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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Stéphane Baillargeon, “Un travail à la hache. Les Insolences du Frère Untel attaquent le système scolaire québécois.” Un article publié dans le journal LE DEVOIR, Montréal, édition du 1er mai 2010, page C6 — Les débats du Devoir. [Autorisation accordée par l'auteur le 3 mai 2010 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Stéphane BAILLARGEON

Un travail à la hache.
Les Insolences du Frère Untel attaquent
le système scolaire québécois
.”

Un article publié dans le journal LE DEVOIR, Montréal, édition du 1er mai 2010, page C6 — Les débats du Devoir.


Il y a un demi-siècle, le frère mariste Pierre-Jérôme, né Jean-Paul Desbiens (1927-2006), publiait dans Le Devoir une série de lettres anonymes signées « frère Untel », dénonçant vertement le joual, « une langue désossée parlée par une race servile ». Il en faisait le symptôme d'un abrutissement systématiquement soutenu par le «département de l'Instruction publique». Le détonateur a eu son effet et est considéré comme un des éléments déclencheurs de la Révolution tranquille. A-t-elle seulement réussi ?




Photo : Archives Le Devoir. Le frère Untel attaque les programmes sans manuels, une hiérarchie scolaire obsédée par son propre jargon et un culte du secret, dans un texte qu’on croirait écrit hier.

« C'est à la hache que je travaille .» Ainsi va l'incipit des Insolences du frère Untel, texte marquant de l'histoire de l'éducation au Québec. Ce livre d'un « enseignant de la base », paru en 1960 aux éditions de l'Homme, réédité plusieurs fois, est considéré comme un des premiers best-sellers québécois, même si les chiffres de vente ont été un peu gonflés par la légende ou l'éditeur.

Avant d'être rassemblé en pamphlet destructeur (son auteur dit aussi qu'« avant de déblayer, il faut démolir »), le brûlot sur l'état catastrophique de la langue, de la pensée et de la culture dans la «Province de Québec» est paru dans Le Devoir en feuilleton suivi. La première charge a pris la forme d'une lettre personnelle envoyée le 23 octobre 1959 à André Laurendeau. « C'est lui qui a décidé de la publier ; c'est lui qui a choisi pour moi le pseudonyme sous lequel je fonctionne depuis lors, explique le frère Untel dans sa justification des dédicaces. Le coup de pouce initial, sans lequel il n'y aurait rien eu, c'est lui qui l'a donné. »

André Laurendeau est alors rédacteur en chef du Devoir. Le journal tient le fort de l'antiduplessisme depuis des années. Le 21 octobre 1959, dans un éditorial, il qualifie la langue des écoliers « canadiens-français » de «parler joual». La formule-choc heurte l'esprit du jeune enseignant de Québec, qui ne met donc que deux jours pour exprimer par écrit son désarroi.


Tu penses-tu joual?

« C'était très courageux de la part d'un simple frère enseignant de rédiger ces lettres », note le professeur Éric Bédard, spécialiste de l'histoire politique des idées et du Québec, lui-même pourfendeur des errances contemporaines du système de l'éducation à la québécoise. « Je suis aussi frappé par le style direct, franc, j'ai envie de dire viril. Cette formule du travail à la hache est très bien choisie : l'auteur parle, et il parle fort. »

Il parle bien pour dénoncer ceux qui le font mal. Le joual, c'est le cheval de ceux qui mâchonnent leur mot. Mais c'est beaucoup plus pour Jean-Paul Desbiens. « Nos élèves parlent joual, écrivent joual et ne veulent pas parler ni écrire autrement», lance-t-il. Le joual est leur langue. Les choses se sont détériorées à tel point qu'ils ne savent même plus déceler une faute qu'on leur pointe du bout du crayon en circulant entre les bureaux. »

Il en cite ensuite des exemples en utilisant la première strophe de l'hymne national, qui devient pour ses élèves de la fin du cycle secondaire: « Au Canada / Taire de nos ailleux / Ton front essaim / De fleurs en orieux... »

Desbiens met surtout en évidence l'indigence de la pensée, la sécheresse du rapport au monde induit par cette langue malade, engoncée dans la médiocrité. « Le langage est le lieu de toutes les significations, écrit-il. Notre inaptitude à nous affirmer, notre refus de l'avenir, notre obsession du passé, tout cela se reflète dans le joual, qui est vraiment notre langue. »


Échec de la pensée et des idées

Les structures scolaires ne font finalement que refléter cette pauvreté de la vision, ce manque d'idéal. « L'irresponsabilité du Département de l'instruction publique se reconnaît à ceci que, ne s'étant jamais engagé clairement à quoi que ce soit, il se réserve toujours la possibilité de triturer, de revenir en arrière, de se renier, sans qu'on puisse jamais mettre la main sur un vrai responsable », dénonce-t-il. Il attaque les programmes sans manuels, une hiérarchie scolaire obsédée par son propre jargon et un culte du secret, dans un texte qu'on croirait écrit hier.

Il note surtout, encore et toujours, un échec de la pensée, des idées et du débat. Il en fait un problème de civilisation, carrément. Il dit que ses élèves pensent joual parce qu'ils vivent joual. « Vivre joual, c'est Rock'nRoll et hot-dog, party et balade en auto, etc., dit une étrange formule. C'est notre civilisation qui est jouale. On ne réglera rien en agissant au niveau du langage lui-même (concours, campagnes de bon parler français, congrès, etc.) C'est au niveau de la civilisation qu'il faut agir. »

On touche alors la moelle de l'intellectuel qui va ensuite devenir éditorialiste à La Presse et directeur de collège sans cesser d'écrire des essais. Dans les exergues de son premier livre, il cite Theilard de Chardin, Unanumo et Bloy. La section sur les femmes sent encore plus le suranné.

Seulement, il y a aussi dans ces Insolences... un appel constant à « la liberté, à la culture, à l'excellence », à « l'exemple des meilleurs», aurait dit le philosophe espagnol José Ortega y Gasset, bien aimé de Desbiens. « L'instrument de la libération, de toutes les libérations, c'est la connaissance, écrit-il. Nous retrouvons ici encore l'impérieux appel de la qualité. »

Dans ses conseils à un jeune frère, un futur enseignant, il consacre finalement un chapitre complet à la culture. « Avant tout, vous vous cultiverez. La culture est la base d'une vie d'homme. Cultivez-vous. Et pour ça, apprenez à lire. Duhamel dit qu'un peuple qui lit est un peuple sauvé. »


Le Québec est-il sauvé?

La révolution a eu lieu, ou tout comme. La Commission royale d'enquête sur l'enseignement dans la province de Québec, le rapport Parent et d'autres réformes ont remplacé le département par le ministère, déconfessionnalisé les structures, chassé l'Église des écoles publiques, fermé les écoles normales, etc.

« Jean-Paul Desbiens est une bougie d'allumage du moteur, note l'historien Bédard. Il enseigne, il est crédible, il parle fort et il est écouté. Le vieux colosse aux pieds d'argile va s'effondrer ici, mais il faut voir que partout en Occident l'État s'implique, planifie, finance. Le terme "technocrate" est alors très positif et les Québécois ont soif de modernité et de liberté pour chasser la république de beaux-frères du régime Duplessis. »

Le professeur Bédard affirme même que le frère Untel a participé au déclenchement du dernier mégadébat politique en éducation au Québec. Tout le reste n'aura été que réformes et ajustements. « Seulement, depuis cinquante ans, le système a pris un pli qui n'est pas celui des Insolences, ajoute-t-il. Jean-Paul Desbiens en appelle à l'exigence, à la culture, à la qualité. Le pli a plutôt été celui de la démocratisation, ce qui n'est pas la même chose. C'est une question de priorités. L'un ne va pas nécessairement sans l'autre, bien sûr. On a tout de même l'impression que la transformation du système de l'éducation s'inscrit dans le mouvement d'une vaste ingénierie sociale, d'une immense politique sociale. Ce qui est dans l'air du temps, c'est l'égalité des chances, l'école pour tous, et c'est cette option qui l'a emporté. »


Un « gâchis »

Si au moins ceci avait réussi au détriment de cela. La finalité de l'accessibilité a échoué, lamentablement. Jacques Parizeau, un des technocrates de la grande transmutation des années 1960, a parlé récemment du « gâchis du système scolaire québécois ». Son verdict désastreux rappelait que deux garçons québécois sur cinq abandonnent l'école secondaire. Les Québécois francophones réussissent moins bien que les francophones de l'Ontario. Le taux de diplomation universitaire stagne. Les écoles privées saignent le réseau public des meilleurs éléments. Plus d'un adulte québécois sur deux lit et écrit trop mal pour occuper un simple emploi de commis de bureau.

Faut-il vraiment reparler de la langue ? « Le prix des séparatismes, disait Pierre Bourgault, c'est le joual, rappelle alors le professeur Bédard. Le relâchement se perpétue dans les médias, dans les classes, partout. Cet échec, comme les autres, fournit des raisons supplémentaires pour tenter de réfléchir autrement au problème de l'éducation dans la société québécoise actuelle. »

C'est d'ailleurs ce que lui-même et d'autres bûcherons de la pensée ne se privent pas de faire. Éric Bédard manie la hache à son tour et professe finalement ses propres insolences...

« On n'est pas si loin de la position qu'on occupait en 1960, conclut-il. Jean-Paul Desbiens, lui-même un fils de bûcheron, n'a rien contre la démocratisation et l'accessibilité. Mais il ne fait pas de l'égalité des chances le but premier de l'éducation. Il nous dit par contre que la finalité de l'école c'est d'éduquer et que la bonne éducation favorise forcément l'égalité des chances. Cela a l'air banal, et c'est pourtant fondamental de dire que, si on va à l'école, c'est pour apprendre. Seulement et malheureusement, nos ministres de l'Éducation ne parlent pas comme ça depuis 50 ans... »

*  *  *

À lire:

Tous les livres de Jean-Paul Desbiens, dont Les Insolences du frère Untel, se retrouvent sur le site des Classiques des sciences sociales (http://classiques.uqac.ca/).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 26 septembre 2010 15:09
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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