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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Rose-Marie Arbour, "Sexuer l'art", Colloque de la revue Critère, Hôtel du Parc, Montréal. Avril 1986. 30 minutes + débats. Texte paru dans la revue Critère, "Transmettre", printemps 1986, no. 41, pp. 57-71. [Le 31 décembre 2006, Mme Arbour nous a autorisé à diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, toutes ses publications.]

Rose-Marie Arbour 

“Sexuer l'art”. 

Colloque de la revue Critère, Hôtel du Parc, Montréal. Avril 1986. 30 minutes + débats. Texte paru dans la revue Critère, "Transmettre", printemps 1986, no. 41, pp. 57-71.

 

Introduction
 
Les ruptures
Interdépendance ou transmission horizontale
Art-politique: mixité impossible?

 

Introduction

 

L’entreprise de la modernité fut de mettre à jour les mécanismes de la peinture, de montrer ce qui est à l’œuvre dans la peinture par la peinture même, peindre non pas quelques chose mais travailler avec les éléments mêmes de la peinture afin d’élaborer un nouvel objet et non une nouvelle image de la réalité extérieure. 

Depuis les années 60, les femmes-artistes ont contribué à l’avènement de la post-modernité et, particulièrement aux États-Unis, l’ont fait, entre autres, par le biais de leur opposition à l’entreprise formaliste et de leur critique de la conception du «modernisme» telle que formulée par le critique d’art Clément Greenberg. 

À propos de pratique picturale, je parlerai de Lise Landry, particulièrement, qui non seulement interroge et met en évidence la matérialité du dessin (support, couleurs, traits, matières...) mais aussi son processus, «comment il se fait» — ce «comment» comprenant aussi bien les modes d’articulation de ces divers composants les uns avec les autres que leur histoire, leur généalogie culturelle et artistique, la subjectivité de l’artiste, ses convictions et manières de faire, son contexte socio-culturel. À ce titre et par la ré-intégration de ce qui est para‑visuel, Lise Landry s’inscrit dans cet au-delà de la modernité tout en maintenant des attaches inaliénables avec cette dernière. 

À partir de 1947, aux États-Unis, la trajectoire de la peinture est allée vers ce qu’on peut appeler un «Art du réel», un art dépouillé de toute connotation métaphorique, symbolique, sociologique, historique... Ce qui était visé était la présence pure. Or l’art minimal et l’art conceptuel contribuèrent à mettre à jour la contradiction d’une telle conviction: en effet comment l’œuvre peut-elle être cet objet qui ne dit rien d’autre que lui-même, c’est-à-dire ce qu’il est strictement sur le seul plan visuel ou optique? Comment peut-elle nier tout rapport au monde qui lui est extérieur? Cette autonomie réductrice a mené à l’impasse, et la boutade de Franck Stella la décrivait bien: «What you see is what you see 

C’est alors de l’extérieur de l’objet que s’est posée la question à savoir: est‑ce par le biais d’un langage autre qu’on peut répondre à la question «qu’est-ce qu’est l’œuvre» et interroger ainsi ce qui en elle n’est pas elle, c’est-à-dire ce qui n’est pas perçu dans la pure visualité? Ce seront l’art minimal et l’art conceptuel qui rejetteront d’abord l’isolement propre à l’œuvre formaliste. L’art conceptuel parle de ce qu’il ne met pas en forme concrètement en s’aidant du langage, de la démonstration logique plus que de la prégnance des formes; l’art minimal valorise l’expérience du spectateur et l’œuvre devient un «objet en situation» appartenant à qui la regarde tout en se maintenant à distance. Cet effet-théâtre — ce que le critique d’art américain Michael Fried nommait la «theatricality» — consistait à introduire la durée de l’expérience du spectateur à tel point que l’œuvre pouvait même «feindre l’apparence du non-art», comme le lui reprochait Clément Greenberg. [1] 

Le travail artistique de Lise Landry se situe dans cette perspective d’œuvres qui, depuis la fin des années 60, ont revendiqué le débordement hors la stricte opticalité. La durée, le temps, la mémoire, la subjectivité, l’histoire personnelle, les pratiques culturelles, furent réinsérés, réinscrits dans l’œuvre à la fin des années 60, plus particulièrement sous l’impulsion donnée par le mouvement des femmes. Les débordements de tous ordres se frayèrent des voies sinon en dehors de l’œuvre du moins à partir d’elle, faisant éclater ce pseudo-noyau d’une présence jamais atteinte: le Pattern Art constitua une de ces premières manifestations d’éclatement et l’art fut envahi par ce qui avait été particulièrement méprisé depuis le début de ce siècle fonctionnaliste où l’ornement était considéré comme un crime. 

Les femmes en art n’ont pas été sensibles au mythe de l’artiste comme héros ou au projet de ‘l’art pour l’art’. Aussi, prendre comme matériaux et adopter le processus de production de ce qui était propre au décoratif allèrent de soi pour de nombreuses artistes; dès le début des années 70 Myriam Schapiro (américaine), Joyce Wieland (canadienne), Lise Landry (québécoise) renouèrent avec une tradition de la modernité en peinture (assemblage, collage) mais en même temps la dépassèrent: les matériaux et procédés propres aux travaux dits féminins (couture, broderie, tressage, tissage) furent intégrés, fusionnés si l’on peut dire, aux médiums spécifiques de la peinture, ce qui ramenait la question du contenu et rejetait de ce fait la conception formaliste de l'art; elles ré-introduisirent des travaux manuels traditionnellement féminins qui n’avaient a priori rien à voir avec l’art — les matériaux et processus devenant éléments structurels de l’œuvre. Cette position radicale permit non seulement de faire voir autrement mais aussi autre chose dans l’art, cela fit éclater l’œuvre auto-référentielle par l’établissement d’un rapport désormais fondamental avec l’expérience et la culture propres des sujets artistes. Le sujet artiste — en l’occurrence un sujet sexué (féminin) auquel on n’avait pas ou peu songé jusqu’alors — se posait au cœur de la question de l’art et, de surcroît, au centre même du processus créateur: ce sujet se substituait ainsi à la notion de progrès formel comme moteur et contenu du travail artistique. 

Ce dépassement ne se fit pas selon une trajectoire linéaire fondée sur un principe de rejet puis d’adoption du nouveau: en effet, une conception de l’art différente était structurellement liée à la ré-inscription dans l’art d’une expérience et d’un savoir-faire individuels et collectifs, une culture féminine. Historiquement, seule l’importance des femmes dans l’avant-garde russe des années 10 et 20 a constitué un précédent à une présence aussi marquée des femmes artistes dans le champ de l’art des années 70. Leur apport fut visible dans le débordement du formel par le contenu, c’est-à-dire le subjectif, l’autobiographique, les formes et techniques particulièrement liées à une culture des femmes. Néanmoins, cette rupture d’avec le dogme formaliste fut davantage un dépassement qu’une négation des fondements de la modernité. Les œuvres de femmes artistes se posaient comme objets réalistes face à la «présence immédiate», à la «pure opticalité» comme contenu unique de l’art qui s’était avéré illusoire. Les œuvres d’une Myriam Schapiro ou celles d’une Lise Landry sont fondées sur une identification de la surface au plan et se signalent par un travail sur le support, par l’identification de la forme au fond; le support est devenu matériau découpé, piqué, cousu, construit en fonction d’une méthode d’assemblage dont la tradition cubiste avait inauguré la méthode. Nous sommes donc en présence d’un processus de travail qui a, dans le cas de ces deux artistes, ses sources à la fois dans une culture non artistique, artisanale et utilitaire, décorative, en autant que le vêtement soit vu comme décoration du corps (Michèle Héon, Harmony Hammond travaillèrent la forme du vêtement comme lieu du corps absent).

 

Les ruptures

 

L’introduction au sein du travail formel d’éléments hétérogènes - particulièrement l’expérience de l’artiste comme sujet — a constitué un apport fondamental des femmes au post-modernisme des années 70, leur œuvre ayant été marquée par leur identité singulière ou plutôt par les effets de cette identité. 

Un nombre grandissant de femmes-artistes se sont démarquées de certains codes, attitudes propres au système de l’art dominant. Les Américaines donnèrent le signal de la dissidence en attaquant dans un premier temps le système de diffusion comme appareil de soutien idéologique de l’art dominant: les grands musées se virent reprocher sans ambages la faible représentativité des femmes dans leurs collections et leurs expositions; des provocations et contestations de toutes sortes visèrent autant la partialité des institutions que la figure même de l’artiste comme héros machiste. 

Puis l’entreprise d’inscrire dans l’art même ce qui était propre à leur expérience amena certaines artistes à adopter une iconographie dite vaginale (forme centrée à vide central); de nombreuses tentatives pour identifier formellement des caractéristiques dites féminines suscitèrent des analyses, des débats, des confrontations. La notion d’un style féminin fut rejetée, puis celle de formes spécifiquement féminines, car trop liée à la croyance en une essence féminine, malgré l’affirmation d’une telle conception par et à travers le Dinner Party de Judy Chicago (1979). Le débat se déplaça plutôt autour de la question de la structure des œuvres comme paradigme de l’expérience féminine. Le rapport inédit entre l’artiste et sa propre histoire devint partie constituante du projet créateur. Sans vouloir simplifier ce processus de mixtion (acquis de la modernité et apports formels propres à des travaux manuels dits féminins), il m’apparaît justifié ici de rappeler l’importance d’une telle intégration à travers des œuvres de Lise Landry: cette artiste a délaissé le dessin qu’elle a pratiqué jusqu’en 1977 pour un traitement du support qui a obligé à le considérer non seulement comme surface sur laquelle s’inscrivent les éléments formels et colorés, mais comme matériau qui, cousu, tressé, superposé, surpiqué, devient ainsi véritablement le sujet de l’œuvre et non seulement ce sur quoi le sujet se déploie. 

Cette incursion dans le champ artistique de méthodes et façons de faire propres à une culture de femmes ne se concrétisa pas ainsi par le biais d’une iconographie dite féminine seulement. En effet, découper, tisser des lanières de papier, les coudre et les assembler, réunissent les gestes et les façons de faire des femmes dans la perspective d’une tradition fort ancienne. C’est donc par un travail sur le support, dans l’abolition de l’organisation hiérarchique de la figure sur le fond, que de nombreuses artistes ont lié leur travail artistique à une programmation picturale propre à la modernité. Néanmoins la légitimité du féminin dans l’art ne va pas de soi et ses apports spécifiques au langage visuel de l’art actuel n’ont été reconnus qu’en autant qu’ils se confondaient formellement aux principes élaborés en dehors d’une culture féminine... Cette mixtion ne représente donc pas une solution définitive à la question de l’art des femmes au sein du champ artistique et on peut dire au mieux qu’elle est ponctuelle même si l’histoire de l’art contemporain, dont les femmes ont été majoritairement exclues, se trouve en définitive ré-appropriée par elles à l’aide de leurs propres traditions formelles et para-artistiques. 

* * * * 

Les hommes se sont approprié le terme genre humain pour se nommer. L’artiste a, surtout depuis la Renaissance italienne, été considéré comme un homme et non comme un individu sexué. Cette double dénomination (homme = genre humain) a eu de lourdes conséquences, entre autres celle de concevoir l’homme comme genre humain plutôt que comme espèce sexuée. De sorte que tout indice d’une culture féminine dans l’art apparaît toujours et de prime abord comme suspect. 

Lise Landry, Francine Larivée ont consciemment inscrit au cœur de leur pratique artistique, dans la structure même de leur art, la mémoire de leur sexe qui avait été mise de côté avec l’identité sexuelle de l’artiste. Si les œuvres vivent de qui les reçoit (l’esthétique de la réception de Hans Robert Jauss), elles sont également nées d’êtres sexués; or, sous le prétexte de l’universalité de l’art, a été niée l’identité sexuelle de l’artiste qui pourtant s’avère fondamentale dans le processus créateur. Dans une perspective non dénuée de stratégie, les techniques artisanales, telles que la couture, le tissage, les nœuds, les tressages, l’usage de fibres traditionnellement liés aux activités domestiques des femmes, ont été reprises dans un contexte propre aux années 70, attentif au primitivisme, à l’écologie, au pacifisme. 

Le vêtement, l’abri ou l’enclos, le passage intérieur-extérieur, la recherche de traces d’un rapport ancien et puissant entre les femmes et la nature environnante ont constitué les paramètres du travail artistique chez de nombreuses femmes. En fait, c’était d’une histoire non dite et connue des femmes seules, d’une histoire non reconnue comme déterminante qui a constitué la richesse des références non visuelles, par exemple chez les artistes américaines Harmony Hammond, Mary Beth Edelson. Elles ont renoué avec leurs origines à travers la mémoire du corps, des gestes, des rapports à l’espace et au temps, ce qui a eu pour fonction d’établir un lien de continuité entre des formes et espaces actuels et ceux propres à une histoire qu’on était en train de décrypter. 

Les vêtements fictifs de Michèle Héon renvoient à un corps carbonisé de sorcière; la surface blanche d’un papier tissé de Lise Landry, à la présence occulte de la sorcière («La sorcière était en blanc»); l’artiste française Annette Messager, pour qui sorcière est synonyme d’artiste, se réfère à une conception de la création artistique comme processus ésotérique. Cette référence à la sorcellerie se double chez ces artistes de l’utilisation de matériaux, de procédés (tressage, tissage) qui entraînent un processus de production, une facture qui connotent un rituel, une forme incantatoire. 

* * * * 

La mémoire n’est pourtant pas l’image de la perfection pour les femmes‑artistes, car la mémoire n’existe qu’à travers son inscription dans le présent. Elle ne peut être l’image d’une réalité figée, d’une vérité définie, pré‑existante, car son sens est mouvant, il ne se réalise que dans une pratique actuelle; cela constitue d’ailleurs une des propositions majeures de Lise Landry: la mémoire se présente comme élément actif et générateur d’un présent de l’art, d’un art qui affirme son lieu avec une histoire — celle de l’expérience collective des femmes et celle individuelle, subjective, sexuée de l’artiste. Chez Francine Larivée, l’objet devient vivant dans ses installations de mousses (Mousses en situation) : la mémoire se réinvestit dans des paysages miniaturisés d’un monde d’après la catastrophe, monde privé (délivré?) de la présence humaine. La mémoire se nourrit ainsi d’un futur antérieur et tente déjà de l’apprivoiser par la mise en place de ces mousses vivantes qui présente un autre monde. 

Il y a ici une définition de l’art fondée sur la recherche d’identité par et à travers un processus créateur plus que dans une iconographie spécifique: les œuvres de Lise Landry conjuguent à la fois art et métier, celles de Francine Larivée en appellent à l’art et à la botanique. Elles font curieusement resurgir un questionnement sur l’art actuel à la lumière d’une définition ancienne du mot ART: «Savoir-faire, une certaine habileté dans la mise en œuvre des pratiques par quoi l’homme (sic) assure sa prise sur le monde.» [2] Chez Lise Landry en particulier, la dimension socio-culturelle du matériau et des techniques propres à une culture de femmes est introduite dans le champ de l’art, et, dans un même mouvement, les problématiques propres à la modernité en art se déplacent dans le savoir-faire non artistique. 

Les œuvres de ces artistes constituent de véritables entrelacs où la mémoire se formalise, où la forme est à son tour travaillée par la mémoire. La durée s’y déploie, l’œuvre ne s’appréhende plus dorénavant comme «présence instantanée»: les mousses (Francine Larivée) vivent et, pour ce faire, existent dans le temps, exigent une attention qui est à l’antipode de la perception immédiate. Pour autant, l’art ne se calque pas sur un savoir-faire, fût-il radicalement opposé à un savoir dominant. Umberto Eco met en garde contre l’utilisation inconsidérée des catégories scientifiques pour caractériser un comportement artistique; de même le rapport à une tradition pour la construction d’une identité ne se définit pas comme mimétisme, comme retour en arrière: 

Loin de nous laisser abuser par l’emploi de termes scientifiques chez l’artiste qui veut mettre au clair ses intentions créatrices, nous nous garderons bien de voir dans les structures d’un art le reflet des structures présumées du réel. Nous relèverons seulement que la propagation de certaines notions dans son milieu culturel a influencé cet artiste, au point que son art veut et doit être considéré comme la réponse de l’imagination à la vision du monde répandue par la science: l’art est une métaphore structurale de cette vision. [3] 

De l’arrière, Ariane Thézé soulève et crève matériellement le support photographique par la poussée de son corps moulé (autoportrait). Objet de l’objectif photographique, elle devient alors sujet: elle brise le cadre de la représentation et devient ce sujet iconoclaste, cessant de ce fait d’être modèle, fût-ce pour elle-même, rejetant le regard de l’autre qui la fige, fût-ce le sien propre. C’est à ce titre que des femmes ont introduit une dissidence de taille dans le champ de l’art par la simple introduction d’un regard différent sur le JE, regard davantage lié à un questionnement sur l’identité qu’à des préoccupations exclusivement formelles. L’éjection de son propre corps moulé à travers le support de la peinture-photo métaphorise ce passage entre soi et l’art, indiquant bien le manque du système actuel de représentation à contenir le débordement de la figure hors les codes dominants de sa mise en scène. 

Mettre en scène la mémoire expose une conception particulière de l’art: dans La salle de classe, installation réalisée en 1978 par Irène Whittome, il y a interaction, une co-habitation constante de l’esthétique et du social qui ouvre sur l’imaginaire. Une telle pluralité permet l’accès au présent que la mémoire rend possible. La notion de progrès n’a donc plus de sens ici: non pas qu’il y ait retour à des événements autobiographiques dans une optique nostalgique — plutôt, la mémoire superpose au présent (lieu réel et actuel de l’installation) les structures mentales et physiques qui ont originellement modelé la perception de l’artiste. La mémoire n’est pas l’évocation de la perfection, elle invoque plutôt, à travers l’histoire, un questionnement sur le présent, à la fois celui de l’artiste, à la fois celui des spectateurs-trices.

 

Interdépendance ou transmission horizontale

 

L’interdépendance qui, dans l’optique féministe, signifie la priorité des besoins humains sur les impératifs de rentabilité et de fonctionnalité de la société post-industrielle, implique le rejet du principe de Darwin «que le plus adapté est celui qui survit». L’interdépendance questionne l’objectif de stricte efficacité des codes et comportements dominants. Sur le plan éthique opposée à la pure rentabilité, s’affirme la nécessité de considérer d’abord les expériences et sentiments personnels, les rapports entre les gens, les besoins collectifs qui en émergent. Sur le plan esthétique, la stricte autoréférentialité formelle est rejetée et mise en parallèle avec une technocratie qui contribue à créer un état inhumaine que nous sommes obligé-e-s de subir. Du coup est affirmée l’importance d’un contenu en art qui dépasse les seuls impératifs de la logique formelle. 

Corollaire à la notion d’interdépendance, la perspective féministe comprend l’art non seulement comme expression de soi en tant que sujet, mais comme expression de l’artiste en tant que membre d’une collectivité. Et c’est en rapport avec cette réalité collective qu’on trouve des caractéristiques communes aux œuvres des femmes, comme l’a rappelé Suzanne Lamy à propos de la répétition. [4] Si la récurrence est un indice, elle est un procédé qui n’est pourtant pas spécifique à l’écriture des femmes: sa constance chez les femmes la rend néanmoins significative du féminin. Or ce féminin est inévitable, incontournable: «There are two kinds of art. Man art and woman art. There are two kinds of people, so the art comes out differently» (Joyce Wieland). Cet incontournable féminin a fait l’objet de nombreux débats qui ont eu comme effet de tracer des voies possibles dont il n’y a pas lieu de parler ici, par lesquelles il peut se manifester et se développer. L’existence d’une culture féminine a en effet sous-tendu la pratique d’artistes aussi différentes que l’Américaine d’origine française Louise Bourgeois et celle d’origine polonaise Abakanowitch. Toutes deux mènent à des zones qui traditionnellement ont été exclues d’un art formaliste. L’artiste Barbara Kruger prévient cependant contre une classification mettant les femmes et leur art du côté de la nature: «We won’t play nature to your culture», inscrit-elle sur une de ses œuvres photographiques (1981-83). D’autre part, l’artiste Myriam Schapiro a résumé d’une façon passablement lapidaire l’exclusion de certaines pratiques féminines du champ artistique: «Les femmes ont toujours fait de l’art, seulement, ce ne fut jamais appelé de l’art». Cette marginalisation a tout à voir avec l’espace de vie quotidienne comme lieu de définition de l’identité première des femmes. Ce lieu (espace d’identité) implique une conception de la réalité construite à partir de l’expérience même plutôt qu’à partir de données abstraites, conceptuelles, idéologiques, ou encore à partir de problématiques dont l’origine est souvent reliée aux courants et pouvoirs dominants. C’est en ce sens qu’on a pu voir, dans la sculpture des femmes depuis une quinzaine d’années, des abris, sortes d’espaces habitables qui constituent matériellement l’espace du contenu. L’abri a pris des formes très diversifiées, de la Chambre nuptiale de Francine Larivée aux vêtements de cérémonie de Michèle Héon. Ces œuvres proposent moins des lieux de mesure et de confrontation de l’individu à l’espace environnant qu’un lieu où le corps se retrouve en lui-même, physiquement et psychiquement, dans une perspective à la fois individuelle et collective. Les sculptures-abri des américaines Mary-Beth Edelson, Suzanne Harris, sont éloquentes en ce sens: creusées dans la terre, elles ne laissent qu’un étroit passage de circulation du dehors au dedans. Ces espaces ont été élaborés à partir du corps plutôt que construit pour le diriger, l’ordonner, comme c’est le cas dans la conception traditionnelle de l’architecture fonctionnelle. De même, l’écriture des femmes est considérée par Suzanne Lamy comme véhicule de leur imaginaire et des dimensions de leur corps: cette écriture prendrait ainsi en charge le biologique, le fantasmatique, l’érotique, le social. De telles dimensions sont nécessairement marquées par le sexe de l’artiste. La dichotomie traditionnelle corps/esprit est dès lors considérée comme effet idéologique du pouvoir patriarcal plutôt qu’effet pragmatique.

 

Art-politique: mixité impossible?

 

Serait propre à une culture de femmes l’importance du lien avec la politique. Au contraire serait typique d’une culture patriarcale la séparation de l’art de sa dimension politique. Selon Robin Morgan, écrivaine féministe, poète, essayiste et éditrice new-yorkaise, la plupart des révolutions artistiques que nous avons vues dans l’histoire ont été patriarcale. «Je pense, écrit-elle, que ce que les femmes ont à dire en tant qu’artistes, en tant qu’individues, en tant que sensibilités politiques, est capable de transformer l’espèce entière, et doit le faire.» Selon elle, cette transformation se fera grâce à une pensée passionnée qui refuse le binarisme, la dichotomie (corps/esprit, politique/art, etc). Plutôt que de réduire et simplifier, elle propose d’ouvrir, d’ajouter. Cette raison de la passion, cette question «de la passion, des passions, de leur éthique» devrait nous amener, selon Luce Iriguaray, si nous en avons encore le temps, à faire advenir une nouvelle éthique de l’amour et du désir. «Cela supposerait une nouvelle manière d’habiter et de cohabiter. D’habiter son corps, sa chair, sa maison, la société, et de cohabiter avec d’autres, du plus proche au plus élaboré, du social au culturel.» [5] 

La reconnaissance d’une culture de femmes soulève néanmoins l’épineuse question d’un séparatisme culturel (provisoire ou pas) qui permette aux femmes de se re-connaître, de se reconstituer en fonction justement de nécessités et valeurs autres. Comme l’espère Robin Morgan, cette phase serait remplacée par l’entendement des hommes face à ce que disent les femmes, un tel entendement les faisant délaisser leur rôle traditionnel qui les a amenés à dicter aux femmes leurs besoins et les façons d’y répondre. Pour sa part, l’artiste américaine May Stevens prône une rupture radicale d’avec les valeurs patriarcales en arts visuels: «Une redéfinition de l’art, au moins aussi violente dans sa coupure d’avec les idées reçues en art telle la naissance de l’abstraction, est en train de se faire. Ces artistes sont engagées dans la redéfinition de motivations plus profondes que la recherche de la nouveauté ou de la mode. Elles ont des choses à dire qui demandent des façons particulières de les dire et en regard desquelles elles travaillent», écrivait-elle en 1980. 

La réitération, par de nombreuses femmes-artistes, d’une motivation à la création fondée sur des émotions propres et une expérience concrète, souligne la nécessité de garder le contact avec toute cette tradition des émotions des femmes pour contrer ce qui constitue la trame d’une tradition masculine millénaire et omniprésente: le militarisme, la guerre. D’autre part, en regard des sciences humaines, je ne peux que rappeler la mise au point de l’historienne d’art Linda Nochlin qui, dans un article désormais célèbre intitulé: «Why Have there been no Great Women Artists?» (1971), donnait à la pensée féministe la responsabilité d’une remise en question des fondements de l’histoire de l’art, rejoignant en cela un questionnement épistémologique généralisé au sein même des sciences humaines: 

Une critique féministe de la discipline d’histoire de l’art est nécessaire qui mettra à jour les limites idéologiques pour dénoncer les déviations et inadéquations non seulement en regard de la question des femmes-artistes, mais face aux questions cruciales de la discipline en tant qu’un tout. C’est alors que la dite question des femmes, loin d’être une sous-question périphérique, peut devenir un catalyseur, un puissant outil intellectuel mettant en cause des croyances apparemment naturelles et fondamentales, fournissant un paradigme pour d’autres sortes de questionnements internes et des liens avec d’autres domaines. 

Le lieu d’où les femmes parlent, produisent et créent, représente donc un élément majeur et concret pour un changement culturel et social. Affirmer cela, c’est aller au-delà d’une politique révisionniste braquée sur la seule élimination des symptômes, c’est amorcer un changement profond sur le plan des structures esthétiques, idéologiques et sociales. Dans le domaine des arts visuels, c’est laisser à l’art sa dimension sociale et politique plutôt que de le réduire à un objet dont le contenu serait défini par ses seuls composants formels et techniques, c’est réamorcer un lien concret avec l’imaginaire.


[1] GREENBERG, Clement, «Recentness in Modern Sculpture», BATTCOCK, G., Minimal Art, New York, Dutton, 1968, pp. 180-186.

[2] Artiste-Artisan, Musée des arts décoratifs, Paris, 1977.

[3] Eco, Umberto, L’œuvre ouverte, Éd. du Seuil, «Points», 1979, p. 121.

[4] LAMY, Suzanne, Quand je lis, je m’invente, Éd. de l’Hexagone, 1984, p. 91.

[5] Entrevue, Le Devoir, mars 1982.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 12 mai 2007 10:53
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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