RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Livre jaune sur la société du plutonium. Yellow Book on the Plutonium Society (1981)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de l'Association pour l'Appel de Genève (APAG), Livre jaune sur la société du plutonium. Geneva Appeal Association, Yellow Book on the Plutonium Society. Introduction par Ivo Rens, Président de l'APAG, Neuchâtel, Suisse : Les Éditions de la Baconnière, 1981, 328 pp. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, professeure retraitée de l'enseignement à l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [Livre mis en ligne, dans Les Classiques des sciences sociales, avec l'autorisation de M. Ivo Rens, professeur honoraire, Faculté de droit, Université de Genève, accordée le 28 mars 2011.]


[p. 11]

Introduction

Ils ont des yeux et ne voient point, des oreilles et n'entendent pas.
Jérémie, 5, 21.

Il n'est guère contestable que le risque technologique inhérent au projet de surrégénérateur Super-Phénix de Creys-Malville, France, se situe plusieurs échelons au-delà des risques propres aux autres développements de l'industrie civile, les usines de retraitement du combustible nucléaire irradié mises à part. En effet, l'accident le plus grave qui pourrait survenir dans cette centrale entraînerait d'abord la mort immédiate de plusieurs milliers d'habitants en France et en Suisse, puis la mort différée par leucémie ou d'autres formes de cancer de plusieurs millions d'Européens, enfin la contamination radioactive de tout ou partie du bassin rhodanien, c'est-à-dire d'une région de l'Europe rendue durablement inhabitable... sans compter les dommages indéterminables infligés au patrimoine génétique des survivants.

Peu importe, dès lors, que le degré de probabilité d'un tel désastre soit faible, voire infime – d'ailleurs, comment évaluer sa probabilité sans base expérimentale de référence ? – c'est là un risque que les gouvernants ne sauraient accepter sans l'assentiment explicite des citoyens dûment informés au préalable, et que notre génération ne devrait pas imposer aux générations à venir sans absolue nécessité.

Nous n'avons pas le droit de mettre en pratique la parole de Louis XV : "Après moi, le déluge !" Nous n'avons pas le droit de dilapider la terre – la Terre  mais le devoir de la transmettre, si possible enrichie, aux générations montantes.

Telles sont les motivations principales qui ont conduit le soussigné à approcher quelques-uns de ses collègues de l'Université de Genève dès 1976 pour leur proposer la rédaction d'un manifeste. Les [La suite à la page 13, JMT] [p. 13] réactions furent toujours courtoises, mais souvent sceptiques. Alors toutefois intervinrent coup sur coup la prise de position de physiciens et de syndicalistes français intitulée « Non à Super-Phénix », la « Lettre ouverte des 1 300 [1] scientifiques de la région genevoise aux Gouvernements français, italien et de l'Allemagne fédérale, concernés par la construction du surrégénérateur Super-Phénix de Creys-Malville, France, et au Gouvernement suisse, concerné par sa proximité géographique » (c'est nous qui soulignons) et la première Déclaration du Groupe de Bellerive, toutes initiatives excellentes dont on trouvera le texte intégral dans les pages qui suivent. Nous fûmes tout d'abord soulagé, mais très vite préoccupé puis confondu par la passivité des autorités politiques prétendument responsables.

Au printemps de 1978 nous reprîmes donc contact avec des collègues et amis. Les réactions, cette fois, furent tout à fait positives, sauf exceptions. La responsabilité particulière des universitaires et des autres intellectuels en présence de ce qui nous apparaissait désormais non seulement comme un risque inacceptable mais aussi comme un pas décisif dans la mise en place effective d'un type de société incompatible avec les valeurs dont se réclament encore nos démocraties pluralistes nous conduisit à opter pour la forme d'un Appel contre le surrégénérateur Super-Phénix et pour l'organisation d'un grand débat public, interdisciplinaire et contradictoire sur l'alternative : société du plutonium – technologies douces.

Entre-temps, le nombre des collègues et amis intéressés avait presque triplé. Le libellé définitif de l'Appel de Genève fut notre œuvre commune. Les noms et qualités des trente membres du Comité de lancement de l'Appel de Genève que nous constituâmes ensemble ont été diffusés avec ce dernier. On les retrouvera ci-après accompagnant le texte de notre Appel qui fut adopté le 2 octobre 1978, mais qui ne fut rendu public, par une conférence de presse, qu'un mois plus tard, le 6 novembre 1978. Dans l'intervalle, l'aile marchante du Comité de lancement avait créé, le 21 octobre 1978, l'Association pour l'Appel de Genève qui, d'emblée, décida d'en répandre le texte dans les trois langues officielles de la Suisse que sont l'allemand, le français et l'italien, ainsi qu'en anglais et en espagnol et de susciter une récolte de signatures à l'échelle de l'Europe.

Mais, qu'est-ce, au juste, la société du plutonium ? – nous a-t-on demandé parfois narquoisement – et pourquoi en faire le bouc [p. 15] émissaire de la modernité qui se caractérise aussi par d'autres maux tels que l'écart croissant entre pays riches et pays pauvres, les dangers de l'informatique et des manipulations génétiques, les différentes formes de pollution pour ne pas parler de la progression de la torture et des totalitarismes ?

À cette dernière question la science économique dominante – et Dieu sait si elle domine ! – répond sans ambages qu'il n'est point de salut hors de la croissance, que cette dernière ne saurait survivre à la crise pétrolière qu'en exploitant non seulement les combustibles nucléaires fissiles grâce aux réacteurs nucléaires à neutrons lents, considérés désormais comme conventionnels, mais encore les combustibles nucléaires fertiles grâce aux réacteurs nucléaires à neutrons rapides. Or, nous dit-on, les "rapides" présentent cet avantage inouï de surrégénérer, c'est-à-dire de produire plus de combustible fissile qu'ils n'en consomment grâce à la transmutation d'uranium 238 en plutonium 239. Et n'est-il pas dans la logique de notre civilisation industrielle d'utiliser toujours plus d'énergie pour une puissance toujours accrue ? C'est ainsi que le scientisme fait parler la science.

D'où la pertinence de la caractérisation de toute société thermo-industrielle qui se veut « avancée » par le dernier vecteur de la plus grande puissance à disposition, à savoir le plutonium que surrégénèrent déjà les "rapides" en URSS, en France et en Écosse, en attendant Super-Phénix en France et Kalkar en République fédérale d'Allemagne. D'où aussi la pertinence d'une remise en cause de cette fuite en avant dont on peut douter qu'elle soit compatible avec la poursuite de l'aventure humaine. En effet, même à supposer résolus tous les problèmes technologiques inhérents au nucléaire en général et aux surrégénérateurs en particulier, dans notre monde divisé en forces antagonistes, l'accession de certains hommes à la toute-puissance énergétique qu'on nous fait miroiter sinon avec la surrégénération du moins avec la fusion thermonucléaire contrôlée ne garantirait-elle pas l'autodestruction violente de l'humanité ?

En attendant la réalisation de ce dangereux mirage, la société du plutonium, elle, nous menace déjà dans l'immédiat, et nos enfants plus que nous, en raison de la tendance fâcheuse qu'ont certains transuraniens à se fixer dans leurs os pendant la croissance, et toute notre postérité avec eux en raison des effets mutagènes des radiations ionisantes. Vous en doutez ? Écoutez plutôt :

[p. 17]

Le 15 avril 1980 à 8 h.35, un incendie détruisit tant le circuit principal que le circuit de secours alimentant en électricité l’usine de retraitement de La Hague, France, clef de voûte de la surrégénération et donc de la société du plutonium. Seul restait en fonctionnement le circuit autonome des fils de fer électrifiés entourant les installations.

Dès cet instant commença l'échauffement des cuves de stockage des produits de fission, cuves qui doivent être non seulement refroidies mais encore brassées en permanence.

À lui seul, le non-refroidissement des cuves de stockage entraînerait leur rupture, après cinq ou six heures selon le syndicat CFDT, après dix-huit heures selon la COGEMA, filiale commerciale du Commissariat français à l'énergie atomique, pour reprendre les deux valeurs que cite la revue spécialisée Nucleonics Week du 24 avril 1980. Or, qui dit rupture des cuves de stockage dit contamination de l'environnement par une masse de produits radioactifs sans commune mesure avec les quelques kilos des explosifs nucléaires militaires.

Grâce à l'intervention de groupes électrogènes prélevés en toute hâte à l'arsenal militaire de Cherbourg heureusement tout proche, une alimentation de fortune a pu interrompre le compte à rebours de l'accident majeur dans un délai de deux heures environ, pour reprendre la même source.

Si tel n'avait pas été le cas, et dans l'hypothèse d'un vent faible soufflant du sud comme celui qu'enregistrait ce jour-là la station météorologique de Cherbourg-Maupertus, la Manche et probablement le sud de la Grande-Bretagne auraient été gravement pollués. Dans l'hypothèse d'un vent faible soufflant du nord, ce qui advint le lendemain, la France aurait tout simplement perdu une partie de la Normandie, contaminée radioactivement et rendue durablement inhabitable.

Il faut beaucoup de naïveté pour croire qu'un tel accident serait resté sans conséquences politiques majeures en France et ailleurs.

Il faut davantage encore d'ignorance de l'histoire, et singulièrement de l'histoire des techniques – au fait, quelles universités et quelles écoles polytechniques enseignent effectivement cette discipline ? – pour penser que l'électronucléaire ne connaîtra pas d'accidents à l'échelle de l'extrême concentration énergétique qui la caractérise.

Il faut enfin tout l'enivrement qu'offrent pouvoir et puissance pour que nos gouvernants couvrent de la raison d'État les paris de [p. 19] l'électronucléaire en exposant la légitimité démocratique de nos institutions aux aléas de tels accidents technologiques.

Mais, pour expliquer la fascination qu'exercent la surrégénération ainsi que la fusion thermonucléaire contrôlée sur nos hommes politiques, il faut aussi tout un contexte culturel où le savoir est en miettes et où la science économique dominante peut impunément projeter dans l'avenir des courbes d'expansion qui n'auront correspondu dans l'histoire de l’humanité qu'à une brève parenthèse extravagante ; il faut enfin et surtout que soit bien radical le divorce entre science et conscience et que la technocratie scientiste l'emporte de beaucoup sur le respect des droits de l'homme et de la démocratie.

La société du plutonium plonge ses racines loin dans notre passé et dans notre psyché, là où sourd constamment la violence. Né d'une prétendue conversion du génie atomique aux fins pacifiques, l'électronucléaire a progressé en servant d'alibi à la prolifération tant verticale qu’horizontale du nucléaire militaire. C'est ce que retrace admirablement Jim Garrison dans From Hiroshima to Harrisburg. The Unholy Alliance, SCM Press, London, 1980. En réalité, le génie atomique n'a jamais cessé d'être martial, car il repose sur une discipline scientifique auréolée de l’efficace militaire, hiérarchisée et cloisonnée selon un modèle militaire, minée par l'existence de domaines « classifiée », c'est-à-dire relevant du secret militaire, et parce que le nucléaire est imposé aux populations civiles par des méthodes militaires. Souvenez-vous des manifestations de Brokdorf en 1976, de Malville en 1977, de Gorleben et de Plogoff en 1980. Militarisation et prolifération sont les deux mamelles de la bête. La société du plutonium, c'est aussi ça !

Dans un tel contexte, les actions entreprises par l'Association pour l'Appel de Genève peuvent apparaître comme dérisoires... Pourtant, sans moyens financiers, sans appuis officiels, mais grâce au dévouement d'une poignée de personnes convaincues, nous avons constitué un réseau à l'échelle européenne par lequel nous avons recueilli quelque 50 000 signatures, dont celles de plusieurs milliers d'universitaires et de scientifiques. Le lecteur de cet ouvrage trouvera dans celles de nos lettres que nous y avons reproduites le nom de quelques célébrités. Qu'elles en soient remerciées ! Pour notre part, nous avons été touché surtout par le travail ingrat des militants anonymes auquel nous sommes redevables, pour l'essentiel, de l'écho recueilli auprès des citoyens des différents pays d'Europe.

[p. 21]

De son côté, le Bureau de l'APAG renforcé par l'arrivée d'éléments nouveaux, se fit un devoir de transmettre l'Appel de Genève, par lettres recommandées, à ses destinataires formels au travers des présidents des assemblées parlementaires de tous les États d'Europe et d'interpeller au surplus quelques autorités spirituelles ainsi que le Gouvernement suisse. Le lecteur trouvera dans le présent recueil la liste des destinataires de ces lettres ainsi que le fac-similé de toutes les réponses reçues en retour. Le moins que l'on puisse dire, c'est que, à quelques rares exceptions près, les parlementaires ne nous ont pas entendus.

Aussi bien, avant même la fin de la campagne de récolte des signatures, le Bureau de l'APAG engagea-t-il l’Association dans deux directions nouvelles : la prise de position, par voie de communiqués de presse, sur des questions d'actualité en relation avec le contenu de l'Appel de Genève, et la participation à des réunions organisées soit par les promoteurs du nucléaire, soit par des opposants, soit par des instances se voulant neutres.

C'est ainsi que l'APAG fut représentée notamment en février 1979 à la Conférence organisée par le Groupe de Bellerive, à Genève ; en octobre 1979 à la Conférence sur « Le surrégénérateur et l'Europe » organisée par FORATOM à Lucerne, Suisse ; également en octobre 1979 au Congrès mondial « Alternatives et environnement » qui s'est tenu à Vienne, Autriche ; en décembre 1979 à l'Audition publique et partiellement contradictoire à laquelle l'APAG fut invitée en qualité d'organisation internationale par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, à Bruxelles ; en mars 1980 aux « Journées d'information » sur l'état de l'électronucléaire en Europe organisées par l'Association suisse pour l'énergie atomique (ASPEA) à Zurich-Oerlikon ; en juin 1980 au débat paritaire organisé par le 10e Symposium "International Management" à l'Université de Saint-Gall, Suisse ; en octobre 1980 à la rencontre organisée par le groupe de polytechniciens français intitulé « X-Alternatives » à Paris ; en décembre 1980 à l'Assemblée générale du Groupement de scientifiques pour l'information sur l'énergie nucléaire (GSIEN) à Paris également ; en janvier 1981 au débat contradictoire organisé par le Comité pour l'environnement des ingénieurs mécaniciens et électriciens à Salonique, Grèce, etc.

Par ailleurs, l'APAG entretient des relations notamment avec le World Information Service on Energy, dit WISE, dont le siège est aux [p. 23] Pays-Bas, avec la Union of Concerned Scientists' et l'équipe dirigeante du Bulletin of the Atomic Scientists, aux États-Unis, avec le GSIEN susmentionné qui publie La Gazette nucléaire depuis 1976, en France, avec les responsables de la revue The Ecologist en Grande-Bretagne, et avec ceux d’Ecoropa à travers toute l'Europe occidentale. L'APAG a d'ailleurs décidé de parrainer la campagne d'information sur le nucléaire que Ecoropa a lancée en 1980, avec des succès variés selon les pays. Enfin, l'APAG a adhéré au Centre de liaison sur l'environnement (CLE) dont le siège est à Nairobi, au Kenya.

Loin de nous l'idée d'autosatisfaction ! Nos gouvernants persistent dans une voie que nous tenons pour funeste mais que leur présentent comme inéluctable des cohortes d'experts et de spécialistes, parfois même d'éminents scientifiques. Il est cependant contraire à la vérité d'affirmer que nos sociétés n'ont pas le choix et quelles doivent s'engager à fond dans l'électronucléaire, donc dans la surrégénération, pour remplacer le pétrole. Quant au slogan « Le nucléaire ou le retour à l'âge des cavernes », il ferait se retourner dans leurs tombes Einstein, Newton, Galilée et quelques autres prédécesseurs qui ne furent guère cavernicoles ! Tout se passe comme si la classe politique voulait soulager les citoyens des pays industrialisés du fardeau de leur liberté en leur refusant tout choix véritable.

D'autres scénarios existent pourtant qui nous permettraient de nous reconvertir progressivement dans les technologies douces et les énergies renouvelables en réduisant nos gaspillages mais pas nécessairement notre sacro-saint bien-être matériel. Ces scénarios font l'objet de recherches poussées dans les pays anglo-saxons comme l'attestent les livres d'Amory Lovins, Stratégies énergétiques planétaires, paru en 1975, Soft Energy Paths, Toward a Durable Peace, paru en 1977, celui de Gerald Leach intitulé Low Energy Strategy for the United Kingdom, paru en 1979 et l'œuvre du professeur Barry Commoner auteur des Reflections : The Solar Transition parues dans The New Yorker des 23 et 30 avril 1979 et de The Politics of Energy paru en 1979 également. Ces études démontrent à tout le moins l'existence de solutions de rechange. Dès lors, comment justifier en démocratie le refus d'une information multilatérale des citoyens et d'un grand débat public contradictoire lorsqu'il y va de notre avenir à tous, de notre survie !

En Europe, partout ou presque, les gouvernants ont sournoisement pratiqué la politique du fait accompli, en « mouillant » si possible les [p. 25] chefs de l'opposition, et ils ont engagé ou sont en train d'engager leurs peuples dans la voie des "rapides". Ils auront du mal à s'en laver les mains après la catastrophe sans précédent qui nous attend.

Ivo RENS, président de l'APAG

1er janvier 1981



[1] Depuis lors, 1600 environ.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 9 décembre 2011 8:03
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref