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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition numérique réalisée à partir du texte de Renée B.-Dandurand, “Revivre en couple ? Des mères sans alliance s'interrogent.” In ouvrage sous la direction de Renée B.-Dandurand, Couples et parents des années quatre-vingt. Questions de culture, no 13, pp. 93-108. Québec: Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1987, 286 pp. [Autorisation accordée le 4 juillet 2003].

[93]

Questions de culture, no 13
“Couples et parents des années quatre-vingt.”

PREMIÈRE PARTIE
6

 “Revivre en couple ?
Des mères sans alliance
s’interrogent
.”

par
Renée B.-Dandurand

Suite à la libéralisation de la législation canadienne du divorce, il y a une vingtaine d'années, le Québec a connu un accroissement considérable de ses ruptures d'union et, un peu plus tard, de ses pratiques de cohabitation. Ces perturbations de la vie matrimoniale n'ont pas manqué à leur tour de se répercuter sur la vie familiale, entraînant une augmentation des foyers monoparentaux : entre les recensements de 1971 et 1981, ces ménages ont fait un bond de 52% alors que les foyers biparentaux ne s'accroissaient que de 10%. Ils représentent aujourd'hui une famille parentale sur cinq.

La soudaineté et l'ampleur des changements matrimoniaux, le fait qu'ils aient touché non seulement des jeunes mais des personnes de diverses générations a soulevé certaines inquiétudes. Les plus pessimistes sont allés jusqu'à se demander si le mariage, ou même la vie en couple, étaient en péril. On sait maintenant que si le mariage légal a perdu la vogue, d'ailleurs assez exceptionnelle, qu'il a connue dans les sociétés occidentales du XXe siècle, il n'a pas non plus cédé toute la place à d'autres modes d'union, ni même au mode de vie « célibataire [1] ».

Le présent article n'a pas la prétention de répondre à une question aussi vaste que celle de la désaffection du mariage légal, mais d'y apporter quelques éléments de réponse et ce, pour une catégorie très particulière de la population, [94] des chefs féminins de foyer monoparental. À ces mères qui vivent seules avec leurs enfants, hors des liens d'alliance, nous avons demandé si elles nourrissaient le projet de revivre en couple, en somme, si elles avaient l'intention de se remarier ou de cohabiter et, c'était implicite puisqu'elles avaient des enfants à charge, de former une « famille reconstituée [2] ». La question était ouverte et se plaçait à la fin d'une entrevue en profondeur portant sur le vécu matrimonial et monoparental des informatrices. Pour situer le contexte global de ces témoignages, des précisions s'imposent.

DES CHIFFRES SUR LE REMARIAGE

La cueillette et le traitement des statistiques officielles dans les pays occidentaux, n'est pas toujours adaptée aux nouveaux modes de vie. Au Canada par exemple, les conjoints de droit et les conjoints de fait ne sont habituellement pas distingués dans les compilations, ou encore les durées de mariage et de remariage ne font pas l'objet de cueillette systématique. Bien qu'elles soient incomplètes et transversales, on dispose cependant de quelques données sur le remariage.

Comme le mariage, le remariage est une option de vie qui a subi deux modifications importantes depuis une vingtaine d'années. Après la loi du divorce de 1968, le remariage a été de moins en moins consécutif au veuvage, et de plus en plus le fait des divorcés [3]. Cette première évolution sera, dès la seconde moitié de la décennie 1970, altérée à son tour par une baisse marquée des taux de nuptialité légale, elle-même liée à la montée des pratiques de cohabitation. Cette chute de la nuptialité touche aussi bien les unions des célibataires que celles des veufs et des divorcés. Par exemple, si en 1960, les probabilités de remariage des divorcés étaient élevées, en 1984, elles se limitaient à environ le tiers d'entre eux, et aux hommes davantage qu'aux femmes [4].

[95]

Que sait-on des unions consécutives au divorce et au veuvage ? Ce qui frappe d'abord, c'est que les hommes se remarient davantage que les femmes et qu'après la rupture, ils aient tendance à le faire plus rapidement [5]. En outre, plus que les femmes, ils choisissent une célibataire comme conjointe, donc également une partenaire plus jeune. Ces pratiques différentes des hommes et des femmes ont pour conséquence « que les veufs et les divorcés ont accès à un marché matrimonial plus varié quant à l'âge et l'état civil que les veuves et les divorcées [6] ».

Moins privilégiées sur le « marché matrimonial », les femmes ont donc moins tendance à se remarier que les hommes. Mais leur propension à le faire varie elle-même de façon importante selon l'âge et la scolarité. Peu d'études canadiennes ont touché la question ; aussi, pour avoir des données plus précises, faut-il emprunter aux études américaines [7]. Selon une analyse portant sur des données représentatives de la population américaine de 1975, les probabilités de remariage sont très élevées (,94) chez les veuves et divorcées qui subissent une rupture à moins de 25 ans ; si elles sont âgées de 25 à 34 ans, ces probabilités ont déjà décliné (,82) et, entre 35 et 44 ans, elles ont chuté encore davantage (,58) [8]. Plus elles sont jeunes donc, plus les femmes ont des chances de se remarier. Cela est aussi vrai pour les hommes, mais pas au même degré. Depuis une quinzaine d'années, on sait également que les femmes qui sont plus scolarisées et dotées d'une occupation plus rémunératrice ont moins tendance à contracter des unions légales [9], alors qu'à l'inverse, plus les hommes sont scolarisés, plus ils se marient. Ces tendances sont assez nouvelles dans les pays développés et indiquent la transition que vivent actuellement les femmes entre un rôle traditionnel, où leur statut social était surtout défini par leur insertion matrimoniale, et un rôle nouveau, où leur insertion professionnelle, à l'instar des hommes, prend une place grandissante dans leur vie.

[96]

Le remariage des mères est-il plus problématique que celui des femmes sans enfants ? On a longtemps pensé que c'était la présence, l'âge et le nombre des enfants qui expliquaient les taux plus bas de remariage observés chez les mères : n'était-ce pas pour elles (qui avaient majoritairement la garde de leurs enfants en cas de rupture) un handicap à « refaire sa vie » ? Les analyses récentes montrent que ce n'est pas nécessairement le cas. Selon l'étude américaine citée précédemment, si les plus jeunes paraissent légèrement désavantagées quand elles ont des enfants, celles qui ont entre 25 et 35 ans, qu'elles soient mères ou pas, ont les mêmes chances de remariage ; et celles qui sont plus âgées (35-44 ans) ont même des probabilités plus élevées de remariage si elles ont des enfants que si elles n'en ont pas [10].

Au-delà de ces minces repères statistiques, dans la vie quotidienne, comment des mères sans alliance envisagent-elles la perspective de revivre en couple ? Les éléments d'histoires de vie que nous avons recueillis apportent des réponses à cette question.

DES FRAGMENTS
D'HISTOIRES MATRIMONIALES


Les données qualitatives qui suivent ont été recueillies au Québec en 1981 et 1982 [11] auprès de chefs de famille monoparentale provenant de divers milieux et régions. Nous avons retenu ici les informatrices qui ont vécu antérieurement une union [12], soit les veuves, divorcées et séparées d'union de droit ou de fait : elles ont comme caractéristique commune d'être des mères sans alliance. Elles appartiennent à deux groupes d'âge : les aînées, qui ont de 35 à 44 ans, ont contracté un mariage pendant les années 60 ; les cadettes, entre 25 et 34 ans, ont vécu en couple pendant les années 70. Toutes ces femmes ont connu une rupture entre 1970 et 1980, après la mise en vigueur de la loi canadienne du divorce.

[97]

Contrairement aux analyses quantitatives obtenues par voie de recensement ou d'enquête, les analyses qualitatives n'ont habituellement pas pour but de prouver ou de démontrer un point donné mais surtout de faire une description plus fine d'une situation et d'en entrevoir les facettes intimes. Dans la présente étude, ce sont des projets et des sentiments qui sont analysés, multiples, complexes et pour cela, rebelles à la compilation ; mais on peut tout de même en dégager certaines tendances, qui parfois illustrent bien les données statistiques et ouvrent même de nouvelles hypothèses d'interprétation.

À la fin d'une longue entrevue portant sur leur histoire matrimoniale et « monoparentale », il était demandé aux informatrices : « Pensez-vous à revivre en couple ? » Telle était la question posée, qui offrait à la personne interviewée toute liberté d'expliciter sa réponse : de donner ses raisons, de formuler ses craintes, ses chances, ses sentiments, ses espoirs ou ses hésitations, et même d'émettre les conditions qu'elle entendait poser à une nouvelle entente de vie en couple [13].

Refaire sa vie

Une informatrice sur trois répond par l'affirmative à la question posée [14]. Vivre sans conjoint n'est pas un destin souhaité, ce n'est pas une vie. L'expression refaire sa vie est d'ailleurs souvent employée pour désigner le projet de revivre un couple, qu'il s'agisse d'union légale ou consensuelle.

Certaines ont déjà, au moment de l'entrevue, une relation stable avec un homme. Elles ne sont pas les seules qui aient un chum ou un ami, mais elles seules considèrent ce dernier comme un partenaire éligible à la cohabitation ou au mariage. Leur réponse est nette. Ainsi Carmen envisage de se marier sous peu parce que, dit-elle, Je suis pas une femme à vivre seule ou à m'accoter [15] [...]. J'ai besoin d'un homme [98] pour partager ma vie, mes peines, mes joies. C'est aussi le refus de la solitude qu'invoque Gratiane pour motiver son union prochaine. Une troisième femme envisage de contracter une union stable : Liette qui croit en la solidité du couple et qui est persuadée de faire un choix judicieux :

Je suis certaine de pouvoir connaître une vie de couple comme je l'entends. Avec un homme sage, fiable, capable de me respecter, de discuter, qui soit sur la même longueur d'onde que moi, oui, j'y arriverai.

Ce n'est toutefois pas à n'importe quel prix que ces femmes envisagent un tel projet. Si Liette invoque les affinités et la confiance entre conjoints, Carmen et Gratiane, de leur côté, espèrent toutes deux que leur partenaire assumera la responsabilité financière du ménage, respectera leurs besoins et leurs idées et acceptera bien les enfants.

Même sans conjoint en vue, certaines expriment aussi l'espoir de refaire leur vie. Assistées sociales ou travailleuses à emploi précaire, elles recherchent une assurance matérielle : J'ai pas l'intention de travailler, affirme Gratiane ; Je veux pas d'emploi à plein temps, précise Carmen ; Mariée, je me sentirais plus en sécurité, rapporte Patricia. C'est cependant moins un pourvoyeur qu'un compagnon de vie que ces femmes désirent.

J'aimerais vivre [...] avec une personne équilibrée, précise Henriette, [avec qui j'aurais] des goûts communs et [qui accepterait] de faire sa part dans la maison.

Avec un homme intéressé à ce que je fais, souligne Carmen. Si les cadettes s'attendent à des rapports conjugaux un peu plus égalitaires, les aînées ont en général des exigences plus modestes : il suffirait que le compagnon choisi leur laisse une certaine liberté d'action ; qu'il verse une allocation pour leurs menues dépenses ; qu'il consente à sortir avec elles à l'occasion et que, surtout, il accepte bien les enfants.

Pour plusieurs d'entre elles, l'union passée a été marquée de problèmes de comportement du conjoint. Aussi, le [99] profil que tracent Germaine, Danielle ou Henriette, d'un éventuel mari, consiste-t-il à dresser le portrait de l'ex-conjoint en contre-pied : il faudrait qu'il ait de belles qualités, qu'il soit pas violent, qu'il prenne pas un coup [16]. Persuadées que leur échec matrimonial a été avant tout lié au choix d'un partenaire inadéquat, toutes ces femmes sont prêtes à prendre une nouvelle chance. Même celles, comme Gisèle, dont l'union précédente s'est terminée dans la violence et la dépossession :

Oui, je serais prête à revivre en couple, à recommencer, même à monter un autre commerce. Mais je vais me protéger, je serai capable de me protéger : il y aura des documents signés, un salaire, et j'exigerais le mariage [...] Au moins j'exigerais un contrat notarié.


Être ambivalente

Certaines femmes manifestent une grande perplexité devant la perspective de revivre en couple. Ambivalentes et indécises, le quart des informatrices n'arrivent pas à répondre par un oui ou par un non à la question posée [17]. Elles pèsent le pour et le contre, s'interrogent, expriment la crainte d'être blessées à nouveau. Tout en essayant de tirer parti de l'expérience passée, elles formulent toutes leur désir d'amour et de partage de même que la peur d'une nouvelle aventure douloureuse. C'est la peur de la solitude chez Françoise, Lina et Josée :

J'ai pas envie d'avoir un homme continuellement dans ma vie, qui reste avec moi, je suis pas encore prête à faire les compromis qu'il faut [... mais] je veux pas finir mes jours toute seule.

*

Je me sens bien plus seule depuis que j'habite plus avec ma sœur. Mais, je sais pas encore si j'ai envie de revivre en couple.

*

[100]

J'aimerais ça avoir un homme dans ma vie [... mais] j'ai peur de m'attacher à quelqu'un [...] j'ai peur qu'on me délaisse encore. Je, pourrais pas repasser à travers [cette épreuve].

Ou la peur d'être bernée, exprimée par Lucie :

Je suis pas prête pour le moment [...] j'ai peur d'être aveuglée et de me laisser embarquer [...] Je suis pas prête à laisser aller l'indépendance qu'on a acquise, moi et mes enfants. J'ai peur de me sentir moins bien par rapport aux enfants [...] J'ai hâte que ça m'arrive mais j'ai peur. Et si ça arrive, j'aimerais autant qu'il cohabite pas, tant que les enfants seront là.

Où, craint Marie, la peur de vivre à nouveau la sujétion émotive :

Ça m'arrive de souhaiter [revivre en couple], quand je tombe en amour. [Mais] je deviens si facilement dépendante émotivement. Je m'appartiens plus, je deviens la femme ou la fille de quelqu'un [...] alors ça me fait peur.

Gaétane se demande enfin comment concilier la vie à deux avec une certaine autonomie des conjoints et leur respect mutuel.

Seule on est bien et pas bien en même temps [...] Il me faudrait un homme à qui je pourrais dire : « Tu prends tes responsabilités, je prends les miennes, je respecte ton idée, tu respectes la mienne ».

Contrairement à celles qui envisagent positivement la vie en couple, celles qui sont ambivalentes ont une rupture plus récente (5 ans ou moins) et presque toutes ont vécu une relation amoureuse passagère depuis cette rupture. Elles font une analyse plus complexe de leur expérience passée : ce n'est pas seulement que leur partenaire n'avait pas les qualités requises, mais elles constatent qu'elles-mêmes sont en cause. Elles ne veulent donc pas s'engager dans une nouvelle union à la manière d'autrefois car elles n'ont plus les mêmes exigences de vie en couple. Maintenant, elles connaissent une certaine indépendance émotive et financière qui, sans être totale ni mirifique, n'en est pas moins un acquis pour elles. Cette évolution leur fait souhaiter une relation de couple plus [101] satisfaisante et plus égalitaire. Aussi cherchent-elles à faire en sorte que leur souhait se réalise, qu'elles puissent à la fois conserver la sérénité et l'autonomie acquises, à la fois être mieux aimées et mieux considérées qu'elles ne l'ont été à la première union.

Vivre seule

Presque la moitié des informatrices ont une réponse plutôt négative au projet de revivre en couple [18]. Il n'est pas question pour elles d'envisager cette alternative pour l'instant. Ce n'est cependant pas toujours un non définitif ; il est parfois conditionnel, parfois temporaire. Les raisons qui accompagnent ce choix de vie sont variables et souvent liées à l'histoire personnelle de chacune, notamment au fait qu'elles aient une plus grande indépendance financière, la plupart étant très scolarisées.

Il y a celles qui considèrent que le couple ne peut exister qu'autour d'un amour exclusif ou absolu. En guise de réponse à notre question, elles font appel à des principes, qu'ils soient d'inspiration traditionnelle ou moderne : On n'aime qu'une fois, affirme Céline, [...] je ne pourrais plus aimer comme j'ai aimé mon mari ; Je crois peu en la stabilité du couple et au mariage d'amour confie Dominique, ce qui laisse entendre qu'à son avis, le sentiment amoureux s'accommode mal des unions formelles.

Seules depuis plusieurs années, Hilda et Catherine invoquent pour leur part la dure réalité de la « sélection matrimoniale » : ces femmes estiment qu'elles ont peu de chance de rencontrer un conjoint adéquat : Ça court pas les rues quelqu'un d'intéressant, surtout quand on a plus de quarante ans ! Les hommes de notre âge sont souvent plus intéressés par les jeunes dans la vingtaine, ajoute Hilda.

[102]

C'est à des considérations d'harmonie familiale que cèdent Caroline et Mireille (également de la génération des aînées) quand elles refusent d'imposer un nouveau compagnon de vie à leurs enfants. La perspective de devoir concilier les attentes des enfants et d'un éventuel conjoint, au fil même de la vie quotidienne, leur paraît hasardeuse sinon difficilement réalisable. C'est pourquoi elles sont affirmatives : Tant que les enfants seront là, rapporte Mireille, [elle n'accueillera pas] un amant dans la maison. Ce qui ne les empêchera pas, tout comme Hilda et Catherine, de fréquenter cet amant hors du contexte familial.

Certaines n'ont pas réussi à retrouver leur équilibre émotionnel depuis la rupture. On pourrait dire qu'elles se méfient d'elles-mêmes face à l'éventualité d'un nouveau rapport amoureux : leur position présente donc des analogies avec celle des informatrices ambivalentes. Mais à l'encontre de celles-ci, Colette et Madeleine n'hésitent pas à repousser mariage ou cohabitation, tant qu'elles n'auront pas résolu leurs contradictions.

[...] C'est difficile. [Quand je pense à une vie en couple, je sais que] je ne veux plus vivre une relation basée sur l'exclusivité, la fidélité, la possession, mais en même temps, j'aimerais pas qu'il soit avec une autre femme [...]. Et j'ai peur d'être envahie [...] bernée encore [...]. Non je ne ferai pas entrer d'homme dans ma vie tant que j'aurais pas clarifié ça.

*

J'ai de la difficulté à vivre seule. [Mais] je ne pourrais vivre tout le temps avec quelqu'un, ça me prendrait des temps de solitude [...] Quand j'ai un homme à côté de moi, je reprends facilement la tendance de penser plus à l'autre qu'à moi, de m'empêcher de faire des choses parce qu'il est là [...] Je ne vivrai pas avec quelqu'un tant que j'aurai pas maîtrisé ma capacité à vivre seule.

Ces réflexions soulèvent les oppositions multiples entre les images « reçues » de la vie en couple, des rapports hommes-femmes et de la féminité : comment, avec les aspirations au [103] développement personnel et à l'autonomie, concevoir et vivre un nouveau rapport amoureux ? Ces difficultés ne sont nullement particulières aux mères sans alliance et témoignent d'une époque où les rôles sexuels sont fortement remis en question.

Enfin, quand elles repoussent ce projet de revivre en couple, certaines femmes n'invoquent ni la présence des enfants, ni la qualité ou la rareté des partenaires disponibles, ni leurs difficultés personnelles à transformer leurs rapports avec les hommes : elles expriment simplement leur bien-être de vivre seules avec leurs enfants et leur préoccupation de ne pas altérer l'équilibre auquel elles viennent de parvenir, non sans difficulté. Quelques-unes écartent la perspective de revivre en couple parce que leur double rôle de mère et de pourvoyeuse les occupe déjà largement. Comme dit Nathalie (et Marion est du même avis) : le quotidien en couple, c'est bien dur [...] La carrière et un enfant, ça suffit ! Pour d'autres, telles Dorothée et Pâquerette, la satisfaction de mener leur vie à leur guise, libérées d'un conjoint alcoolique ou violent, suffit à leur bonheur. Même assistées sociales [19] et très pauvres, ces femmes n'en choisissent pas moins de vivre seules.

Je suis bien comme ça, autonome [...] Pour une vie de couple, faut que t'aimes gros [20] [...] c'est pas encore arrivé.

*

Je me sens pas prête à ça pour l'instant. Je me sens trop bien. En tout sincérité, la plus belle vie, c'est la liberté de vivre toute seule.

*
*     *

Trois réponses à une même question, plusieurs conceptions de l'existence, du couple, de la vie familiale.

Refaire sa vie avec un nouveau compagnon rallie donc le tiers des informatrices et l'âge ne paraît pas jouer dans leur aspiration à revivre en couple, cette option n'étant pas favorisée davantage par les aînées que par les cadettes. On a pu [104] constater que ce conjoint attendu, qu'il soit mari ou concubin, quelques-unes le veulent pourvoyeur mais la plupart recherchent d'abord un compagnon de vie. Leur détermination à trouver un partenaire adéquat peut-elle se comprendre sans référence à leur union passée ? Presque toutes ces femmes ont eu un conjoint violent ou très absent du foyer et c'était la principale raison de leur rupture.

Autant que la recherche d'un partenaire idéal, c'est l'appréhension de rapports conjugaux indésirables qui nourrit l'ambivalence du quart de nos informatrices : comment concilier la fidélité, le respect et même l'autonomie de chacun avec l'amour du couple ? Voilà le défi qu'elles cherchent à relever. Ici encore, à travers l'évocation implicite des promesses ou des abandons de l'ex-conjoint, l'histoire personnelle de chacune se profile comme une ombre, justifiant les craintes et les espoirs. Mais il est frappant de voir que, devant l'éventualité d'une nouvelle aventure conjugale, ces femmes se méfient autant d'elles-mêmes que d'un futur conjoint.

Celles qui choisissent de vivre seules ont à première vue un profil plus diversifié. Certains motifs invoqués par les autres informatrices reviennent : sa propre ambivalence à revivre en couple, la crainte des réactions des enfants. D'autres aspects sont nouveaux : les chances réduites qu'elles ont de rencontrer le partenaire qui convienne, la disponibilité restreinte de mères qui sont aussi des femmes de carrière. En réalité, n'est-il pas important de noter que la plupart de ces femmes sont indépendantes financièrement ? Étant scolarisées et/ou dotées d'un emploi bien rémunéré, elles peuvent se permettre, en quelque sorte, de vivre seules, et même d'avoir un ami qui n'est pas un concubin. Pour elles, ce n'est pas bouder la vie en couple mais, nuance, la vie quotidienne en couple. Ne faut-il pas lire cette évolution comme faisant partie, dans les pays développés, de l'individualisation croissante des modes de résidence ? Comme les personnes âgées et les jeunes ont, depuis quelques décennies, emménagé dans des foyers [105] distincts de ceux de leurs descendants ou ascendants, des adultes plus nombreux entretiennent des liens amoureux sans pour autant vivre en résidence conjointe. Ainsi, les ménages se multiplient et s'amenuisent tout à la fois.

Au-delà de ces trois réponses, la plupart des informatrices laissent entendre que l'union rêvée n'est pas basée sur un sentiment amoureux abstrait, superficiel ou stéréotypé mais sur une certaine qualité de vie en couple : sur les affinités des personnes, sur le respect et une certaine autonomie de chacun au plan affectif et personnel, sur une plus juste répartition des ressources et responsabilités domestiques, et sur la considération du bien-être des enfants, préoccupation primordiale chez la plupart de ces femmes, en particulier chez les aînées.

Car revivre en couple pour ces mères de famille monoparentale, c'est aussi envisager de fonder une « famille reconstituée ». Presque toutes les femmes de plus de 35 ans se montrent réticentes à envisager cette éventualité parce qu'elles sont préoccupées des relations entre leurs enfants et un conjoint virtuel. Ont-elles plus de mal que leurs cadettes à envisager que soient dissociés les rôles d'époux et de père ? Se sentent-elles plus « responsables » de leurs enfants ? C'est un sujet qu'il serait intéressant d'approfondir en comparant les attitudes de quelques générations de mères sans alliance. On peut penser que les jeunes seront plus souples face à la diversité des modèles matrimoniaux et familiaux qui s'offrent dorénavant à elles et qui risquent de ponctuer de plus en plus le déroulement de leur vie : de la cohabitation, au mariage, à la vie sans conjoint pour passer ensuite au remariage ou à la re-cohabitation ; et s'il y a des enfants, de la famille biparentale « intacte » à monoparentale, puis à biparentale « reconstituée ». Profils multiples et vies marquées davantage qu'autrefois par les ruptures et discontinuités des passages d'un statut matrimonial ou parental à un autre.

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[1] Voir l'article de Lapierre-Adamcyk et al, dans le présent recueil.

[2] Traduction de l'anglais « step family », l'expression « famille reconstituée » est discutable dans la mesure où elle sous-entend qu'un foyer monoparental n'est pas véritablement une famille. Sur ces questions lexicales, voir I. Thery « Remariage et familles composées : des évidences aux incertitudes », L'Année sociologique, 3e série, vol. 37, 1987, p. 119-122.

[3] En 1961, au Québec, il y a un remariage de divorcés pour six mariages de veufs et veuves. En 1971, les remariages qui font suite au veuvage et au divorce sont à peu près du même nombre alors qu'en 1981, les remariages de divorcés sont près de quatre fois plus nombreux que ceux des veufs. S. Messier, Les femmes, ça compte, Québec, Conseil du statut de la femme, 1984, p. 180.

[4] Ces proportions sont basées sur les indices de nuptialité des divorcés. Ils sont, entre 1961 et 1968, de 0,77 à 0,83 pour les hommes, de 0,60 à 0,65 pour les femmes ; ils vont passer, respectivement pour les hommes et les femmes, à 0,60 et 0,52 en 1975 et à 0,36 et 0,31 en 1984. Voir L. Duchesne et L. Roy, « Les changements dans les modes de vie conjugale et leur incidence sur la fécondité », Démographie québécoise : passé, présent, perspective, Québec, Bureau de la statistique du Québec, 1983, p. 182 ; L. Duchesne, Les ménages et les familles au Québec, Québec, Les Publications du Québec, 1987, p. 132.

[5] L. Duchesne, op. cit., p. 133 ; L. Duchesne et L. Roy, loc. cit., p. 183 ; S. Messier, op. cit., p. 185. D'après le démographe français Patrick Festy, ce phénomène d'écart entre remariage des hommes et des femmes divorcés est particulièrement accentué au Québec. Voir « Conjoncture démographique et rythmes familiaux : Quelques illustrations québécoises », Population, vol. 41, n° 1, 1986, p. 39-41.

[6] L. Duchesne et L. Roy, loc. cit., p. 172.

[7] Les écarts ont des chances d'être assez semblables, même si les taux de remariage ont toujours été plus élevés aux États-Unis. Voir I. Thery, loc. cit., p. 124.

[8] H. P. Koo et C. M. Suchindran, « Effects of Children on Women's Remarriage Prospects », Journal of Family Issues, vol. 1, n° 4, 1980, p. 505.

[9] « Parmi les femmes divorcées qui ont atteint la trentaine, les probabilités de remariage sont en corrélation négative avec leur niveau de scolarité » (traduction libre). Paul Glick, « Marriage, Divorce and Living Arrangements. Prospective Changes », Journal of Family Issues, vol. 5, n° 1, 1984, p. 17.

[10] H. P. Koo et C. M. Suchindran, loc. cit., p. 507-508.

[11] Renée B.-Dandurand a recueilli 12 récits à Montréal en 1981 ; avec Lise Saint-Jean, elle a poursuivi la cueillette de données (21 récits) en 1982, dans trois agglomérations de la province de Québec. L'analyse d'une bonne partie de ces données peut être consultée dans les textes suivants : Renée B.- Dandurand, « Identité sociale et maternité sans alliance », Identités féminines : mémoire et création, 1986, p. 85-103, coll. « Questions de culture » n° 9 ; « La monoparentalité au Québec. Aspects socio-historiques », Revue internationale d'action communautaire, automne 1987 ; Lise Saint-Jean, « La pauvreté des femmes : la monoparentalité féminine », dans Madeleine Gauthier (dir.), Les nouveaux visages de la pauvreté, Québec, IQRC, 1987, p. 19-44, coll. « Questions de culture » n° 12. Voir également R. B.-Dandurand et L. Saint-Jean, Des mères sans alliance. Monoparentalité et transformations matrimoniales, Québec, IQRC (à paraître).

[12] Pour les quatre jeunes femmes qui ont vécu en union consensuelle, les durées de cohabitation ont été de 4 à 10 ans. Les mariages, pour leur part, ont eu une durée de 2 à 15 ans.

[13] Pour assurer la confidentialité des informations, quelques mesures ont été prises : les noms sont fictifs ; les informatrices sont identifiées selon leur groupe d'âge plutôt que par leur âge précis ; il en est de même des catégories d'occupation. Il est à noter que le délai, en termes d'années, inscrit dans les notes 14, 17 et 18 correspond à la période qui s'étend de la rupture à l'entrevue (et non du moment du prononcé du divorce ou de la séparation légale à l'entrevue).

[14] Les informatrices qui expriment le projet de revivre en couple ont les caractéristiques suivantes : Carmen, 25-34 ans, divorcée depuis 2 ans, scolarité collégiale ; Gratiane, 25-34 ans, divorcée depuis 6 ans, scolarité secondaire non complétée ; Liette, 35-44 ans, divorcée depuis 5 ans, scolarité secondaire ; Patricia, 35-44 ans, veuve depuis 2 ans, scolarité secondaire ; Henriette, 25-34 ans, divorcée depuis 7 ans, scolarité secondaire ; Germaine, 35-44 ans, divorcée depuis 10 ans, scolarité secondaire non complétée ; Danielle, 35-44 ans, divorcée depuis 10 ans, scolarité secondaire non complétée ; Gisèle, 25-34 ans, séparée d'union de fait depuis 3 ans, scolarité secondaire.

[15] Vivre « accoté » signifie vivre en concubinage.

[16] « Prendre un coup » réfère à une consommation abusive d'alcool.

[17] Les informatrices ambivalentes ont les caractéristiques suivantes : Françoise, 25-34 ans, divorcée depuis 2 ans, scolarité secondaire ; Lina, 25-34 ans, divorcée depuis 7 ans, scolarité secondaire non complétée ; Josée, 35-44 ans, divorcée depuis 5 ans, scolarité secondaire ; Lucie, 35-44 ans, séparée depuis 5 ans, scolarité secondaire ; Marie, 25-34 ans, séparée d'union de fait depuis 3 ans, scolarité universitaire ; Gaétane, 25-34 ans, veuve depuis 10 ans, union de fait pendant 2 ans il y a 3 ans, scolarité secondaire non complétée.

[18] Les informatrices qui rejettent ou retardent le projet de revivre en couple ont les caractéristiques suivantes : Céline, 35-44 ans, divorcée depuis 4 ans, scolarité secondaire non complétée ; Dominique, 25-34 ans, séparée d'union de fait depuis 4 ans, scolarité collégiale ; Hilda, 35-44 ans, divorcée depuis 6 ans, scolarité universitaire ; Catherine, 35-44 ans, divorcée depuis 10 ans, scolarité universitaire ; Caroline, 35-44 ans, divorcée depuis 7 ans, scolarité universitaire ; Mireille, 35-44 ans, divorcée depuis 7 ans, scolarité secondaire ; Madeleine, 25-34 ans, séparée depuis 5 ans, scolarité secondaire ; Colette, 35-44 ans, divorcée depuis 4 ans, scolarité universitaire ; Nathalie, 25-34 ans, séparée d'union de fait depuis 1 an, scolarité universitaire ; Marion, 35-44 ans, veuve depuis 2 ans, scolarité universitaire ; Dorothée, 25-34 ans, séparée depuis 3 ans, scolarité secondaire non complétée ; Pâquerette, 35-44 ans, divorcée depuis 5 ans, scolarité secondaire non complétée.

[19] La loi québécoise de l'aide sociale oblige les femmes assistées à renoncer à leur prestation si elles accueillent un conjoint sous leur toit. Parmi nos informatrices, les assistées sociales se répartissent dans les trois catégories de réponse à la question mais elles sont proportionnellement moins nombreuses à désirer vivre seules. À défaut de plus amples précisions, on peut donc penser que la perspective de perdre leur prestation d'aide sociale a peu joué sur leur réponse. Voir notamment sur ces questions Jo-Ann Belleware et Diane Charest, Monoparentalité féminine et aide sociale, Québec, Service des politiques et de la recherche en sécurité du revenu, 1986.

[20] « Aimer gros » : aimer beaucoup.



Retour au texte de l'auteure: Renée B.-Dandurand, anthropologue, INRS-culture Dernière mise à jour de cette page le dimanche 20 mai 2018 16:09
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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