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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Normand Baillargeon, La réforme québécoise de l'éducation: une faillite philosophique (2006)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Normand Baillargeon, La réforme québécoise de l'éducation: une faillite philosophique”. Un article publié dans la revue Possibles, Vol. 30, numéro 1, Hiver-Printemps 2006, pp. 139-184. [Autorisation accordée par l'auteur le 9 avril 2006.]
Introduction

À la fin de ce que plusieurs considèrent être son chef-d'oeuvre, la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, John Maynard Keynes fait remarquer qu'on aurait grand tort de se désintéresser des idées des économistes et des philosophes et que cette négligence peut avoir de graves conséquences. C'est que ces idées, explique Keynes, qu'elles soient justes ou non, sont généralement bien plus influentes qu'on ne l'imagine, au point où il n'est pas exagéré de dire que le monde est sur certains plans essentiellement dirigé par elles. La conclusion qu'il tire de ces observations mérite d'être notée: «Des personnes d'action et qui se croient volontiers à l'abri de l'influence des idées et de la théorie sont typiquement les esclaves de quelque économiste décédé. Et les fous au pouvoir dont on entend les vociférations ne sont que les porte-paroles des délires avancés quelques années auparavant par un scribouilleur académique ». 

Une importante réforme de l'éducation est en cours au Québec; elle se donne pour pédagogiquement et philosophiquement révolutionnaire — et il se pourrait qu'elle le soit. C'est dire si elle réclame notre attention.   Ses maîtres mots sont (notamment) : constructivisme, pédagogie de projets, compétences et compétences transversales. Elle suscite, en ce moment même, de profonds et parfois déchirants débats, dont on pourrait en première approximation situer comme suit les protagonistes. 

D'un côté, certains observateurs — convenons de les appeler les progressistes puisque ce nom leur est généralement accordé dans la littérature — voient en la réforme entreprise une salutaire rénovation de la pédagogie, de la didactique et du curriculum; d'autres, au contraire — et pour la même raison, nous les appellerons ici les traditionnalistes ou les libéraux — y voient quant à eux, et sur chacun de ces plans une colossale erreur. 

Je tiens pour ma part pour très frappant le fait que, dans les débats qui opposent partisans et adversaires de la réforme — et par-delà les discussions sur le curriculum, la didactique et la pédagogie qui ont cours — les divergences des protagonistes portent surtout, portent même crucialement et irréductiblement, sur la nature et les finalités mêmes de l'éducation. En d'autres termes, et que les protagonistes de ces discussions en soient pleinement conscients ou non, les actuels débats sur l'éducation ont un caractère éminemment philosophique, que l'oeil averti ne peut manquer de repérer aussitôt comme réactivant des vieilles querelles et des clivages anciens. Pour clarifier quelque peu les choses, voici comment Martin Kolzoff, en noircissant sans doute un peu les traits, présente ces clivages: 

«Une guerre est en cours en éducation et elle oppose deux camps : l'establishment de l'éducation d'une part et leurs adversaires de l'autre. [...] L'establishment se définit par des mots comme progressiste, centré sur l'enfant, holistique, constructiviste et conforme aux stades du développement. Ces mots, assure-t-on, décrivent une philosophie de l'éducation ou une pédagogie à la fois cohérente et conforme à ce que nous enseignerait la recherche. Le même establishment promeut encore un curriculum et des méthodes didactiques cohérentes avec cette philosophie dominante — par exemple les mathématiques constructivistes ; des méthodes d'apprentissage de la lecture comme les méthodes globales; l'apprentissage par découverte ou par enquête ; une emphase mise sur les processus (par exemple le travail de l'enfant qui construit lui-même le savoir) ; et un très fort rejet de ce que l'establishment appelle les méthodes d'instruction traditionnelles, conservatrices et non conformes au développement de l'enfant. Plus spécifiquement, sont rejetées les conceptions, pourtant supportées par l'immense majorité de la recherche scientifique, selon lesquelles il faut : viser à enseigner des savoirs articulés autour des disciplines traditionnelles ; le faire à travers une séquence qui permet de progresser logiquement d'habiletés de plus en plus complexes, jusqu'à la pleine maîtrise de ces savoirs; et qu'en conséquence l'enseignant doit, au début, assumer un important rôle de direction, fournir de nombreuses occasions de pratiquer, corriger systématiquement les erreurs et évaluer attentivement les effets de l'instruction dispensée [1].» 

Un des immenses mérites de cette réforme, qui n'en a guère, aura sans aucun doute été de nous donner une occasion de redécouvrir à notre tour la justesse de la remarque de Keynes en même temps que le grand péril qu'il y a à négliger ces questions philosophiques et fondationnelles. Il était grandement temps de (re)prendre conscience de tout cela. C'est qu'au Québec — comme dans  de nombreux autres pays du monde, où des débats similaires ont cours et opposent les mêmes protagonistes — ces questions philosophiques n'ont que trop longtemps été négligées, et je pense pouvoir dire avec assurance qu'on se serait épargné bien des erreurs si, avant de la mettre en oeuvre, on avait apporté plus de soin à la clarification conceptuelle de la réforme envisagée. Mais bien des obstacles s'opposaient à ce modeste objectif. Les questions philosophiques, en éducation comme dans tout autre domaine qu'on voudra considérer, sont immensément difficiles et ne peuvent surtout pas se résoudre par le simple recours à des méthodes empiriques ou expérimentales ; s'y posent des problèmes spécifiques dont la résolution suppose le recours à l'analyse conceptuelle, laquelle a ses exigences et ses méthodes propres. Tout cela est aujourd'hui plutôt mal vu à l'université en général et dans les sciences de l'éducation en particulier, où on a bien d'autres choses à faire — notamment de la recherche subventionnée. 

Mais si on avait pris le temps d'accomplir ce travail de réflexion, on aurait alors rapidement découvert, c'est du moins la thèse que je vais défendre ici, qu'il y a une remarquable et fort convaincante convergence de la réflexion d'une part vers une conception libérale de l'éducation et des pratiques pédagogiques et didactiques afférentes, d'autre part contre les théories et pratiques prônées par la réforme. On aurait également appris, si on s'était simplement contenté de jeter sur elles un regard informé et critique, que toutes les recherches empiriques et expérimentales crédibles menées sur ces questions, qu'elles soient longitudinales ou autres, convergent également massivement vers ce même résultat, vers lequel convergent aussi les résultats théoriques des sciences cognitives. 

Je demande qu'on prenne avec grand soin la mesure de ce que je viens d'avancer et que j'avance avec autant d'assurance qu'il est possible d'en avoir sur de pareilles questions. Pour cela, je suggère qu'on médite ceci :  que l'on considère le domaine de l'éducation en particulier ou celui des sciences humaines en général, une telle quadruple convergence de la théorie et de la recherche (philosophie, recherches empiriques et expérimentales longitudinales et autres, sciences cognitives) est quelque chose de très rare et d'absolument remarquable; en fait, et pour parler franchement, je ne connais rien d'aussi remarquable, si ce n'est le fait que nos concepteurs de la réforme de l'éducation ne l'ont pas remarqué. Car le fait est qu'à de rares exceptions près, rien de tout cela n'a été dit, exposé, expliqué et pris en compte. 

Le texte qui suit compte établir ce qui vient d'être affirmé quelque peu dogmatiquement et tirer certains enseignements qui s'imposent d'un pareil et troublant état de fait. Pour ce faire, il propose un exercice philosophique de clarification du concept d'éducation et de certains autres concepts afférents avant d'examiner à partir de ces acquis les concepts mis en oeuvre par la réforme. En plus d'être l'occasion de faire connaître quelques résultats importants mais méconnus de la philosophie de l'éducation, je fais le pari que cet exercice aidera à mieux cerner ce qui oppose les protagonistes du débat en cours; il me sera en outre l'occasion de préciser pourquoi, dans ce conflit, je me range résolument  du côté des traditionnalistes; il me sera enfin l'occasion de soulever, à propos de la façon dont l'éducation est aujourd'hui pensée au Québec, un certain nombre de questions troublantes mais qu'on ne peut ignorer. 

Avant de préciser comment je vais procéder, je souhaite faire deux importantes remarques préliminaires. 

Je veux d'abord préciser que ce texte porte sur les conceptions de l'éducation qui ont commandé la réforme en cours : la question de savoir dans quelle mesure ces conceptions se trouvent ou se trouveront effectivement reflétées, d'une part dans (tous) les programmes élaborés, d'autre part dans les enseignements dispensés, est importante et même cruciale, mais il s'agit évidemment d'une autre question, que je ne peux ni ne désire aborder ici. 

Je veux enfin dire un mot sur la forme de l'argumentation que je suis contraint — pour des raisons d'espace — de déployer ici. Dans les pages qui suivent, je vais typiquement  arguer que notre réforme de l'éducation repose sur ou promeut des concepts, des fondements et des théories fautives, erronées ou contestables à un titre ou à un autre. À chaque fois, je compte appuyer mon propos en montrant en oeuvre, sur des  exemples précis, ces concepts, théories, fondements que je conteste. Il va de soi que je ne peux prendre qu'un nombre très et trop limité d'exemples et qu'un exemple n'est pas une preuve. Mais, hélas, il ne peut ici en être autrement. Tout ce que je peux dire est que je me suis efforcé de prendre des exemples qui soient percutants et de les puiser à des sources importantes (des thèses universitaires, des documents officiels, des articles parus dans des revues reconnues dans le domaine et ainsi de suite). Le lecteur chez qui ces exemples susciteront de l'inquiétude doit savoir que je les tiens pour représentatifs : je l'invite donc, s'il le souhaite, à pousser plus loin son examen de la pauvreté de la pensée de l'éducation véhiculée dans les institutions dominantes (ministère  de l'éducation, facultés de sciences de l'éducation), en l'assurant qu'il trouvera autant d'autres exemples qu'il voudra de ce que je soutiens, tout aussi déplorables les uns que les autres. 

Dans la suite de cet article, je procéderai comme suit. 

La première partie de  ce texte est consacrée à un exposé sommaire de la conception libérale de l'éducation que je compte défendre et à une définition de quelques-uns des concepts afférents qui permettront de la développer quelque peu, à tout le moins de manière suffisante pour les besoins de cet exposé. Cette conception (libérale) de l'éducation a, comme on sait, été exposée de manière systématique pour la première fois par Platon ; mais plutôt que de revenir à ses analyses et étant donné que la version adoptée par la modernité du modèle libéral d'éducation est démocratique — contrairement à celui de Platon, qui était celui d'une aristocratie politique et philosophique —  je prendrai ici comme point de départ celui qui a été avancé par R.S. Peters et P. Hirst dans la deuxième moitié du XXe siècle, dans le cadre de la philosophie analytique. 

La deuxième partie de ce texte propose une analyse de quelques erreurs philosophiques majeures commises par les concepteurs et promoteurs de la réforme. Plus concrètement, je m'efforce ici de montrer d'une part ce qu'ont de philosophiquement insatisfaisantes les propositions des progressistes, d'autre part comment les conceptions traditionnalistes ne sont aucunement menacées par les critiques que les progressistes leur adressent typiquement. C'est dans cette section de l'article que j'invoquerai, là où il est pertinent de le faire, les résultats de recherches empiriques et expérimentales et les résultats théoriques des sciences cognitives qui convergent vers les pratiques et conceptions défendues par les traditionnalistes. 

Quiconque aura trouvé convaincantes les analyses que je propose va immanquablement se demander comment et pourquoi on est arrivé à ce que je dénonce, à savoir à l'adoption et à la promotion de positions didactiques, curriculaires et pédagogiques profondément erronées et même discréditées à toutes fins utiles sur tous les plans, qui reposent de surcroît sur une vision pauvre et conceptuellement confuse de l'éducation et dont il est à craindre, comme je le suggérerai, qu'elles auront de dramatiques répercussions sociales et politiques, si du moins elles devaient être réellement et entièrement implantées. 

On a compris que, selon moi, ce déplorable état de fait témoigne d'abord d'une scandaleuse négligence de la philosophie de l'éducation et donc de notre refus ou de notre incapacité à longuement et soigneusement penser cet objet aussi éminemment complexe que socialement et politiquement crucial qu'est l'éducation. 

Si j'ai raison en cela, il y a alors une certaine urgence à se pencher sur le travail qui s'accomplit dans les facultés de sciences de l'éducation , auxquelles il a justement depuis longtemps (trop?) déjà été confié la tâche de penser l'éducation. Après tout, ce sont bien elles qui ont été les conceptrices et les promotrices de la réforme. Comment expliquer les terribles carences que je met à jour? Sans évidemment prétendre pouvoir faire autre chose que l'effleurer, c'est sur cette troublante question que je me penche dans la dernière partie de ce texte.


[1] KOZLOFF, Martin, «Establishment Ideas and the Anti-Establishment Critique», Octobre 2003. [http://people.uncw.edu/kozloffm/edwar.htm] Consulté le 6 juillet 2005.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 10 avril 2006 7:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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