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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Richard Arès, s.j., “L’évolution de l’Église au Canada français de 1940 à 1975. Survivance et déclin d’une chrétienté.” Un article publié dans l’ouvrage publié sous la direction de Fernand DUMONT, Jean-Paul MONTMINY et Jean HAMELIN, IDÉOLOGIES AU Canada FRANÇAIS, 1940-1976. Tome III. Les partis politiques — L’Église, pp. 267-297. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1981, 360 pp. Collection: Histoire et sociologie de la culture, no 12. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, Chomedey, Laval, Québec. [Autorisation formelle accordée le 7 décembre 2009, par le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis DION, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[267]

IDÉOLOGIES AU Canada FRANÇAIS,
1940-1976.

Tome III. Les partis politiques — L’Église.

L’évolution de l’Église
au Canada français de 1940 à 1975.
Survivance et déclin d’une chrétienté
.”

par Richard Arès, s.j.

[pp. 267-297.]

I. La chrétienté québécoise survit et commence à être contestée : 1940-1960

II. Déclin et effondrement de la chrétienté québécoise : 1960-1975


Une double précision en commençant. Le texte qu'on va lire clôture toute une série d'études dont le thème général a pour titre Idéologies au Canada français, de 1850 à nos jours. * Pour le dernier tome de la série, on a restreint mon travail, d'une part, aux trente-cinq dernières années de notre existence nationale et, d'autre part, à l'évolution de l'Église dans notre milieu durant ce même espace de temps. De sorte que le titre officiel de mon étude est bien « L'évolution de l'Église au Canada français de 1940 à 1975 ».

C'est un sujet maintes fois traité déjà. Je signale simplement deux manières de le faire. Par exemple, celle des auteurs du Cahier n° 9 de l'Institut social populaire, lequel s'intitule précisément Évolution de l'Église au Canada français, publié à Montréal en 1968, par les PP. Hervé Carrier et Lucien Roy, s.j. ** Dans l'introduction, on lit l'avertissement suivant : « Au lendemain du Concile, les Jésuites du Canada français entreprenaient une enquête de sociologie religieuse en vue de procéder à une révision méthodique de leur action apostolique. L'enquête dura plus de deux ans, et fournit un ample matériel à la commission chargée de formuler des recommandations pratiques au supérieur de la Compagnie de Jésus [1]. »

Au moment où paraissait cette enquête, l'épiscopat du Québec créait sa propre Commission d'étude sur les laïcs et l'Église, qui allait travailler durant près de trois ans et remettre son rapport en [268] 1971, sous le titre l'Église du Québec : un héritage, un projet. Elle aussi, cependant - et c'est là ma deuxième précision - devait limiter son étude au Québec. Dès le début de son rapport, elle disait : « On nous avait confié, au départ, l'étude du Canada français tout entier. Progressivement, nous avons dû nous limiter au Québec. Et ce, pour plusieurs raisons. En particulier, à cause des profondes différences entre l'ensemble des communautés francophones du Québec et les autres communautés francophones du Canada. Nous n'avons pas voulu effacer ces différences dans une synthèse abusive. Nos frères en dehors du Québec voudront bien nous pardonner cette restriction ; nous croyons d'ailleurs qu'ils trouveront ici beaucoup d'analyses et de suggestions susceptibles de les aider à définir leurs situations propres [2]. » Je suis porté à suivre cet exemple donné par la Commission Dumont. Pour moi, le Canada français ne s'est jamais réduit au Québec, mais, ayant à traiter de l'évolution de l'Église au Canada français, il me faut reconnaître que c'est au Québec que cette Église du Canada français compte le plus de fidèles et présente la plus forte organisation, que ce soit en provinces ecclésiastiques, en diocèses et en paroisses.

Quant aux idéologies qui y ont eu cours durant cette même période de 1940 à 1975, même s'il y aurait beaucoup à dire à ce sujet [3], je me contenterai de signaler deux articles qui en traitent expressément : le premier, d'un auteur français, Denis Maugenest, s'intitule « Idéologie, politique et foi [4]. « En France, écrit-il, il y a pluralité d'idéologies dans la vie sociale ; les quatre suivantes sont les principales : l'idéologie nationaliste, l'idéologie libérale, l'idéologie socialiste, l'idéologie communiste. » Ces quatre idéologies principales sont prépondérantes dans l'histoire et dans la vie de la société politique en France. Elles en expliquent pour une bonne part les aléas et les convulsions : chacune de ces idéologies, réductrice et totalisante à la fois, vit des relations difficiles avec les autres ; car les idéologies sont fondamenta­lement incompatibles entre elles. Et, même quand des groupes idéologiques nouent entre eux des liens passagers, soit par conviction soit par tactique, leurs divergences ont tôt fait de se manifester à nouveau : chaque idéologie [269] représente des intérêts différents [5]. » Ce que l'auteur écrit de la France, on peut tout aussi bien le dire actuellement du Québec.

L'autre article que je voudrais signaler a pour auteur un Québécois, Jacques Grand'Maison, et a pour titre « L'Église et les idéologies au Québec » ; paru en novembre 1969 dans la revue Relations, il distingue entre les idéologies profanes du Québec et les idéologies dans l'Église du Québec. Nous avons longtemps connu, écrit-il, une idéologie unitaire, mais depuis quelques années, plusieurs idéologies ont pris corps chez nous, soit les suivantes : un néo-nationalisme, le néo-fédéralisme pancanadien, le néo-capitalisme qui adopte chez nous à peu près toutes les composantes de l'idéologie dominante aux États-Unis, une idéologie nouvelle de développement, une idéologie de révolution culturelle, une idéologie laïque, une idéologie socialiste.

Parmi les idéologies qui se déploient au sein de l'Église du Québec, il mentionne les suivantes : une idéologie de chrétienté, une idéologie missionnaire, une idéologie de ressourcement, une idéologie de l'adaptation et une idéologie de la communauté de base. De toutes ces idéologies signalées par l'auteur, je retiens la première, l'idéologie de chrétienté et j'en fais le point de départ de mon étude et en quelque sorte le gond sur lequel vont tourner toutes mes réflexions.

À ce sujet, deux questions préalables se posent : qu'a été autrefois ce qu'on a appelé la chrétienté et, par analogie, qu'a-t-on appelé dans l'histoire une chrétienté ? La réponse à cette double question, je la trouve déjà explicitée dans l'encyclopédie Catholicisme, à l'article « Chrétienté », que le directeur lui-même de cette encyclopédie a pris la peine de rédiger : « Les historiens, écrit-il, nomment Chrétienté la communauté que formèrent, au Moyen Âge, les peuples de l'Europe occidentale, centrale et septentrionale... Elle fut caractérisée par les traits suivants : 1. Unité de croyance, de culture, de langue (le latin) ; même conception de l'homme et de la vie ; en somme, « âme »commune. 2. Imprégnation chrétienne des usages, des institutions, des lois. La foi n'y était pas une simple vue de l'esprit ou un mouvement sentimental ; [270] elle se soumettait toute l'activité sociale. La famille, la profession, la cité se donnaient pour but de favoriser l'épanouissement religieux de leurs membres : « Chrétien ou non, individuellement, chacun vivait dans un milieu chrétien, faisait partie d'une société où l'atmosphère qu'il respirait et les institutions qui l'encadraient étaient chrétiennes (B. de Solages). » 3. Compénétration étroite et mutuelle des hiérarchies religieuses et séculières... 4. Intervention de la papauté dans toutes les grandes affaires... 5. Dans la conception de l'autorité, prédominance d'une certaine hétérogénéité entre le dirigeant et le dirigé. »

Un peu plus loin, le même auteur poursuit : « Un peuple, avec ses structures temporelles telles qu'en fait il les a, avec sa culture et sa civilisation, peut devenir socialement chrétien, c'est-à-dire faire que ses usages, ses institutions, ses lois aident ses membres à atteindre leur fin surnaturelle. On aura alors le droit de donner à la communauté qu'il constituera le nom de chrétienté [6]. »

Ainsi, la plupart des gens qui ont étudié l'histoire du Québec et la connaissent bien admettent volontiers que, à partir du milieu du XIXe siècle, surtout après l'échec de la tentative d'insurrection de 1837-1838, le peuple canadien-français, sous l'influence et la direction de l'Église catholique, a accepté de se constituer en chrétienté ; c'est-à-dire, comme vient de l'écrire G. Jacquemet, de devenir socialement chrétien, de faire que ses usages, ses institutions, ses lois aident ses membres à atteindre leur fin surnaturelle, de se laisser animer par l'esprit chrétien, de réintroduire le religieux dans le social, autant que possible sans nuire au respect des nécessaires libertés individuelles. Désormais et durant plus d'un siècle, il y aura au pays du Québec trois signes distinctifs de l'existence d'une chrétienté, savoir : 1. une union - de fait sinon de droit - de l'Église et de l'État ; 2. un entremêlement des institutions religieuses et des institutions civiles, accompagné d'un rôle prédominant des clercs ; 3. un rayonnement de la foi des individus sur le plan social et dans la vie publique. Situation qui a duré au Québec jusqu'aux environs du milieu du XXe siècle, époque où la chrétienté québécoise a commencé à ne plus rencontrer l'approbation [271] générale, et même à être durement contestée, et peu à peu s'effriter et s'effondrer.

Ayant à traiter de l'évolution de l'Église au Canada français de 1940 à 1975, il me paraît sage de diviser cet espace de temps en deux périodes : la première, s'étendant de 1940 à 1960, se caractérise, chez la chrétienté québécoise, surtout par l'effort pour durer, se maintenir et survivre ; la seconde, allant de 1960 à 1975, est celle qui verra le commencement du déclin, puis de l'effondrement de cette chrétienté.


I. - La chrétienté québécoise survit
et commence à être contestée : 1940-1960

Au moment où s'ouvre cette période, le Canada est déjà entré en guerre, guerre qui durera cinq ans et forcera la hiérarchie québécoise à faire un choix à la fois douloureux et diviseur : appuyer le gouvernement central d'Ottawa qui pousse à la guerre et s'aliéner la sympathie d'une bonne partie de la population francophone catholique laquelle, pas plus qu'en 1914-1918, n'est intéressée à y participer, ou demeurer neutre et subir les pressions continuelles d'un gouvernement qui s'efforce de mobiliser la population canadienne en vue d'un plus grand effort de guerre.

En fait, cette hiérarchie au Québec est alors divisée, mais elle a à sa tête un homme énergique et volontaire, le cardinal Rodrigue Villeneuve, archevêque de Québec. Un de ses grands amis d'autrefois, l'abbé Lionel Groulx, a décrit son évolution, ses réticences et finalement son encouragement déclaré au plein effort de guerre. Dans ses Mémoires, il écrit en parlant de lui à ce sujet : « Quelques mois plus tard (après février 1940), à la procession en plein air, à Québec, le soir de la fête du Sacré-Coeur, le Cardinal brûlait tous ses vaisseaux et lançait à la foule une sorte d'appel aux armes... Non seulement les politiciens feront parler le cher petit Cardinal, ils le feront marcher. Il se prêtera à toutes leurs volontés, à toutes leurs manifestations, publiera leurs ordonnances, multipliera lettres et circulaires pour « l'obscuration » des villes, pour la [272] coupe du bois destiné à chauffer les camps militaires, etc. On verra le Cardinal se prêter à une solennelle cérémonie de propagande de guerre, à Notre-Dame de Montréal, cérémonie organisée à grand tapage, et avec déploiement militaire où figuraient la plupart des officiels du pays, militaires et politiques. Beaucoup, hélas !, n'y virent qu'une sorte de mascarade religieuse. M. Ernest Lapointe lut à la balustrade une prière appropriée à la circonstance ; le Cardinal prononça un discours... À la sortie de Notre-Dame, sur la place d'Armes envahie par des bataillons de toutes armes, le Cardinal commet l'imprudence de se laisser pousser au volant d'un char d'assaut. Déclic instantané. Et le voilà photographié, dans la formidable machine de guerre, le sourire aux lèvres. Quelle magnifique photo pour cartes de propagande [7] ! »

Durant ce temps, la population déserte les campagnes, où il a toujours été plus facile de la retenir dans le giron de l'Église, et afflue dans les villes, où elle trouve du travail, mais éprouve de la difficulté à s'encadrer dans les nouvelles paroisses qu'on lui offre. Les mouvements d'apostolat et d'Action catholique, la fréquentation des sacrements, et surtout l'assistance à la messe du dimanche en souffrent, mais les cadres sont toujours en place. « De prime abord, écrit Nive Voisine, l'Église semble réussir à encadrer les catholiques québécois qu'elle a répartis en 2 000 paroisses, regroupées en dix-huit diocèses rattachés à cinq provinces ecclésiastiques. Elle tire chaque année de ses 65 collèges un nombre suffisant de recrues pour stabiliser à 1 pour 500 le nombre de ses prêtres par rapport au nombre de ses fidèles. De plus, les 5 000 prêtres de 1940 et les 8 000 de 1955 sont épaulés dans leurs activités par quelque 40 000 religieuses et 10 000 religieux qui œuvrent dans le champ de l'éducation et du bien-être social... Bien qu'impressionnante, cette statistique est trompeuse. L'Église est essoufflée et, pour assumer ses rôles de suppléance, doit recourir à des expédients. Elle détourne une grande partie de ses prêtres des tâches paroissiales... Les clercs sont débordés et les structures traditionnelles collent de moins en moins aux réalités. La paroisse, cellule nourricière de la vie sociale et religieuse, ne correspond plus aux exigences de la vie urbaine... La juxtaposition sur les [273] structures paroissiales de mouvements diocésains et nationaux crée des situations confuses [8]... »

En 1947, meurt celui dont la forte personnalité et la vigilance avaient réussi à maintenir un semblant d'unité chez l'épiscopat et de docilité chez les fidèles, l'archevêque de Québec, le cardinal Rodrigue Villeneuve. Nous sommes alors en pleine période d'après-guerre ; au Québec, Maurice Duplessis a repris le pouvoir et administre fermement la province ; à Ottawa, Mackenzie King est toujours là et vient de présider à la conférence fédérale-provinciale, dite du « rétablissement », laquelle s'est terminée sans qu'il y ait entente. Dans les diocèses, chaque évêque veut avoir son grand séminaire et ses propres mouvements d'apostolat et d'Action catholique. Les dirigeants de ces derniers commencent à relever la tête, à réclamer plus d'indépendance et à se croire capables de les mener à bien sans toujours recourir à l'assistance et aux directives des évêques.

En mars 1948, un collaborateur franco-américain de la revue Relations, M. Burton Ledoux, qui a déjà écrit sa sympathie pour le Canada français et dénoncé les cartels tant nationaux qu'internationaux [9], y publie un très long reportage intitulé « La silicose », dans lequel il décrit la maladie mortelle qui affecte les ouvriers qui travaillent à la mine située tout près de Saint-Rémi-d'Amherst. Le directeur d'alors de la revue l'appuie en éditorial : « Nous ne publions pas ce formidable dossier, écrit-il, pour le plaisir d'étonner, mais uniquement pour rendre témoignage à la vérité... Les chrétiens, ceux en particulier qui veulent faire entrer dans les faits la doctrine de l'Église, ont le devoir de prendre l'initiative en dénonçant les abus, calmement, sans exagération ni passion, convaincus que la connaissance exacte du mal est pour tous, le peuple compris, préférable à la fausse sécurité. »

La revue n'allait pas tarder à apprendre qu'on ne s'attaque pas impunément aux puissants ; quelques mois plus tard (en juillet de la même année), son directeur ayant été limogé, elle devait se rétracter. L'ère des dures luttes ouvrières prenait alors au Québec un nouvel essor. L'année suivante, en 1948, survenait un événement [274] capital qui allait marquer et secouer toute la province, et engager l'Église à intervenir : la grève de l'amiante à Asbestos et à Thetford-les-Mines. Sur cette grève, son importance, ses principaux acteurs et ses répercussions pour l'Église, tout a été dit et même écrit [10]. Je signale seulement qu'elle obligea à s'en mêler les deux plus importants détenteurs de postes ecclésiastiques, soit l'archevêque de Montréal et l'archevêque de Québec, Mgr Joseph Charbonneau et Mgr Maurice Roy.

Le premier était alors président de la Commission épiscopale des questions sociales. Il avait sous lui la Commission sacerdotale d'études sociales, laquelle, au mois d'avril 1948, avait lancé un appel au secours des travailleurs de l'amiante. Le 1er mai dans un sermon prononcé dans l'église Notre-Dame de Montréal, il prenait publiquement position et endossait l'appel de la Commission sacerdotale. Les journaux du lendemain lui attribuaient les paroles suivantes : « La classe ouvrière est victime d'une conspiration qui veut son écrasement et, quand il y a conspiration pour écraser la classe ouvrière, c'est le devoir de l'Église d'intervenir. Nous voulons la paix sociale, mais nous ne voulons pas l'écrasement de la classe ouvrière. Nous nous attachons plus à l'homme qu'au capital. Voilà pourquoi le clergé a décidé d'intervenir. Il faut faire respecter la justice et la charité et il désire que l'on cesse d'accorder plus d'attention aux intérêts d'argent qu'à l'élément humain [11]. »

À la suite de cet appel, dans chacun des diocèses, les évêques ordonnèrent des quêtes à la porte des églises ; les sommes ramassées - plus de $160 000 - permirent aux ouvriers de reprendre confiance et de continuer la lutte. Dans l'intervalle, l'archevêque de Québec, Mgr Maurice Roy, avait accepté d'intervenir et de jouer le rôle de conciliateur entre syndiqués et patrons ; il s'acquittait si bien de sa tâche qu'à la satisfaction de tous bientôt la grève allait cesser.

L'année suivante, 1950, devait connaître quelques événements dramatiques, qui allaient influer sur l'évolution de l'Église québécoise. J'en mentionne quatre : la démission soudaine de Mgr Joseph [275] Charbonneau, archevêque de Montréal, l'arrivée de son successeur, Mgr Paul-Émile Léger, la Lettre de l'épiscopat du Québec sur le problème ouvrier et la fondation de Cité libre.

Au début de février, le peuple fidèle de Montréal, surpris et incrédule, apprenait la démission et le départ de son archevêque. Comme celui-ci avait été président de la Commission épiscopale des questions sociales et qu'il était intervenu directement en faveur des ouvriers lors de la grève de l'amiante, la rumeur ne tarda pas à se répandre qu'on lui faisait ainsi payer son discours du 1er mai à Notre-Dame. « La rumeur la plus exploitée, écrit en éditorial la revue Relations, tendait à discréditer l'esprit social du démissionnaire qui, archevêque d'une métropole commerciale et industrielle où les ouvriers formaient la plus grande partie de son troupeau, avait, dans l'affaire d'Asbestos, pris audacieusement fait et cause pour les travailleurs en grève... Des milieux vaticans, à travers le New York Times Service, devait venir un démenti formel : « ... le rôle qu'il joua, loin d'avoir rencontré la critique, fut hautement loué [12] ».

Quelque temps plus tard, arrivait à Montréal son successeur, Mgr Paul-Émile Léger, ancien recteur du Collège canadien de Rome. Plein de bonne volonté et de zèle, il crut, surtout après qu'il eut été nommé cardinal en 1953, pouvoir reprendre, tant auprès des évêques que des fidèles, le rôle joué autrefois par le cardinal Rodrigue Villeneuve, et ainsi présider à la survie de la chrétienté québécoise. Mais les temps avaient changé. Son action en ce sens devait rencontrer de vives résistances, surtout de la part des jeunes laïcs qui allaient bientôt fonder la revue π.

Dans l'intervalle, cependant, l'épiscopat de la province de Québec s'était décidé à prendre à son compte et à publier sous le titre de lettre pastorale collective le texte qu'avait préparé la Commission sacerdotale d'études sociales sur le Problème ouvrier. C'était un document remarquable, qui dénotait une évolution dans la pensée de l'Église québécoise ; jusque-là, la hiérarchie catholique avait loué l'agriculture, la colonisation, avait parlé en général de la restauration sociale, mais c'était la première fois qu'elle présentait en [276] public une synthèse aussi générale et détaillée couvrant à peu près tous les aspects de la vie ouvrière au Québec. La revue Relations salua cet événement en déclarant en éditorial : « C'est un véritable code social sur la question ouvrière qui vient d'être promulgué ; aucun document épiscopal de chez nous n'a eu cette importance. Il se révèle d'une lumineuse inspiration chrétienne -les valeurs surnaturelles sont à leur place, la première - comme d'une parfaite adaptation canadienne - la famille reçoit l'attention qui convient. Il traite des idées, des institutions et des moeurs, ces trois faces de la réforme sociale. Il connaît enfin sa profonde et lointaine portée, puisqu'il vise à « établir au pays un régime économique et social conforme à la doctrine de l'Église, en somme une condition ouvrière qui corresponde sur un autre plan à ce qui fut autrefois notre civilisation agricole ». Ce code - dont les Canadiens et surtout les salariés ne devront cesser de s'inspirer avec fierté pour des générations - fait honneur au Canada et à son Église [13]. »

En dépit de cet accueil sympathique, la jeune génération, dont quelques-uns avaient autrefois travaillé dans les mouvements d'Action catholique, paraît de moins en moins disposée à se soumettre sans rien dire aux directives épiscopales. Certains se regroupent et lancent dans le public une revue au nom évocateur et contestataire Cité libre, dont les propos allaient trop souvent inquiéter les évêques, à commencer par l'archevêque de Montréal, ville dans laquelle elle était publiée. Dès le deuxième numéro, l'un des codirecteurs de la revue, devenu aujourd'hui premier ministre du Canada, écrivait : « Il est surtout urgent de comprendre cela au Québec, où l'on nous éduque à avoir des réflexes d'esclaves devant l'autorité établie. Il faut nous-mêmes redevenir l'autorité, et que les préfets de discipline et les agents de police reprennent leur place de domestiques. Il n'y a pas de droit divin des premiers ministres, pas plus que des évêques : ils n'ont d'autorité sur nous que si nous le voulons bien. Le jour où nous comprendrons ces vérités, nous aurons cessé d'être « un peuple jeune », et l'on pourra attendre de nous autre chose que des balbutiements puérils et des révoltes d'adolescents [14]. »

[277]

L'autre codirecteur, aujourd'hui ambassadeur du Canada en France, dans un article célèbre intitulé « Crise d'autorité ou crise de liberté ? » rapportait les propos que lui avait tenus un certain abbé se plaignant des écrits de Cité libre : « L'Église canadienne, dites-vous, traverse présentement une crise d'autorité. De plus en plus, l'autorité des évêques est mise en cause par les laïques. Les conseils de la hiérarchie, que l'on suivait autrefois avec un empressement unanime, font aujourd'hui l'objet de critiques souvent hargneuses. On ne s'oppose pas ouvertement aux chefs spirituels, mais on se permet dans l'intimité des propos sans respect. On se soumet officiellement, mais on rechigne dans le privé. Toute déclaration épiscopale est, pour certains esprits, à priori suspecte... » À cette plainte, le codirecteur de la revue répondait en exposant le revers du tableau : « Ce qui dans cette perspective prend nom et figure de crise d'autorité pourrait bien être aussi, d'un autre point de vue, crise de liberté. Vous est-il jamais venu à l'esprit que des chrétiens pouvaient se sentir mal à l'aise, au Canada français, dans les cadres et les habitudes sociales actuelles de notre vie religieuse ? [15]... »

Ce qui n'arrange pas les choses, c'est que les mêmes écrivent aussi ailleurs, par exemple, en France, dans la revue Esprit. Gérard Pelletier y collabore à un numéro spécial sur « Le Canada français » et il n'hésite pas à citer ces lignes qu'il attribue à l'un de ses amis de Cité libre : « Meurs ou crois ! Le choix n'en est même plus là. Il s'énonce maintenant : meurs ou fais semblant de croire, agis comme si tu croyais. Tu ne crois peut-être pas, ta foi n'est peut-être pas certaine, mais conduis-toi comme si elle l'était. Que ta conduite extérieure fasse croire à tous que tu crois. Sinon, ton existence est menacée, ta carrière est finie. C'est ainsi que raisonne notre société. Et voilà pourquoi nous ne craignons pas de la qualifier d'ignoble, d'hypocrite, de lâche. Elle est cléricale mais elle n'est pas catholique. Elle ne sait pas ce que c'est que l'amour, elle déteste la charité (c'est tellement facile et agréable de ne penser qu'à soi - et de mépriser tous ceux qui ne pensent pas comme soi [16]). »

[278]

Ces textes ainsi que d'autres du même genre qu'allait de temps en temps publier la revue Cité libre n'étaient pas de nature à faire croire au monde que le Québec formait encore une chrétienté bien tenue en mains par le clergé. L'année suivante, cependant, un événement survenait qui redonnait espoir et confiance aux catholiques montréalais : dès janvier 1953, ceux-ci apprenaient que le chef du diocèse serait bientôt nommé cardinal. Ce fut une explosion de joie et de fierté. Lors de son retour de Rome, où il avait reçu à la fois le titre et le chapeau, la ville et le diocèse de Montréal lui firent une réception triomphale. Sous le coup de l'émotion, le nouveau cardinal se serait, paraît-il, exclamé « Ville, ô ma ville, tu t'es faite belle pour accueillir ton Prince ! » Le journal le Devoir du 30 janvier 1953 qui s'étend longuement sur cette réception dit simplement que, à la suite de l'allocution du maire de Montréal Camillien Houde, le cardinal a répondu : « Ô Montréal, ta fierté religieuse fait de toi un des coins de cette terre où l'on peut le mieux dire qu'il fait bon vivre... » Plus tard, parvenu à sa cathédrale, le cardinal prononça une allocution - dont le Devoir du même jour donne le texte, allocution commençant par ces mots : « Ô mon Église, mon épouse, tu as revêtu ta robe de fiancée pour recevoir ton Pasteur et ton Père ! ... »

Après les fumées de l'encens et de la gloire, vinrent les critiques plutôt corrosives de l'un des codirecteurs de Cité libre. Pierre Elliott Trudeau avait recueilli une série de témoignages sur l'un des événements qui avait, en 1949, le plus secoué la vie sociale au Québec, et il publiait le tout sous le titre la Grève de l'amiante [17]. Lui-même s'était chargé de rédiger le premier chapitre intitulé « La province de Québec au moment de la grève ». Il s'y livrait à une critique très sévère des idées et des institutions qui avaient alors cours au Québec, surtout de celles qui avaient quelque parenté ou relation avec l'Église.

Après le couplet traditionnel et obligatoire de la part de l'auteur contre le « nationalisme comme discipline intellectuelle », suivent toute une série de dénonciations, dont les trois principales concernant l'Église s'intitulaient : « Notre » doctrine sociale de l'Église, [279] L'École sociale populaire, et hoc genus omne, L'Église et notre révolution industrielle ».

Selon l'auteur de ce premier chapitre, « notre » doctrine sociale de l'Église « n'est rien d'autre que le prolongement de nos postulats traditionnalistes, recouvert du vernis de l'autorité papale » et « nos théoriciens ne dégagèrent de l'enseignement social des papes que les formules qui pouvaient ennoblir d'un prestige d'emprunt nos préjugés de groupe (p. 20) ». C'était en réalité une « exploitation de l'autorité papale pour le compte du nationalisme ». Au lieu d'ouvrir la voie, comme en d'autres pays, « à la démocratisation des peuples, à l'émancipation des travailleurs et au progrès social, elle était invoquée au Canada français à l'appui de l'autoritarisme et de la xénophobie (p. 21) ». Sa caractéristique générale, écrivait 1'auteur, « c'était un idéalisme qui confine quasi à la schizophrénie (p. 25) ». Ce qui lui permettait ensuite de critiquer à sa manière les suggestions positives de cette « doctrine » : le retour à la terre, la petite entreprise, la coopération, le syndicalisme catholique, le corporatisme, le tout se terminant par une citation de l'Ecclésiaste : mataiotès mataiotètôn, ta panta mataiotès (p. 37). Toute cette critique survenait quelques années seulement après la publication, en 1950, de la lettre pastorale collective de l'épiscopat du Québec sur le Problème ouvrier, document que ce premier chapitre se contentait de mentionner rapidement, alléguant qu'il avait été publié un an après le déclenchement de la grève de l'amiante et l'auteur s'excusant d'une pirouette : « Ce n'est pas mon affaire d'en parler ici (p. 66). »

L'une des institutions à caractère religieux le plus directement et sévèrement critiquée dans ce premier chapitre fut l'École sociale populaire. Après avoir reconnu qu'elle s'était occupée « avec un zèle admirable de la question sociale », l'auteur ajoute aussitôt : « Malheureusement ses zélateurs semblèrent concevoir la sociologie, l'économie et la politique comme des procédés déductifs, à l'aide desquels - en partant « des grands principes » plutôt que des faits - on pourrait mener un peuple obéissant vers des fins heureuses. En conséquence, cette institution est une des grandes responsables de ce que, au mépris de la réalité, la pensée sociale [280] au Canada français se soit orientée dans une voie nationaliste étroitement bornée par le cléricalisme, l'agriculturisme et le paternalisme ouvrier (p. 41), » Dans cette condamnation de l'École sociale populaire, l'auteur englobait tout ce que le P. Joseph-P. Archambault, s.j., avait mis sur pied : l'Ordre nouveau, Relations, les Semaines sociales, etc.

Cette dénonciation des idées et des institutions attribuables au clergé se couronne par ce qu'écrit l'auteur sur « L'Église et notre révolution industrielle ». En deux mots, la « présence physique » se doubla d'une « absence intellectuelle ». Il n'a ensuite qu'à développer : « Le zèle immense du clergé à assurer la présence physique de l'Église au sein de nos tribulations sociales fit ressortir d'une façon tragique son éloignement de la réalité sur les plans intellectuels et moraux. L'irréalisme de notre pensée sociale catholique correspondait parfaitement à l'irréalisme de notre pensée nationaliste, dont d'ailleurs elle n'était qu'un prédicat. L'une et l'autre étaient caractérisées par la même installation dans « la vérité », la même « orthodoxie » rétrograde, la même pauvreté dans l'invention, la même passivité devant les arguments d'autorité, la même crainte de l'aventure. Et leurs échafaudages artificiels édifièrent inévitablement, qui dans le domaine religieux, qui dans le domaine politique, le cléricalisme et la réaction (p. 61)... »

Ces dénonciations et ces accusations, étant donné la personnalité de l'auteur, se répandirent dans tout le Québec, y faisant un tort considérable à l'Église, et y minant tout effort en vue de maintenir une chrétienté vivante et bien organisée. On eut beau les réfuter une à une, par exemple le P. Jacques Cousineau, s.j., dans quatre articles à la revue Relations [18] et François-Albert Angers dans cinq articles de la revue l'Action nationale [19] ; même André Laurendeau, d'ordinaire si nuancé, dans les trois articles qu'il écrivit sur le sujet dans le Devoir [20], se laissa aller à parler de « constante agressivité, d'« ironie féroce », de « globalisme », de « réquisitoire » et de « polémique », le tout se résumant à ses yeux en ce tableau : « Trudeau donne l'impression d'avoir spontanément choisi ce qui, à la lumière d'aujourd'hui, apparaît le plus absurde ; on peut dire que, de ce point de vue, il a composé un sottisier. »

[281]

Quoi qu'il en soit, le mal était fait et la chrétienté québécoise avait du plomb dans l'aile. L'équipe de Cité libre continua à déverser sa mitraille sur ce qu'elle appelait « l'idéologie clérico-nationaliste », qu'elle comparait à une chape de plomb étouffant la pensée et la liberté des Québécois. « Caractériser par le cléricalisme, écrivit l'un de ses rédacteurs, notre atmosphère religieuse, c'est reconnaître une évidence criante, c'est exposer une situation dramatique faite de scandale, d'aliénation, de désaffection, d'amoindrissement, d'ennui, d'usure et de solitude [21]. » Un autre écrivait : « Le malheur, au Canada français, ce n'est pas qu'il y ait une droite, c'est que la droite occupe toute la place [22]. » Et l'un des codirecteurs de la revue, dans un article intitulé « Feu l'unanimité », avouait sa tristesse de constater « la rupture de notre unité religieuse » ainsi que « l'exode silencieux hors de l'Église d'un nombre croissant de jeunes Canadiens français », en se posant en témoin innocent du phénomène sans soupçonner, et encore moins reconnaître, qu'il ait eu une part de responsabilité dans la naissance et l'accroissement du fait lui-même [23].


II. - Déclin et effondrement
de la chrétienté québécoise : 1960-1975

Au début de septembre 1959, Maurice Duplessis, chef et fondateur de l'Union nationale, celui dont la personnalité avait dominé la politique provinciale pendant près d'un quart de siècle, meurt en visite à Schefferville. Ses rapports avec les membres de l'épiscopat du Québec avaient toujours été extérieurement cordiaux. Son désir de tout contrôler par lui-même, en particulier les octrois et les subventions aux collèges, hôpitaux et autres oeuvres de bienfaisance, l'avait mis souvent en contact avec les chefs ecclésiastiques, dont certains n'aimaient guère faire le pèlerinage à Québec pour personnellement quémander et recevoir ce que Duplessis ne se gênait pas d'appeler ses faveurs et ses largesses.

Un de ses biographes conclut son récit par ces réflexions plutôt dures pour l'Église : « L'effondrement de l'Église comme [282] influence politique fut peut-être la plus importante conséquence de son administration. En s'accrochant à son ancien rôle dans les écoles et les hôpitaux, l'Église en vint à dépendre de l'État et cessa d'être une autorité morale indépendante pour devenir un organisme de distribution, une sorte de succursale de l'Union nationale. Dans son administration aussi bien que dans sa pratique personnelle, Duplessis faisait la différence entre la vocation religieuse de l'Église et son rôle social. La hiérarchie ecclésiastique, en se cramponnant à son second rôle, en vint presque à anéantir sa fonction primordiale [24]. »

En 1960, les libéraux reprennent le pouvoir et alors commence ce qu'on devait appeler la « révolution tranquille ». En réalité, il s'agissait de moderniser la société québécoise et de revaloriser l'État en lui faisant remplir les fonctions mêmes qu'il accomplissait dans les autres provinces canadiennes, particulièrement en ce qui avait trait à l'éducation, au bien-être et au loisir. Seulement, au Québec, c'est l'Église qui avait traditionnellement rempli ces fonctions et le simple fait de remplacer l'action de l'une par la prise en charge de l'autre allait causer plus qu'un remous dans la chrétienté québécoise. Jusque-là, en effet, l'union entre l'Église et l'État, sans être de droit, avait traditionnellement, par suite de circonstances historiques incontrôlables, en particulier de la conquête britannique, fonctionné comme un fait, la première suppléant aux lacunes et aux déficiences du second. Il en était résulté pour l'Église une sorte d'appel du vide, c'est-à-dire pour les clercs, les religieux et religieuses des postes assurés où ils pourraient exercer leur activité, d'où leur multiplication.

 Mais la « révolution tranquille » allait renverser cette situation. En mettant l'accent désormais sur le rôle premier de l'État et en en faisant la clé du renouveau au Québec [25], elle réduisait du coup l'influence et le rôle de l'Église. Nive Voisine a bien vu les conséquences de cette action : « Le partage du pouvoir, écrit-il, affecte profondément l'Église-institution qui jusque-là profitait d'une union organique avec l'État. Chaque fois que celui-ci s'affirme, il gruge les rôles de suppléance de celle-là. Ainsi en quelques années la société se décléricalise. Le bien-être, puis la santé, enfin [283] l'éducation passent sous le contrôle de l'État. Les clercs sont évincés des postes de commande et, dans certains secteurs, pratiquement exclus des postes subalternes. Ils offrent peu de résistance. On les sent désemparés, d'autant plus qu'ils prennent conscience que les nouveaux prophètes - sociologues, économistes, administrateurs, psychologues - sont nombreux. Il s'ensuit une grave crise d'orientation dans le clergé qui se traduit par la sécularisation de nombreux religieux, religieuses et prêtres [26]. »

En 1958, la création du ministère du Bien-Être social et de la Jeunesse avait été en quelque sorte le prélude de ce qui s'en venait. A peine arrivé au pouvoir, le Parti libéral fait adopter, en 1961, la Loi de l'assurance-hospitalisation, crée le ministère des Affaires culturelles et met sur pied une commission royale d'enquête sur l'enseignement. Déjà, Jean-Paul Desbiens, sous le pseudonyme de Frère Untel, s'était, dans une série de lettres au Devoir, plus tard publiées en un volume qui connut un immense succès, joyeusement et « insolemment » moqué de notre système d'éducation, en particulier du Département de l'Instruction publique [27], ce qui allait faciliter dans l'opinion publique l'acceptation de la première et principale recommandation de la Commission royale d'enquête sur l'enseignement, à savoir la création d'un ministère de l'Éducation.

À la même époque naissait à Montréal un mouvement pour réclamer des écoles neutres, la laïcité de l'enseignement, un système scolaire où l'on enseignerait la religion après les heures régulières de classe ou le samedi. Pour ces gens qui allaient bientôt fonder le Mouvement laïc de langue française, la religion devait être considérée comme une affaire privée n'ayant rien à voir dans un système d'écoles publiques.

Autre signe des temps : en octobre 1965, paraissait, toujours à Montréal, dirigée et rédigée par un groupe de jeunes, la revue Parti Pris. Dès le premier numéro, elle s'affirme carrément pro-révolutionnaire. Dans la « Présentation » de son premier numéro, se détachent ces lignes comme un avertissement : « L'humanisme abstrait des bourgeois et des clercs est déjà dépassé, il devient croulant et larmoyant ; la pensée révolutionnaire des jeunes intellectuels [284] qui soutiennent l'effort de libération nationale et économique du Québec est en train de prendre le dessus... Nous luttons pour un État libre, laïque et socialiste [28]. » D'abord modérée dans son temps, mais sous l'influence du marxisme, dont paraissent s'inspirer la plupart de ses rédacteurs, la revue en vient à s'en prendre à l'action et à l'influence de l'Église, et surtout au cléricalisme qu'elle dénonce violemment. D'elle, à ce sujet, on a écrit ces lignes caractéristiques : « Contrairement aux agents idéologiques dominants de la société québécoise, Parti Pris professe un anticléricalisme virulent. Dans ses attaques contre l'élite canadienne-française, le clergé est une des cibles privilégiées de la revue qui l'accuse d'être responsable des aliénations politique, économique et culturelle des Québécois. Parti Pris accuse l'Église d'avoir inhibé les forces politiques réelles en prêchant l'esprit de soumission et, par son appui à la classe dominante, d'avoir transmis à la population l'idée d'une autorité politique immuable contre laquelle une force supérieure interdisait de s'insurger. Parallèlement à l'aliénation politique, le clergé s'est aussi fait l'agent de l'aliénation économique, et ceci non seulement par son appui aux forces économiques étrangères qui dominaient le Québec, mais aussi par une participation active à l'exploitation de la classe ouvrière. Le clergé, enfin, est responsable de l'aliénation culturelle. Il a rempli après 1840 le vide politique, accaparé le monopole de la culture en contrôlant les institutions scolaires et en filtrant les influences idéologiques extérieures [29]. »

Durant ce temps et à la suite de ces poussées contestataires, la société québécoise commence à se séculariser et la chrétienté du même nom à perdre ses cadres traditionnels. La première, qui dans le passé s'était efforcée de s'identifier le plus possible à la seconde, en faisant siennes les croyances et les institutions religieuses chrétiennes, cherche maintenant à s'en libérer et à jeter par-dessus bord tout ce qui rappelle les signes de la chrétienté d'autrefois. C'est ainsi, par exemple, que vont tour à tour se décléricaliser et se déconfessionnaliser tous ces groupements, associations et institutions dont était porteuse la chrétienté québécoise. J'ai déjà décrit ce phénomène dans un article que je résume ici [30]. Les Canadiens [285] français avaient été amenés à confessionnaliser la plupart de leurs groupements. Ainsi réunis entre eux, ils sauvegardaient d'un même coup leur langue et leur foi. En général, associations et institutions revêtaient trois caractères distinctifs : elles ne réunissaient que des fidèles de foi catholique, elles faisaient référence dans leur charte ou constitution à la doctrine de l'Église et acceptaient de l'épiscopat un aumônier chargé de veiller à la sauvegarde et à l'application de cette doctrine, elles s'efforçaient enfin de mettre d'accord leurs structures de direction et d'administration avec les convictions religieuses de leurs membres.

D'autres circonstances aidant en sens contraire : urbanisation, socialisation, exigences de la technique et de la science, pluralisme des idéologies religieuses, réformes en éducation, progrès de l'idée oecuménique, lois fédérales et provinciales contre la discrimination religieuse ou raciale, liberté religieuse reconnue par le Concile de Vatican II, etc., les Canadiens français catholiques en viennent peu à peu à réviser leurs positions en matière de confessionnalité. La première, la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (la C.T.C.C.) donne l'exemple et devient la Confédération des syndicats nationaux (la C.S.N.). Suivent à leur tour la Corporation des instituteurs catholiques (la C.I.C.), qui devient la Centrale des enseignants du Québec (la C.E.Q.) ; l'Association des hôpitaux catholiques (la A.H.C.), qui change son nom en Association des hôpitaux du Québec (l'A. H. Q.) ; l'Union catholique des cultivateurs (l'U.C.C.), qui se transforme en l'Union des producteurs agricoles (l'U.P.A.), etc.

Une épidémie de déconfessionnalisation suit, s'attaquant à tous les cadres qu'avait autrefois établis et protégés la chrétienté québécoise. Les clubs sociaux abandonnent un à un leurs exigences confessionnelles ; la plupart des Sociétés Saint-Jean-Baptiste délaissant leur nom original deviennent de simples Sociétés nationales et leur Fédération prend le nom de Mouvement national des Québécois ; le Service de préparation au mariage (le S.P.M.) du diocèse de Montréal voit surgir un autre service, non confessionnel ; le mariage civil, accessible également aux catholiques, sera plus tard reconnu et toléré par l'Église, etc.

[286]

Même le domaine de l'éducation, le plus confessionnalisé de tous au Québec, est largement atteint par la déconfessionnalisation. Depuis qu'un ministère de l'Éducation a remplacé le traditionnel Conseil de l'Instruction publique, où siégeaient les évêques, les universités n'ont pas tardé à se déconfessionnaliser, les anciens collèges ou séminaires dirigés par des clercs à se vendre, pour la plupart, à l'État et à se transformer en des institutions non confessionnelles, tels les cegeps actuels ou collèges d'enseignement général et professionnel. Seul demeure encore intangible, grâce à l'Acte de l'Amérique du Nord britannique de 1867, le secteur élémentaire de l'éducation au Québec. Mais pour combien de temps ?

Vers la même époque, le deuxième concile du Vatican modifie - certains diront même bouleverse - la liturgie traditionnelle, proclame la liberté religieuse et demande à l'Église de s'occuper davantage des tâches terrestres. À plusieurs, en particulier aux chrétiens qu'on devait par la suite appeler les « traditionnalistes », ces nouvelles mesures apparurent comme une volte-face, sinon comme une trahison. Il s'ensuivit une période difficile pour l'Église au Québec, certains catholiques s'inquiétant des nouvelles réformes, d'autres s'y adaptant aisément et d'autres en profitant pour s'éloigner d'elle sans dire un mot.

Des signes apparurent bientôt qui allaient confirmer l'effritement, voire l'effondrement, de la chrétienté québécoise. Le mouvement nationaliste qui, depuis le début du XXe siècle tout au moins, avait toujours eu partie liée avec le catholicisme et la pensée chrétienne, sous la direction et l'inspiration d'un Henri Bourassa et d'un Lionel Groulx, renaît maintenant avec une nouvelle vigueur mais laisse de plus en plus de côté ses attaches religieuses. À ce point de vue, les jeunes donnent l'exemple. Dans un article déjà cité ici et que rien n'est venu contredire, au contraire, je décrivais ainsi ce phénomène : « Que ce soit à l'école, à leur travail ou dans leur vie de tous les jours, ces jeunes ne sont plus intéressés à la religion chrétienne, ils ne la pratiquent plus, ils ne la choisissent pas comme option, ils ne lui demandent plus d'inspirer et d'orienter leur conduite, et surtout ils refusent de se donner une culture religieuse à la mesure de leur culture profane. La religion, [287] disent-ils, est une affaire personnelle et privée ; que chacun pratique sa religion comme il l'entend, et la religion qu'il lui semble bon, ou pas de religion du tout [31]. »

Autre signe caractéristique des temps : la société canadienne-française, non seulement se décléricalise et se déconfessionnalise, mais aussi se sécularise et se déchristianise de plus en plus, réduisant du même coup le nombre des fidèles prêts à accepter les directives de l'Église. Mgr Paul Grégoire, archevêque de Montréal, en a fait l'amère constatation et l'a explicitement reconnu en plusieurs occasions. L'unanimité d'autrefois, a-t-il déclaré, qui existait dans le milieu canadien-français et se manifestait par « son appartenance massive à l'Église.... s'est disloquée en faveur d'une pluralité de tendances ». Aujourd'hui, Canadien français et catholique ne vont plus désormais de pair ; une partie de l'Église quitte maintenant l'Église, une autre glisse vers une foi sans Église se réduisant peu à peu à une réflexion sur l'homme et sur les problèmes qui se posent à la conscience humaine d'aujourd'hui : « Aux yeux de certains, l'Église devient une pièce inutile dans l'univers de leur foi [32]. »

Analysant plus tard, en une autre circonstance, les changements qui se produisaient dans la société québécoise, le même archevêque de Montréal avouait qu' « une des conséquences de ces changements est que notre milieu semble évoluer sans référence aux valeurs chrétiennes » et que le processus de sécularisation, « débordant le niveau des institutions sociales, atteint maintenant celui de la conscience individuelle ». Le fait est, ajoutait-il, que « de plus en plus d'individus réfléchissent sur leur vie et sur le monde en faisant appel à une échelle de valeurs dans laquelle non seulement la foi chrétienne mais toute référence religieuse disparaît [33] ».

Ce qui rend la situation de l'Église catholique encore plus troublante, voire inquiétante, et l'oblige en quelque sorte à se transformer d'une Église triomphante en une Église missionnaire est que, d'une part, croît de plus en plus le nombre des indifférents et des incroyants, et que, d'autre part, le milieu québécois catholique, ayant retiré une à une ses barrières de défense religieuse, [288] demeure maintenant ouvert aux influences des sectes et se laisse plus facilement envahir par les adeptes du marxisme.

Pour m'en tenir à quelques statistiques, je rappelle que, lors du recensement de 1961, à la question « Quelle est votre religion ? » 6 351 Québécois seulement avaient eu la franchise et le courage de donner l'une ou l'autre des réponses suivantes : « Aucune », « Sans religion », « Athée », etc. À la même question, dix ans plus tard, en 1971, il y en eut 76 685, soit douze fois plus, à répondre : « Aucune religion ». Faisant le bilan de ce qu'on a appelé la « révolution tranquille » au Québec, un historien, étranger à la province, ne pouvait s'empêcher de s'étonner du « ton entièrement séculier et matérialiste des exigences révolutionnaires », du fait que, dans cette aventure, l'Église ait été complètement mise de côté et « ignorée », du fait aussi que le Québec se soit transformé en « un État séculier, matérialiste, neutre et amoral, tout comme s'il était un pays protestant [34] ».

Il arrive encore, quelques rares fois, où l'Église du Québec brille d'un éclat rappelant celui du passé. Par exemple, le jour où l'archevêque de Québec, Mgr Maurice Roy, ayant été nommé cardinal, était officiellement reçu, le 10 mars 1965, par le Parlement de l'État, les deux Chambres s'étaient à cette occasion réunies pour lui rendre hommage. Il en profitait pour exposer sa conception des relations normales entre l'Église et l'État, notamment dans le domaine de l'éducation. Dans le passé, déclara-t-il, l'Église et l'initiative privée s'en sont largement chargées, mais « l'État peut désormais et, avec raison, veut assumer toutes ses responsabilités. L'Église est heureuse de lui laisser ce qui lui revient ; mais il ne s'ensuit aucunement que le domaine de l'enseignement lui devienne étranger... L'Église comme telle ne peut se désintéresser de l'école... Elle a et elle aura toujours à former ses enfants. Or la formation, l'éducation complète d'un chrétien n'est pas une chose qui peut se découper comme des tronçons de routes... C'est le même enfant qui doit apprendre la grammaire et le catéchisme et il doit à la fois apprendre à parler selon la grammaire et à vivre selon la parole de Dieu... » Dès le début de son allocution, il avait évoqué l'exemple de saint Paul qui, devant le centurion romain, avait [289] fièrement déclaré : « Civis sum Romanus, Je suis citoyen romain » ; il terminait par ces mots : « La charge que Notre Saint Père le Pape vient de me confier ne m'attache pas seulement à l'Église ; elle m'oblige à un nouveau titre à me consacrer plus parfaitement au bonheur de la société civile dont je suis membre. La cordialité de votre accueil me prouve que vous l'avez compris ; elle me permet aussi de vous dire, avec plus de gratitude et plus de fierté que jamais : Je suis un citoyen du Québec [35]. »

C'était un langage habile et fort diplomatique, d'autant plus d'actualité que le gouvernement, à la suite de la première et principale recommandation de la Commission Parent, venait d'établir un ministère de l'Éducation. Qu'un cardinal de l'Église catholique romaine, reçu officiellement par les représentants de l'État québécois et s'associant à ses confrères dans le sacerdoce, reconnaisse publiquement qu'il est intimement lié « à la vie totale de la nation » et proclame sa fierté de pouvoir s'écrier : Je suis un citoyen du Québec, c'était un signe des choses à venir. C'est que le clergé, désormais, va entrer dans le jeu de la « révolution tranquille » et certains de ses membres, avec l'approbation et l'appui de leur évêque, vont fonder, voire diriger, des mouvements contestataires, tels ces curés de la Gaspésie lançant l'« Opération-Dignité ». Au moment de la crise d'octobre 1970, ce même clergé intervenait à la fois pour condamner la violence et la haine comme instruments d'action sociale et politique et pour dénoncer les injustices sociales, tant à l'égard des personnes qu'à l'égard de la nation canadienne-française [36].

C'est l'époque où, dans à peu près tous les pays du monde et surtout au Québec, les gens commencent à prendre une conscience plus aiguë de l'importance de la politique dans leur vie. Chez ceux qui ressentent le plus vivement en eux-mêmes le souci de travailler au bien des autres, en particulier, chez les membres du clergé, la tentation devient de plus en plus forte de se lancer dans la vie politique, c'est-à-dire d'adhérer à un parti et de se faire élire, soit à l'Assemblée nationale du Québec, soit à la Chambre des Communes d'Ottawa. Semble les incliner à entrer dans cette voie la Lettre apostolique du pape Paul VI à l'occasion du quatre-vingtième anniversaire [290] de l'encyclique Rerum Novarum de Léon XIII, Lettre dans laquelle le Pape, après avoir parlé de l'économique, ajoute : « Le passage de l'économique au politique s'avère nécessaire... Chacun sent que, dans les domaines sociaux et économiques - tant nationaux qu'internationaux - la décision ultime revient au pouvoir politique... La politique est une manière exigeante mais non la seule - de vivre l'engagement chrétien au service des autres [37]... »

Incite encore davantage les membres du clergé à considérer que cette invitation s'adresse aussi à eux le fait que l'État québécois occupe de plus en plus maintenant, dans les domaines de l'éducation, du bien-être et des loisirs, des postes et des fonctions dont ce même clergé autrefois se chargeait, et que diminue le nombre des fidèles et des catholiques pratiquants. Il y a même des prêtres qui se laissent facilement persuadés qu'en faisant de la politique active et partisane ils pourront rendre de plus grands services à la population, en particulier aux pauvres et aux chômeurs, qu'en se limitant à remplir avec constance et fidélité leurs fonctions sacerdotales [38].

En 1968, un événement d'importance considérable survenait dans l'Église du Québec. À l'instar des gouvernements, affrontés à de difficiles problèmes et désireux d'y voir plus clair, les évêques du Canada français créent une commission d'étude sur les laïcs et l'Église, dont ils confient la présidence au professeur Fernand Dumont. Au bout de trois ans, après avoir fait le tour de la province et entendu des centaines de mémoires, cette commission remettait son rapport, lequel avait pour titre l'Église du Québec : un héritage, un projet [39]. Dès le début, les commissaires s'expliquaient : « Suggérée dans l'immédiat par ce qu'il est convenu d'appeler « la crise des mouvements d'Action catholique », cette décision (des évêques) n'en relevait pas moins de motifs et de préoccupations beaucoup plus larges : « les interrogations de l'épiscopat... les préoccupations des clercs et des laïcs, les changements qui affectent notre société et les lendemains à donner à Vatican II ». Les membres de la Commission se sont vite rendu compte que leur tâche devait s'étendre à une étude d'ensemble sur la situation et l'avenir prochain de l'Église d'ici [40]. »

[291]

J'ai déjà signalé, tout au début de ce texte, les deux principales lacunes qu'on y décèle, lacunes que les commissaires reconnaissent franchement quand ils parlent de deux limites importantes à leur travail : « (1). On nous avait confié, au départ, écrivent-ils, l'étude du Canada français tout entier. Progressivement, nous avons dû nous limiter au Québec », et cela pour plusieurs raisons toutes valables ; « 2. La deuxième limite importante concerne les catholiques qui ne sont pas de langue française... Le mandat qui nous avait été confié par nos évêques les excluait de notre enquête (p. 13)... ».

Le rapport lui-même se divise en six parties, qui vont de l'héritage du passé jusqu'au projet d'avenir, en passant par l'examen de la situation difficile du présent. Dans l'introduction, les commissaires expriment leurs convictions et définissent leurs positions : « L'Église institutionnelle reste le principal véhicule de l'action de l'Esprit dans le monde, dans la grande et la petite histoire de notre collectivité... L'Église ne définira plus nos destins culturels, économiques et politiques. Mais nous n'acceptons pas qu'elle se retire sur un « no man's land » ou dans les soutes de la conscience... Et nous nous refusons à séparer l'avenir des chrétiens de l'avenir des hommes (pp, 14-15)... »

En général, le diagnostic que le Rapport porte sur la situation et le tableau qu'il trace de l'évolution de l'Église au Québec sont assez justes et fidèles à la réalité ; ils sont substantiels et couvrent largement, et bien mieux que je ne pourrais le faire, tous les sujets qu'on m'a demandé de traiter dans cet article. Le plus simple serait, sans doute, de renvoyer à un tel rapport ; en ce qui concerne l'Église, tout est là : le passé, le présent et l'avenir. Je signale quand même au passage quelques phrases caractéristiques et fort significatives. Dans la première partie, qui s'intitule « Inquiétudes et aspirations », le rapport remarque : « C'est dans le domaine de l'engagement social de l'Église que les attentes des chrétiens s'avèrent les plus diversifiées et les plus contradictoires. Les uns souhaitent une Église plus prophétique dans les secteurs où le sort des hommes est particulièrement engagé. D'autres craignent une [292] résurgence des rôles de suppléance de la chrétienté d'autrefois. Certains accusent les chefs spirituels de « faire de la politique (p. 54) ».

Une deuxième partie s'intitule « Un héritage religieux mis en question ». Le rapport y rappelle « l'ancienne alliance de l'Église et de la société québécoise », et y examine l'Église à la fois « comme héritage et comme projet ». Au passage, il constate : « Depuis une décennie au moins, notre société semble se passer de l'Église. L'éducation, la sécurité sociale, les mouvements sociaux trouvent ailleurs leurs motivations et leurs objectifs. Une grande partie des fidèles quittent la vieille maison. De même que la collectivité tente de se définir un nouveau projet, l'Église est contrainte de le faire aussi. Elle ne pourra affronter cette tâche par des stratégies ou par une puissance dont elle est de plus en plus démunie. Il lui faudra avant tout faire appel à des ressources spirituelles qui viennent d'avant nous (p. 74). »

Parlant, en cours d'examen, d' « une sécularisation à multiples visages », le rapport y décèle l'origine de bien des problèmes de l'heure : « L'Église québécoise, écrit-il, rencontre sur sa route des idéologies globales qu'elle n'a pas produites, des conceptions de l'homme et de la société dans lesquelles les croyants ont peine à situer leur foi. Plus profondément, nous découvrons l'importance de nouveaux enjeux culturels. Autrefois, l'Église servait de matrice fécondante pour notre vie culturelle. En un rien de temps, de nouvelles cultures profanes tendent à remplacer la religion et les fonctions centrales qu'elle a assumées. La problématique des relations entre Église et Société s'est radicalement inversée sans passer par les maturations qu'ont pu exprimer d'autres sociétés, européennes par exemple. À la limite, plusieurs chrétiens n'ont pas une foi capable d'éclairer leur nouvelle culture profane ni un équipement culturel susceptible d'éclairer les renouveaux culturels récents (p. 80). »

La troisième partie de ce même rapport - et j'entends m'arrêter là - cherche à proposer à l'Église du Québec « Un nouveau chantier », en particulier à en faire « Une Église engagée ». Elle [293] contient des phrases de ce genre : « Le danger le plus grave que court l'Église de chez nous est de devenir non significative, à la fois pour les croyants et pour ceux qui la regardent du dehors (p. 104). » « Dans la logique même de l'action historique de Dieu dans le monde, l'Église ne saurait limiter son rôle à l'éducation des consciences ou au salut individuel des âmes. Elle vise un salut collectif qui atteint toute la création (p. 129). » Prémisses qui permettent au Rapport de reposer sa question initiale : « Après avoir été solidaire d'une longue lutte pour la survivance, l'Église va-t-elle se retirer tout simplement au moment où notre société vit peut-être le plus grand tournant de son histoire (p. 129) ? » Question qui amène l'auteur à aborder le problème politique : « Il n'y a pas de politique évangélique, écrit-il, mais il y a un Évangile qui passe, entre autres voies, par la politique (p. 130)... La foi ne peut déterminer le choix de tel ou tel projet politique circonstancié. Mais on n'évitera pas qu'un engagement collectif des chrétiens ou de l'Église à propos de questions brûlantes ait des incidences politiques... L'Église ne saurait se contenter d'être le chien de garde de valeurs humaines éminentes. Elle doit exprimer visiblement ce qu'est un comportement humain selon les moeurs évangéliques (p. 131)... ».

L'Assemblée des évêques du Québec accueillit le rapport Dumont avec tout le sérieux qu'il méritait, lors de sa réunion de mars 1972, et s'efforça d'en dégager les constantes et d'en signaler les propositions qu'elle avait déjà acceptées, en particulier celles qui concernaient la paroisse, le monde scolaire, les non-pratiquants, les défavorisés, le monde social, la famille, les jeunes et les mouvements apostoliques et religieux [41]. Autant de problèmes qui demeurent encore dans l'Église du Québec d'aujourd'hui.

Reste une dernière étude dont, avant de terminer ce texte, je voudrais dire un mot. On sait que les évêques du monde catholique doivent, lors de leur visite à Rome, présenter un rapport sur la situation de l'Église, particulièrement dans leur diocèse. Or, il est arrivé qu'à la fin de l'année 1974 le groupe d'évêques s'intitulant l'Inter-Montréal élaborait et présentait un rapport commun, dans lequel ils exprimaient leur avis sur la situation, non seulement dans [294] leur diocèse respectif, mais encore dans la province de Québec. Je signale, en particulier, le chapitre II où les évêques tracent ce qu'ils appellent « Une image globale de l'évolution de la société et de l'Église du Québec ». On y lit ce qui suit : « Au départ, on est en face d'une société nettement chrétienne, stable, monolithique et plutôt traditionnelle. L'organisation et l'infrastructure sociales sont établies de telle sorte qu'il y a peu de heurts ou de conflits entre ces dernières et les impératifs religieux et ecclésiaux. Les institutions-pivots, comme l'école et la famille, sont marquées par l'idéal chrétien. Les moeurs, les coutumes et les usages forment un ensemble culturel relativement cohérent... Bref, l'existence d'une quasi-symbiose entre les composantes de notre culture et une forte vision religieuse des choses a permis à plusieurs de parler du Québec comme « un pays de chrétienté ». À l'arrivée, on est en face d'une société pluraliste, segmentée, décléricalisée, sécularisée, permissive, industrialisée et urbanisée. Ces qualificatifs auxquels s'en ajoutent d'autres à mesure que se poursuit l'analyse de la situation présente suffisent à dessiner une image aux caractéristiques fortement opposées à celles du premier volet [42]. »

Ces lignes du groupe d'évêques de l'Inter-Montréal décrivent bien l'évolution de l'Église du Québec en ce dernier quart de siècle. Nous sommes partis d'une époque où subsistait encore une chrétienté et nous aboutissons à une période où triomphe la sécularisation.

Richard ARÈS, S. J.



* Idéologies au Canada français, de 1850 à nos jours  [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

** Évolution de l'Église au Canada français  [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[1] Hervé CARRIER et Lucien Roy, S.J., Évolution de l'Église au Canada français. Études de sociologie pastorale, Cahiers de l'Institut social populaire, n° 9, Montréal, Éditions Bellarmin, 1968, p. 5. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[2] COMMISSION D'ÉTUDE SUR LES LAÏCS ET L'ÉGLISE, l'Église du Québec : un héritage, un projet, Montréal, Fides, 1971, p. 17.

[3] Voir, à ce sujet, Denis MONIÈRE et André VACHET, les Idéologies au Québec, Montréal, 1977 ; Jean-Charles FALARDEAU, « Propos sur les idéologies au Québec », dans Recherches sociographiques, septembre-décembre 1976, XVIII, 3, 393-40 [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]2 ; aussi Denis MONIÈRE, le Développement des idéologies au Québec. Des origines à nos jours, Éditions Québec/Amérique, 1977. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[4] Cf. Cahiers de l'actualité religieuse et sociale, 1er novembre 1977, n° 150.

[5] Idem, p. 607.

[6] G. JACQUEMET, article « Chrétienté » dans Catholicisme, tome II, col. 1085-1086. L'auteur ajoute : « L'esprit chrétien l'animera. Cela suppose seulement une réintroduction du religieux dans le social (sans nuire au respect des nécessaires libertés individuelles)... Il y a place non pour une seule chrétienté de ce genre, mais pour des chrétientés multiples, coexistantes dans les diverses parties du monde et successives dans le cours des siècles... »

[7] Lionel GROULX, Mes Mémoires, tome 4, 1940-1967, Montréal, Fides, 1974, p. 229. Voir, dans le même sens, Robert RUMILLY, Histoire de la province de Québec, Montréal, Fides, 1969, vol. 39, p. 16, et Conrad BLACK, Duplessis, Montréal, Éd. de l'Homme, tome 1, pp. 389-390.

[8] Nive VOISINE (avec la collaboration d'André BEAULIEU et de Jean HAMELIN), Histoire de l'Église catholique au Québec (1608-1970), Commission d'étude sur les laïcs et l'Église, Première annexe au rapport, Montréal, Fides, 1971, pp. 74-75.

[9] Cf. Relations, mars 1942, « Psychologie historique du Canada français » ; mai, « Une communauté médiévale moderne : le Canada français », etc. ; avril 1944, « Cartels internationaux » ; mai, « Le cartel des allumettes » ; août, « Les cartels à l'oeuvre », etc. ; mai 1956, « Le problème des cartels » ; avril et mai 1946, « Le Canada et les cartels internationaux », etc.

[10] Cf. la Grève de l'amiante. Une étape de la révolution industrielle au Québec, En collaboration, sous la direction de Pierre Elliott TRUDEAU, Montréal, Les Éditions de Cité libre, 1956 ; Jacques COUSINEAU, Réflexions en marge de « La grève de l'Amiante », Contribution critique à une recherche, - Les Cahiers de l'I.S.P., n° 4, septembre 1958.

[11] Le Devoir, 2 mai 1949.

[12] Cf. Relations, éditorial, mars 1950, 57.

[13] Idem, éditorial, avril 1950, 89.

[14] Cf. Cité libre, vol. I, n° 2, 28. Voir aussi « L'idéologie citélibriste », dans le volume de Denis MONIÈRE, le Développement des idéologies au Québec, pp. 311 à 318 [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] ; à compléter par l'analyse critique qu'en fait André-J. BÉLANGER dans Ruptures et constantes. Quatre idéologies du Québec en éclatement, Montréal, Éditions Hurtubise HMH, 1977. Revoir enfin la sévère critique qu'en fait Lionel GROULX dans son ouvrage Chemins de l'avenir, Montréal, Fides, 1964, pp. 37 à 40.

[15] Cf. Cité libre, vol. 2, nos 1-2, 5.

[16] Gérald PELLETIER, « D'un prolétariat spirituel », Esprit, août-septembre 1952, 191.

[17] La Grève de l'amiante...

[18] Voir Relations, de novembre 1956 à mars 1957, articles mis en brochure sous le titre Réflexions en marge de « La grève de l'amiante ». Contribution critique à une recherche (voir plus haut, note 10). P.E. Trudeau y répondra dans Cité libre, en mai 1959.

[19] Voir l'Action nationale, de septembre 1957 à mai-juin 1958.

[20] Voir le Devoir, 6, 10 et 11 octobre 1956.

[21] Cf. Cité libre, « L'atmosphère religieuse au Canada français », mai 1956, 6.

[22] Cf. Cité libre, décembre 1955, 29.

[23] Gérard PELLETIER, « Feu l'unanimité », dans Cité libre, octobre 1960, 8-9.

[24] BLACK, Duplessis, tome II, p. 594. L'auteur ajoute un peu plus loin : « La grande autorité qu'avait exercée l'épiscopat depuis l'époque de Mgr Laval jusqu'à celle du cardinal Villeneuve cessa d'avoir cours, sauf pour une brève période et grâce à la grande popularité personnelle du cardinal Léger. Le fils de l'ultramontain avait lâché les écluses de la laïcisation. »

[25] La conséquence de la Révolution tranquille la mieux universellement accueillie fut sans doute le nouveau rôle assumé par l'État... L'État a émergé de la Révolution tranquille, d'un point de vue idéologique, à la fois comme moteur premier du progrès social et économique et en tant qu'incarnation des aspirations collectives des francophones... L'État allait prendre en charge bon nombre des fonctions laissées autrefois à l'Église. À vrai dire on peut se demander si le changement ne fut pas en fait trop rapide... » (Gary CALDWELL et Dan CZARNOCKI, « Un rattrapage raté. Le changement social dans le Québec d'après-guerre, 1950-1974 : une comparaison Québec/Ontario », dans Recherches sociographiques, XVIII, 1, 1977, 32.) Voir aussi MONIÈRE, le Développement des idéologies au Québec...

[26] Histoire de l'Église catholique au Québec, p. 81.

[27] Cf. les Insolences du Frère Untel, Montréal, Éditions du jour, 1960, pp. 51-52. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[28] Cf. Parti Pris, n° 1, octobre 1963, « Présentation », 3-4.

[29] MONIÈRE, le Développement des idéologies au Québec..., p. 347. L'auteur ajoute : « Pour Parti Pris, le cléricalisme est enraciné dans le colonialisme... On ne peut remédier au cléricalisme de façon isolée... L'élimination du pouvoir clérical ne peut s'accomplir isolément, elle doit être accompagnée de celle des pouvoirs coloniaux et capitalistes car en dernière instance, elle en dépend. En ce sens, la déconfessionnalisation, la décléricalisation et la tolérance religieuse ne satisfont pas Parti Pris car seul le laïcisme peut vraiment mettre fin à l'influence sociale de la religion et la réduire à une question exclusivement privée (345-346)... » .

[30] Cf. Relations, octobre 1970, « La sécularisation de la société québécoise ».

[31] Idem.

[32] Allocution du 29 septembre 1969, l'Église canadienne, novembre 1969, 328.

[33] Cf. l'Église canadienne, novembre 1973, 272.

[34] W. L. MORTON, The Canadian Identity, Toronto, 1972, pp. 117-119.

[35] Texte dans la revue Relations, avril 1965, 124-125.

[36] Voir Relations, « L'Église des clercs et la crise québécoise », décembre 1970, 325-326.

[37] Cette Lettre du pape Paul VI au cardinal Roy a été publiée sous le titre de « La responsabilité politique des chrétiens », avec présentation et commentaires par l'Action populaire de France, aux Éditions Ouvrières, 1971. L'extrait cité ici provient du n° 46.

[38] À l'occasion de son jubilé sacerdotal et de ses 30 ans d'épiscopat, le cardinal Maurice Roy, archevêque de Québec, répondait à un journaliste qui lui posait cette question : « Que pensez-vous de cette orientation de prêtres assez nombreux vers la politique ? » « En un sens, elle vient précisément de l'insistance que l'Église a mise sur le devoir des catholiques dans le domaine social et sur l'aspect moral de certaines mesures que jusque-là on considérait comme purement politiques... Ces sujets ne figuraient pas dans les débats publics d'autrefois de manière aussi courante qu'aujourd'hui. Comme le chrétien a le devoir de favoriser la naissance d'une société plus juste, on comprend que des prêtres qui, professionnellement, enseignent la morale, deviennent très conscients non seulement de leur devoir strict mais même je dirais de ce qui va au-delà des exigences de leur ministère... Aujourd'hui, des prêtres se sentent pressés de faire certaines réformes sociales qui en elles-mêmes pourraient être faites par les simples citoyens, mais enfin ces prêtres veulent hâter le mouvement et s'engager personnellement. » (Cf. le Devoir, 14 mai 1977.)

[39] COMMISSION D'ÉTUDES SUR LES LAÏCS ET L'ÉGLI-SE, l'Église du Québec...

[40] Idem, 9.

[41] Voir à ce sujet l'article « L'Assemblée des évêques du Québec étudie le Rapport Dumont », dans l'Église canadienne, mai 1972, 131-133.

[42] Rapport présenté par les évêques des diocèses de l'Inter-Montréal lors de leur visite quinquennale à Rome. Les diocèses suivants ont participé à ce rapport : Montréal, Sherbrooke, Saint-Hyacinthe, Valleyfield, Joliette, Saint-Jean et Saint-Jérôme. Volume de 202 pages polycopiées, novembre 1974. Les textes cités ici sont à la page 73. Sur la portée et l'intérêt de ce rapport commun, voir un éditorial de Claude RYAN, « Où en est l'Église d'ici ? » le Devoir, 18 janvier 1975.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 25 juillet 2011 15:41
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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