RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Bernard Arcand, “La construction culturelle de la vieillesse.” (1982)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Bernard Arcand, “La construction culturelle de la vieillesse.” Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 6 no 3, 1982, pp. 7-23. Québec: Département d'anthropologie, Université Laval.

Introduction

Lorsque la Faculté d'Éducation Permanente de l'Université de Montréal m'invita l'an dernier à prononcer une conférence dans le cadre du cours « L'anthropologie sociale de la vieillesse », je pouvais mal cacher mon ignorance de cette littérature anthropologique relativement nouvelle. N'ayant rien à dire de « la vieillesse », j'ai dû recourir au refuge coutumier de l'ethnographie et parcourir mes notes de terrain pour y retracer l'image la plus complète possible de la situation des personnes âgées chez les Cuiva, population amérindienne des plaines orientales de la Colombie. Je voulais offrir un exemple exotique : le cas d'une société non-occidentale qui viendrait ajouter un élément nouveau à la réflexion de l'anthropologie sociale de la vieillesse. 

Le survol de ce matériel ethnographique menait à conclure que, chez les Cuiva, les gens âgés ne forment pas une catégorie sociale identifiable pouvant être distinguée du reste de la société. Alors que « les enfants », « les femmes », et « les hommes » forment trois catégories sociales distinctes, que les attitudes et les comportements Cuiva reconnaissent clairement, il n'y a pas de regroupement équivalent des membres plus âgés. La société Cuiva ne crée pas d'âge de la vieillesse : une fois sorti de l'enfance, l'individu demeure jusqu'à sa mort confondu à l'ensemble des adultes. 

La société Cuiva appartient à ce type de société indivisée que l'anthropologue a trop longtemps défini négativement : une société sans spécialisation, sans stratification, sans classes sociales, sans policiers et sans politiciens. Dans la même veine, on ajouterait une société sans vieillesse. Mais en réaction à ces définitions négatives, il faut surtout dire que ces « absences », d'un âge de là vieillesse ou d'inégalités économiques ou politiques, ne sont jamais les fruits du hasard et encore moins les signes d'un retard sur une quelconque échelle évolutive. Il paraît évident que l'âge de la vieillesse ne peut nulle part être pris pour acquis. Face à un processus biologique universel, une société peut soit se donner les moyens de créer un âge de la vieillesse et ainsi regrouper ses membres plus âgés, soit nier la particularité de leur vieillissement en se donnant les mécanismes pour éviter que ses membres plus âgés se retrouvent au sein d'un groupe social homogène et distinct. L'une et l'autre solution sont des créations humaines, des constructions culturelles qui ne peuvent qu'être cohérentes avec l'ensemble social auquel elles appartiennent. 

Les Cuiva offrent des exemples de ce qu'une société doit inventer pour assurer l'homogénéité et l'égalité de tous les adultes, sans distinction d'âges. 

Il n'y a pas d'espace social particulier aux vieillards et il n'y a pas non plus d'activités sociales dont ils sont exclus. Les Cuiva ne deviennent jamais trop vieux pour poursuivre la vie nomade, contribuer à la production, participer aux débats, pour épouser, pour consommer des drogues, pour quoi que ce soit. Au contraire, la société veut éviter la brisure et traite ses vieillards comme si leur vieillesse n'existait pas. 

Par exemple, la terminologie de parenté, qui détermine très largement les rapports sociaux et quotidiens, applique le principe de l'équivalence des générations alternantes, ce qui a pour effet de masquer les différences d'âge : une enfant de cinq ans et une vieille de soixante ans peuvent très bien être « soeurs » ou « cousines » et tous les membres du groupe maintiennent un comportement à plusieurs égards identique envers chacune des deux femmes. 

Autre exemple, la théorie Cuiva de la reproduction veut que la vie soit cyclique. L'origine de la société n'est pas le fait d'un héros culturel ou d'un couple mythique, mais l'émergence collective de toute la société qui se reproduit depuis et pour toujours. Les âmes des morts reviennent après peu donner la vie aux nouveaux-nés, ce qui implique que ces morts sont très vite oubliés puisqu'ils n'existent pas dans un quelconque ailleurs, mais bien parmi nous. Ce qui implique aussi qu'il serait inconcevable de croire les vieillards sur le point de se séparer de nous et de quitter la société. 

