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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition numérique réalisée à partir du texte de Renée B.-Dandurand, “Une diversité de profils familiaux.” In ouvrage sous la direction de Renée B.-Dandurand, Couples et parents des années quatre-vingt. Questions de culture, no 13, Conclusion, pp. 273-272. Québec: Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1987, 286 pp. Une édition numérique réalisée à partir du texte de Renée B.-Dandurand, [Autorisation accordée le 4 juillet 2003].

[273]

Questions de culture, no 13
“Couples et parents des années quatre-vingt.”

CONCLUSION

Une diversité
des profils familiaux
.”

par
Renée B.-Dandurand

Réduit il y a un quart de siècle à un modèle quasi unique, imposé de façon rigide aux individus, le paysage familial québécois s'est transformé en une réalité complexe [1]. Le présent ouvrage a donné un aperçu des multiples changements qui ont affecté les relations des couples et des parents. Plusieurs commentaires pourraient être formulés sur l'ensemble de ces articles ; contentons-nous de souligner la diversité de profils qui s'en dégage et de cerner certaines tendances socio-culturelles qui les sous-tendent.

On a d'abord pu observer un éventail plus large des rôles et modes de vie de la sphère privée. C'est dans un double mouvement de dissociation et de recomposition des modèles anciens qu'ont émergé ces nouveaux profils.

DISSOCIATION/RECOMPOSITION
DES RÔLES ET MODES DE LA VIE PRIVÉE


Bien que le mariage légal demeure le choix de la majorité des jeunes couples, « son règne incontesté est révolu » car « il n'est plus le cadre nécessaire à la vie en couple » (Lapierre-Adamcyk et al.) : le modèle de l'union de fait, temporaire ou permanente, s'offre désormais. De cette première dissociation, celle du mariage et delà vie en couple, résultent trois modèles d'union : le mariage, la cohabitation comme prélude au mariage et la cohabitation envisagée à long terme.

[274]

Une seconde dissociation qui, sans être nouvelle est plus répandue qu'autrefois, apparaît entre la vie en couple et le rôle de parent : les foyers monoparentaux et reconstitués en sont les modèles émergents. Ils prennent place, non plus comme profils déviants ou même transitoires, mais comme modes de vie alternatifs, à côté de la famille conjugale « intacte », seul modèle conçu comme « normal » il y a peu de temps encore. La segmentation des rôles conjugaux et parentaux est illustrée de façon bien concrète dans cette famille reconstituée qu'évoque Mado Desforges, où l'on attend de chaque conjoint qu'il n'exerce sa responsabilité parentale qu'à l'endroit de ses propres enfants et se contente d'être un « copain » pour les enfants de l'autre conjoint. Ce n'est d'ailleurs pas là la seule possibilité : à des degrés divers, le nouveau conjoint peut participer au parentage, et on connaît mal encore toutes les facettes de ce phénomène. À l'inverse, c'est une sorte de cumul des rôles paternel et maternel que vivent les chefs de foyer monoparental, qui élèvent seuls leurs enfants (Dandurand). Dans une telle recomposition des rôles parentaux, il existe toute une gamme de modèles possibles, selon que le parent gardien est actif sur le marché du travail et selon que l'autre parent demeure plus ou moins présent aux enfants.

Quand les familles sont rompues, au sein même du modèle conjugal, les rôles d'époux et épouse, de père et mère sont également soumis à des fragmentations et fusions nouvelles. À la recherche de leur autonomie, les femmes ont protesté notamment contre l'imposition exclusive des tâches maternelles et contre les conditions dans lesquelles s'exerçait une telle responsabilité (Brière). Elles ont pour cela cherché à briser, dans la sphère domestique, la forte spécialisation des sexes (le modèle ménagère/pourvoyeur) qu'avait imposé la société industrielle, en particulier en Amérique du Nord : par exemple, à la faveur de la révolution contraceptive et avec un meilleur accès au salariat, les femmes peuvent [2] désormais associer maternité et travail rémunéré, partager les tâches de maternage si le conjoint y consent, et même dissocier maternité [275] physique et féminité (Gérin-Lajoie) ; autour de l'enfant à naître, certains jeunes couples vont jusqu'à redéfinir les traditionnels profils de paternité et de maternité pour concevoir un modèle inédit, celui du parentage (Braun). Des hommes manifestent également des aspirations nouvelles, une volonté d'expérimenter une relation paternelle plus proche de l'affectif et du soin (modèle maternel) que du pourvoi et de la surveillance/punition (stéréotype traditionnel de la paternité) (Gauthier).

L'ensemble des activités de parentage elles-mêmes apparaissent dorénavant comme une réalité à plusieurs composantes : à côté de la splendeur du sentiment paternel ou maternel, il y a les exigences quotidiennes du soin, de l'éducation et des tâches d'entretien des enfants. N'est-ce pas à ces réalités contradictoires que réfère l'image dégagée de la littérature récente par l'analyse de Denise Lemieux, celle de « ces enfants désirés mais qui dérangent » ? À cause de toutes ces conditions de vie plus ou moins inédites que sont les modèles de « nouveau père », de père-de-fin-de-semaine ou de mère-femme-de- carrière, et parfois à cause de l'absence de la mère ou du père, se pose le dilemme de concilier les exigences du soin et des tâches (l'aspect qui « dérange ») avec la valeur affective si importante accordée à l'enfant et qui en motive toujours le « désir ». La précarité ou la stabilité du lien conjugal risque d'être tributaire, on le constate ici, de la façon dont sont assumées et réparties dans le couple les joies autant que les responsabilités parentales.

Parallèlement à cette diversification des rôles et modes de la vie privée, on a pu constater un développement considérable des pratiques et des discours normatifs au sein des institutions de la vie publique concernées par la vie familiale, en particulier au sein des instances juridiques et des services sanitaires et psychosociaux de l'État. On y a observé depuis une vingtaine d'années une flexibilité plus grande des contrôles sociaux ; mais cette tendance est cependant loin [276] d'être à l'abri de l'apparition de nouvelles rigidités et de nouveaux contrôles.

FLEXIBILITÉ/RIGIDITÉ DES CADRES
ET NORMES DES INSTITUTIONS PUBLIQUES


Il est plus difficile de cerner la diversité qui émerge à ce niveau. Le point de vue des experts en sciences humaines, s'appuyant sur une observation assez systématique des comportements familiaux, dévoile une réalité fort complexe : face au divorce, les enfants n'ont pas une forme de réaction mais plusieurs, selon l'âge et le stade de développement, selon le sexe et le type de relation établi avec chaque parent, selon la personnalité de l'enfant, les conditions de vie, etc. (Miron) ; les intervenants en santé mentale se rattachent de multiples façons à la réalité familiale (Sévigny et Rhéaume) ; les travailleurs sociaux et les juristes réfèrent à de nombreux critères pour attribuer la garde des enfants à un couple divorcé (Filion). De tels discours et pratiques se déploient dans un contexte d'assistance et de support certes, mais qui n'est pas exempt de visées normatives et partant, de contrôle social. En ce sens, on peut constater que les institutions sanitaires et psychosociales apparaissent dans l'ensemble un peu plus flexibles qu'il y a vingt-cinq ans mais que certaines pratiques introduisent aussi des rigidités nouvelles : par exemple, les parents en désunion qui n'arrivent pas à s'entendre sur la garde de leur progéniture voient les services psychosociaux et les tribunaux trancher pour eux le différend ; et la défense du point de vue des enfants par les experts n'implique-t-elle pas la surveillance, voire la réprimande, des parents et surtout des mères ?

La diversité des profils familiaux apparaît particulièrement bien reflétée dans la sécularisation de la vie matrimoniale et familiale. La rigidité doctrinale et pastorale que manifestait l'Église il y a une trentaine d'années a dû s'assouplir devant les « réalités concrètes de l'existence » familiale (Caron). Si [277] l'Église est lente à s'adapter aux nouveaux modes de vie, il en est autrement des appareils juridiques [3]. En effet, encore inspiré du Code Napoléon, au début des années 1960, le droit familial a montré soudainement une flexibilité exceptionnelle (Joyal). Au Québec, une libéralisation manifeste apparaît avec la loi du divorce et plus tard avec l'inclusion au Code de la famille, de l'union consensuelle et de l'enfant « naturel » ; même si c'est souvent pour entériner des pratiques déjà implantées dans les mœurs, la loi s'assouplit pour remplacer la « puissance paternelle » par l'autorité parentale, de même que pour introduire la préoccupation des droits des femmes et des enfants. Ici encore l'évolution du droit de la famille implique une flexibilité accrue des appareils d'encadrement, mais aussi certaines rigidités nouvelles : par exemple, la protection des droits des enfants, notamment au chapitre de la violence domestique ou de l'abus sexuel, suppose une surveillance accrue de l'État sur la sphère familiale, donc une intrusion institutionnelle dans la vie privée.

Une certaine flexibilité des institutions publiques concernées par la vie personnelle et familiale a donc été le corollaire du libéralisme qui a soufflé sur l'Occident depuis les années 1960. Il semble cependant que, dans les années 1980, les institutions soient en train d'élever de nouvelles contraintes : comme le laisse entendre Nancy Guberman, avec le retrait déjà amorcé de l'État-providence qui augure d'une responsabilisation accrue des familles, faut-il craindre un nouveau retour des femmes vers le domestique ? Et alors, les modèles traditionnels de père, mère, époux, épouse ne risquent-ils pas de s'imposer fortement à nouveau ? D'autre part, l'article de Louise Vandelac sur les mères porteuses lance un signal d'alarme. Quand, pour résoudre des problèmes d'infertilité, la technologie reproductive va jusqu'à fragmenter une expérience aussi vitale et intime que la maternité (comme c'est le cas des mères porteuses), n'est-on pas en train d'aller trop loin ? Si, pour plusieurs, le libéralisme des mœurs a eu l'heureux effet de faire sauter des tabous et des contraintes qui [278] entravaient la vie personnelle des individus, il pourrait également avoir des effets indésirables : comme le libéralisme économique, le libéralisme excessif des mœurs peut en venir à tolérer que les plus forts imposent leur loi, en l'occurrence tolérer que la vénalité des uns porte atteinte à l'intégrité des autres [4].

En cet automne 1987, où le Québec vit en attente de la formulation par l'État d'une politique familiale, c'est au maintien d'une certaine flexibilité qu'invite le rapport déposé, en 1986, par un comité chargé de consulter la population québécoise sur l'ensemble des questions reliées à la famille (Boily). Selon ce rapport, dans le soutien accru que l'État, avec l'aide des milieux de vie, doit accorder aux parents, ce dernier doit demeurer « neutre » quant aux modes de vie familiale.

Issue des transformations récentes, la diversité actuelle des profils familiaux est donc manifeste au Québec, comme elle l'est d'ailleurs dans l'ensemble des pays occidentaux. Les sociologues se montrent assez impuissants à prévoir jusqu'où iront ces « mutations de la famille ». Dressant un bilan de la recherche sur le sujet, Jean Kellerhals et Louis Roussel posent trois questions : Avons-nous atteint les limites du « libéralisme » et la situation est-elle près de se stabiliser ? Ou bien devons-nous prévoir « des formes plus flexibles encore et plus diverses de familles » ? Faut-il penser que « les conditions présentes correspondent à une période nouvelle, postindustrielle, et qu'il est probable qu'elles durent [5] » ?

Autant d'interrogations auxquelles il est pour l'instant fort difficile de répondre. Afin que l'avenir nous apparaisse moins aléatoire, sans doute faut-il nous appliquer à saisir les enjeux du présent, le plus lucidement possible. Mais c'est encore sur le mode de la question qu'on doit les formuler.

[279]

DES ENJEUX ACTUELS
DE LA VIE FAMILIALE


Pour les familles elles-mêmes, les problèmes qui se posent peuvent s'énoncer de la façon suivante : les relations familiales seront-elles marquées par un individualisme grandissant ou y aura-t-il davantage de collaboration, celle-ci faisant appel à des pratiques d'entraide et à des ententes, fussent-elles minimales et privées ? Si des normes traditionnelles de comportement sont désormais jugées périmées, quelles seront les nouvelles règles du jeu ? Qui les définira et de quelles « valeurs » ou intérêts sera-t-il tenu compte pour les bâtir ? En somme, si on veut encore vivre ensemble, « en famille », comment collaborer dans le respect de cette autonomie nouvelle, et bien sûr encore fragile, acquise par les femmes et les enfants ?

À propos des rapports entre les familles et les institutions de l'État, tellement de questions se posent qu'on ne peut toutes les énumérer. Plusieurs ont été soulevées lors de la consultation sur la politique familiale et trouveront une réponse dans l'énoncé de cette politique. Rappelons-en quelques-unes. Comme certains segments de la population ont paru le demander [6], les experts du domaine psychosocial arriveront-ils à axer de façon plus utile leurs pratiques sur la vie familiale et quel impact cela aura-t-il sur les familles ? Les discours des sciences humaines parviendront-ils à inspirer des normes de comportement qui conviennent au cadre familial ? Comment se fera l'application des nouvelles lois familiales : la protection de l'enfant, l'égalité des époux seront-elles des utopies juridiques ou arriveront-elles à s'incarner dans les pratiques quotidiennes et à contribuer au règlement des conflits domestiques ? Continuera-t-on à rogner les acquis de l'État-providence, donc à imposer des charges supplémentaires aux ménages familiaux et en particulier aux femmes dans les familles ? Et quelle attitude prendra l'État dans sa politique familiale ? Affichera-t-il une attitude libérale ou interventionniste ? Respectera-t-il le pluralisme actuel des formes familiales [280] ou tentera-t-il de supporter des modèles qui favoriseront mieux sa conception de l'ordre social ? Et comment cela aura-t-il à son tour un impact sur les profils familiaux ?

Quant à la position de l'Église québécoise sur la vie familiale, elle paraît encore nettement ambivalente. Devant l'attitude rigide de l'orthodoxie romaine à propos des relations matrimoniales (indissolubilité du couple, interdiction de l'avortement, de la contraception mécanique et même de la fécondation in vitro), on discerne deux positions des clercs et des laïcs d'ici : certains se font les défenseurs de la position conservatrice de l'Église alors que d'autres affichent une tolérance accrue devant les nouveaux modes de vie des familles. Même si c'est une fonction essentielle des instances religieuses d'édicter des valeurs et des normes, l'Église québécoise semble donc paralysée et même divisée devant l'option de favoriser les intérêts de sa base, les fidèles, et celle de suivre les directives de sa hiérarchie, qui a du mal à s'adapter aux sociétés postindustrielles.

Enfin, ne faut-il pas souhaiter que les autres groupes de la société civile, qui évoluent hors de la tutelle de l'Église et de l'État, conservent pignon sur rue et qu'ils s'expriment avec la même vigueur que depuis une vingtaine d'années ? Sur ce terrain, on pense non seulement aux associations familiales, mais aussi aux divers groupes qui réunissent des femmes, des hommes, des jeunes, des personnes âgées ainsi qu'à des associations communautaires, nationales et ethniques. Dans la dynamique du changement culturel, ce sont des acteurs sociaux plus ou moins visibles mais très proches du quotidien, et qui peuvent contribuer de façon importante à orienter l'avenir d'une vie familiale.

[281]

[282]



[1] Ce n'est pas la première fois qu'est posé ce constat. Voir par exemple le préambule d'un ouvrage récent de Pierre Gauthier, Les nouvelles familles, Montréal, Éditions Saint-Martin, 1986.

[2] Si les femmes « peuvent » maintenant associer maternité et travail rémunéré, cela ne signifie pas que les possibilités concrètes d'existence rendent la maternité et l'emploi aussi accessibles, l'un que l'autre, aux femmes. Les contraintes sont encore très fortes, bien que plus diffuses, qui associent féminité avec maternité et masculinité avec marché du travail.

[3] À l'exception de la loi sur le divorce, l'évolution récente du droit familial et matrimonial en France est très semblable à celle qu'on a observée au Québec.

[4] À cet égard, le commerce des mères porteuses ne relève-t-il pas de la même problématique que le commerce de la pornographie ?

[5] Jean Kellerhals et Louis Roussel, « Présentation : Les sociologues face aux mutations de la famille : Quelques tendances des recherches, 1965-1985 », L'Année sociologique, 3e série, vol. XXXVII, 1987, p. 26.

[6] Le soutien collectif demandé pour les parents québécois, Gouvernement du Québec, Rapport du comité de consultation sur la politique familiale, avril 1986 : recommandations 94 à 100, p. 119-120.



Retour au texte de l'auteure: Renée B.-Dandurand, anthropologue, INRS-culture Dernière mise à jour de cette page le dimanche 20 mai 2018 16:00
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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