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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Invitation à la trahison. Avant-propos à Les Chiens ont soif.
Critiques & propositions libertaires suspendues à l’air du temps” (2001)
Texte de l'article


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Normand Baillargeon, Invitation à la trahison. Avant-propos à Les Chiens ont soif. Critiques & propositions libertaires suspendues à l’air du temps”. Un article publié dans la revue Agone, philosophie, critique et Littérature, no 25, 2001, pp. 25-37.

Normand Baillargeon
Professeur au département d'éducation et pédagogie, UQÀM 

Invitation à la trahison. Avant-propos à Les Chiens ont soif.
Critiques & propositions libertaires suspendues à l’air du temps
”. 

Un article publié dans la revue Agone,
philosophie, critique et Littérature, no 25, 2001, pp. 25-37.

Présentation du texte

Aux intellectuels sont consentis des loisirs et des privilèges si considérables qu’ils leur permettraient, s’ils le voulaient, de contribuer à ce que soit connue la vérité sur certaines questions d’une grande importance. On devrait donc attendre des intellectuels qu’ils rendent compte de ce qu’ils ont compris de notre société et qu’ils le fassent entendre aux principaux concernés en s’exprimant de manière à être entendu. Je soutiens que c’est trop souvent le contraire qui se produit. Les intellectuels servent plus volontiers les pouvoirs qui oppressent qu’ils ne les dénoncent et, loin de la combattre, ils contribuent à la propagande des maîtres. Pire encore, il arrive qu’ils soient les premiers destructeurs des outils de libération auxquels ils ont un accès privilégié : les faits, la raison, la vérité, la clarté, l’éducation, etc.

 

Être les esclaves de pédants, quel destin pour l’humanité !
 
MICHEL BAKOUNINE
 
À part peut-être certains secteurs de la physique, la plupart [des questions savantes] peuvent être exprimées à l’aide de mots très simples et dans des phrases très courtes. Mais si vous faites cela, vous ne devenez pas célèbre, vous n’obtenez pas d’emploi, les gens ne révèrent pas vos écrits. Il y a là un défi pour les intellectuels. Il s’agira de prendre ce qui est plutôt simple et de le faire passer pour très compliqué et très profond. Les intellectuels se parlent entre eux, et le reste du monde est supposé les admirer, les traiter avec respect. Mais traduisez en langage simple ce qu’ils disent et vous trouverez bien souvent soit rien du tout, soit bien des truismes, soit des absurdités.
 
NOAM CHOMSKY 

 

CE LIVRE REPOSE sur un certain nombre de convictions que je pense raisonnables et légitimes. En particulier sur la conviction que le monde dans lequel je vis est intolérable, notamment parce qu’il est oppressif pour une majorité de mes semblables. Je considère que ce monde – et ceci est crucial – est largement fondé sur le mensonge : il ne perdure et ses institutions dominantes ne se maintiennent que par la propagande. Je crois notamment, avec toute la tradition libertaire, que dans une société saine aucun privilège ne serait d’emblée consenti aux intellectuels et, surtout, qu’il ne serait pas loisible à une élite de mobiliser l’information et de la traiter. Au total, je me méfie donc aussi bien des experts (typiquement de droite), qui aspirent à servir les tyrannies privées ou l’État et nous chantent les louanges du marché et des institutions dominantes, que des intellectuels (typiquement léninistes) de gauche, qui nous chantent la nécessité d’un parti aux mains d’une élite éclairée. 

Aux intellectuels sont consentis des loisirs et des privilèges si considérables qu’ils leur permettraient, s’ils le voulaient, de contribuer à ce que soit connue la vérité sur certaines questions d’une grande importance. C’est là une tâche sans doute modeste mais très souvent nécessaire. On devrait donc attendre des intellectuels – et c’est un strict minimum – qu’ils s’efforcent de rechercher la vérité, qu’ils rendent compte de ce qu’ils ont compris de notre société et des institutions qui la définissent, et, plus encore, qu’ils le fassent pour les principaux concernés en s’exprimant de manière à être entendu. 

Je soutiens que c’est trop souvent le contraire qui se produit. Les intellectuels servent plus volontiers les pouvoirs qui oppressent qu’ils ne les dénoncent et, loin de la combattre, ils contribuent à la propagande des maîtres. Pire encore, il arrive qu’ils soient les premiers destructeurs et négateurs des outils de libération auxquels ils ont un accès privilégié et dont on pourrait penser qu’ils leur sont particulièrement chers : les faits, la raison, la vérité, la clarté, l’éducation, etc. 

Au total, il arrive donc bien souvent que ce soit chez les intellectuels que fleurisse l’anti-intellectualisme le plus délirant, celui-là même dont ils accusent volontiers les gens ordinaires chez qui ils feraient bien de prendre – pour certains d’entre eux au moins – des leçons tant ils auraient à y apprendre. 

Exprimé le plus succinctement possible, voilà ce que je souhaite avancer ici. Au total, je suggère qu’on donne au mot « intellectuel » un sens non trivial et assez précis pour lui faire désigner un ensemble d’activités de coordination, de légitimation, de diffusion d’idées et de préparation des esprits accomplies par une classe spécialisée au sein de nos formations sociales. Je crois qu’on doit alors admettre que ces activités n’ont le plus souvent à peu près rien d’« intellectuel », si l’on entend cette fois par ce mot ce qu’on en entend d’ordinaire, avec ses connotations les plus positives, qui renvoient à des choses comme l’intelligence, la rationalité, l’objectivité, la recherche de la vérité, le désintéressement, etc. Pour le dire plus simplement, je souhaiterais que mon lecteur puisse comprendre pourquoi, quand Arthur Schesinger accuse Noam Chomsky de trahir la tradition intellectuelle dans ses écrits politiques, celui-ci puisse donner entièrement raison à celui-là, en précisant que, puisque la tradition intellectuelle est faite de servilité à l’endroit du pouvoir, il aurait honte de lui-même s’il ne la trahissait pas [1]. Bref, ce livre constitue une invitation à la trahison. 

Je partirai d’un document non controversé : le rapport 1999 du Programme des Nations Unies pour le développement humain (PNUD) [2] : dans les pays en développement, un enfant sur sept en âge de fréquenter l’école primaire ne la fréquente pas, 840 millions de personnes sont sous-alimentées, 1,3 milliard survivent avec des revenus de moins d’un dollar par jour et n’ont pas d’accès à de l’eau propre. Ce rapport nous apprend ensuite que l’accentuation de la « mondialisation économique » produit des résultats inattendus – du moins pour qui prête crédit à la propagande en chantant sans cesse les vertus : c’est ainsi que, pendant que les revenus per capita de plus de 80 pays sont inférieurs aujourd’hui à ce qu’ils étaient il y dix ans, l’écart entre les pays riches et les pays pauvres atteint désormais des « proportions grotesques », selon l’expression utilisée par les rapporteurs, qui n’ont pas souvent eu de tels écarts de langage. Les pays réunissant le cinquième le plus fortuné de la population mondiale disposaient ainsi, en 1960, de revenus per capita 30 fois supérieurs à ceux du cinquième le plus pauvre. Cette proportion était portée à 60 en 1990 et à 74 en 1995. La fortune des 200 êtres humains les plus riches équivalait en 1998 aux revenus des 41% les plus pauvres de la population mondiale. 

Les pays les plus riches (dont le mien) n’ont pas échappé à cette montée des inégalités et de l’exclusion. Les revenus des salariés stagnent ou déclinent mais la richesse s’accroît pour se concentrer de plus en plus en un nombre restreint de mains ; le Canada, qui avait promis en 1989 d’éliminer la pauvreté chez les enfants avant l’an 2000, a désormais 463 000 enfants pauvres de plus que lorsque cette promesse fut faite. Un enfant sur cinq vit désormais dans la pauvreté. Les soupes populaires se sont monstrueusement multipliées depuis dix ans. À Montréal, tant d’enfants mangent en fin de mois leur seul repas quotidien à la cantine scolaire (il est gratuit) que, s’en avisant, on a cru nécessaire de revoir le calendrier scolaire de l’année 2001 pour assurer que la semaine de relâche d’hiver ne coïncidera pas avec une fin de mois ! 

Comme chacun sait, ces transformations sociales, politiques et économiques majeures en cours depuis quelque trois décennies sont désignées par le nom, à plus d’un titre bien peu adéquat, de « mondialisation de l’économie ». Ce mouvement peut être daté du début des années 1970, qui vit le démantèlement du modèle dit keynésien de l’économie. Conçu au sortir de la Deuxième Guerre mondiale à Bretton Woods, ce modèle reposait sur une forte intervention de l’État dans l’économie, une sévère restriction apportée à la circulation des capitaux et des efforts pour accroître le libre-échange. Son remplacement par les dogmes néolibéraux produit d’abord une libre circulation des capitaux de plus en plus dérégulée. Puis ce fut l’attaque du modèle social issu des « Trente Glorieuses » keynésiennes. La célèbre Commission trilatérale propose alors une analyse particulièrement claire de la situation des démocraties occidentales : celles-ci souffriraient d’un « surcroît de démocratie », trop de gens se mêlant de ce qui les regarde, nos sociétés sont devenues ingérables… Certains conclurent alors qu’il ne s’agit plus de permettre mais d’interdire la participation du public aux affaires qui le concernent – suivant en cela une mentalité qu’Adam Smith dénonçait déjà dans La Richesse des nations [3]. Ainsi fut désormais recommandé le recul de l’État pour que joue partout le supposé libre jeu du marché, ce mécanisme prétendu optimal si seulement il n’est pas entravé. S’ensuivit une série de phénomènes bien connus : montée d’une économie à dominante spéculative, démantèlement des programmes sociaux, promotion de la concurrence étendue à tous les moments de notre quotidien… Bref, une idéologie par laquelle on dissimule un modèle d’économie réglementée pour assurer la socialisation des risques et des coûts et la privatisation des profits [4]. Une propagande intensive transforme les programmes sociaux et les dépenses publiques en péchés économiques graves, causes de tous nos maux. Mais, par un coup de baguette magique, ces subventions qui génèrent chez les pauvres de déplorables dépendances n’ont pas cet effet quand elles vont – la pratique est courante – dans la poche des maîtres et de leurs entreprises. 

Cette nouvelle donne, il faut bien le dire, constitue une véritable attaque contre la démocratie et contre l’idée même de participation du public dans les affaires qui le concernent. Les acteurs majeurs de cet assaut sont notamment le monde des affaires et les institutions économiques transnationales ou étatiques qui le servent. Les entreprises, qui sont désormais dotées de droits, exigent, fusionnent, démantèlent, délocalisent, « externalisent [5] » et ainsi de suite, en toute impunité. « Le marché le veut, le marché l’exige » est devenu la seule réponse à toute objection. « Ça crée de l’emploi » est l’argument massue. 

Parmi les 100 premières économies mondiales, 51 ne sont pas des États mais des entreprises. Celles-ci constituent si bien l’institution dominante de notre temps qu’elles se sont vu reconnaître des droits allant au-delà de ceux reconnus aux individus. Selon le beau mot de Chomsky, elles constituent des « tyrannies privées ». 

Mais toutes ces mutations sociales et économiques sont peu concevables sans une longue et patiente préparation des esprits à les accepter. Ainsi, la plupart de mes contemporains peuvent vivre dans une économie de marché – bien que ce point de vue soit hautement risible. Pour arriver à un tel résultat, de nombreux groupes de pression et de réflexion (de think tanks) ont joué un rôle crucial. Celui qui ne sait rien, par exemple, de la nature du Conseil canadien des chefs d’entreprise et de son président Tom D’Aquino ignore un aspect tout à fait majeur de notre vie collective depuis des années. De même, les médias sont déjà, dans une large mesure, contrôlés par les cartels auxquels ils appartiennent et jouent un rôle fondamental dans la préparation et l’adaptation des esprits aux nouvelles réalités [6]. Tout cela échappe largement à la connaissance du public et à tout contrôle démocratique. L’école et l’université sont désormais transformées dans leur mission et dans leurs valeurs constitutives par ces mêmes forces, pour les mêmes raisons et avec les mêmes objectifs. 

Pour faire comprendre ce que la question de la responsabilité des intellectuels engage à mes yeux, je reprendrai une image utilisée par Michael Albert [7]. Imaginons qu’un dieu, lassé de la folie des hommes, traite différemment toute mort non naturelle, toute mort résultant de décisions humaines : les cadavres ne seront pas enterrés, ils ne se décomposeront pas, mais seront installés à bord d’un train qui circulera indéfiniment autour de la planète. Les corps s’empileront dans les wagons à raison de mille par wagon et d’un nouveau wagon toutes les cinq minutes. Corps de gens tués dans des guerres ; corps d’enfants non soignées et morts faute de médicaments qu’il coûterait quelques sous de leur fournir si étaient abolis les tyrannies pharmaceutiques ; corps de gens battus, de femmes violées, d’hommes morts de peur, d’épuisement, de faim, de soif, morts d’avoir du travail, mort de n’en pas avoir, morts d’en avoir cherché, morts sous des balles de policiers, de soldats, de mercenaires, morts au travail, morts d’injustice. D’ici à dix ans, le train fera déjà plusieurs centaines de kilomètres de long, s’étendant du nord au sud des États-Unis. 

Quelle est la responsabilité des intellectuels devant ce train-là ? Mais d’abord, qui sont ces intellectuels ? Je voudrais être très précis ici, car je vais dire des choses très dures sur les intellectuels, mais elles ne valent qu’au sens où ma définition les désignera. Lorsqu’il est question de la « responsabilité des intellectuels », j’ai en tête celle qui incombe à une classe particulière de gens lorsqu’ils se penchent sur certaines questions particulières. Et uniquement ceux-là quand il s’agit de ces questions-là [8]. Cette classe de gens n’est sans doute pas définie avec une précision mathématique, pas plus que ces problèmes auxquels on fait référence à leur sujet. Mais on peut convenir que le fait d’exercer ses facultés mentales ne suffit pas à définir l’appartenance à la classe des intellectuels : après tout, il n’est pas réservé à une élite de penser et les facultés intellectuelles sont utilisées dans diverses activités qui vont de la réparation d’une bicyclette à la résolution de problèmes de mathématiques et à la conception d’une expérimentation scientifique… Or ces activités ne sont pas typiquement celles auxquelles on pense quand on cherche à préciser ce qu’est la responsabilité propre des intellectuels. Qui sont-ils, alors ? Cette classe est celle dont les membres, dans leurs activités habituelles, font tout particulièrement voire quasi exclusivement usage des facultés intellectuelles : le physicien, l’éditorialiste, le professeur d’université, l’artiste, le savant sont typiquement ceux que l’on a en tête ici. Notez toutefois qu’on ne pense pas alors au physicien en tant qu’il fait de la physique, ou à l’artiste en tant qu’il peint une toile et ainsi de suite ; c’est que, dans l’expression « responsabilité des intellectuels », les intellectuels se caractérisent aussi par la catégorie bien particulière d’objets et de problèmes dont ils traitent. Pour aller rapidement à l’essentiel, disons qu’il s’agit de questions qui relèvent notamment du politique, du sens de notre vie commune, des questions qui y sont débattues, des choix qui y sont faits, etc. Les intellectuels, au sens où ce mot est entendu, sont donc tous ceux qui, ayant des activités intellectuelles dans une sphère particulière (en tant qu’artistes, savants, chercheurs, etc.), interviennent dans la sphère publique et commune où se débattent et discutent des questions telles que celles que j’ai évoquées. 

La distinction que je suggère me semble triviale et, s’il est vrai qu’elle n’est pas d’une précision mathématique, elle me paraît demeurer valable, utile et admissible, au moins dans un vaste éventail de cas. Fallait-il ou non intervenir au Kosovo, en 1999 ? Voilà sans l’ombre d’un doute une question qui appartient à la classe des problèmes qui sont discutés par les débats entourant la responsabilité des intellectuels. La démonstration du dernier théorème de Fermat est-elle ou non valide ? À supposer qu’elle se pose – je n’en ai aucune idée –, cette question ne relève pas de la même catégorie, bien que le sujet et sa discussion soient éminemment intellectuels, cette fois au premier sens du terme. 

Poser la question de la responsabilité des intellectuels, c’est donc chercher à déterminer ce qu’il est moralement souhaitable et pratiquement possible de demander ou d’espérer de ces gens dont l’essentiel de l’activité relève de l’exercice de la pensée, quand ils exercent leurs facultés à propos des choix fait dans les domaines de la vie commune, de la politique, etc. 

La réponse à cette question, la réponse élémentaire, banale, minimale et suffisante dans une très large classe de cas, est celle que propose par exemple Noam Chomsky quand il écrit : « À une minorité privilégiée, les démocraties occidentales offrent le loisir, les ressources ainsi que la formation permettant de rechercher la vérité derrière le voile des distorsions et des fausses représentations, de l’idéologie et des intérêts de classe à travers lesquels les événements de l’histoire qui se déroule nous sont présentés. La responsabilité des intellectuels, dès lors, est plus profonde que ce que Dwight Macdonalds appelle les responsabilité du peuple, compte tenu de ces privilèges uniques dont les intellectuels jouissent. Il est de la responsabilité des intellectuels de dire la vérité et de débusquer les mensonges. [9] » À mes yeux, l’essentiel est dit. 

Sortant de la sphère de l’activité spécialisée qui les définit pour intervenir dans les enjeux sociaux et politiques, les intellectuels devraient examiner le monde dans le respect des normes qui régissent leurs activités habituelles : honnêteté, recherche de la vérité, objectivité, etc. À l’écart de l’indifférence et du moralisme abstrait, ils devraient s’efforcer d’aborder des problèmes importants, c’est-à-dire qui ont des conséquences majeures pour de nombreuses personnes. Il peut être possible, avec l’aide du public auquel ils s’adressent, de les résoudre. Ils devraient enfin s’efforcer de communiquer ce qu’ils ont compris et plus particulièrement de le communiquer clairement aux personnes concernées, notamment parce que ce qui est en cause les affecte particulièrement et qu’ils sont en mesure de le changer. 

Bon nombre de ces conditions sont le plus souvent satisfaites par la plupart des êtres humains dans leurs activités ordinaires. Elles se trouvent par exemple réunies dans une bonne émission de radio ou de télévision dans laquelle on discute de sport. Les gens s’y efforcent notamment d’être rationnels, de ne pas se contredire ; ils évitent de se référer à des choses qui n’ont aucun rapport avec le sujet, tentent de réunir les informations utiles à la discussion du sujet abordé, d’élaborer des arguments, de les débattre dans une langue compréhensible, etc. Ces conditions sont aussi satisfaites par bien des intellectuels quand ils se livrent à certaines de leurs activités habituelles – du physicien au philosophie, chacun doit se plier à ces règles, tout manquement à cet égard l’excluant de la communauté scientifique. 

Ma conviction est que ces conditions ne sont que trop rarement satisfaites par les intellectuels dans les débats sur leurs responsabilités. Si j’ai raison en ceci, et puisque des pans entiers de la vie intellectuelle, des disciplines importantes de la vie académique, sont voués tout ou partie à l’examen de questions qui engagent les responsabilités des intellectuels, il s’ensuit aussi que, dans une substantielle mesure, une bonne part de la vie intellectuelle ne s’élève pas au niveau des amateurs de sports. 

Affirmation scandaleuse ? Je la tiens toutefois pour essentiellement exacte, et d’une exactitude cruciale. Des disciplines comme la science économique, par exemple, à proportion qu’elles concernent les questions dont je traite ici, sont dans une large et significative mesure une entreprise de justification de l’ordre établi. Sur un autre plan, l’affaire Sokal a démontré de manière très convaincante que des pans entiers de la vie de l’esprit pouvaient se fonder sur la fraude et l’imposture intellectuelle [10]. Tout cela n’est d’ailleurs pas tellement étonnant. C’est qu’à s’en tenir aux normes intellectuelles ordinaires, à celles qui prévalent au moins largement dans la vie quotidienne et dans les disciplines ayant un contenu intellectuel véritable, on découvre bien vite qu’on ne sait que peu de choses et, plus encore, que ces peccadilles n’ont, trop souvent hélas, qu’un rapport ténu avec les problèmes et les questions sur lesquelles les intellectuels doivent se montrer responsables. Ainsi la notion de marché élaborée par l’économie n’a-t-elle que peu de rapport avec le monde dans lequel on vit et n’est-elle que de peu d’incidence pour décrire et comprendre ce qui se passe autour de nous. 

En fait, les savoirs, modestes et limités dont nous disposons pour penser le monde des affaires humaines et pour aborder la plupart des difficiles problèmes qu’il nous pose n’ont qu’un intérêt et une pertinence fort limités pour traiter de ces problèmes. En prendre acte devrait nous forcer à la plus grande modestie. Une attitude qui ramène les intellectuels à la situation de la plupart des gens engagés dans des activités pratiques : chercher à s’informer au mieux, juger au moins mal et faire preuve de prudence. Mais cette conclusion est inadmissible pour bon nombre d’intellectuels, car elle ne constitue pas une justification acceptable des privilèges qui leur sont consentis. 

George Orwell a écrit quelque part qu’un animal bien dompté saute dans le cerceau dès que claque le fouet mais qu’un animal parfaitement dompté n’a plus besoin du fouet. Un intellectuel bien éduqué n’a donc pas besoin de se faire rappeler qu’il y a des sujets dont il ne convient pas de parler. Il ne faut donc pas s’étonner que, loin de reconnaître la modestie du savoir dont ils disposent, les intellectuels parlent comme s’ils disposaient d’un savoir profond, incontournable et décisif ; que, loin de s’adresser à ceux qui sont concernés par le sujet dont ils parlent, ils ne parlent qu’entre eux ; que loin de s’efforcer d’être compris, ils s’expriment dans une langue souvent ésotérique et obscure. Ces intellectuels ont parfaitement intégré ce qui leur assure d’obtenir des privilèges parfois importants et ce qui garantit qu’on n’y ait pas accès. Intellectuellement, les résultats sont souvent risibles [11]. 

« Fantômas se vantait de ses crimes ; Savantas leur trouve des excuses », disait Prévert. Intellectus les justifie. 

J’ai plus d’une fois vérifié qu’on peut trouver plus de vie intellectuelle chez les gens qui ignorent jusqu’à l’existence des savants penseurs (comme ceux brocardés par Sokal et Bricmont) que chez ceux-là ou ceux qui les lisent, commentent et vénèrent. De même, on trouve souvent chez les premiers bien plus de liberté dans l’exercice de la pensée, bien plus d’aptitude à l’autonomie de la réflexion, et surtout bien plus de cette humanité et de cette empathie sans laquelle la pensée est mutilée. Mais tout ceci, au demeurant, est tout à fait prévisible : les intellectuels sont la première cible de la propagande que sécrète notre monde et ils remplissent parfaitement la fonction que les institutions dominantes leur confient en détournant l’attention du public des véritables enjeux qui le concernent, en le privant des moyens de se défendre, en aidant à formuler et à articuler les consensus des puissants. 

Les intellectuels en retirent de grands avantages en termes de prestige, de distinctions, de pouvoir, d’argent, etc. Mais on peut préférer trahir ce rôle, choisir de refuser de servir cette culture de la mort et du mensonge qui exige qu’on se mette sans réserve à son service. Il y a un prix personnel à payer mais il y a de grandes joies à en attendre. 

Que devraient faire les intellectuels, ici et maintenant ? Ma réponse se laisse assez aisément déduire de ce qui précède. Les intellectuels devraient aborder les questions politiques et sociales avec les normes et les valeurs intellectuelles qui prévalent dans leurs domaines de compétence. C’est ainsi seulement qu’ils sont susceptibles d’apporter une contribution originale et spécifique aux problèmes qu’ils traiteront. Dans un monde largement dominé par des intérêts particuliers et à courte vue, ils leur faut introduire des perspectives à long terme et s’efforcer de tendre vers l’objectivité, faire la preuve du caractère irremplaçable des contributions de la raison, du respect des faits, de l’honnêteté et de la clarté. 

Prenant ensuite acte du fait que les enjeux et les problèmes humains sont largement sous-déterminés par les savoirs, ils devraient inviter aux échanges, à la discussion et, pour ce faire, s’adresser aux gens de manière à en être compris. Tout ceci est minimal et me paraît aller de soi. Ce qui suit l’est moins. 

Des années de propagande et de matraquage idéologique et économique ont laissé les gens non seulement isolés (c’est pourquoi les intellectuels doivent tout mettre en oeuvre pour les approcher) mais également cyniques parce que persuadés que tout changement pour le mieux est désormais impossible. En ce sens, il n’est plus suffisant de faire simplement état de la misère du monde, qui est su, connu, et surtout vécu – à tout le moins par ceux qui ne fréquentent pas les hautes sphères où se cantonnent les Importants. Il est donc de la responsabilité des intellectuels de proposer des modèles alternatifs qui soient tout à la fois attirants, plausibles et mobilisateurs. C’est pourquoi je m’efforce, depuis quelques années, de faire connaître un modèle d’économie participative imaginé par Robin Hahnel et Michael Albert [12]. Au total, ce modèle nous dit qu’il est possible d’organiser une économie efficace et efficiente, où ne prévalent ni le marché, ni le profit, ni l’organisation hiérarchique du travail, et qui ne soit pas l’économie planifiée – dont les immenses défauts ne sont plus à démontrer. Cette économie doit accomplir toutes les fonctions que rassemble une économie saine – dont produire en quantité suffisante des biens variés en conformité avec les désirs des participants –, mais au travers d’institutions qui promeuvent la solidarité, la justice, la démocratie participative et l’équité. Dans une telle économie, le chômage, par définition, n’existe pas car le travail est équitablement réparti, et chacun pourra bénéficier d’un niveau de vie bien supérieur à celui que l’immense majorité des gens connaît actuellement. 

Je sais que bien des raisons fort valables militent à première vue contre l’accomplissement d’un tel travail. Comme je sais aussi que seule l’expérience pourra nous informer des mérites de quelque proposition que ce soit. Je sais encore qu’il faut être plus que méfiant devant tout projet par lequel des individus, fussent-ils les mieux intentionnées, viennent nous dire comment il faudrait réorganiser la société – cet autoritarisme potentiel, par lequel une élite prétend savoir et imposer aux autres ce qu’il convient de faire, est extrêmement dangereux ; et je sais enfin que, face au combat politique tellement urgent qui doit être mené contre des adversaires bien connus et identifiés, c’est peut-être perdre un temps précieux – car mieux utilisé dans des activités militantes – que de chercher à imaginer, dans un aujourd’hui aliéné, des lendemains qui chantent. Et pourtant, il me semble que cette entreprise n’est ni futile ni inutile et que si on la conçoit et la réalise avec modestie, sans autoritarisme, avec des visées pédagogiques et dans un esprit d’invitation à la discussion, elle pourra s’avérer pertinente et légitime. 

L’endoctrinement auquel nous sommes soumis s’oppose à toute conception d’un autre ordre social et politique. Nos actions et nos revendications tendent dès lors à se faire réformistes, à se contenter de ne viser qu’un aménagement des circonstances et des institutions dans lesquelles nous vivons. L’économie participative nous rappelle avant tout qu’on peut aller plus loin, qu’il est légitime de penser qu’une transformation radicale des circonstances et des institutions est à la fois possible et souhaitable. Ce modèle nous apprend ainsi à penser par-delà le cercle étroit de ce que la propagande nous permet d’envisager. On finit par redécouvrir cette précieuse vérité que, malgré ce qui nous est sans cesse dit et répété à satiété, l’ordre économique actuel n’a rien de nécessaire, qu’il est une construction sociale, historique, politique. La leçon est précieuse. 

D’autre part, je suis fermement convaincu que la plupart des gens sont tout à fait conscients du caractère nuisible de nos institutions – en économie notamment. Mais comme on n’entend jamais parler d’autre possibilité, le plus grand nombre s’investit dans des solutions d’aménagement ou se réfugie dans une solitude indifférente ou cynique. Le travail d’Albert et Hahnel permet d’imaginer une organisation sociale et économique à la fois possible et souhaitable et, en ce sens, il constitue un précieux antidote au découragement en offrant à l’action militante des objectifs concrets. Une partie de ce livre est consacrée à examiner et développer à ma façon leur travail. 

Enfin, un tel modèle nous permet de définir par la discussion ce que nous souhaitons puis de jauger le monde, nos pratiques et nos institutions à l’aune de notre idéal. L’écart entre ce qui est et ce qui nous semble souhaitable devient alors un précieux outil militant et pédagogique qui ouvre l’analyse de la faisabilité mais aussi de la désirabilité de ce qui est proposé. Proposons donc à la discussion des modèles et des visions riches, crédibles et articulées de ce qui nous semble désirable dans toutes les sphères de la vie sociale, économique et politique. C’est ici l’autre pôle de gravité de ce livre. 

Il va de soi que se livrer à de telles activités constitue une trahison de la tradition intellectuelle. Et c’est tant mieux. 

NORMAND BAILLARGEON


[1] The Guardian, 23 novembre 1992, G2, p. 11, cité par Milan Rai, Chosmky’s politics, Verso, 1995, p. 150.

[2] Texte intégral de ce rapport, www.undp.org/hdro/index2.html.

[3] Dans ce texte si mal lu de nos jours, le père du libéralisme, Adam Smith clame son dégoût pour ce qu’il nomme « l’infâme maxime de ces maîtres : tout pour nous et rien pour tous les autres » ; ces « maîtres » qu’il juge « incapables de se réunir sans comploter contre le reste de la société ».

[4] Pour une démonstration de ce fonctionnement normal de l’économie capitaliste, lire notamment Robin Hahnel, La Panique aux commandes. Tout ce que vous devez savoir sur la mondialisation économique, Agone-Comeau & Nadeau, Marseille-Montréal, 2001.

[5] Le mot technique « externaliser » dissimule le fait de faire porter à la collectivité le coût de certains aspects des activités industrielles ou commerciales : l’entreprise pollue, la collectivité dépollue…

[6] Sur les bienfaits tant vantés de la concentration de la presse québécoise désormais aux mains d’un seul groupe, lire Le Couac (Montréal), janvier-mars 2001.

[7] Cette image structure la préface de Michael Albert au livre de Noam Chomsky, Responsabilités des intellectuels, Agone-Comeau & Nadeau, Marseille- Montréal, 1998. Lire aussi Michael Albert, Stop the Killing Train, South End Press, Boston, 1993.

[8] Je laisse en particulier de côté bien des dimensions de la responsabilité des intellectuels : doivent-ils ? en quel sens ? avec quelles visées ? assumer les responsabilités que j’examinerai ? Et je ne traite pas certains cas comme les responsabilités contractuelles d’un enseignant, du savant envers les organismes subventionneurs, etc.

[9] Noam Chomsky, American Power and the New Mandarins, Penguin Books, New York, 1969, p. 257.

[10] Alan D. Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Odile Jacob, Paris, 1997.

[11] En complément de l’affaire Sokal, lire Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie, Raisons d’agir, Paris, 1999.

[12] Pour une présentation en français, lire Normand Baillargeon, « Une proposition libertaire : l’économie participative », Agone, 21, 1999. En anglais, lire Michael Albert & Robin Hahnel, Looking Forward : Participatory Economics for the Twenty First Century, South End Press, Boston, 1991 [à paraître sous le titre Après le capitalisme. L’économie participative, une proposition libertaire, Agone-Comeau & Nadeau, Marseille-Montréal ; The Political Economy of Participatory Economics, Princeton UP, Princeton, 1991 ; Michael Albert et Robin Hahnel, Quiet Revolution in Welfare Economics, Princeton UP, Princeton, NJ, 1990.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 16 novembre 2007 15:14
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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