Dans le contexte d'une économie de chasse et de cueillette qui réussit en une quinzaine d'heures hebdomadaires de travail à assurer quotidiennement un demi-kilo de viande et un demi-kilo de fruits ou de légumes à chaque personne, il n'y a pas lieu de s'inquiéter de ce que les plus âgés participent peu ou pas du tout aux activités de production, ni du fait qu'ils consomment souvent autant que n'importe quel adulte. Il n'y a jamais de véritable retraite des activités de production. Même si, avec le temps, on participe à la cueillette et à la chasse de moins en moins fréquemment, selon ses goûts et selon les besoins du moment, on demeure néanmoins toujours présent à la quête de nourriture : en en parlant, en prodiguant conseil, en félicitant et souvent même en accompagnant les plus jeunes ; et quand vient le moment d'un rituel où la société doit faire un effort maximum pour amasser de la nourriture, tous y participent, même ceux et celles qui ont maintenant peine à se déplacer. 

Les Cuiva semblent réussir à éviter l'isolement des personnes âgées même dans le seul champ d'activités où on leur reconnaît une compétence particulière. Les meilleurs guérisseurs et les meilleurs sorciers sont toujours les femmes et les hommes les plus âgés. Il paraît évident qu'une telle croyance pourrait servir à caractériser l'état de vieillesse et peut-être même faire naître une classe de vieillards puissants. Mais l'essentiel de la stratégie Cuiva consiste à dire aussi que ces pouvoirs de guérison et de sorcellerie ne sont pas acquis à un moment particulier de la vie : ce sont des pouvoirs dont dispose tout individu dès sa naissance, mais qui s'amplifient avec l'âge. Tout adulte aura sans doute à guérir et peut-être à ensorceler et son action deviendra progressivement plus efficace, mais peu à peu et sans rupture. En évitant de lier l'acquisition de ces pouvoirs à une phase particulière de la vie, on évite une brisure qui risquerait de marquer le début de la vieillesse. 

En somme, les personnes âgées ne sont pas identifiables comme sous-groupe particulier au sein de la société cuiva. La position sociale des vieillards n'a rien de vraiment caractéristique qui permettrait de la distinguer de celle de tous les autres adultes et, pour décrire la vieillesse cuiva, il faudrait donc pouvoir comprendre et décrire la totalité de la société : l'ensemble des activités et des comportements sociaux dont les vieillards ne sont jamais exclus et parmi lesquels aucun ne leur est spécifiquement réservé ; l'ensemble des créations culturelles et des discours idéologiques visant le nivellement de toutes les différences et la négation de la vieillesse. 

La préparation de cette conférence pour le cours « L'anthropologie sociale de la vieillesse » me menait donc à l'incapacité de cerner la position des personnes âgées et à la conclusion que j'étais engagé sur une voie inadéquate pour approcher la société cuiva : puisqu'il n'y a pas de véritable vieillesse cuiva, poser la question de la vieillesse impose dès le début de l'enquête un dangereux préjugé ethnocentrique. 

Par contre, l'exemple cuiva, s'il peut paraître quelque peu déroutant pour la gérontologie sociale, a le grand avantage d'offrir un contraste particulièrement fort avec la société industrielle. Il me semblait, intuitivement, que l'inexistence d'une catégorie sociale de la vieillesse chez les Cuiva constitue le modèle inversé du sort réservé aux personnes âgées au sein de notre société. Alors que les Cuiva cherchent à nier la pertinence d'un vieillissement pourtant inscrit dans la nature biologique du vivant, la société industrielle se donne plusieurs moyens d'identifier clairement une catégorie sociale différenciée et de créer un « troisième âge » marqué par un mode de vie unique et une situation sociale qui le distingue très nettement de l'enfance et de l'âge adulte. 

C'est afin d'explorer davantage ce contraste entre deux types de société qu'il m'a paru essentiel de parcourir, même brièvement et en amateur, certains acquis des analyses récentes du vieillissement au sein de la société industrielle. On a déjà tracé des bilans assez exhaustifs de l'état actuel des recherches en gérontologie sociale, ce carrefour relativement nouveau de la sociologie, du service social et de la psychologie sociale, (Keith 1980 ; Marshall 1980) et il n'est nullement question de reprendre ici un tel bilan. Je me limiterai plutôt à vouloir comprendre toute la portée du modèle cuiva.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 4 mai 2008 8:29
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref