RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition numérique réalisée à partir du texte de Renée B.-Dandurand, “Identité et maternité sans alliance.” Un article publié dans la revue sous la direction de Fernand Dumont, Questions de culture, no 9 : “Identités féminines : mémoire et création”, pp. 85-104. Québec : Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1986, 199 pp. [Autorisation accordée le 4 juillet 2003].

[85]

Questions de culture, no 9
“Identités féminines : mémoire et création.”

IDENTITÉ SOCIALE
ET MATERNITÉ
SANS ALLIANCE
.”

par
Renée B.-DANDURAND

On peut considérer que le Mouvement des femmes, qui s'est développé ces vingt dernières années dans les principaux pays occidentaux, a poursuivi un objectif commun : faire accéder à la sphère publique les femmes, leurs travaux et leurs œuvres, encore majoritairement relégués à la sphère domestique et privée. Le mouvement a porté deux grandes tendances souvent opposées l'une à l'autre, mais à mon avis pas davantage que ne le sont les deux faces d'une même médaille : les luttes pour l'égalité des sexes et les luttes pour la valorisation des différences [1], valorisation étant pris au sens propre et figuré du terme, c'est-à-dire aussi bien au sens matériel de donner une valeur économique qu'en termes symboliques de réhabilitation morale et de récupération d'une identité sociale occultée jusque-là par un statut décerné par l'entremise des hommes (statut matrimonial).

C'est d'abord la lutte pour l'égalité des sexes qui s'est manifestée. On se rappellera que le Mouvement des femmes s'est amorcé pendant les années soixante, décennie-clé, marquée aussi bien par l'accès à un contrôle plus efficace de la fécondité féminine, donc à une maternité davantage consentie, que (en Amérique du Nord, en particulier) par l'accélération notoire de l'entrée des femmes sur le marché du travail, et surtout des femmes mariées. L'égalité réclamée, qui est aussi lutte pour l'autonomie, passe par la conquête des droits, l'accès à l'éducation et au travail [2]. Les femmes convoitent les places que confère le statut professionnel et l'accès direct aux ressources qui lui est afférent. D'abord réclamée par les élites, cette recherche d'égalité gagnera d'autres couches de la société.

[86]

C'est dans une seconde foulée que le féminisme désigne ensuite la méconnaissance manifestée jusqu'alors par les sociétés industrielles face à ces travaux obscurs de la sphère domestique, le travail ménager et, plus tard, le maternage [3]. Et c'est ici qu'il faut retourner la médaille et en considérer le revers, la valorisation des différences, qui apparaît sous les traits de courants les plus divers : des groupes d'auto-conscience au féminisme radical de toutes tendances [4] en passant par les diverses tentatives de reconnaissance du travail de la sphère domestique — les revendications du salaire ménager en Italie, celles de l'AFÉAS (Association féminine d'éducation et d'action sociale) au Québec — à l'aide des formes de valorisation des sociétés industrielles — droits acquis, pensions, rémunérations, etc.

Deux faces d'une même médaille : c'est une formule forcément simplificatrice d'une réalité complexe et toujours mouvante. Par exemple, si les luttes pour l'égalité des sexes ont eu pour enjeu central l'insertion professionnelle des femmes dans la sphère publique, on peut dire que ces luttes sont vastes, et débordent les stricts domaines du travail, des droits et de l'éducation ; elles dénoncent l'arbitraire de la socialisation des filles [5], elles réclament que les femmes soient respectées (luttes contre le viol, la pornographie et la violence) et que soient levés les entraves et contrôles sociétaux sur le corps des femmes (avortement-intervention des experts médicaux). Quand, dans la décennie 1970, le Mouvement des femmes aborde la maternité et le maternage, c'est nettement de valorisation des différences qu'il est question.

Ce n'est pas un hasard si le féminisme aborde tardivement le sujet. Il est délicat parce que la contrainte à la procréation a pesé trop lourd sur le destin des femmes et pendant toute l'histoire humaine, semble-t-il. Dans la société industrielle, la voie imposée de leur intégration à la maturité sociale a été l'insertion matrimoniale avec assignation à la maternité, ce qui les a placées dans la situation injuste d'avoir un accès très indirect aux ressources sociales. Jessie Bernard [6] et Adrienne Rich [7], les premières féministes à aborder le sujet, nous présentent la maternité avec ses servitudes aussi bien que ses grandeurs et non plus comme destinée inéluctable, engluée, en quelque sorte, dans son état de nature, mais comme institution sociale portant ses coutumes, traditions, croyances, règles, attitudes et comportements [8]. La « différence » par excellence entre les sexes, cette faculté qu'ont [87] les femmes d'enfanter, était désormais traitée au sein du discours féministe [9]. Au moment où on voit poindre à l'horizon toute la technologie reproductive (qui risque fort de faire à nouveau perdre aux femmes tout contrôle sur la procréation), les luttes sont encore rares, qui réunissent des femmes sous l'étiquette de mères, fonction toujours définie comme éminemment privée : notamment les Mères de la place de Mai en Argentine, quelques regroupements féministes autour des allocations familiales en Italie et en Grande-Bretagne [10].

Les idéologies du Mouvement des femmes, ses luttes et ses enjeux se développent parallèlement (et non sans influence réciproque) à des transformations importantes des institutions familiales. La « famille » nucléaire biparentale avec mère-ménagère et père-pourvoyeur, en tant que modèle hégémonique dans la société industrielle [11], est désormais altérée par l'accroissement, dans tous les milieux sociaux, des séparations et des divorces, des unions libres et des naissances hors mariage. Alors que la forme familiale biparentale traditionnelle (à rapports de sexe inégalitaires et patriarcaux) subsiste à côté de formules qui tendent vers l'égalité des sexes (à double carrière [12] symétrique [13] ou à structure de compagnonnage [14]), un nouveau modèle émerge, qui est monoparental et matricentrique. S'agit-il d'un modèle de transition, résultat des ratés de l'évolution de la dyade conjugale vers un plus grand égalitarisme [15] ? Dans son livre sur l'avenir de la maternité, Jessie Bernard considère que la monoparentalité matricentrique incite à poser des questions centrales :

The true revolution in motherhood is taking place among « female-headed households ». Here we are faced with the basic issue : what do we want women to do ? If we have to choose between having them perform the childcare role or having them perform the worker role, which do we opt for [16] ?

Principalement issue d'une dissolution de la dyade conjugale (divorce, séparation d'union légale ou consensuelle), la famille monoparentale est [88] donc principalement composée de mères sans alliance. Ces femmes, désormais dépourvues du statut matrimonial (nous l'avons noté plus haut, mode d'insertion majeur des femmes dans la société industrielle), ont cependant charge d'enfants. C'est ici que se pose la question formulée par Jessie Bernard : seront-elles exclusivement mères ou mères et pourvoyeuses ? Chacun des termes de ce dilemme rejoint les enjeux majeurs du mouvement des femmes des dernières décennies : le maternage, un enjeu qui se place dans le sillage de la valorisation de la différence et le travail rémunéré, un enjeu central de l'égalité des sexes.

Comment les femmes qui sont mères sans alliance voient-elles ces enjeux ? Une étude qualitative menée ces dernières années auprès de femmes chefs de familles monoparentales donne un aperçu du sujet. Les témoignages qui suivent proviennent d'informatrices de trois quartiers de la ville de Montréal choisis, à l'instar du sociologue Robert Sévigny, comme une « résultante de plusieurs indicateurs de classe sociale [17] ». Ces quartiers offrent trois repères socio-économiques : Centre-Sud (ouvriers non spécialisés, travailleurs occasionnels, assistés sociaux), Rosemont (ouvriers spécialisés, employés) et Outremont (professionnels et cadres). Les femmes interrogées appartiennent à deux « générations », ou plus exactement à deux promotions de mariage, pour employer l'expression des démographes : celles qui ont été mariées pendant les années soixante (elles ont entre 35 et 44 ans au moment de l'entrevue) et celles qui ont vécu une union légale ou consensuelle pendant les années soixante-dix (âgées de 25 à 34 ans au moment de l'entrevue). Recueilli en 1981, c'est le récit de leur vie en couple, de leur rupture et de leur vie comme mère de famille monoparentale qui fait l'objet de leur témoignage. Deux questions en particulier ont été retenues aux fins de la présente analyse [18]. Il était demandé aux informatrices [89] de commenter des données sur la famille monoparentale matricentrique : comment expliquent-elles le maintien de la dyade maternelle et, face à leur situation matérielle précaire, comment envisagent-elles la subsistance de leur famille ? Ces réflexions amènent les informatrices à nous renseigner sur les divers éléments qui peuvent contribuer à définir leur identité sociale, qui, on le verra, se formule différemment selon les influences culturelles et les conditions objectives qui ont marqué leur trajectoire de vie comme mères de famille.

Les données très fragmentaires dont nous disposons ici n'autorisent pas à affirmer quoi que ce soit de général ; elles permettent d'entrevoir la diversité des vues que nourrissent des mères sans alliance quant à leur identité sociale et de suggérer des avenues de réflexion qui pourraient servir d'hypothèses à des recherches plus poussées.

I. Une monoparentalité surtout matricentrique :
pourquoi ?

On peut grouper sous deux catégories — les arguments de nature et les arguments de culture — les réponses des informatrices à notre première question qui leur demandait d'expliquer le maintien de la dyade maternelle après la rupture des couples.

A) La nature. « Nous autres on est nées avec le mot amour »
et « L'amour... c'est important ».

D'après la moitié de nos informatrices, quand l'alliance est absente ou rompue, ce sont les femmes qui assument la garde des enfants parce qu'elles ont des dispositions, innées ou acquises, mais considérées inchangeables, dont la grossesse et le maternage sont des expériences centrales.

La femme le porte, l'enfant, c'est elle qui s'en occupe... le père..., c'est rare. La femme sait que l'homme n'a pas assez d'amour et de patience pour s'occuper des enfants... Nous autres, on est nées avec le mot amour. Regarde comme ma mère m'a aimée, et moi, j'aime mon enfant. Toujours l'amour !
Doris, séparée de fait, mère d'un enfant, Centre-Sud.

Les explications de Carmen réfèrent à plusieurs niveaux. Le premier, celui de l'expérience qu'elle a vécue, elle-même abandonnée par son conjoint. Puis elle énonce la norme (et ce qu'elle souhaite) pour enfin en revenir à ce qu'elle observe dans la réalité.

[C'est] normal. La femme, elle est maternelle, c'est elle qui porte l'enfant, le soigne et il y a des liens plus forts entre eux. [Quant à l'homme], il s'en va, pas d'enfant, il part libre, il laisse tout derrière lui...

Quand ils sont plus vieux, les enfants vont vers leur père, c'est normal... Dans un bon couple, c'est égal, l'amour,... aussi important pour l'homme [90] que pour la femme... [enfin], ça serait supposé d'être égal... Dans la réalité, c'est plus important pour les femmes.
Carmen, divorcée, mère d'un enfant de deux ans, Rosemont.

Deux autres informatrices de Rosemont, Josée et Danielle, invoquent le « besoin » qu'ont les enfants de leur mère ou encore rappellent des traits de comportement des hommes, qui indiquent une absence de « dispositions » pour le soin des enfants.

Les enfants ont besoin de leur mère... Les hommes n’ont pas assez de patience. Pourtant, il me semble qu'ils les font aussi, les enfants.
Danielle, divorcée, mère de trois adolescents, Rosemont.
Les enfants, ça les [les pères] intéresse pas. Il n'y a que les garçons, quand ils sont plus vieux, qui peuvent les intéresser.
Josée, divorcée, mère de deux enfants, Rosemont.

Ou, encore, maternité et maternage reviennent « de soi » aux femmes, parce que c'est...

... une évidence que les femmes s'occupent des enfants. C'est donc pas surprenant qu'elles en aient la garde à la rupture [du couple],
Hilda, divorcée, mère d'un enfant, Outremont.

Enfin, c'est Pâquerette, du quartier Centre-Sud, qui développe davantage son point de vue sur la question. Son interprétation est à la frange des arguments de nature et de culture. Pour elle, c'est d'abord, à l'instar d'Hilda, un jugement d'« évidence », qui va de soi. Si les femmes conservent la garde des enfants, c'est « parce qu'elles sont mères ». Et...

Une mère, c'est quelque chose. Un homme, c'est pareil, mais il me semble qu'une femme, c'est plus encore.
Pâquerette, divorcée, mère de deux enfants, Centre-Sud.

Suit alors, dans le récit de Pâquerette, un développement qui réfère à « de nos jours » et « aujourd'hui » comme, sans doute, au vécu de cette informatrice en ce milieu prolétarisé et urbain qui est le sien maintenant ; un hier plus idyllique est sous-entendu, où la considération accordée aux femmes était selon elle plus élevée : réfère-t-elle ici aux mères des générations précédentes (« deux personnes âgées ») et à son milieu paysan d'origine ? Car, même si elle emploie, tout au long de son discours, le mot « femme », c'est la « mère » qui en est l'objet et c'est de la considération des mères, dans une société du passé, qu'il est ici question. Voici la suite de son discours :

Là où je travaillais, il y avait deux personnes âgées qui disaient : « Une femme, c'est une perle ». J'avais jamais entendu parler de ça... De nos jours, on parle jamais de ça. Ça m'avait fait réfléchir. Plus tard, j'ai eu un ami qui me disait ça... J'avais sorti avec lui pas mal longtemps. Il était bon, fin. J'étais jeune, je voulais pas me marier. Il disait : « Toi, Pâquerette, t'es une perle. J'ai rarement vu quelqu'un comme toi. » J'ai dit : « toutes les femmes sont comme ça. » [Puis] je l'avais laissé. Il avait eu de la peine. Il m'avait dit : « Que je te rencontre pas un jour pour apprendre que t'es malheureuse. » Le [91] mariage, ça me disait rien dans ce temps-là... C'est vrai qu'une femme, c'est une perle. C'est elle qui apporte tout aujourd'hui : à la famille, aux enfants, en éducation. Un homme va y voir, des fois, mais pas tout le temps. Et il y a des femmes qui y voient pas maintenant. Avoir des enfants, l'amour, la responsabilité, c'est grand, c'est important ça... Ça serait bon que les femmes sachent ce que c'est avant de les avoir. Parce qu'il faut que tu aies tout pour élever des enfants. Une femme aujourd'hui, c'est considéré comme rien.
Pâquerette, divorcée, mère de deux enfants, Centre-Sud.

Exaltation de la féminitude ? Évocation nostalgique d'une époque révolue et, partant, manifestation d'aliénation ? Rappel de valeurs essentielles ? Selon les points de vue où on se place, le discours de Pâquerette pourrait susciter plusieurs commentaires. Disons d'abord que maternité et maternage semblent bien pour elle des attributs nécessaires de la féminité et, à cet égard, est significatif l'usage interchangeable des termes femme et mère : il y a là une idéologie de nature bien intériorisée [19]. D'autre part, l'attribution exclusive de la responsabilité des enfants aux femmes n'est pas remise en question. Ces deux caractéristiques (maternité comme attribut nécessaire des femmes et maternage comme leur responsabilité exclusive) entrent en contradiction avec plusieurs luttes féministes des dernières années. En même temps, ce discours de Pâquerette constitue un plaidoyer en faveur de la reconnaissance de l'importance sociale de l'éducation des enfants et de la mise en évidence du rôle masqué et sous-estimé des mères dans les sociétés industrielles. Et, sur ce point, la pensée de Pâquerette est en continuité avec la valorisation des différences que soutiennent d'autres courants du féminisme. Notons qu'il est ici question de la valorisation symbolique de la maternité et non de sa valorisation économique, qui sera abordée dans la partie suivante.

B) La culture. « On leur inculque...
le côté maternel, le côté service, protection. »


Pour d'autres informatrices, le maintien de la dyade maternelle ne découle pas d'un argument de nature. Si les femmes chefs de famille ont davantage la charge des enfants, ce n'est pas parce que c'est « évident », « naturel » ou « normal », c'est que la responsabilité des enfants leur est attribuée. Ici les femmes contestent ce fait que la maternité soit une destinée inéluctable et une tâche exclusive. Presque toutes les femmes les plus scolarisées du corpus (diplôme postsecondaire) adoptent une telle position et elles sont presque toutes actives sur le marché du travail.

Les femmes sont « pognées » avec les enfants parce que c'est les juges qui leur donnent. C'est souvent aussi une bataille de couple, qui n'a rien à voir avec les enfants. Il y a des pères qui seraient très capables de les prendre : ils sont plus disponibles, plus armés pour s'en occuper. Il faut quasiment [92] qu'une femme soit folle pour que le juge ne lui donne pas ses enfants. Chaque couple est à considérer de façon individuelle.
Dominique, séparée d'union libre, mère d'un enfant, Outremont.

La position de Dominique est aux antipodes de celle de Pâquerette ou de Doris ou même de celle de Marie et Nathalie, qui invoquent des arguments de culture également. On est loin ici de l'affirmation de la différence. Selon elle, les prétendues prédispositions du sexe féminin à la maternité n'existent pas : ce sont les juges qui attribuent les enfants aux mères et, si celles-ci semblent vouloir les enfants à la rupture, c'est qu'il s'agit d'une « bataille de couple ». Catherine et Lucie ont une position plus mitigée. Leurs explications sont liées à des facteurs plus vastes mais toujours d'ordre culturel :

La société impose aux femmes de garder leurs enfants d'une certaine façon et ça, c'est intériorisé par les femmes : elles se sentent obligées. Elles se disent : « Qu'est-ce que les gens vont dire ? Que je suis une mauvaise mère ? » C'est pas pour rien que les juges pensent que les enfants sont mieux avec la mère.
Catherine, divorcée, mère de trois enfants, Outremont.

Catherine prévoit que, dans l'avenir et dans les milieux aisés, le maternage deviendra ce qu'on pourrait appeler un « parentage » :

De plus en plus d'hommes veulent leurs enfants... Avec les progrès du féminisme et le partage des tâches ménagères dans certaines classes de la société, on peut penser que ça va devenir fifty-fifty. Mais, c'est pas pour demain matin.
Catherine.

Lucie réfère à l'éducation familiale des filles :

Elles [les femmes] sont faites pour servir, donner, être au service de... Pour tes parents quand tu es jeune, pour ton mari et tes enfants ensuite. On leur inculque le côté maternel, le sens des responsabilités... c'est le côté service, protection des femmes.

Par la suite, quand elles se marient, les femmes sont affectées à leur « place » dans la famille, elles sont...

... prises pour élever les enfants, [assumer] la responsabilité affective [et]... les hommes sont pris par le gagne-pain. Ils se soustraient beaucoup plus rapidement à la responsabilité quotidienne de vivre avec les enfants. Ils ont la responsabilité « monétaire », pas affective.
Lucie, séparée, mère de trois enfants, Centre-Sud.

Les opinions de Marie et de Nathalie diffèrent peu de celles de Catherine et Lucie. Après avoir reconnu les assignations familiales des hommes et des femmes à leur place selon leur sexe, elles indiquent une réelle volonté de partage (qui n'était que prévision dans le cas de Catherine), volonté qui n'est sans doute pas étrangère à leur vécu matrimonial en union libre : elles envisagent une éventuelle indifférenciation des rôles familiaux des père et mère. Pour Nathalie, il ne s'agit pas pour les femmes de rejeter la responsabilité affective, mais de la partager davantage. Son discours revendique résolument l'égalité des sexes. À certains égards, au plan affectif, il recèle [93] aussi, à l'instar de Pâquerette, de Doris et de Marie, une affirmation symbolique de la différence, mais qui est issue de l'expérience des femmes (et non de leur nature) et qu'il importe de transmettre aux hommes.

Les femmes sont éduquées à se préoccuper de l'affectif. Alors elles ont davantage la responsabilité des enfants. Il ne s'agit pas de rejeter ça... Nous les femmes, on est à la recherche de nos valeurs à nous autres... On a eu des valeurs imposées, ancrées, mais là-dedans il y a des choses valables, qu'on veut conserver. Par exemple, le sens de la responsabilité affective. Je veux pas qu'on le perde. Les hommes, on leur demande surtout d'assumer la responsabilité financière. Il est temps que ça soit pas rien que les femmes qui se sentent liées par des responsabilités affectives.
Nathalie, séparée d'union libre,
mère d'un enfant, Rosemont.


Selon Marie, peu de pères ont charge d'enfants parce que...

... ce sont les femmes qui veulent les enfants et elles ne sont pas d'accord pour les laisser élever par les pères.

Et si les femmes tiennent aux enfants, c'est...

... qu'elles sont éduquées pour être de bonnes mères alors que les hommes sont éduqués pour être...

... pourvoyeurs [mais], pas [éduqués] à la tendresse, au soin, au travail ménager.

Selon elle, il faudrait en arriver à...

... libérer les mères de la moitié de la charge émotionnelle pour qu'elles puissent faire autre chose. Le père prendrait l'autre moitié.
Marie, séparée d'union libre, mère d'un enfant, Outremont.

Marie préconise donc un partage des responsabilités parentales pour ceux qui vivent en couple. Mais elle pense aussi aux mères qui élèvent seules leurs enfants. Et son discours rejoint ici la pensée de Pâquerette sur la méconnaissance de l'importance sociale des mères. Si, pour juger du statut maternel actuel, le référent de Pâquerette était la considération portée aux mères dans la société traditionnelle, celui de Marie, plus « moderne » et sophistiqué, puise sa légitimité à l'importance des mères au niveau du développement psychologique des enfants, importance mise en relief par les théories psychanalytiques mais qui lui apparaît en contradiction avec l'absence de reconnaissance pécuniaire accordée par l'État à la fonction de mère :

Si le rôle de mère était mieux reconnu dans la société, le Bien-Être serait plus généreux pour les mères qui élèvent seules leurs enfants... Quand on sait l'importance pour un pays d'avoir des enfants équilibrés, comment ça peut stabiliser une nation d'avoir des enfants stables. Les gouvernements, ont pas des idées très saines sur la famille. Il faudrait une révolution au niveau de la pensée pour que ça change.
Marie, Outremont.

[94]

II. Comment assurer la subsistance
des familles matricentriques ?


Lorsqu'on leur demandait comment elles expliquaient les chiffres sur la pauvreté des familles matricentriques, sur le recours moins important des femmes au marché du travail quand elles deviennent soutien de famille et enfin quelles solutions elles préconisaient, les informatrices ont apporté des réponses qui permettent de voir comment, selon elles, la subsistance des familles matricentriques devrait être assurée. Leur position est présentée en quatre sections qui s'articulent autour des objectifs d'égalité et de différence que poursuit le Mouvement des femmes, aussi bien que des idéologies de l'amour, du couple et de la famille. Cette présentation donne également une bonne idée de l'identité sociale que ces mères sans alliance cherchent à se donner.

A) L'insertion professionnelle des mères :
les partisanes de l'égalité.


« Gagner sa vie comme un homme » et « La journée où les femmes seront plus autonomes, il y aura moins de choc de séparation. »

Pour Dominique, qui niait toute prédisposition des femmes à la maternité, la seule façon pour celles-ci de faire face à l'échec d'une union est de se préparer à « gagner sa vie comme un homme », ce qui est déjà acquis, selon elle, dans les milieux aisés.

Quand une femme vient d'un milieu populo, qu'elle s'est mariée jeune, elle est pas très éduquée, elle ne peut pas avoir de job. C'est pour ça qu'elle se met sur l'aide sociale. Quand les femmes sont préparées, comme dans mon milieu, elles vivent plutôt bien. Si elles n'ont pas assez de formation, c'est juste une question de se recycler... Les femmes sont de moins en moins désavantagées en ce qui touche la formation.
Dominique, agente d'administration, séparée d'union libre,
mère d'un enfant, Outremont.


Dominique est une femme jeune, qui mène sa carrière tambour battant avec l'aide quotidienne de sa mère pour les tâches ménagères et maternelles (« c'est bien plus elle, mon époux ! », confie-t-elle). Jamais mariée, elle conçoit mal que, de nos jours, des femmes adultes soient encore dépendantes économiquement d'un homme. Il y a là, selon elle, une sorte de mauvaise habitude.

Si la femme n'a pas travaillé pendant son mariage, elle va essayer de tout faire pour ne pas changer. L'homme, il est habitué de travailler. J'ai vu un juge donner deux ans à une femme soutien de famille pour se recycler avec une bonne pension. Il n’était pas question de payer une pension pendant vingt ans... À partir du moment où un couple se sépare, l'un doit plus rien à l'autre.
Dominique, Outremont.

Il est évident que, pour Dominique, le temps de la transition entre les rôles traditionnel et nouveau des femmes est nié ou bien révolu. Il faut exiger l'autonomie de la part des femmes (et c'est ainsi qu'elle éduque sa fille, dit-elle, « à l'autonomie »). Il y a là un volontarisme déconcertant et accusateur :

[95]

[Il faut] savoir ce que tu veux dans la vie. Il y a une démission, une lâcheté chez beaucoup de femmes qui ne travaillent pas. Il y a des femmes qui disent : « mon mari veut pas que je travaille. » Ça me met en m... Si elles disaient : « moi, je veux pas travailler... » Sinon, à un moment donné, les femmes se retrouvent le bec à l'eau. C'est de la dépendance,... et c'est toujours la femme qui paie là-dedans. C'est piégé... La journée où les femmes décideront elles-mêmes, seront plus autonomes, il y aura bien moins de choc de séparation.
Dominique, Outremont.

Le témoignage de Dominique, longuement cité ici, traduit non seulement un manque d'empathie pour les femmes moins jeunes et moins favorisées qu'elle, mais il traduit également une méconnaissance de l'attitude active des femmes face à la rupture de leur union : en effet, ce sont elles, en majorité qui prennent et l'initiative des démarches juridiques et la décision de laisser leur conjoint [20].


B) L'insertion professionnelle des mères mais dans des conditions nouvelles : les partisanes de l'égalité dans la différence. « Nous les femmes, on est à la recherche de nos valeurs à nous autres. »


Catherine, du même quartier que Dominique mais de la génération des aînées (35-44 ans), présente, avec des arguments qui vont dans le sens de l'insertion professionnelle des femmes, un tout autre point de vue, totalement dénué de volontarisme et qui tient compte des parcours de vie des femmes. Catherine croit que l'éducation des filles n'a pas préparé et ne prépare pas encore la plupart des femmes à vivre hors de l'insertion matrimoniale.

Elles ne sont pas encouragées à faire une carrière, elles sont contentes de se marier. S'il arrive quelque chose [à leur mariage], elles ne sont pas outillées pour se présenter sur le marché du travail.
Catherine, professionnelle, divorcée,
mère de trois enfants, Outremont.

Selon Catherine, qui semble ici répondre aux arguments de Dominique, les femmes au foyer se sente sérieusement remises en cause par la rupture de l'union.

Au moment où tu sors d'une séparation ou d'un divorce, tu te sens très dévalorisée, écrasée, incapable de réagir. C'est pas au moment où tu te sens le plus faible, le plus niaiseuse, que tu vas affronter le monde du travail, chercher un emploi, ce qui est très difficile.
Catherine, Outremont.

Catherine décrit le déchirement que ressentent les femmes de sa génération, entre l'affectation à la maternité qui a marqué leur éducation, et la nécessité de l'insertion professionnelle quand elles deviennent soutiens de famille. [96] Elles devront donc tenter de se déconditionner de ces dispositions à l'altruisme et à la responsabilité qui les ont constituées mères. Quoi qu'il en soit, elles devront préparer leurs filles autrement à la vie.

La partie culpabilité joue énormément. Les femmes se sentent très coupables vis-à-vis l'échec de leur mariage... elles ont déjà privé les enfants du père, d'un certain revenu, si en plus elles vont travailler, elles se sentent trop coupables. Moi, j'avais réglé ma culpabilité avant. Pour bien des femmes, ça leur tombe sur la tête et elles n’ont pas eu le temps de se préparer. La madame sur le Bien-Être va recevoir des pilules pour sa dépression. Moi, j'ai eu un psychiatre. J'ai bénéficié du système...

Dans la mesure où les femmes se sentiront pas responsables de tout ce qui arrive autour d'elles (dans la famille), où elles ne se verront pas comme les seules responsables de l'éducation des enfants, où elles se percevront comme des gens ayant droit à une carrière, à ce moment-là, le divorce présentera moins de problèmes. C'est difficile pour des femmes chez qui on a valorisé la soumission, le manque d'autonomie, de leur dire : « Débrouillez-vous comme des chefs de foyer et soyez à la fois homme et femme. » Ça s'apprend pas du jour au lendemain. C'est illogique. Si les filles étaient élevées comme les garçons à développer une carrière...
Catherine, Outremont.

Catherine est donc une partisane de l'égalité par l'insertion professionnelle des femmes, mais non sans que soit prévue une période de transition et d'adaptation. On a vu précédemment qu'elle croit, à plus long terme, que les hommes réclameront davantage la garde des enfants, ce qui va dans le sens d'une plus grande indifférenciation des rôles masculin et féminin face aussi bien à la famille qu'au monde du travail.

À l'instar de Catherine, Lucie croit qu'il n'est pas facile aux mères de famille monoparentale de se résoudre à occuper un poste salarié. Ses motifs tiennent à la fois à ses « scrupules » de mère et à la structure même du marché du travail qui ne prévoit pour les femmes que de faibles salaires, des salaires dits d'appoint.

On se dit : je peux pas laisser mon enfant à la garderie, on se sent coupables... [des femmes] pensent que leur mari va couper la pension des enfants...

Les salaires des hommes sont plus élevés : c'est pas à travail égal, salaire égal. Les femmes, c'est le cheap labour, comme on pourrait dire... Ça vaut pas la peine d'aller travailler pour bien des femmes.
Lucie, qualifiée pour être employée de bureau,
assistée sociale, séparée, mère de trois enfants, Centre-Sud.

Malgré des conditions objectives assez défavorables, Lucie demeure une partisane de l'égalité : elle prévoit retourner au travail, même pour un salaire peu élevé, car ses enfants, maintenant adolescents, pourront l'aider dans la tenue de la maison. Elle n'écarte pas la possibilité de revivre en couple, mais alors elle conserverait son emploi, essentiel à son « indépendance financière ». La solution idéale pour elle, c'est le couple à double carrière.

[97]

Plus jeunes et jamais mariées, Marie et Nathalie présentent des points de vue qui insistent davantage que Lucie et Catherine sur les différences entre les sexes. On a vu précédemment que toutes deux affirment une volonté de conserver les acquis transmis par le monde féminin, ce que Nathalie exprime bien :

Les femmes sont éduquées à se préoccuper de l'affectif... Il ne s'agit pas de rejeter ça... Nous les femmes, on est à la recherche de nos valeurs à nous autres.
Nathalie, étudiante à l'université,
séparée d'union consensuelle, mère d'un enfant, Rosemont.

Concrètement, Marie examine diverses solutions : du salaire à la ménagère, qu'elle écarte ensuite jugeant la mesure utopique, à la reconnaissance du rôle de mère par des prestations de Bien-Être plus généreuses. Elle préconise au niveau public que « les femmes se regroupent, fassent des pressions politiques » et que, dans la famille, soit assuré un « partage de la charge émotionnelle » avec les hommes. Marie est fermement convaincue que ce partage des responsabilités parentales peut contribuer à réduire le fossé entre les sexes :

... j'ai des amis pères célibataires. On se « retrouve » énormément quand on est ensemble.
Marie, professionnelle, séparée d'union consensuelle,
mère d'un enfant, Outremont.


C'est un partage qui mène à long terme vers une indifférenciation des rôles familiaux.

Pour Nathalie, les solutions vont moins dans le sens d'une collaboration entre les sexes que d'une canalisation des énergies « féminines » vers la solution des problèmes d'inégalité des sexes. Il en est ainsi de l'altruisme, du sens des responsabilités — énergies des femmes — qu'au lieu de refouler, comme Catherine ou Lucie le proposait, il faut canaliser autrement, selon elle. On remarquera que, chez Nathalie, le je est remplacé par le nous, qui sera aussi largement utilisé par les partisanes de la « nouvelle différence » (voir plus bas les témoignages de Doris, Pâquerette et Danielle).

D'abord, ce qui est mauvais, c'est que les femmes ont été habituées à s'occuper des besoins des autres mais pas à s'occuper d'elles-mêmes. Il est temps qu'elles le fassent. Et que les femmes s'occupent des femmes, collectivement.

Pour mettre fin à la pauvreté des femmes, qu'elles soient ou non soutiens de famille, il faut viser à...

... avoir la responsabilité, le pouvoir qui va avec le travail. C'est difficile. C'est pas pour rien qu'il n'y a pas beaucoup de femmes à l'Assemblée nationale et dans les affaires. On a beaucoup de chemin à faire là-dessus. C'est la responsabilité des femmes de s'organiser entre elles pour le faire parce qu'on peut pas s'attendre à ce que ça nous soit concédé. Tout ce qu'on a sur le plan politique et individuel, c'est par pression qu'on l'obtient.
[98] Aussi, j'aimerais bien qu'il se développe une solidarité entre femmes pour s'aider.
Nathalie, étudiante à l'université,
séparée d'union consensuelle, mère d'un enfant, Rosemont.

En somme, Nathalie convie les femmes à se rallier dans la sphère publique et à travailler pour elles-mêmes, collectivement, afin d'obtenir « le pouvoir qui va avec le travail ».


C) Subventionner les mères ? Vers un statut maternel ? Les partisanes d'une nouvelle différence. « Nous autres les femmes seules avec nos enfants, c'est comme si on n'était rien parce qu'on n'a pas de mari. » « Si le rôle de mère était mieux reconnu par la société ! »


Dans la section portant sur la maternité, Marie avait proposé qu'en période de maternage, des prestations plus généreuses soient versées aux familles matricentriques :

Si le rôle de mère était mieux reconnu dans la société, le Bien-Être serait plus généreux pour les mères qui élèvent seules leurs enfants.
Marie, professionnelle, séparée d'union consensuelle,
mère d'un enfant, Outremont.

« Vivre sur le Bien-Être » est la solution de rechange qu'adoptent plusieurs chefs de familles matricentriques de milieu populaire. Même si elles « arrivent serré », les quatre informatrices du quartier Centre-Sud et la moitié de celles de Rosemont choisissent cette solution souvent parce que financièrement elles n'ont pas d'autre choix. Aucune de ces femmes n'estime qu'elle reçoit indûment ces ressources collectives : toutes considèrent qu'en élevant leurs enfants, elles sont utiles à la société. Cette position est assez clairement énoncée par des informatrices de Rosemont et du quartier Centre-Sud qui, bien que moins volubiles que les mères d'Outremont, s'expriment de façon caractéristique à travers le « nous » (comme Nathalie : « nos valeurs à nous autres, les femmes »), du « nous, les filles-mères » de Jocelyne au « nous » de Doris, accompagné, comme chez Danielle, du « ils », masculin et pluriel, qui désigne de toute évidence les forces du pouvoir, économique, politique ou idéologique :

... le Bien-Être, ils sont bien mieux de nous payer pour élever nos enfants. Ça leur coûte bien moins cher que les familles d'accueil... [21] Moi, quand je vais être prête à aller travailler, je vais y aller.
Doris sans qualification pour le travail, assistée sociale,
séparée, mère d'un enfant, Centre-Sud.

Doris ne croit cependant pas que les femmes s'en sortiront par des solutions collectives :

[99]

Quand même les femmes feraient une grève, avec des pancartes, du piquetage... Ils s'en foutent eux autres... Notre petit nid d'amour, il faut se le faire.
Doris, Centre-Sud.

Il en est autrement de Pâquerette et de Danielle qui, malgré qu'elles n'aient pas d'expérience de participation à des groupes de pression, préconisent des solutions collectives, pour joindre les femmes jusque « dans [leurs] maison[s] » et rompre leur silence :

[il faut] informer les femmes [et] que les femmes parlent et s'informent entre elles... Quand tu connais pas les lois, pis que tu connais rien, tu te fais avoir... Aujourd'hui, j'en sais long, puis je te dis que je me laisserais plus faire. C'est pour ça que je me renseigne, puis que je veux renseigner les autres. C'est bien important... Même une femme dans sa maison. Elle sait pas ce qui peut lui arriver... Moi j'ai constaté, quand je travaillais dans le public, qu'ii y avait bien des femmes qui se faisaient battre par leur mari... On sait pas ce qui se passe. Elles le disent pas. Mais pourquoi elles le disent pas ?... Ça devrait être dit. On devrait être informées en tout et pour tout...

Ce que j'ai vécu, ça m'a apporté quelque chose. C'est pour ça que je veux le dire aux autres. Elles peuvent s'en sortir. On n'a rien qu'une vie à vivre.
Pâquerette, qualifiée pour être employée de services,
assistée sociale, divorcée, mère de deux enfants, Centre-Sud.

C'est Danielle, dont l'union s'est rompue dix ans auparavant, qui livre, à propos des familles matricentriques, un des témoignages les plus conscients et les plus mobilisateurs.

Nous autres, les femmes seules avec nos enfants, c'est comme si on n'était rien, parce qu'on n'a pas de mari. On se sent comme une catégorie à part. On est du monde comme tout le monde... Il devrait y en avoir un petit peu plus pour nous autres.

Ainsi :

Le Bien-Être nous en donne pas assez. Ils aident trop de gens qui n'en ont pas besoin... Il faudrait pouvoir travailler sans qu'on nous coupe [22]. C'est comme s'ils disaient : on vous donne ça pour que vous restiez à la maison... Ils devraient nous en donner plus quand nos enfants grandissent...

Danielle se pose des questions sur les efforts gouvernementaux en matière de condition féminine :

La condition féminine, ils disent que c'est supposé d'aider. Ils disent que la libération de la femme, ça aide. Moi, ça m'a pas aidée...
Il faudrait que les femmes aient de meilleurs salaires. Ils disent que c'est parce que les hommes, c'est le sexe fort... l'être supérieur. Mais pour moi, il est pas supérieur. Il y a quelque chose qui marche pas dans la société.

[100]

Cette dernière phrase, Danielle la répète à plusieurs reprises dans l'entrevue. Une telle phrase conclut généralement un discours où elle a exprimé ce qu'elle pense par rapport à ce qui semble être admis dans la société : « ils disent que » introduit très clairement l'exposé d'une idéologie dominante, qu'elle confronte à sa propre expérience ou vision des choses. Pour terminer sa pensée sur les solutions aux problèmes de subsistance des familles matricentriques, Danielle présente les femmes comme agents actifs de changement :

Les femmes, demandent pas assez. Demander, c'est une punition pour moi. Faudrait mettre le pied sur notre orgueil, aller demander quand c'est le temps... y aller en groupe, former un genre d'association des femmes qui ont des problèmes « monétaires ». Aller au gouvernement même.
Danielle, sans qualification de travail, assistée sociale,
divorcée, mère de trois enfants, Rosemont.



D) Le souhait d'une réinsertion matrimoniale : l'ambivalence de la différence traditionnelle. « Je suis pas une femme à rester seule... j'ai besoin d'un homme pour partager ma vie. »


Deux informatrices désignent, au chapitre des solutions aux problèmes des familles matricentriques, une plus grande tolérance à l'endroit des femmes soutiens de famille, car...

on se sent à part quand on n'est pas en couple.
Josée, qualifiée pour être employée de bureau, assistée sociale,
divorcée, mère de deux enfants, Rosemont.

Ce sont les mêmes informatrices qui indiquent le plus clairement et le plus fréquemment, dans l'entrevue, des projets de revivre en couple. Carmen compte se remarier :

Je suis pas une femme à rester seule ou à m'accoter ([23].) J'ai besoin d'un homme pour partager ma vie, mes peines, mes joies.
Carmen, semi-professionnelle,
divorcée, mère d'un enfant, Rosemont.

Bien qu'elle ait « peur de s'attacher à quelqu'un », Josée cherche encore « l'homme parfait », qui serait « capable de [la] dominer », tout en « [la] respectant ». Bien qu'elle soit assez critique face à son ex-conjoint, qui, dit-elle, s'intéressait à elle « pour le sexe et se faire servir », son « besoin d'être aimée » annule en quelque sorte son premier constat et lui fait vivre des déchirements intérieurs. Il est significatif que Carmen et Josée soient les deux seules femmes de l'échantillon à exprimer encore, au moment de l'entrevue, de la culpabilité à l'égard de l'échec de leur union : « peut-être que mon amour [pour son ex-conjoint] n'a pas été assez grand », pense Carmen et, « c'est ma faute,... faut que je paie », avoue Josée. Faut-il y voir un effet des idéologies de l'amour romantique ? Partiellement sans doute, [101] mais il ne faut pas oublier qu'en 1981, au Québec, le remariage était le fait d'environ le tiers des divorcées [24].

Il est certain que Carmen et Josée sont les femmes de notre corpus qui expriment le plus de nostalgie de la vie en couple. Aussi leur identité sociale passe-t-elle par la quête d'un nouveau statut matrimonial : ne peuvent les satisfaire ni le statut professionnel que pourrait leur conférer l'exercice de leur métier, ni le seul statut maternel, qu'elles pourraient revendiquer à l'instar des autres informatrices de leur quartier.

* * *

Placées dans un contexte de transition pour ce qui est des formes familiales aussi bien que des modèles de féminité, c'est ainsi que des mères sans alliance s'expriment quant à deux dimensions majeures de leur vie : la maternité et la subsistance familiale. Selon les influences culturelles qui les ont façonnées, selon les conditions objectives qui sont les leurs, elles sont à la recherche de leur identité sociale. Deux d'entre elles croient qu'elles trouveront cette identité par le biais d'une réinsertion matrimoniale, les autres femmes cherchant une identité plus ou moins nouvelle, soit par le biais de l'insertion professionnelle, soit par l'éventuelle reconnaissance d'un statut maternel. Ce n'est pas un hasard si cette recherche d'identité prend la voie des deux tendances du Mouvement des femmes des vingt dernières années : l'égalité des sexes et la valorisation des différences.

Peut-on expliquer ces deux orientations ? Il est certain que ces discours de femmes ne sont pas sans rapport avec leurs conditions de vie.

Ainsi, on a pu remarquer que les femmes qui se définissent en fonction de l'égalité des sexes et qui revendiquent un statut professionnel sont moins les plus jeunes que celles qui viennent d'un milieu plus aisé, ayant presque toutes la possibilité réelle d'occuper un emploi satisfaisant et suffisamment rémunérateur pour assurer la subsistance de leur famille ; de plus, ces femmes ont de bonnes relations avec leurs ex-conjoints, qui assument tous, quoique de façon plus ou moins égalitaire, leur responsabilité parentale. Elles revendiquent donc le partage des responsabilités parentales sur les plans culturel et affectif aussi bien qu'économique. Ce qu'elles recherchent va dans le sens d'une indifférenciation des rôles masculin et féminin, un « parentage » réel ou « un maternage des deux sexes » comme dit Sara Ruddick [25].

À l'inverse, les femmes qui se définissent par le biais de la différence et qui s'orientent vers la revendication d'un statut maternel (ou vers une réinsertion matrimoniale), sont issues de milieux plus modestes et n'ont pas les mêmes conditions d'existence. La responsabilité exclusive ou quasi exclusive de la charge parentale est bien davantage leur lot et le rapport qu'elles ont au travail rémunéré (bas salaire et/ou satisfaction très mitigée à [102] en retirer) ne les placent pas toutes dans la situation de troquer leur apport à la production privée des êtres humains contre une indépendance financière peu probable. Ces femmes revendiquent donc la reconnaissance d'un statut maternel et demandent la rémunération de leur apport culturel et affectif au soin et à l'éducation des enfants qu'elles élèvent, en somme la rétribution de leur maternage. Ce qu'elles recherchent va dans le sens d'une « spécialisation » de la maternité.

Jessie Bernard avait identifié ces deux voies de l'avenir de la maternité et fait des suggestions quant à la socialisation selon le sexe qui s'imposerait alors :

... two suggestions have been made, one that turns it into a specialized profession and one that despecialized it. According to the first suggestion, a profession devoted to child-bearing and child-rearing would be recognized ; or a religious vocation devote to mothering could be established. Or conversely, according to the second suggestion, everyone would be called upon to share the obligations of mothering. Young people, instead of being drafted for military service, would be drafted for civilian work, including, for those so qualified, the care of children [26].

D'autre part il n'est sans doute pas fortuit que les arguments de nature concernant la maternité soient le fait des partisanes de la valorisation des différences et que les arguments de culture soient le fait des partisanes de l'égalité.

Faut-il y voir un effet des conditions de vie sur les discours ? Sans doute, partiellement. Faut-il voir là une pénétration, plus importante en milieu aisé, des idéologie de l'égalité prônée largement lors de la première vague du Mouvement des femmes ? Et peut-on juger que les unes sont plus féministes que les autres ? Rien n'est moins sûr. Elles le sont sans doute différemment.

Si les partisanes de l'égalité reprennent davantage les arguments de culture pour expliciter leur situation de mère, il faut certes voir là un apport à la conscience des femmes, un effet positif du Mouvement des femmes, qui n'a pas cessé de récuser les idéologies de nature faisant de la maternité un attribut essentiel de la féminité et, du maternage le lot exclusif des femmes (ce qui d'ailleurs justifie la prise en charge des improductifs et le service aux hommes, comme l'a bien montré Colette Guillaumin [27]. Mais les partisanes de l'égalité, qui valorisent beaucoup l'éducation et l'insertion professionnelle, rencontrent aussi l'écueil des valeurs masculines, par exemple, la « consécration » au marché du travail et la compétition individuelle pour s'y assurer une place. Et, parmi les partisanes de l'égalité, on a pu remarquer que quelques-unes seulement s'expriment par le « nous, les femmes ».

[103]

Les partisanes de la valorisation des différences appartiennent à des milieux modestes. Pour elles, la maternité est définie comme activité naturelle certes, mais activité qui n'est pas que personnelle et privée : le sens collectif attaché à la maternité (par le « nous » ou par « s'organiser », « aller en groupe », etc.) est manifeste chez elles. Il ne peut être attribué à une adhésion formelle au Mouvement des femmes [28], mais relève sans doute de l'influence du féminisme.

Se retrouve donc chez des mères sans alliance de Montréal, en 1981, la conscience de cette double orientation présente au sein du Mouvement des femmes des dernières décennies. Les défis des prochaines années se profilent dans les contradictions que porteront l'indifférenciation des rôles familiaux des hommes et des femmes, d'une part et la spécialisation des mères d'autre part. La première préfigure une famille plus égalitaire, la seconde, une famille nettement matricentrique. Il est à prévoir que ces formes familiales coexisteront avec les modèles traditionnels patriarcaux ainsi qu'avec les styles de vie communautaires — ménages recrutés sur d'autres bases que les liens de filiation et d'alliance — qui sont encore marginaux.

[104]


[1] Il faut distinguer la valorisation des différences de l'exaltation de la féminitude, dont on trouve un exemple dans les ouvrages d'Annie Leclerc : Paroles de Femmes et Hommes et femmes.

[2] Commission royale d'enquête sur la situation de la femme au Canada. Ottawa, 1970.

[3] M. Benston. « Pour une économie politique de la libération des femmes », Partisans, 1970, no 54-55 ; S. James et M.R. Dalla/Costa, Le pouvoir des femmes et la subversion sociale, Genève, Librairie Adversaire, 1973 ; Le Foyer de l'insurrection. Genève, collectif l'insoumise, 1977.

[4] Angela Miles. Feminist Radicalism in the 1980's. Montréal, Culture Texts, 1985.

[5] Gouvernement du Québec, Conseil du statut de la femme. Pour les Québécoises : égalité et indépendance, Québec, Éditeur officiel, 1978.

[6] Jessie Bernard. The Future of Motherhood. New York, Penguin, 1975.

[7] Adrienne Rich. Naître d'une femme, La maternité en tant qu'expérience et institution. Paris, Denoël-Gonthier, 1980. (Éd. originale, 1976).

[8] Bernard, J., op. cit., p. VII.

[9] Voir Mary O'Brien. The Politics of Reproduction. London, Routledge & Kegan, Paul, 1981 ; Renée B.-Dandurand, « Famille du capitalisme et production des êtres humains », Sociologie et Sociétés, vol. XIII, n° 2 (1981), pp. 95-111.

[10] Le Foyer de l'insurrection. Genève, collectif l'insoumise, 1977. Il est à remarquer que les coupures dans les budgets d'allocations familiales au Canada (en 1978 et en 1985) n'ont pas suscité la levée de boucliers qu'on aurait été en droit d'attendre des groupes de femmes. Pourtant majoritairement composé de mères, le Mouvement des femmes au Canada ne s'est pas mobilisé sur ces questions fort importantes pour elles.

[11] William Goode. World Revolution and Family Patterns. New York, Free Press of Glencoe, 1963.

[12] Robert et Rhona Rapoport. Une famille, deux carrières. Paris, Denoël-Gonthier, 1973.

[13] Michael Young et Peter Willmott. The Symmetrical Family. London, Routledge & Kegan, Paul, 1973.

[14] E.W. Burgess, H.J. Locke et M.M. Thomes. The Family. From Institution to Companionship. New York, American Book Company, 1963.

[15] Heather L. Ross et Isabel V. Sawhil1. Time of Transition. The Crowth of Families Headed by Women. Washington D.C., The Urban Institute, 1975.

[16] Bernard, op. cit., p. 280. C'est nous qui soulignons.

[17] Robert Sévigny. Le Québec en héritage, La Vie de trois familles montréalaises, Montréal, Éd. Albert Saint-Martin, 1979, p. 256.

[18] Les questions analysées sont les suivantes :

IV. e) « J'aimerais maintenant avoir votre opinion sur certaines caractéristiques des familles monoparentales, qui ont été observées au Québec ou dans d'autres pays :

1. Ce sont surtout des femmes qui sont responsables de familles monoparentales (entre 80 et 90%).

2. Les femmes chefs de famille monoparentale vivent, dans une grande proportion, dans une situation de pauvreté (Des chiffres nous informent que c'est le cas de plus de 60% d'entre elles).

3. Quand les hommes sont chefs de famille, ils continuent presque tous à travailler et confient la garde de leurs enfants à d'autres personnes en leur absence. Quand les femmes sont chefs de famille, seulement le 1/3 ou les 2/5 d'entre elles travaillent à l'extérieur et les autres s'occupent de leurs enfants et de leur maison.

Ça s'explique comment à votre avis ?

f) Est-ce que vous envisagez des solutions à la situation, difficile actuellement, des femmes responsables de familles monoparentales ? Lesquelles ?

Pour de plus amples détails, voir Renée B.-Dandurand, Famille, Monoparentalité et Responsabilité maternelle. Contribution à l'étude des rapports sociaux de sexes. Thèse de Ph.D. Montréal, Université de Montréal, département d'anthropologie, thèse de Ph.D., 1982.

[19] Colette, Guillaumin, « Pratique du pouvoir et idée de Nature : L'appropriation des femmes » et « Pratique du pouvoir et idée de Nature : Les discours de la nature », Questions féministes, 1978, (février) pp. 5-29 et (mai) pp. 5-28.

[20] Voir Renée B.-Dandurand, avec la collaboration de Lise Saint-Jean, « Le stéréotype de la femme délaissée, Réflexions à partir d'une recherche sur les femmes chefs de famille », à paraître dans les Actes du colloque ICRAF 1984.

[21] Ce qui est rigoureusement exact : voir Conseil national du Bien-Être social, Pour améliorer le sort des enfants, Ottawa, 1979, p. 9.

[22] Danielle fait référence au fait que, selon la loi d'assistance sociale, pour les bénéficiaires, le gain admissible est de 40 $ par mois pour un adulte, somme à laquelle peut être ajouté 5 $ par mois par enfant. Les sommes reçues en guise de salaire, au-delà de ce gain admissible, réduisent d'autant la prestation mensuelle.

[23] Vivre accoté signifie vivre en union consensuelle.

[24] Louis Duchesne et Laurent Roy, « Les changements dans les modes de vie conjugale et leur incidence sur la fécondité », Démographie québécoise : passé, présent, perspectives, Québec, Bureau de la statistique, 1983, p. 183.

[25] Sara Ruddick, « Maternal Thinking », Feminist Studies, vol. 6, n° 2, (été 1980).

[26] Bernard, op. cit., p. 336, 337.

[27] Guillaumin, op. cit., mai 1978.

[28] À l'exception de Pâquerette, qui a adhéré à un groupe d'entraide de son quartier, ces femmes (Doris, Jocelyne, Danielle, Nathalie) n'ont pas fait partie de groupes organisés de femmes, ni dans le passé ni au moment de l'entrevue.



Retour au texte de l'auteure: Renée B.-Dandurand, anthropologue, INRS-culture Dernière mise à jour de cette page le mardi 13 mars 2018 8:54
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref