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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Yao Assogba, Sortir l'Afrique du gouffre de l'histoire.
Le défi éthique du développement et de la renaissance de l'Afrique noire
. (2003)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Yao Assogba, Sortir l'Afrique du gouffre de l'histoire. Le défi éthique du développement et de la renaissance de l'Afrique noire. Québec: Les Presses de l'Université Laval, 2004, 200 pp. Une édition numérique réalisée par ma fille cadette, Émilie Tremblay, bénévole, doctorante en sociologie à l'UQAM. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 9 juillet 2012 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[xvii]

Sortir l’Afrique du gouffre

Le défi éthique du développement
et de la renaissance de l’Afrique noire



Préface

Relire l’alphabet social africain


par Célestin Monga

Économiste Principal à la Banque mondiale


Une des plus célèbres chansons de l’artiste nigérian Fela Anikulapo Kuti s’intitule Confusion. Il l’a écrite il y a quelque trente ans pour décrire non seulement le chaos apparent de la vie quotidienne en Afrique, mais également les bégaiements intellectuels qui constituent le discours public traditionnel au sujet du continent. Prophète halluciné en même temps que provocateur, Fela avait énoncé dans cette chanson et dans quelques autres une vision critique de l’Afrique qui refuserait d’être l’objet de ses propres fantasmes et de ceux des autres, pour enfin s’imposer à la conscience universelle comme sujet de sa propre histoire. Cette vision, les « experts », élites et intellectuels l’ont longuement raillée. Quelques-uns d’entre eux commencent désormais à la prendre en considération.

Yao Assogba, sociologue togolais enseignant à l’Université du Québec en Outaouais (UQO) au Canada, n’a rien a priori d’un disciple de Fela. Contrairement à ce dernier, il est même plutôt « sérieux ». Son écriture n’a rien du rythme insidieux et pimenté du style afro-beat, ni même des chansons high-life, et son propos a même parfois une tonalité métaphysique. Pourtant, son regard a la même acuité que celui de l’artiste nigérian, et il est tout aussi iconoclaste. Le lecteur s’en apercevra en parcourant les pages qui suivent : c’est d’une percutante sociologie de la confusion et de ses conséquences en matière de politiques publiques qu’il s’agit. Là où il se trouve, Fela peut dormir tranquille. Son message a été compris. Les intellectuels africains de gros calibre portent désormais le flambeau de la résistance.

[xviii]

Hannah Arendt a disséqué le totalitarisme et l’a distingué des anciennes formes d’oppression comme le despotisme, soulignant le fait qu’il reposait sur une idéologie marquée par la volonté de domination totale sur la société. Yao Assogba emprunte une démarche différente : il nous offre dans cet ouvrage une anatomie de l’incompétence des élites (ce qu’il appelle « l’impéritie et le cynisme des dirigeants africains »), qui se transforme parfois en démission collective. Ce faisant, il démonte les mécanismes du bricolage oppressif qui maintient efficacement l’Afrique subsaharienne dans le noir depuis quatre siècles.

Quant aux millions d’Africains qui se battent quotidiennement de mille manières contre le fatalisme, il serait injuste de les accuser de démission et de désertion. Yao Assogba ne cède pas à la mode facile de ces chercheurs complexés ou aigris, qui ne voient plus en Afrique que le triomphe de la culture de l’échec et du désespoir. Il garde les yeux sur l’horizon. Loin d’être naïf, il ne minimise pas l’internalisation de la violence symbolique par les victimes elles-mêmes, qui s’infligent parfois les échelles de valeurs arbitraires des puissants. Mais cet ouvrage n’est pas un traité d’anthropologie du suicide collectif. Au-delà de l’agitation et des turbulences de la crise africaine, Yao Assogba voudrait « mettre en évidence les forces sociales qui travaillent l’Afrique du dedans et par en dedans ». L’autre Afrique, en quelque sorte. Celle qui ne fait jamais l’objet de la une des médias internationaux, celle dont CNN ne parle jamais.

Suivant Max Weber, Raymond Boudon et quelques autres, Yao Assogba adopte une approche systémique des phénomènes sociaux. Pour déchiffrer la crise de l’Afrique, il rejette tout paradigme déterministe et choisit celui dit interactionniste (qui confère aux acteurs une autonomie de comportements, de rationalité et d’intentions). Rompant avec le « populisme développementaliste », il prescrit une sociologie cognitive qui pourfend l’ethnocentrisme d’une modernisation aléatoire et aveugle.

*     *     *

La chronique des cinquante dernières années de politique internationale (de la genèse de l’idéologie pernicieuse du [xix] développement en 1948 aux débats sur les stratégies de croissance des pays du Sud et à l’avènement des politiques d’ajustement structurel) permet à Yao Assogba de dresser un bilan sans complaisance de l’échange inégal. Et aussi d’aborder indirectement, presque de biais, quelques questions de fond : l’intérêt général est-il simplement la somme d’intérêts particuliers comme le proclament certains idéologues du marché ? L’altruisme qui détermine les rapports entre élites gouvernantes et populations en Afrique, et aussi entre les pays du Nord et du Sud (aide au développement ou allégement de la dette par exemple) est-il empoisonné ? Ne s’agit-il par d’une forme perverse du don, tel qu’observé par Marcel Mauss, dans ces sociétés où l’on offre en fait pour mieux recevoir et pour satisfaire ses propres intérêts ? La lutte contre la pauvreté proclamée comme une profession de foi par ceux-là même dont les actions quotidiennes perpétuent la misère est-elle un devoir religieux, un impératif moral, ou simplement une cosmétique du prestige ?

Il y a également la question des fondements de l’autorité dans des sociétés multicéphales. Certes, qu’il s’agisse du Togo de Gnassingbe Eyadema, du Gabon d’Omar Bongo ou du Cameroun de Paul Biya, l’on peut toujours identifier dans chaque dictature tropicale un homme qui incarne le pouvoir absolu. Mais un des éclairages puissants de cet ouvrage est le caractère multiple et parfois conflictuel des sources d’autorités politiques en vigueur dans ces pays qui ne sont ni tout à fait des États, ni tout à fait des nations. Ceci est particulièrement vrai dans le contexte de la faillite économique qui contraint parfois les dirigeants africains à appeler au secours de nouveaux acteurs que l’on ne maîtrise toujours pas : des institutions financières internationales dont les programmes ne sont pas toujours précisément définis ; des mercenaires politiques occidentaux dont on emprunte souvent les réseaux mafieux et répressifs pour ramener l’ordre ; voire des agitateurs de cette nouvelle société civile internationale (les ONG), célébrée pour son humanisme sans que l’on s’interroge toujours sur ses motivations profondes, sa légitimité et sa responsabilité. Ainsi, il arrive souvent que l’appareil d’État (ou tout au moins ce que l’on considère comme tel) soit multicéphale, souvent pris dans le tourbillon des ambitions contradictoires des chefs de clans et de factions, [xx] des différentes parties prenantes, des nombreuses structures et institutions qui constituent l’industrie (le business) du développement...

Derrière la figure du dictateur-homme fort qui semble tenir le pays d’une main de fer, il y a donc souvent des castes hétéroclites où des personnages étranges se disputent le pouvoir, se réunissant en fin de compte dans des espèces de conseils d’administration occultes où se prennent les décisions importantes – au nom du chef de l’État. Du coup, les fondements traditionnels de l’autorité sur lesquels les sociologues et les politologues élaborent leurs théories sont remis en cause. Yao Assogba montre ainsi que nous sommes bien loin de la typologie élémentaire des différentes formes d’autorité proposées par Weber (traditionnelle, charismatique, légale-rationnelle). L’intuition postmoderniste de Michel Foucault est également inopérante au sud du Sahara (l’idée simpliste selon laquelle ceux qui détiennent le savoir détiennent le pouvoir, développée dans son ouvrage Surveiller et Punir [1975]). Au contraire, cet ouvrage fourmille d’exemples de leaders et d’intellectuels africains condamnés pour avoir commis le crime de penser à haute voix, de voir loin, de s’interroger, et de savoir. En fait, et cet ouvrage le montre, le savoir et la connaissance sont deux des péchés capitaux les plus sévèrement châtiés en Afrique.

*     *     *

Certains estimeront que Yao Assogba est injuste avec la mondialisation économique et avec le capitalisme en général, qui ont quand même offert à de nombreux pays pauvres la possibilité de commercer avec des pays plus riches, et de se doter ainsi de recettes d’exportations (devises) dont ils avaient besoin pour s’offrir des importations indispensables (médicaments, machines-outils, technologie, etc.). Ce serait ne percevoir qu’une partie de l’argumentaire principal du livre, qui prône surtout une mondialisation à visage humain.

Cet ouvrage contraindra beaucoup de « spécialistes » de l’Afrique à sortir de la torpeur intellectuelle dans laquelle ils se sont paresseusement enfoncés. Entre autres leçons, il nous [xxi] enseigne la modestie du jugement, l’impératif de la nuance, et l’acceptation de l’imperfection dans notre quête d’une formule politique magique qui génère à la fois la démocratie et le développement (quelles que soient les définitions auxquelles nous parvenons pour chacun de ces termes). Cette véritable quête du Saint-Graal à laquelle Yao Assogba nous convie s’impose si nous prenons le risque de densifier notre regard critique par rapport aux modèles et théories à la mode.

Ne nous faisons en effet pas d’illusions ni sur le caractère chimique et scientifique de la démocratie à l’occidentale – si tant est qu’elle soit un tout cohérent et crédible pour exister véritablement –, ni sur le mythe de pureté idéologique que les intégristes du capitalisme et les farfelus théoriciens d’une « Fin de l’Histoire » voudraient nous infliger. Les signes de ce que Michel Crozier et al[1] appellent « le déclin démocratique » en Occident sont suffisamment nombreux pour que nous ne prenions plus pour argent comptant les sermons et les prescriptions infaillibles et prétendument humanistes qui nous viennent de Washington, Londres ou Paris – gracieusement... Depuis que l’on organise des élections en Floride comme au Cameroun, et que cinq juges sur neuf d’une Cour suprême vieille de deux cents ans choisissent comme chef de l’État « le plus démocratique du monde » un candidat arrivé second dans le décompte des votes populaires, la modestie s’impose dans les critères de validation et de hiérarchisation des régimes et des systèmes politiques.

Ne nous laissons pas intimider dans notre quête démocratique par ces « modèles » occidentaux où les taux d’abstention à des élections nationales se chiffrent parfois à 60 pour 100, où les critères d’éligibilité sont fonction de la capacité des candidats non pas à articuler des politiques publiques mais à lever des fonds et à séduire les lobbies de l’argent facile, et où les médias sont aussi nombreux qu’unanimistes [2].

[xxii]

Le doute est plus profond lorsque l’on observe le fonctionnement au quotidien de ces démocraties « exemplaires » où l’on peut être élu à la magistrature suprême en promettant à peu près n’importe quoi à ceux qui sont assez naïfs pour aller voter, et ensuite oublier ces promesses lorsque l’on accède au pouvoir. Loin de constituer le socle du contrat démocratique entre gouvernants et citoyens, la promesse électorale dans de nombreux pays occidentaux apparaît ainsi de plus en plus comme un slogan pour agiter les foules le temps d’un scrutin [3]. Par ailleurs, tous les systèmes politiques sécrètent des bureaucraties ou des institutions autonomes dont la maîtrise échappe aussi bien aux citoyens-électeurs qu’aux gouvernants-élus. Aucun pays ne semble encore parvenu à contrôler convenablement ces menaces systémiques à la démocratie, qu’il s’agisse de bureaucraties occultes, de pouvoirs militaires en Afrique comme le montre Yao Assogba, ou des réseaux de l’argent, des lobbies idéologiques ou religieux et des pouvoirs médiatiques en Occident. Comme quoi le chemin est encore long pour parvenir à un système démocratique crédible et validable en tout lieu et en tout temps.

Ne nous laissons pas non plus endormir par les jérémiades de ces élites africaines qui se retranchent derrière un relativisme philosophique de pacotille pour justifier leur soutien aveugle à des politiques répressives. Ceux-là qui réclament mordicus une forme authentiquement africaine de démocratie, non pas pour se libérer du joug intellectuel occidental et de l’ethnocentrisme américain, mais plutôt pour pouvoir élaborer paisiblement, à l’ombre de toute critique, des systèmes politiques anthropophages. Yao Assogba nous le montre bien dans cet ouvrage : s’il critique le système-monde actuel dans lequel l’Amérique est plus puissante et plus triomphante que ne le fut [xxiii] jamais l’empire romain ou l’empire britannique au moment de leur splendeur, ce n’est certes pas pour réclamer le droit des rois nègres de se construire une justification philosophique pour leurs nègreries. Si les formes institutionnelles de la démocratie peuvent et doivent changer selon le temps et le lieu, ses grands principes ne sauraient varier selon la couleur du ciel. Il n’y a donc pas lieu de concevoir une démocratie « africaine » qui tolérerait la violence, l’arbitraire, la raison du plus fort ou l’unanimisme. Car il n’y a pas une manière typiquement et exclusivement africaine de souffrir ou de mourir. Ce faux dilemme est désormais exposé sur la place publique [4].

Entre d’un côté le relativisme culturel dont s’inspirent les dirigeants et les élites médiocres pour donner une justification théorique à leurs manigances, et de l’autre l’universalisme primitif que certains en Occident utilisent comme socle moral pour imposer une vision purement occidentale du monde, il y a une troisième voie pour l’Afrique : celle que prône Yao Assogba. Elle consiste à rompre avec le mythe de l’Occident-sauveur du monde et à engager une introspection, dans la direction suggérée par Cheikh Anta Diop, Samir Amin et autres Jean-Marc Ela. C’est celle d’une « modernisation propre et progressive, à partir des dynamiques des pratiques sociales populaires ainsi que des systèmes socioculturels qui ont fait leurs preuves ». A sa manière provocatrice, c’était également le message de Fela Anikulapo Kuti. Et de quelques autres grands artistes africains.

C’est donc, en vérité, à une relecture de la grammaire politique et de l’alphabet social africains que Yao Assogba nous convie dans les pages qui suivent. Les sceptiques professionnels, les paresseux, et ceux qui ont peur de l’espérance trouveront peut-être une telle approche quelque peu naïve. Tant pis pour eux. Les autres trouveront dans ce livre une utopie dynamisante, comme cette idée d’un développement social minimum de l’humain. Appelez cela l’éthique d’un nouvel humanisme si [xxiv] vous voulez. Ou encore le rêve d’un intellectuel africain incurablement optimiste. Soit. Et alors ? Félix Houphouët-Boigny ne disait-il pas : « S’il fallait ne pas rêver, à quoi servirait le ciel ? »

Célestin Monga

Économiste Principal à la Banque mondiale



[1] M. Crozier, S.P. Huntington, et J. Watanuki, The Crisis of Democracy, New York, New York University Press, 1975.

[2] Il n’y a qu’à voir la manière dont les médias américains, tous « indépendants », ont couvert la récente guerre en Irak, pour mesurer les limites du pluralisme d’opinion qui est censé constituer le ferment de la démocratie.

[3] Certains États américains comme la Californie ont décidé d’adopter des garde-fous dans leurs Constitutions, pour obliger les hommes politiques à tenir leurs promesses une fois arrivés au pouvoir. Ils ont prévu par exemple la possibilité d’organiser des référendums populaires sur la seule base d’une collecte de signatures pour mettre fin au mandat du Gouverneur si ce dernier ne tient pas ses promesses électorales. Le problème est que cette clause est de plus en plus utilisée de manière abusive par ceux qui perdent les élections, dans le but de raccourcir le mandat du vainqueur.

[4] C. Monga, Measuring Democracy : A Comparative Theory of Political Well-Being, 2 volumes, Working Papers no 206, Boston, Boston University, African Studies Center, 1996.



Retour au texte de l'auteur: Yao Assongba, sociologue, Université du Québec en Outaouais Dernière mise à jour de cette page le samedi 27 juin 2015 7:26
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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