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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Yao Assogba, “L'état de la question sur l'étude des valeurs.” in ouvrage sous la direction de Gilles Pronovost et Chantal Royer, Les valeurs des jeunes, chapitre 1, pp. 11-29. Québec: Les Presses de l'Université du Québec, 2004, 252 pp. [Autorisation de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales accordée par l’auteur le 14 août 2008.]

[12]

Yao Assogba

Professeur en travail social, Université du Québec en Outaouais

L'état de la question
sur l'étude des valeurs
.”

Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Gilles Pronovost et Chantal Royer, Les valeurs des jeunes, chapitre 1, pp. 11-29. Québec: Les Presses de l'Université du Québec, 2004, 252 pp.

Notion de valeur
Historique des études contemporaines sur les valeurs
Enquêtes européennes
Enquêtes internationales
Explication de l’évolution des valeurs
Études sur les valeurs au Québec
Conclusion
Bibliographie


Le lien social, base de toute possibilité de cohésion d'une société, n'est concevable que s'il est fondé sur des valeurs communes. On peut comprendre dès lors que les valeurs ont été au centre des préoccupations des sociologues classiques Durkheim, Weber, Simmel, etc. Quant à la sociologie moderne et contemporaine, elle abordera la question des valeurs sous différents aspects de la vie sociale. Mais qu'entend-on au juste par la notion de valeur ? Quelles sont ses principales caractéristiques ontologiques ? Quel est l'état de la question sur l'étude de ce thème ?

NOTION DE VALEUR

Les buts qu'entendent poursuivre les membres d'une société sont déterminés et définis à partir de la représentation qu'ils ont de ce qui est désirable et de ce qu'ils puisent dans des idéaux collectifs. L'expression de ces principes fondamentaux qui orientent les préférences et les croyances collectives est désignée en sociologie par la notion de valeur. On peut définir la valeur comme une « manière d'être ou d'agir qu'une personne ou une collectivité reconnaissent comme idéale et qui rend désirables ou estimables les êtres ou les conduites auxquels elle est attribuée » (Rocher, 1992, p. 70). Les valeurs sont transmises, apprises, intériorisées et partagées par les individus d'un groupe social ou d'une société grâce à la socialisation.

Par un processus d'agencement, les valeurs constituent un ordre idéal ou moral qui tient lieu de référence commune. Celle‑ci se présente comme un fait irréductible, un noyau stable, à partir duquel les individus d'une société portent un jugement de valeur sur les objets concrets, les événements, les attitudes et les comportements des autres (Boudon et al., 1999).

L'épistémologie du concept de valeur a traversé toute l'histoire de la sociologie de Durkheim à Parsons en passant par Weber, Simmel, etc. Son utilisation est souvent faite avec précaution en raison de son caractère polysémique. D'une part, les valeurs inspirent des actions qui peuvent être considérées comme rationnelles. Mais celles-ci présentent par ailleurs une dimension subjective dont la manifestation est l'adhésion par conviction du sujet à des buts ou des fins qu'il poursuit. L'action rationnelle par rapport aux valeurs a également une dimension objective qui se manifeste par les actes conséquents que pose le sujet. D'autre part, les valeurs posent en sociologie les questions de l'universel et du particulier, du pluralisme et des conflits (Revue Mauss, 2002). Les sociologues classiques se sont constamment référés aux valeurs dans leurs travaux. Tocqueville, Simmel, Durkheim et Weber ont en commun d'affirmer à la fois l'objectivité et l'historicité des valeurs (Boudon, 1999). Mais chacun d'eux a également exploré la notion de valeur de façon particulière.

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Les notions de « solidarité mécanique » et de « solidarité organique » chez Durkheim renvoient en fait à deux conceptions différentes de la légitimité dans deux types bien distincts de société : la société traditionnelle et la société industrielle ou moderne. Dans la première, l'individu serait « fusionné » dans l'unité collective et dans la seconde, l'organisation sociale serait vue comme le résultat des actions individuelles agencées, orientées et contrôlées. Quant à Weber, il a insisté sur l'importance des valeurs non seulement dans les structures économiques et sociales, mais également dans l'évolution politique et sociale. Comme exemple classique sur le plan économique, on peut citer la place primordiale que le sociologue allemand accorde aux valeurs puritaines dans la formation de l'esprit capitaliste. Explorant systématiquement la notion de « rationalité axiologique » chez Weber, Boudon (1999) conclut que les sujets adhèrent aux valeurs pour des raisons que le sociologue pourrait comprendre par le principe de l'individualisme méthodologique. Par ailleurs, ses raisons ne sauraient être simplement des raisons utilitaires (Mesure, 1998). Dans ses travaux sur l'explication des valeurs, Boudon met en évidence la théorie des valeurs de Scheler (1955) à partir d'un schème d'analyse intitulé : « La théorie de valeurs de Scheler depuis la théorie des valeurs de la sociologie classique ».

Il présente cette théorie en six propositions qui constituent les caractéristiques ontologiques des valeurs.

1. Les valeurs sont des « essences », en ce sens que l'on peut évoquer, par exemple, la valeur du bon, de l'agréable ou de l'utile sans associer à ces évocations aucun objet en particulier. Ces essences font que les valeurs sont perçues comme dotées d'un signe que l'on peut reconnaître. Exemple : le bon ou le mauvais, le positif ou le négatif, etc.

2. Ces essences sont révélées par l'émotion. Ainsi, nous sommes attirés par sentiment vers des valeurs positives et repoussés par des valeurs négatives.

3. Les valeurs sont hiérarchisées. « L'agréable désigne une valeur positive, le plaisir désigne une valeur positive, le bonheur désigne une valeur positive, mais le bonheur est perçu comme supérieur au plaisir. Les valeurs sont donc reliées entre elles par une relation dotée des mêmes propriétés logiques (transitivité, irréflexion, etc.) que la relation "plus grand que" par exemple » (Boudon, 2000, p.291).

4. Tout comme les valeurs elles‑mêmes, les relations entre les valeurs sont révélées par l'émotion. En effet, c'est elle qui révèle que telle valeur est préférable à telle autre. Par exemple, c'est par un sentiment d'admiration qu'on ‑est porté à percevoir qu'un sujet est axiologiquement supérieur à un autre.

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5. Les « relations entre les valeurs sont aussi objectives que les valeurs elles-mêmes » (Ibid., p. 291).

6. « L'existence d'une valeur positive est elle‑même une valeur positive ; l'existence d'une valeur négative est une valeur négative » (Ibid., p. 291).


Historique des études contemporaines
sur les valeurs


Bien que les sociologues contemporains reconnaissent la place fondamentale qu'occupe la notion de valeur en sociologie, c'est en fonction des réalités sociales du moment qu'ils vont traiter des phénomènes sociaux se produisant dans ce domaine. Quel bilan essentiel peut-on en faire ?

L'Europe et les États-Unis, dans la seconde moitié du 201 siècle, sont marqués par d'importants travaux sur les valeurs. Un courant de recherches et d'études à tendance psychosociologique fait passer la notion de valeurs du singulier au pluriel. Pour l'école béhavioriste du moment, qui cherche à expliquer les comportements humains à partir d'antécédents génétiques, l'exode des penseurs européens vers les États-Unis avant et pendant la Deuxième Guerre mondiale ainsi que les interrogations soulevées par l'emprise du fascisme et du nazisme en Europe sont les principaux facteurs qui expliquent ce passage (Tchernia, 1995). La conception de Talcott Parsons, pour qui les valeurs sont des repères normatifs qui servent de référents à la pensée et à l'action de chaque individu, va occuper une place centrale dans la sociologie américaine. Cet auteur a essayé de montrer que toute société, pour exister, doit assurer le renouvellement de ses valeurs. Dans sa théorie systémique, les quatre sous-systèmes (économique, politique, social et culturel) renvoient aussi aux quatre types de valeurs dont l'interdépendance assure la cohésion de la société. L'étude des valeurs va s'éclipser pendant une dizaine d'années pour ensuite connaître un regain d'intérêt dans les années 1960, où l'on constate une montée des mouvements de contestation étudiante dans la plupart des pays occidentaux.

À la fin des années 1970, un groupe de chercheurs européens en sciences sociales crée le European Value Study Groups - communément appelé European Values Survey (EVS) - et entreprend une sorte d'étude sur les systèmes de valeurs en Europe. La première enquête du EVS se déroule dans neuf pays d'Europe occidentale, soit l'Allemagne de l'Ouest, la Belgique, le Danemark, l'Espagne, la France, le Royaume-Uni, l'Irlande, l'Italie et les Pays-Bas. Jean Stoetzel rédige la première synthèse des travaux qui en sont issus (Stoetzel, 1983). En 1990, l'Association pour la recherche sur les systèmes de valeurs [15] (ARVAL) [1] fut mise sur pied et réalisa la deuxième enquête qui porta alors sur 12 pays européens avec l'ajout de l'Autriche, du Portugal et de la Suisse (Galland et Roudet, 2001). Lors de la troisième enquête qui a été réalisée en 1999, de nouvelles questions ont été introduites dans le questionnaire original afin de mesurer l'attachement des gens à la démocratie et aux libertés individuelles, d'une part, et les attitudes à l'égard des immigrés, les valeurs individualistes ou de solidarité, d'autre part. Cette enquête a été menée dans 33 pays, y compris en Europe centrale et orientale. En France, l'enquête a été dirigée par l'ARVAL et les résultats ont été publiés dans un ouvrage collectif sous la direction de Pierre Bréchon (2000). Le questionnaire de l'EVS a été repris, à l'initiative de Ronald Inglehart, par une équipe de chercheurs de l'Université du Michigan pour être administré dans 23 pays dans le monde, dont les États-Unis, le Canada, le Japon et d'autres pays de l'Asie, de l'Amérique du Sud et de l'Afrique (Inglehart, Basanez et Moreno, 1998). L'étude de cette équipe était intitulée World Values Survey (WVS). Une autre étude de Inglehart a porté sur l'évolution des valeurs dans les sociétés industrielles avancées (Inglehart, 1993).

Les valeurs sont considérées dans la plupart des recherches citées comme étant le fondement des opinions et des comportements des individus et des groupes. Elles structurent les représentations sociales et orientent les actions. On ne peut cependant les observer directement, ce qui rend difficile leur traitement dans une recherche. À la suite de certains travaux, Gilles Pronovost et Chantal Royer (2003) distinguent trois catégories de valeurs : 1) Les valeurs de légitimité font référence aux idéaux fondamentaux collectifs qui sont partagés par une grande partie, sinon par l'ensemble d'une société. Les représentations de la famille, du mariage, du travail, de la religion, de la morale, de vie, de la mort, du loisir, etc. ; 2) Les valeurs d'action représentent les normes sociales qui dictent les manières de faire, les modalités pratiques de la vie en société. Les deux auteurs incluent dans cette catégorie les règles de la morale, les valeurs de sociabilité (entraide, solidarité, amitié), la tolérance, la liberté, la justice, les rapports à la politique, à l'économie ; 3) Les valeurs personnelles « renvoient aux représentations reliées à l'identité, à l'image de soi, aux notions d'accomplissement et aux succès, souvent en opposition avec diverses contraintes extérieures perçues), (Pronovost et Royer, 2003, p. 147). Entrent dans cette catégorie la satisfaction par rapport aux structures sociales, aux institutions, un jugement positif ou négatif de ce qu'on a réalisé, les conceptions de la réussite ou de l'échec. Ces catégories sont des idéaux-types.

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L'analyse sur laquelle repose une grande partie des travaux de recherches et d'enquêtes porte surtout sur ces trois catégories de valeurs. De manière générale, on interroge les sujets sur l'importance qu'ils accordent aux valeurs de légitimité, aux valeurs d'action et aux valeurs personnelles. Cependant, on doit signaler que peu de recherches se sont penchées sur la question des valeurs en général et sur celles des jeunes, en particulier. Si l'on ajoutait aux enquêtes déjà citées celle de Tutiaux-Guillon et Mousseau (1998), on dirait que ce sont ces recherches qui font foi actuellement dans ce champ de la sociologie contemporaine. Ces enquêtes ont généralement pour but ou bien de connaître les valeurs prédominantes dans la société sur une période donnée et de voir leur évolution, ou bien de chercher à vérifier si les jeunes se situent en marge de la société par les valeurs qu'ils semblent porter. Enfin, certaines enquêtes consistent à vérifier, d'une part, s'il existe des différences marquées entre les valeurs des adultes et celles des jeunes, et, d'autre part, si leurs priorités diffèrent réellement de celles des générations précédentes. Les questions généralement posées dans ces recherches sont du type : y a-t-il une continuité des valeurs entre les générations ou assiste-t-on à une rupture générationnelle ? Les valeurs des jeunes font-elles défaut ? Les jeunes manquent-ils de repères pour se situer spatio-temporellement et mener leur existence ?

Enquêtes européennes

Les trois enquêtes menées par l'EVS et l'ARVAL ont porté chacune sur un échantillon représentatif de la population des pays concernés et devaient compter au moins 1 000 individus de 18 ans et plus. Bien que le questionnaire international de l'EVS « décontextualisé » ait été administré dans plusieurs pays européens, l'analyse des résultats de la France sera d'abord présentée ici. L'étude d'Inglehart, Basanez et Moreno (1998) nous permettra ensuite de faire une analyse internationale comparative.

En France, la recherche menée par l'ARVAL sur les valeurs des jeunes de 18 à 29 ans est basée sur les données des enquêtes de 1981, de 1990 et de 1999, et a pour objectif d'examiner les tendances françaises sur une période de vingt ans (Galland et Roudet, 2001 ; Bréchon, 2000 ; Riffault, 1994). Une fois les limites méthodologiques de ces enquêtes bien posées (techniques d'échantillonnage, sous-représentation des jeunes des milieux les plus défavorisés au sein de l'échantillon), le diagnostic global qui ressort est que, eu égard à la position de la jeunesse dans l'univers moyen des valeurs de l'ensemble de la population française,

[...] les jeunes Français de cette fin de siècle ne se situent pas en rupture avec le reste de la société. Certes, ils sont souvent à la pointe du mouvement, mais rien ne donne le sentiment dans quelque domaine que ce soit, qu'un fort décrochage générationnel se soit manifesté entre les classes d'âge qui composent la société [17] française. L'évolution enregistrée depuis vingt ans ne fait que confirmer et amplifier ce constat : bien loin de s'en distinguer plus nettement, dans presque tous les domaines, les valeurs des jeunes se sont considérablement rapprochées de celles des adultes (Galland et Roudet, 2001, p. 178).

Cependant, dans la population jeunesse, on constate que la variable éducation introduit une différence marquante, en ce sens que les valeurs des jeunes diplômés et celles des non-diplômés ont tendance à diverger. Mais il n'en reste pas moins vrai que les jeunes français partagent entre eux bon nombre de valeurs, comme en témoignent les résultats plus détaillés de Galland et Roudet (2001).

Famille

La famille demeure la valeur qui a la plus grande importance pour les jeunes. Les résultats démontrent qu'en 1990 76% d'entre eux, comparativement à 85% en 1999, considèrent que la famille occupe une place capitale dans leur vie. Dans les trois enquêtes, on constate une stabilité quant aux attitudes de respect, d'affection et de grandes attentes à l'égard des parents. L'étude démontre une évolution en ce qui concerne la valeur attachée à la famille de procréation. Le mariage ne connaît pas un regain de popularité, malgré une légère hausse en 1990. Les jeunes pensent cependant que ce rite devrait progresser et avoir la fidélité comme fondement, car elle est perçue comme une condition de réussite de la vie conjugale. En dernier ressort, disent les auteurs de l'étude, les attentes des jeunes par rapport à la famille ressemblent à celles des adultes.

Travail

Le travail occupe toujours une place centrale aussi bien chez les jeunes que chez les adultes français. Quel que soit leur âge, 60% des Français considèrent que le travail est très important dans leur vie. Mais il y a un changement dans les attentes à l'égard du travail. Alors qu'en 1981 et en 1990 ces attentes renvoyaient à la réalisation, définie par l'intérêt, la responsabilité et le sentiment de réussite, dans la décennie 1990-1999, on note chez les jeunes un retour à une conception matérialiste de l'emploi (salaire, sécurité d'emploi, horaire). Certes, ce changement s'explique par la précarité et l'instabilité de l'emploi, caractéristiques de ces années. Par ailleurs, les jeunes veulent avoir du temps libre dans la mesure où le travail ne représenterait pas le domaine exclusif d'accomplissement personnel. Dans cette perspective, 68% des jeunes interrogés considèrent comme une bonne chose le fait que le travail prenne une place relativement moins grande dans leur vie.

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Amitié

L'amitié, traduite en termes de sociabilité avec des copains, des collègues en dehors du travail ou dans la vie associative, représente aussi une valeur relativement importante chez 61% des jeunes français. Dans ce domaine, les jeunes se distinguent de leurs ainés en ce sens que l'amitié occupe une plus grande place chez les premiers que chez les seconds, et elle semble en hausse et continue d'augmenter dans le temps, soit depuis l'enquête EVS/ARVAL de 1990.

Politique

La politique n'est pas très valorisée, tant par les jeunes que par les adultes. Tout se passerait comme si les jeunes se « dépolitisaient » en participant peu ou pas à la vie politique. Leur participation aux consultations populaires (élections, référendum) serait fonction des enjeux perçus et ressentis selon le type de consultation. Toutefois, si la participation des jeunes aux élections est à la baisse, leur participation aux manifestations de protestation ou de revendication est, quant à elle, à la hausse.

Religion

À l'instar de la politique, la religion occupe peu de place dans la vie des jeunes, tout comme pour l'ensemble de la population française. L'attachement aux cérémonies et aux croyances à la vie après la mort (paradis, enfer, réincarnation) est manifeste. Les croyances à l'astrologie, à la télépathie, au spiritisme, etc., sont en progression chez les jeunes. Tirant une conclusion générale des tendances des valeurs des jeunes en France depuis vingt ans, voici ce qu'écrivent Galland et Roudet : « La société des jeunes n'est certainement pas arrivée à ce stade de déconnexion des rapports sociaux fragmentés en multiples réseaux privés indifférents à la société globale avec laquelle on n'entretiendrait que des rapports instrumentaux. Mais c'est une tendance d'évolution qu'on ne peut exclure » (Galland et Roudet, 2001, p. 183).

L'ouvrage publié sous la direction de Pierre Bréchon (2000) s'est basé également sur les résultats des trois enquêtes ESV/ARVAL pour analyser l'évolution des valeurs des Français de 1980 à 2000. Hormis le divorce, l'avortement et l'homosexualité, qui sont de nouvelles variables, les conclusions de ce livre rejoignent celles de Galland et Roudet (2001). En effet, l'étude de Bréchon révèle également une stabilité dans le temps pour un grand nombre de réponses relatives à l'état des valeurs. Il se dégage une hiérarchisation des domaines de la vie, avec une importance première accordée à la famille, suivent ensuite le travail et la religion, puis la politique, en dernière position. Cependant, il est évident que les Français ne sont plus attachés à la famille d'antan. Ce qui veut dire que l'institution familiale figée, intangible, traditionnelle ne fait plus partie des représentations de la majorité des gens, et ce, même si plusieurs disent [19] que le mariage n'est pas dépassé. La famille idéale serait d'abord une affaire de sentiments et de relations affectives. La réussite d'un couple, quant à elle, reposerait sur le respect mutuel, la fidélité, la compréhension, la discussion, le tout dans une relation égalitaire entre les deux sexes. La structure familiale évolue donc en fonction des relations que vivent les membres. Les remises en question des valeurs traditionnelles sont étroitement liées à l'évolution des valeurs religieuses. Selon Bréchon (2000), on assiste non pas à un effondrement de ces valeurs, mais plutôt à leur dérégulation institutionnelle, à leur relativisation et à une certaine individualisation. Il y a un consensus autour du sens que peut avoir le travail, c'est-à-dire procurer des moyens matériels pour bien vivre, être aussi source de réalisation personnelle et, enfin, pour une majorité des gens, il doit s'équilibrer avec un temps de loisirs. Sur le plan politique, les gens sont globalement acquis aux valeurs de la démocratie. L’analyse des données publiée sous la direction d'Hélène Riffault (1994) va dans le même sens que les études précédentes.

Les résultats de l'analyse pour la France de l'enquête « Youth and History » effectuée dans 26 pays européens, auprès d'un échantillon de 800 à 1 200 adolescents âgés de 15-16 ans par pays, et dirigée par Tutiaux-Guillon et Mousseau (1998) corroborent ceux de Galland-Roudet et de Bréchon. Toutefois, cette vaste recherche introduit la variable sexe ainsi que de nouvelles valeurs comme la foi, la liberté, l'argent, les identités ethniques, nationales et religieuses, la paix, l'égalité. De l'étude, il ressort les faits saillants suivants. Les filles valorisent plus la famille que les garçons (90% contre 83%). Lorsque les loisirs sont identifiés aux passe‑temps, une distinction remarquable existe entre les garçons et les filles : celles‑ci ne sont que 57% à juger « probable » d'avoir du temps pour elles dans quarante ans, à la différence des garçons (62%). « S'agit-il de réalisme, d'une interprétation de la vie quotidienne de leurs mères ou leurs soeurs aînées ? », se demandent les chercheurs. L'argent suscite peu d'attachement (26% de l'ensemble des adolescents y attachent beaucoup d'importance) et constitue l'une des quatre dernières valeurs. Les jeunes ont une représentation négative de la richesse en général, la plupart des réponses renvoient plutôt a une image méritocratique de la richesse (qui revient au travail ou à la capacité d'innover).

Les identités ethniques, nationales et religieuses ne suscitent pas, en général, une forte adhésion. « Mon pays » atteint le 32%, « mon groupe ethnique/ma nationalité », le 59% et « ma foi/ma religion » rejoint le 25%. « Autrement dit, l'identité adolescente en France ne s'affirmerait pas par rapport à une revendication de culture nationale et religieuse », selon les auteurs (Tutiaux-Guillon et Mousseau, 1998, p. 37). La paix ou la « paix à tout prix » a beaucoup ou énormément d'importance (83%) chez les jeunes, et ce, même si elle n'est pas la première dans la hiérarchie des valeurs. Globalement, les jeunes ont une attitude pacifiste, mais au coup par coup, en fonction d'autres [20] valeurs, étant donné qu'ils peuvent admettre une guerre si elle met fin à des conflits. La différence selon le genre est constante : les filles sont plus pacifistes que les garçons. La liberté et l'égalité apparaissent comme des valeurs. Ensemble, la paix, la liberté, l'égalité, le refus du racisme et de la xénophobie s'affirment chez les jeunes comme des valeurs morales.

Enquêtes internationales

Sur le plan international, les données sur les enquêtes relatives aux valeurs dans le monde publiées par Inglehart, Besanez et Moreno (1998) demeurent la source la plus importante dans ce domaine de recherche. Ces données compilées dans un Source Book disponible au public pour exploitation proviennent d'enquêtes portant sur 43 sociétés de tous les continents (environ 70% de la population mondiale) et traitent de sujets aussi divers que la famille, la religion, l'amitié, le travail, la politique, la sexualité, les croyances, etc. Il revient à Raymond Boudon (2002) d'avoir analysé ces données sous un angle original dans un ouvrage récent. L'originalité de cette analyse repose, d'une part, sur la démonstration que le « déclin des valeurs » et le « déclin de la morale » sont des idées reçues et, d'autre part, sur une proposition d'explication de la persistance de certaines valeurs fondamentales qui s'inspire des sociologues classiques. Boudon choisit d'analyser les données portant sur sept pays occidentaux (France, Allemagne de l'Ouest, Grande‑Bretagne, Italie, Suède, États‑Unis, Canada). Il procède à une analyse comparative entre ces pays de l'évolution des valeurs de légitimité, des valeurs d'action et/ou des valeurs personnelles. L'analyse des données amène Boudon à conclure à une « continuité et changement des valeurs ».

Lorsqu'on questionne les jeunes sur l'importance de la famille, une grande majorité d'entre eux répondent par l'affirmative, soit 92% aux Etats‑Unis, 89% au Canada, 87% en Grande‑Bretagne et 77% en France. La tendance observée chez les jeunes n'est donc pas en discontinuité avec leurs aînés. Au contraire, il est plutôt frappant de constater le maintien de la valeur famille entre les générations. Il se dégage également de l'étude une persistance des valeurs reliées à la famille. Ainsi, « on constate que le mariage reste une valeur forte, que l'on valorise positivement la fidélité, ou que, dans tous les pays retenus, une quasi‑unanimité des répondants considère que les enfants ont besoin des parents et que les enfants ont des devoirs à l'égard de leurs parents » (Boudon, 2002, p. 26). Bref, l'évolution de la valeur famille est plus continue et moins brutale qu'on est parfois porté à le croire.

Le travail demeure encore une valeur importante, mais il y a une évolution dans certains de ses aspects selon l'âge et l'éducation. Les jeunes recherchent l'épanouissement personnel avant les avantages matériels dans le travail et souhaitent qu'il soit une source de réalisation de soi. Ils veulent avoir des responsabilités, mais ne veulent pas que le [21] travail soit le centre de leur vie et devienne le sens de leur vie. Le salaire est un aspect du travail dont l'importance tend à croître chez les plus jeunes et à décroître chez les plus instruits, sauf au Canada. Eu égard à la politique comme valeur, les jeunes croient dans les vertus de la démocratie et, loin de baisser dans leur intérêt, ils veulent plutôt l'approfondir.

L'intérêt pour la valeur politique est presque le même chez les jeunes et les adultes, mais il augmente selon le degré d'instruction. Les jeunes manifestent davantage une volonté d'action politique et, comme ils tendent à avoir moins confiance au personnel politique au pouvoir pour réaliser les objectifs souhaitables, ils veulent participer directement au fonctionnement de la démocratie. L'extrémisme est en déclin. Les jeunes ne croient plus aux solutions politiques extrêmes, ils continuent de croire à l'influence du politique, mais non à ce que le changement social soit uniquement son fruit. Les jeunes s'éloignent du radicalisme et se rapprochent du réalisme et du sens de la complexité.

Quant à la religion, on constate partout une tendance à la baisse de la religiosité chez les jeunes. Ce déclin est en relation avec le niveau d'instruction aux États‑Unis (de 59% à 46%) et au Canada (de 45% à 23%) ; elle connaît une stabilité en France (15%, 15%), mais remonte en Suède (de 8% à 15%) et en Italie (de 35% à 40% ; Boudon, 2002, p. 35). Outre le déclin de la religiosité, les données internationales analysées par Boudon montrent qu'il y a un changement dans le contenu même de la religion. On observe ainsi des doutes croissants de la part des enquêtés sur l'existence de Dieu. i(Cette croyance est dans tous les cas moins fréquente dans le groupe des jeunes et dans le groupe de niveau d'instruction élevé » (Boudon, 2002, p. 38). Mais, paradoxalement, la croyance en Dieu n'est pas une donnée rare puisqu'en France, en Italie et au Canada, les jeunes qui croient en Dieu sont respectivement de l'ordre de 51%, 89% et 85%. Par ailleurs, l'image de Dieu est abstraite : la croyance en un Dieu personnel est faible et diminue chez les jeunes et les plus instruits. Finalement, la fonction de Dieu, voire son importance, semble en régression. Les jeunes cherchent plutôt un réconfort et un bonheur ici‑bas. Dans plusieurs pays, la croyance dans la vie après la mort et la croyance en la résurrection des morts augmentent avec le niveau d'éducation.

En ce qui concerne le bien et le mal, l'analyse des données montre que la catégorie du sacré, au sens durkheimien de ce terme, est encore présente dans l'esprit des jeunes (notions d'âme, de ciel, de vie après la mort). Sur le plan de la morale, les jeunes ont plus tendance à juger le bien et le mal en fonction des circonstances plutôt que de se fier à des principes établis. Le sens du péché baisse selon le degré d'instruction chez les jeunes, et ces derniers ne croient plus aux tabous et aux interdits absolus. « Le besoin de sens, de spiritualité, de valeurs, le besoin d'accomplir quelque chose de significatif se décèle dans les réponses des diverses catégories » (Boudon, 2002, p. 47). L'analyse des données relatives à l'interruption volontaire de grossesse a permis à Boudon de mettre en lumière les faits saillants suivants. Ce phénomène [22] social est plus ou moins toléré selon les pays : il est plus accepté en Suède qu'en Italie. Mais, quel que soit le cas, son acceptation varie fortement selon des motifs bien précis, en l'occurrence la « santé de la mère », la grande probabilité que la mère donne naissance à un « enfant handicapé », le « célibat de la mère » et le « refus de la mère d'avoir un enfant ». L'acceptation de l'interruption volontaire de grossesse décroît, toutes catégories confondues, avec l'ordre dans lequel les motifs sont ici présentés aux répondants.

Par exemple, aux États‑Unis, l'interruption volontaire de grossesse est largement acceptée pour le premier motif (86%), beaucoup moins pour le second (55%), dans une proportion encore moindre pour le troisième (30%) et peu acceptée pour le quatrième (26%). En France, l'approbation de l'interruption volontaire de grossesse a la même allure qu'aux États-Unis, allant de 94%, 91% à 30% du premier au troisième cas et quasi partagée dans le quatrième cas (48%). Dans les deux pays, on observe aussi la grande persistance de la hiérarchie des motifs d'un groupe d'âge à l'autre. Enfin, les conclusions de l'étude sont identiques pour les autres pays occidentaux retenus, les quatre justifications étant toujours perçues comme de force très inégale (1bid., p. 51-54).

Explication de l’évolution des valeurs

Cette évolution des valeurs qui semble caractéristique des pays industrialisés s'explique par la grande sécurité (socioéconomique) que connaissent ces pays (Inglehart, 1993). Une sécurité qui aurait engendré une sérénité favorable au développement d'attitudes permissives chez les jeunes et une tolérance à l'égard de l'avortement, du divorce, de l'adultère et de l'euthanasie, par exemple. Il en serait de même pour l'importance moindre qu'on accorde à la religion et à la politique. Inglehart a montré également que l'effet de génération pouvait être déterminant dans certains changements culturels. Par exemple, le fait d'avancer en âge conduit à adopter des attitudes moins permissives.

Mais, à notre connaissance, l'étude de Boudon (2002) demeure actuellement dans les sciences sociales contemporaines la plus importante et apporte la plus fine explication des données des enquêtes mondiales sur les valeurs. Au terme de son étude, l'auteur relève un certain nombre de tendances qui reflètent l'état et l'évolution des valeurs dans le monde occidental. Les gens attachent une grande importance à la famille. Au travail, ils demandent plus de responsabilités et de marge de manoeuvre, mais s'intéressent moins aux avantages matériels du travail. Ils demandent une participation grandissante des citoyens à la vie politique. Les gens considèrent par ailleurs - et de plus en plus - la politique comme étant une chose trop sérieuse pour [23] être confiée aux seuls politiciens ; ils veulent de bonnes réformes plutôt que des changements brutaux. Ils tendent à rejeter les tabous et les interdits liés à la religion.

Le respect d'autrui semble représenter la valeur morale fondamentale pour les individus et les gens ont tendance à repousser ceux qu'ils perçoivent comme « porteurs de fausses valeurs ». Les gens discutent davantage de l'autorité et ont une attitude plus critique à l'égard des normes et des dogmes. En résumé, conclut Boudon, ces tendances correspondent à une affirmation de l'individualisme, de la recherche de l'autonomie individuelle et du sens de celle‑ci. Cette affirmation de l'individualisme se traduit par le fait que le bonheur des gens semble grandement être la référence chez les jeunes et les plus instruits. Par contre, cet individualisme ne veut pas dire que tous les comportements sont perçus comme équivalents et qu'il est interdit de les juger. Bref, on ne perçoit pas d'affaiblissement des valeurs et de la morale, ni de cassure entre les générations, soit entre ceux qui ont vécu leur vie dans la société industrielle et ceux qui l'ont vécue dans la société postindustrielle (Boudon, 2002, p. 71-74).

Études sur les valeurs au Québec

Si le Canada a été considéré dans les enquêtes internationales sur les valeurs (Inglehart et al., 1998 ; Inglehart, 1998), le Québec n'a pas été considéré comme société distincte. Au Québec, même les recherches sur les valeurs ont connu un engouement au cours de la décennie 1960-1970 dans le contexte de la Révolution tranquille. Par contre, les sciences sociales québécoises accorderont peu d'intérêt à ce thème dans les années 1980, sauf les études issues de la vaste enquête longitudinale sur les aspirations scolaires et les orientations professionnelles des étudiants québécois, menée par Guy Rocher et Pierre W. Bélanger (Cicchelli, 2003).

En 1990, la revue L'Action nationale consacrera une série d'articles sur les valeurs. Dans un de ces articles, Léon Dion (1990) porte un regard sur la génération « qui émergea avec la crise économique et politique de 1982 ». S'appuyant sur les résultats d'un sondage SORECOM du moment, Dion relève que les jeunes québécois considèrent la famille comme un refuge dans lequel ils trouvent le confort et le réconfort. Après la famille, c'est le travail qui est important pour eux. Ils recherchent un travail stable, rémunérateur et valorisant. Finalement, les jeunes ont soif de la liberté, de la justice et de la poursuite de l'égalité. L'auteur a intitulé son article « La jeunesse : continuité dans le changement » (Dion, 1990). Pour sa part, Jacques Lazure (1990) trace le profil des jeunes québécois âgés de 15 à 24 ans à partir de ce qu'il appelle « les orientations maîtresses), qui commandent la vie des jeunes, à savoir se tailler une place dans la société et mener une vie [24] pleine de sens pour eux. La récession économique a sans doute développé chez eux le sentiment qu'il leur fallait avant tout assurer leur entrée sur le marché du travail.

Dans cette optique, à l'esprit d'aventure qui a caractérisé les plus âgés s'est substituée la recherche de la sécurité. Ces jeunes seraient moins tournés vers le militantisme et la politique, mais plus portés vers une quête de soi, une quête d'autonomie et de réalisation personnelle. Se basant sur un sondage du magazine L'actualité de cette période, Lazure arrive aux mêmes conclusions que Dion en ce qui concerne les valeurs profondes des jeunes. Ces derniers attribuent la plus grande valeur à leur famille et après celle‑ci vient le travail. (t Au total, écrit Lazure, le profil actuel des jeunes du Québec m'apparaît plus beau que laid » (Lazure, 1990, p. 436).

De son côté, Simon Langlois (1990) fait une analyse de l'évolution des valeurs dans la société québécoise, des années 1960 aux années 1990, et aboutit aux conclusions suivantes. De manière générale, les valeurs traditionnelles ont cédé leur place aux valeurs nouvelles que sont l'épanouissement personnel, l'autonomie, le plaisir immédiat et l'expérimentation. Ces valeurs sont en croissance plus rapide chez les jeunes. Les valeurs matérialistes axées sur la consommation ont augmenté dans tous les groupes d'âge. Toutefois, par ces valeurs, on accorde une importance à la sécurité, à la stabilité économique et au bien‑être matériel. Sur le plan de la valeur travail, le salariat est encore largement valorisé. Chez les jeunes, l'intérêt pour le travail stable tend à croître en période de précarité de l'emploi. Enfin, les jeunes veulent pouvoir concilier le travail, la vie familiale et les relations interpersonnelles, le travail n'occupant plus toute la place dans leur vie.

Quant aux valeurs spirituelles, Langlois confirme que les Québécois en général leur accordent moins d'importance depuis les années 1960. Ce déclin des valeurs spirituelles s'expliquerait, selon l'auteur, par un déplacement vers les valeurs matérialistes et individualistes, caractérisées par la recherche du plaisir immédiat. Se seraient substituées à ce déclin les valeurs personnalistes comme l'amour et l'épanouissement personnel. Mais, de façon paradoxale, parallèlement à la montée de l'individualisme, les Québécois continuent d'accorder une grande importance aux valeurs collectives, comme les programmes sociaux, la redistribution des revenus, la promotion des droits collectifs, etc.

Des recherches québécoises plus récentes portant sur les valeurs des jeunes ont été recensées par Pronovost et Royer dans un ouvrage publié sous la direction de Madeleine Gauthier (2003). Les deux auteurs ont recensé notamment l'enquête de Santé Québec, réalisée en 1999 auprès d'un échantillon de 3 665 jeunes de 9, 13 et 15 ans. Sont aussi mentionnées l'étude que Belleau et Bayard ont menée en 2002 auprès d'un échantillon de 1 177 jeunes de 12 à 18 ans ainsi que l'enquête de la Fédération des établissements d'enseignement privé, effectuée auprès de 34 770 répondants. Pronovost et Royer font [25] également mention de deux ouvrages synthèses réalisés par Madeleine Gauthier et Léon Bernier en 1997 et par Madeleine Gauthier et al. en 2000 (voir Pronovost et Royer, 2003, p. 145).

Les conclusions de l'analyse que font Pronovost et Royer de ces enquêtes et études réalisées au cours de la décennie 1990-2000 rejoignent, toutes choses égales d'ailleurs, celles de Dion, de Lazure et de Langlois sur certaines valeurs de légitimité, valeurs d'action et valeurs personnelles. Cela confirmerait, pour la société québécoise, la stabilité des valeurs fortes qui est constatée dans les pays d'Europe de l'Ouest et d'Amérique du Nord. Il ressort des dernières recherches qu'à l'instar de la France ou des États-Unis, la famille est une valeur très importante pour les jeunes québécois. Dans l'enquête menée dans les écoles secondaires privées du Québec en 200 1, il ressort que « près de 90% des jeunes se déclarent satisfaits des relations avec leurs parents, à peine 3% ne se sentent pas aimés par eux » (Pronovost et Royer 2003, p. 149). L'amitié représente une source de soutien social pour les jeunes québécois. On note cependant quelques particularités à la société québécoise. On constate une nette remontée des aspirations scolaires ; le rapport au travail, chez les jeunes, semble s'inscrire dans une triade école, travail et intégration sociale. Enfin, les jeunes québécois affichent un grand optimisme eu égard à l'amour, à l'emploi, à la relation formation-emploi et à l'économie (Ibid., p. 149-152).

De manière plus spécifique, Fernand Harvey (1990) fait une analyse des valeurs au Québec sous un angle macrosociologique. Au départ, l'auteur pose la question suivante : « Est-il possible de prétendre qu'il puisse exister au Québec des valeurs communes dans une société éclatée où le relativisme culturel a tendance à renvoyer dans la sphère de la vie privée toute référence aux valeurs ? » Pour bien répondre à cette question, il se demande ensuite si les valeurs d'antan, par exemple la religion, la famille et l'État comme nouveau gardien des valeurs collectives, qui ont été remises en cause, n'auraient pas plutôt pris une forme différente. Au terme de son analyse, Harvey a relevé les valeurs qui subsistent et celles qui s'y sont ajoutées. D'entrée de jeu, Harvey affirme que la défense de la langue française (une valeur constante), la défense de la démocratie, valeur que l'on a tendance à considérer comme allant de soi, ainsi que le développement économique sont les valeurs qui subsistent dans la société québécoise.

À ces trois grandes valeurs « contemporaines » viennent s'en ajouter d'autres « qui font l'objet de discussions et dont la définition contribuera à consolider notre identité future » (Ibid., p. 945). Pour l'auteur, il s'agit des valeurs individuelles et des valeurs collectives qui ont cheminé de façon parallèle mais complémentaire pendant presque deux décennies. Portées par le nationalisme, le syndicalisme et le féminisme, les valeurs collectives ont dominé les années 1960 et 1970, mais au cours des années 1980, l'action collective au Québec aura connu une relative baisse au profit de l'individualisme. À cela Harvey ajoute les valeurs [26] internationalistes, cosmopolitistes et d'identité nationale, qui donnent lieu à des discussions autour du relativisme culturel, du multiculturalisme, du pluralisme culturel, d'interculturalité et de transculturalité (Ibid., p. 947-949). Enfin, l'auteur mentionne l'environnementalisme et l'aménagement régional, les relations hommes-femmes et la famille, celle-ci étant désormais plurielle avec ses diverses formes : famille nucléaire « traditionnelle », famille reconstituée, famille élargie, famille monoparentale, etc. De plus, on considère désormais comme de l'ordre de la « normalité » les situations des personnes qui vivent seules, à savoir les célibataires et les personnes divorcées.

CONCLUSION

Au-delà de l'histoire et du particularisme des pays occidentaux, il semble se dégager de l'état de la question sur l'étude des valeurs des tendances plus ou moins convergentes. D'abord, on constate une continuité dans le changement, en ce sens que la société d'aujourd'hui reprend les valeurs de la société d'hier sans une cassure radicale, puis les approfondit en leur donnant une autre forme. Ensuite, on remarque « le caractère graduel et nationalement ancré des changements qu'on observe dans les valeurs. Certaines évolutions vont dans le même sens dans l'ensemble des pays, mais en respectant le rythme, les caractéristiques, et finalement l'histoire de chacun » (Boudon, 2002, p. 23). Par ailleurs, le sens des valeurs subsiste et il semble y avoir un consensus sur différents jugements de valeur.

Enfin, on note ce que Boudon appelle une « structuration fine et persistante des valeurs ». On ne saurait plus expliquer et comprendre ces phénomènes tendanciels qui caractérisent l'évolution des valeurs de manière factuelle ou conjoncturelle. La sociologie doit dépasser ce niveau. Dans ses derniers travaux de recherche, Boudon (2002) s'est inscrit dans cette optique en faisant une relecture des grands classiques, à savoir Durkheim, Weber et Simmel, pour proposer des éléments théoriques d'interprétation de l'évolution des valeurs. Nous résumons la démarche de Boudon en guise de conclusion de notre article.

À Durkheim (1979), Boudon emprunte la notion de l'individualisme, à Weber (1971), l'idée du processus de rationalisation des valeurs et à Simmel (1984), l'idée des irréversibilités dans l'histoire et du poids des contingences. L'individualisme dans l'acceptation durkheimienne du concept est la faculté ontologique de l'être humain d'avoir conscience de son individualité dans la société. Pour Durkheim, l'individualisme est un « phénomène qui ne commence nulle part, mais qui se développe, sans s'arrêter tout le long de l'histoire ». Il veut dire par là que l'individu a toujours en tant que tel représenté le point de référence privilégié, sinon unique, à partir duquel il est possible de juger de la pertinence des normes et de la légitimité des institutions sociales au sens le plus large du terme.

[27]

Dans son ouvrage Les problèmes de la philosophie de l'histoire, Simmel (1984), cité par Boudon, révèle l'existence de la manifestation d'une tendance lourde à l'oeuvre dans toute l'histoire, à savoir une demande constante des acteurs sociaux pour le respect de l'égale dignité de chacun. Simmel reconnaît toutefois également l'influence que peuvent avoir les contingences de l'histoire sur cette tendance lourde (Boudon, 2003, p. 58). Par contre, dans toutes les sociétés, y compris les plus archaïques, les institutions sociétales ne pouvaient pas ne pas être inspirées par l'objectif d'instaurer une organisation sociale perçue et donnant le sentiment à l'individu qu'une telle organisation respectait sa dignité.

Autrement dit, dans l'histoire, toutes les sociétés souhaitent que chacun de leurs membres, en tant qu'individus, perçoivent et aient le sentiment que les institutions sociétales à implanter visent en principe à respecter au mieux la dignité de chacun. Toutefois, il importe de souligner que l'individualisme, compris ici dans le sens de Durkheim, ne signifie pas que la dignité de l'individu a toujours prévalu dans la réalité, mais que « l'individu a toujours eu le sens de sa dignité et que ce sentiment constitue la toile de fond sur lequel se déroule l'histoire des institutions et sans doute l'histoire tout court » (Boudon, 2002, p. 79). L'individu a toujours évalué les institutions sociales à l'aune du respect qu'elles démontraient pour sa dignité. L'individualisme se présente donc comme une dimension permanente de l'histoire humaine. Toute société se donne un programme et cherche à le réaliser en choisissant des moyens plus appropriés que ceux qu'on utilisait jusque‑là pour atteindre les objectifs de ce programme (en prenant en compte le phénomène de l'individualisation).

Cependant, les tendances de demande constante du respect de la dignité de l'individu peuvent être contrariées par des forces historiques agissant en sens contraire. Dès lors, avance Weber, le programme sociétal est soumis à un phénomène qu'il désigne par la notion de rationalisation diffuse. La rationalisation est le processus historique auquel est soumis un programme de société pour sélectionner justement les moyens appropriés dont il a été question précédemment. La rationalisation est aussi à l'œuvre dans le domaine des idées et des valeurs (la morale, la religion, le droit, idéologies, théories, etc.) qui précèdent les moyens ou ses institutions sociales. Dans ce cas, le processus de rationalisation diffuse participe à la sélection des idées et des valeurs. Une fois sélectionnées, les idées et les valeurs qui se révèlent les plus respectueuses de la dignité de chaque personne prennent racine et s'installent de façon irréversible dans l'esprit du public. Elles deviennent des idées fortes. Leur remise en cause dans la société risque de heurter la sensibilité morale individuelle et collective. Selon les contingences historiques, ces idées peuvent connaître des avancées ou des reculs dans les institutions sociales. Ainsi donc, l'irréversibilité des idées n'implique pas nécessairement l'irréversibilité des institutions.

[28]

Dans cette perspective, l'irréversibilité des idées et des valeurs n'est pas un phénomène acquis de façon permanente. Mais il n'en demeure pas moins vrai, selon l'assertion de Victor Hugo, qu'« il n'y a pas plus de recul d'idées que de recul de fleuves ».

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[1] Les travaux de l'Association pour la recherche sur les systèmes de valeurs (ARVAL) ont fait l'objet d'un numéro spécial de la revue Futuribles : « L'évolution des valeurs des Européens », no 200, juillet-août 1995.



Retour au texte de l'auteur: Yao Assongba, sociologue, Université du Québec en Outaouais Dernière mise à jour de cette page le samedi 27 juin 2015 7:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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