XXe siècle, des études ethnologiques nouvelles se sont développées en réaction contre la tendance à l'instant évoquée. Il n'est plus question alors d'envisager la société ou la culture dans son développement global, dans son devenir général. Ce que les chercheurs souhaitent considérer, ce sont les éléments constitutifs de toute culture, de toute société. Les questions qu'ils se posent vis-à-vis de ces éléments sont les suivantes : Quelle est leur origine ? Comment se répartissent-ils à travers l'espace ? Comment circulent-ils d'une société, d'une civilisation donnée vers d'autres civilisations ? Vous comprendrez, qu'en ce cas, les références scientifiques indispensables à l'ethnologue ne soient plus les sciences de la nature, comme cela s'est manifesté pendant la période précédente, mais bien au contraire l'histoire et la géographie. Pour caractériser cette période, il est possible d'évoquer au moins deux ordres de recherches. Tout d'abord, les premiers travaux de F. Boas qui est un des fondateurs de l'anthropologie américaine. À cette époque, pour Boas, chaque culture doit être envisagée à partir de son développement historique, qui est déterminé par le cadre géographique et par le progrès des forces matérielles dont dispose la culture en question. C'est là un point de départ des recherches de Boas et, nous le verrons paf la suite, son évolution scientifique ultérieure a été considérable. En deuxième lieu, comme autre exemple, j'évoquerai les travaux des ethnologues de langue allemande qui se sont attachés à tracer sur la carte mondiale des « cercles culturels », qui se sont attachés à examiner les relations existant entre ces derniers, les processus d'échange (de diffusion) intervenant de l'un à l'autre de ces cercles. Si nous progressons un peu plus avant, dans cet exposé sommaire, nous remarquons qu'aux environs de 1920 commencent à se multiplier les recherches qui devaient véritablement caractériser par la suite l'anthropologie sociale et culturelle. 

Dans le cadre de l'école anglaise, l'approche ethnologique se caractérise par l'emploi de concepts qui prendront vite une importance prépondérante les concepts de structures et de relations sociales d'un côté, de fonction sociale d'un autre côté. De cette école émergent d'abord les noms de Malinowski et de Radcliffe-Brown. Le premier de ces auteurs représente certainement la figure dominante. Malinowski, entre 1920 et 1930, s'affirme par la position critique qu'il adopte vis-à-vis des recherches antérieurement entreprises par les anthropologues. Il attaque les travaux reposant sur des conceptions de type évolutionniste, de type diffusionniste, ou de type historiciste. Son refus de l'histoire est tel qu'il va jusqu'à nier l'utilité de cette discipline dans le domaine des études relatives à la dynamique des changements sociaux et culturels. Ce qui ne l'empêche pas, dans plusieurs de ses travaux, de recourir d'une certaine manière à l'explication historique. Malinowski insiste sur le fait que chaque élément de la culture a une fonction à accomplir dans l'ensemble, qu'il est relié aux autres éléments d'une manière significative, qu'il vise à satisfaire des « besoins fondamentaux » caractéristiques de la nature humaine. Ceci constitue évidemment un exposé très schématique de la pensée de Malinowski, mais ceci montre néanmoins de quelle nature est la démarche de l'anthropologue britannique. Elle part de la société et de la culture globales, des ensembles, pour comprendre et expliquer comment chaque élément est relié aux autres. Elle opère du tout vers les parties, ou plutôt elle a tendance à accorder une priorité à la totalité sur les éléments constitutifs de cette dernière. Cette exigence rejoint les préoccupations de Marcel Mauss qui a été amené à définir, d'une manière originale, la notion de phénomène social total. Il est nécessaire de souligner cette convergence. D'un autre côté, Malinowski relie le système des institutions à des besoins fondamentaux de la nature humaine. Il y a, selon lui, de celles-ci à ceux-là une relation nécessaire ; et c'est ce qui explique que les cultures présentent toutes les mêmes éléments constitutifs, quelles que soient la diversité et la pluralité de leurs formes. Je ne prends pas position sur ce point de vue, je ne fais pour l'instant que vous évoquer ces orientations de la recherche. D'ores et déjà, il est cependant nécessaire de mettre en évidence deux types de difficultés. La place que Malinowski accorde aux besoins, dits « fondamentaux », peut inciter à trouver l'explication des phénomènes sociaux par un procédé (très aléatoire et très suspect du point de vue scientifique) de réduction de l'ordre socio-culturel à l'ordre psycho-physiologique. Ce transfert des responsabilités, même lorsqu'il se réalise au nom des démarches de caractère inter-disciplinaire, n'est pas propre à nous enthousiasmer. En même temps, cette conception conduit à affirmer une certaine unité des espèces sociales et culturelles, dont nous ne sommes pas scientifiquement assurés. D'autre part, le concept de fonction, tel que l'emploie Malinowski, est ambigu. Il se rapporte soit aux besoins à l'instant évoqués (que les institutions ont pour fonction de satisfaire), soit au système social et culturel dont chaque institution a pour fonction d'assurer la continuité, la permanence. C'est dans ce deuxième sens seulement que Radcliffe-Brown utilise le concept, en le liant d'une manière nécessaire à la notion de structure. Ces derniers points ont été mis en vedette par R. Firth dans une récente étude, intitulée justement : « Function ». 

Radcliffe-Brown insiste aussi sur l'aspect « relationnel ». Ses travaux, qui ont été inspirés en partie par l'œuvre de Durkheim, distinguent les relations sociales (les « structures concrètes »), qui sont saisies par l'observation et qui constituent une réalité empirique, des formes structurelles qui constituent des modèles, des schémas d'explication de la réalité sociale. Dans la pensée de cet anthropologue, le système des relations sociales apparaît comme un ensemble qu'il importe d'abord de comprendre, auquel il convient d'abord de donner un sens. C'est ensuite qu'intervient la notion de « forme structurelle », en tant que moyen d'explication de cette réalité saisie préalablement. Cette distinction a été reconnue « intenable » par M. Fortes, disciple de Radcliffe-Brown : la structure sociale est toujours, selon lui, « une abstraction servant de point de repère pour analyser des situations sociales concrètes ». On sait la place que cette notion de « structure » a pu prendre dans l'anthropologie moderne, avec les travaux de G.P. Murdock, de C. Lévi-Strauss, etc. On sait par ailleurs les débats et les contestations auxquels cette notion a pu donner lieu ; les critiques faites par G. Gurvitch sont parmi les plus sévères exprimées jusqu'alors. 

Je voudrais maintenant évoquer l'orientation dominante de l'école américaine d'anthropologie et montrer comment elle se différencie des travaux à l'instant mentionnés. Franz Boas, qui était parti d'une conception de la culture accordant la place prépondérante aux aspects matériels de cette dernière, en était venu progressivement à accorder une plus grande importance aux considérations d'ordre psychologique. Il imposait ainsi, relativement tôt, une impulsion qui allait devenir caractéristique de nombreuses recherches. Cependant, si l'on veut retrouver les éléments les plus spécifiques de cette orientation prise par nos collègues américains c'est, plus qu'à Boas, à Sapir qu'il convient de se référer ; c'est ce dernier qui, entre 1920 et 1930, a donné l'impulsion la plus déterminante. Pour Sapir, la culture apparaît essentiellement comme un système de comportements s'imposant aux individus et, en même temps, comme un système de communications entre les individus. C'est justement pour cette dernière raison que la culture est partiellement assimilable au langage ; « pour une part », dit cet auteur ; d'autres successeurs ont fait un saut et ont admis une coïncidence, un recouvrement beaucoup plus complet. Dans ses derniers travaux, jusqu'en 1939, date de sa mort, il a été conduit à examiner les rapports dynamiques existant entre culture et personnalité, les procès de formation de la personnalité dans un contexte social et culturel donné. En insistant, d'une part sur les comportements, d'autre part sur le fait que les systèmes de comportement s'imposant à l'individu sont largement inconscients, il a été conduit à rechercher l'appui des disciplines psychologiques. Il a eu recours, pour accomplir ses travaux, à la collaboration de chercheurs qui sont des « spécialistes de l'inconscient ». Les psychanalystes et les psychiatres en particulier. Sapir a ainsi inauguré un système d'étude et de coopération interdisciplinaires qui devait devenir caractéristique des recherches américaines, au cours des décennies les plus récentes. Il a de même, en insistant sur le caractère inconscient de certains phénomènes sociaux et culturels, mis l'accent sur un aspect qui est considéré par divers auteurs (et notamment C. Lévi-Strauss) comme relevant spécifiquement de l'approche anthropologique. 

De nombreux travaux de l'école américaine se situent dans cette lignée. Je ne veux pas, là encore, vous imposer une simple liste de nom. Je me contenterai de faire un choix, au risque de vous paraître partial. J'évoquerai les recherches de R. Benedict, qui ont lié des types psychologiques à des types culturels ; tout l'effort systématique conduit à établir des corrélations entre ceux-ci et ceux-là. Les travaux de R. Linton et de A. Kardiner, qui ont défini la notion de personnalité de base ; notion que je ne me permettrai pas d'aborder ici, car un long développement lui a été consacré par M. Dufrenne. Quoi qu'il en soit, dans ce champ d'études, c'est en examinant la dialectique des rapports entre individu et société ou entre individu et culture que sont recherchées les possibilités de compréhension et d'explication. Une des œuvres les plus considérables, et les plus riches de matériaux nouveaux, reste en ce domaine celle de Margaret Mead. Cette tendance de l'anthropologie américaine, que l'on pourrait dire psychologisante, subjectiviste, s'est élargie au détriment des recherches révélant une conception matérialiste de la culture. Seuls, les travaux d'un Américain resté en dehors des grandes écoles, L. White, ont maintenu cette dernière. Il s'agit d'un ordre de recherches conservant un caractère marginal, tout au moins aux États-Unis. 

Les deux écoles, britanniques et américaines, ont été conduites à une approche plus statique que dynamique des phénomènes sociaux-culturels. Malinowski et Radcliffe-Brown l'ont clairement laissé entendre. Pour eux, les recherches doivent d'abord avoir un caractère synchronique ; l'étude « dyachronique », selon l'expression de Radcliffe-Brown, ne devant intervenir qu'après coup. Dans beaucoup de cas, cette deuxième phase est reportée sine die. Si l'on envisage, en particulier, la notion de « personnalité de base », on s'aperçoit combien cette dernière résiste mal aux épreuves, aux vicissitudes que porte l'Histoire. L'instrument est créé pour opérer dans un système explicatif où interviennent au minimum les considérations de caractère temporel. En fait, les aspects dynamiques des phénomènes sociaux-culturels ont surtout été envisagés d'une manière séparée. C'est avec l'apparition des enquêtes consacrées aux problèmes d'acculturation, aux problèmes de changements et conflits culturels, que le point de vue dynamique s'est surtout imposé dans le domaine de l'anthropologie. Il s'agit essentiellement de travaux examinant les phénomènes qui apparaissent lorsque des cultures « différentes » entrent en rapport et souvent en conflit. En fait, il s'agit là d'un domaine qui est encore très flou car il ne s'est constitué qu'à une époque récente : les études les plus importantes sont postérieures à 1930. Nombre des investigations, consacrées à ces problèmes de changements et contacta sociaux-culturels, sont dominées par des préoccupations psychologiques ; surtout dans le champ des recherches américaines comme le montre l'ouvrage de M. J. Herskovits intitulé : Acculturation. Ce qui intéresse alors les chercheurs ce sont les incidences individuelles du contact et du conflit. Ces travaux ont pu aboutir à la vulgarisation de concepts assez imprécis, comme le concept « d'homme marginal » qui est applicable d'une manière tellement large qu'il finit par ne plus être significatif. Ils ont également tenté d'établir des schémas explicatifs qui sont parfois de médiocre valeur. C'est ainsi que se retrouve une mécanique simplifiée où est distingué, dans une sorte de premier acte, le conflit intériorisé par l'individu lorsque les civilisations entrent en rapport, dans un deuxième acte, une période d'ajustement impliquant une réadaptation des éléments empruntés (parce qu'« il faut tenter de vivre », selon la formule du poète) ; enfin, un troisième acte qui a deux issues ; il est possible de déboucher sur l'« assimilation », c'est-à-dire sur une interpénétration étroite des civilisations en présence, ou, au contraire, sur une nouvelle période de conflit radical. J'ai réduit à sa plus simple expression la dynamique utilisée, mais souvent c'est avec ce schéma à trois termes que les chercheurs ont opéré. Il convient de signaler que ce schéma concernant l'individu est d'ailleurs transféré dans le domaine des faits sociaux et des faits culturels. Ce premier apport ne présente pas un très grand intérêt. 

Cependant, les études consacrées aux « changements sociaux et culturels » ont laissé un certain nombre d'apports positifs, qui nous concernent ici d'une manière toute directe. Ces apports sont de trois sortes. D'un côté, ces études ont permis de mieux définir la notion de « système social » et de « système culturel ». Dans les limites d'une situation de changement, il était plus aisé de saisir, sur le plan pratique et théorique, comment sont solidaires les éléments du système ; il était plus aisé de saisir comment les effets subis par l'un des éléments sont répercutés sur tous les autres. C'est ainsi qu'était mieux appréhendé le jeu d'une nécessité interne, qui s'impose à l'attention dès l'instant où l'ethnologue s'efforce d'expliquer les phénomènes qu'il aborde. Et c'est notamment à l'occasion de ces recherches qu'ont été mieux précisées des notions importantes : celles d'équilibres et de déséquilibres sociaux. Notions auxquelles Radcliffe-Brown, par une analyse toute différente, a accordé la plus minutieuse attention. 

D'un autre côté, ces travaux ont conduit à tenir compte de la situation à l'occasion de laquelle se réalise le contact des cultures différentes. Malinowski le note dans son dernier ouvrage, publié après sa mort. Il précise, dans cette série d'études justement -consacrées à la dynamique du changement culturel, que « la situation créatrice du contact doit être considérée comme un « tout », comme une conjoncture impliquant une mise en relation généralisée des cultures et des sociétés en présence. Ainsi se trouve-t-on conduit à retrouver, par un autre biais, l'exigence de saisie totale dont j'avais manifesté tout à l'heure l'importance dans la pensée des chercheurs britanniques et dans la pensée des chercheurs français qui ont entendu l'enseignement de Marcel Mauss. 

Enfin, et c'est là un troisième apport, de tels travaux ont permis d'observer avec un véritable effet de grossissement le processus de dégradation sociale, qui est l'aspect négatif du contact entre sociétés et cultures inégales, et le processus de reconstruction sociale qui en est l'aspect positif. On peut donc dire que ces recherches ont permis de mieux saisir le jeu incessant de la déstructuration et de la restructuration qui est, à des rythmes différents, caractéristique de toute société. Je rappellerai seulement l'importance que G. Gurvitch, arrivé par d'autres voies à cet examen, a accordé à ce mouvement perpétuel de déstructuration et de restructuration. 

Il importe de mesurer l'intérêt incontestable de ces observations, dues à des chercheurs qui « se retrouvèrent » bien que venus de points de départ fort divers. Elles nous permettent d'entrevoir un mode d'explication qui n'opérerait plus par simple réduction du social et du culturel au psychologique conscient et inconscient. En combinant l'idée de nécessité interne des systèmes, avec celles de situation et de mouvement continuel de déstructuration et de restructuration, on peut envisager une démarche explicative qui resterait dans le champ du social, considéré sous sa forme actuelle et sous l'aspect de son devenir historique. 

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Je voudrais maintenant, dans une dernière partie, examiner quelles conditions, particulières à sa recherche, ont orienté les choix faits par l'ethnologue de telle ou telle méthode. Devant quel type de réalités se trouve-t-il ? Si nous nous posons cette question, nous sommes peut-être mieux à même de comprendre les hésitations et les incertitudes que je viens d'exposer. Un fait est frappant d'emblée : l'ethnologue se tient en tant qu'étranger devant la société qu'il a choisi d'étudier. Et c'est souvent sur cet aspect de décentrement, de dépaysement, qu'il est insisté pour manifester, à tort ou à raison, l'originalité de la discipline. En raison même de cette qualité d'étranger, l'ethnologue a pour première obligation de trouver un sens aux réalités qu'il affronte. Les premières démarches de son enquête le conduisent d'abord à inventorier et à donner des significations. C'est ce fait qui a frappé J.P. Sartre analysant la démarche ethnologique, et qui l'a conduit à accorder un privilège à l'ethnologue, au détriment du sociologue. Selon Sartre, la sociologie des primitifs a, elle, su saisir de véritables « ensembles signifiants ». Il faut penser que ce sont moins les préoccupations théoriques, qui ont d'abord conduit les ethnologues à cette saisie, que les conditions de leur travail sur le terrain. Mais cette nécessité opérationnelle explique l'importance prise par l'étude des comportements collectifs, le besoin de références psychologiques. 

D'un autre côté, l'ethnologue opère sur des sociétés de dimension restreinte. Cela explique qu'il ait eu non seulement le souci, mais encore la possibilité, d'appréhender ces dernières dans leur totalité. La nature de sa recherche le conduisait ainsi à découvrir plus aisément la vie sociale comme un système dont tous les éléments sont étroitement ajustés les uns aux autres. Au delà de cette observation, il était amené à découvrir l'importance exceptionnelle du « phénomène social total » et celle du « pattern », si l'on reprend l'expression de l'anthropologie américaine. 

Dans un troisième point - et ceci est peut-être le plus important - je rappellerai que l'ethnologue enquête sur des sociétés où les relations entre individus, plus que dans les sociétés modernes, ont un caractère direct, un caractère personnel. C'est une affaire de dimensions des sociétés en cause, et c'est aussi une affaire de niveau culturel. Nombre de sociétés dites archaïques manquent d'écriture et disposent de peu de moyens indirects de communiquer entre individus. Cette caractéristique aide, elle aussi, à comprendre le compagnonnage fréquent de l'anthropologie et de la psychologie et des disciplines annexes de cette dernière. Il suffit de faire appel, non pas aux travaux américains : le fait est patent, mais à l'oeuvre de Radcliffe-Brown pour s'apercevoir de cet état de choses. Pour cet auteur, dans le cadre des sociétés archaïques, les rapports les plus directs entre les individus, notamment ceux que révèle la parenté, sont de même nature que ceux qui existent entre individus plus éloignés. Et c'est justement parce que ces relations inter-individuelles sont homogènes, parce que les relations les plus distantes sont semblables aux relations les plus proches, que l'ethnologie a été conduite à une démarche qui lui est particulière. 

Il faut ajouter une remarque de plus à ce paragraphe. Les sociétés étudiées par l'ethnologue, en raison de leur retard technique,. sont des sociétés où la production des richesses reste médiocre, où les circuits économiques ont plus un caractère qualitatif qu'un caractère quantitatif. Et c'est là encore une condition qui a conduit les ethnologues à donner la priorité à l'analyse qualitative, au détriment de l'étude statistique, -des préoccupations proprement quantitatives. 

D'un autre côté, on s'aperçoit que ces derniers enquêtent sur des sociétés infiniment plus statiques que ne le sont les nôtres. Leur recherche passionnée des « vrais primitifs » témoigne de l'importance qu'ils accordent à cet aspect. Ceci explique que leurs démarches se soient révélées difficilement utilisables dès qu'ils ont dû envisager les problèmes d'un point de vue dynamique ; ce qui est devenu nécessaire dans la mesure même où il n'existe plus actuellement de sociétés « préservées ». Que les concepts élaborés par l'ethnologue résistent mal à cette épreuve, nous en avons le témoignage dans un article récent publié par G.P. Murdock. Cet auteur s'efforce de montrer la validité du concept de « structure sociale » employé à l'étude d'une situation dynamique. En vérité, il est très embarrassé pour développer son argumentation. Son article montre davantage que sa conception de la « structure sociale » s'applique mal à une saisie dynamique. 

Enfin, notons que l'ethnologue opère sur des sociétés où la tradition joue un rôle déterminant. À l'occasion de son enquête, il saisit comment tout comportement est rapporté à une tradition plus ou moins explicitée. Il se trouve, en général, devant une société plus soucieuse de conformité que de réflexion sur elle-même. Il est donc frappé par le fait que, dans un tel contexte, nombre de comportements sont façonnés d'une manière inconsciente. Sapir avait souligné cet aspect des choses. Il a consacré un article à l'examen du façonnage inconscient des comportements. Et ce mode d'approche, il le devait, lui aussi, au fait même de l'objet qu'il avait choisi d'étudier en tant qu'ethnologue. 

Si bien que l'on assiste à une valorisation particulière de cet aspect des phénomènes ; elle conduit l'ethnologue à se donner pour tâche essentielle l'élucidation der, comportements et manifestations collectifs et inconscients. C'est sur cette démarche qu'insiste maintenant C. Lévi-Strauss pour définir sa discipline. Et c'est, dit-il, ce qui permet à l'ethnologue de ne pas opérer simplement au sein des sociétés archaïques, où ces démarches sont plus nombreuses que dans les nôtres, mais aussi dans nos sociétés où ces démarches existent toujours, bien qu'en plus petit nombre. En ce cas, vous pouvez le constater, l'ethnologue se trouve être le plus proche voisin du psychanalyste. 

Voilà les quelques caractères que je voulais évoquer. Dans quelle mesure l'ethnologue peut-il contribuer au progrès de la sociologie envisagée dans son acception la plus large ? Je ne ferai qu'indiquer trois possibilités, afin de ne pas abuser de votre patience. 

Il semble que l'ethnologue puisse intervenir en aidant à fonder une objectivité « d'un type supérieur » (expression de C. Lévi-Strauss), dans la mesure même où il tente d'introduire des catégories de pensée qui sont spécifiques de toutes les sociétés humaines et non pas d'une société déterminée. On peut penser que le sociologue est tout naturellement conduit à préciser les catégories de pensée concernant d'abord sa propre société, d'une manière plus ou moins inconsciente. L'ethnologue a, lui, à l'inverse, l'obligation de définir des catégories de pensée valables pour l'ensemble des sociétés humaines, car c'est cet ensemble des sociétés humaines qui constitue, en principe, son domaine de recherches. Voilà donc un premier apport possible ; il est très ambitieux ; il est certainement criticable. 

D'un autre côté, l'ethnologue peut fournir un apport positif en analysant des processus sociaux-culturels qui sont actuels dans le champ de ses propres recherches, alors que ces mêmes processus ne sont plus qu'historiques dans le cas des sociétés modernes. Je pense aux problèmes que posent l'industrialisation, l'urbanisation. L'ethnologue permet au sociologue d'utiliser des observations de première main, et non plus de recourir à des données seulement historiques. Il y a donc ici une possibilité, pour l'ethnologue, d'actualiser un certain nombre de matériaux qui étaient devenus purement historiques dans nos propres sociétés 

Enfin, l'ethnologue, d'une certaine manière, dispose, et c'est là un point intéressant pour la recherche en sciences sociales, de conditions expérimentales d'observation, à l'occasion des bouleversements affectant aujourd'hui les sociétés dites primitives. Ces sociétés attardées sont toutes en train de s'équiper, de se transformer, de se constituer en nations, de se transfigurer en sociétés techniquement supérieures. Il y a là une véritable expérience qui est réalisée sous nos yeux, et, cette expérimentation sociale que les sociologues ont eu tant de mal à concevoir pendant longtemps, elle existe maintenant dans certaines régions du monde, en Afrique ou en Asie. C'est en cela que l'apport de l'ethnologue peut être d'un puissant intérêt. 

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Voici les différents points que je tenais à vous soumettre dans cet exposé rapide. Je n'ai pas eu pour but de vous donner l'impression que les ethnologues détiennent, plus que quiconque, des méthodes incontestables, une sorte de secret en matière de compréhension et d'explication des phénomènes sociaux et culturels. L'ethnologue est soumis aux mêmes incertitudes et aux mêmes inquiétudes que les autres spécialistes des sciences sociales. J'en appellerai à mon propre exemple. Je me suis senti tellement mal à l'aise, dans la discipline ethnologique classique, que j'ai tenté de trouver plus de sécurité en essayant de me placer en partie sur le terrain du sociologue. Je ne peux pas dire que j'y sois véritablement parvenu. C'est sur cette réflexion d'incertitude que je me permettrai d'achever mon propos. 

 

École pratique des Hautes Études,
Vle Section.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 23 mai 2008 14:35
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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