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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Rose-Marie Arbour, “Documenta 11: Où l'art se fait d'abord politique”. Un article publié dans «Documenta 11», Para-para, (Parachute), no. 008, oct.-nov.-déc. 2002. p. 1-2. [Le 31 décembre 2006, Mme Arbour nous a autorisé à diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, toutes ses publications.]

Rose-Marie Arbour 

Documenta 11 :
où l'art se fait d'abord politique”.
 

«Documenta 11», Para-para, (Parachute), no. 008, oct-nov-déc 2002. p. 1-2. 

 

En cet été 2002, de la Documenta 11 de Kassel (Allemagne), il me reste un catalogue, quelques découpures de journaux, un sachet en plastique scellé aux deux extrémités, rayé de bleu et blanc et contenant de l'eau (congelée ou pas), arborant comme motif décoratif ces quelques mots imprimés en alternatif sur une bande blanche et une bande bleu: Disappearing element. Disappeared element. Une goutte d'eau est dessinée par un jeu similaire de contraste colorée, créant un effet optique. Voilà une oeuvre de Cildo Meireles, vendue 1 Euro un peu partout par des vendeurs dans les rues de Kassel. Produit de consommation, l'eau est vendue en toute petite quantité, considérant sa rareté grandissante; elle est menacée de devenir un produit répondant à un besoin et non plus un droit pour chacun. Les entreprises privées guettent l'occasion comme un chacal sa proie. Le ton est donné en cette période d'attentats et de terrorisme volontairement généralisé, de scandales financiers qui font dégringoler la Bourse et la crédibilité américaines, la corruption des pouvoirs un peu partout à petite ou à grande échelle ... 

Documenta 11 déploie l'évidence du souci de 116 artistes et groupes de faire de leur art un outil de conscientisation. Ces artistes produisent en tant qu'individus ou à l'intérieur de collectifs. La subjectivité n'a pratiquement ici aucune place - elle qui avait été radicalement revendiquée par la post-modernité. Le sort du monde a remplacé la question du sujet, il est le point de mire de tous et chacun à l'échelle collective tout autant qu'individuelle à travers des scènes et mises en scène qui ont tout à voir avec les plus déshérités qui sont la majorité de ce globe. La misère des exploités, des déplacés, des marginaux de toutes sortes est la conséquence des pouvoirs financiers et politiques qui n'affichent pas de nom et qui ignorent tout des entités politiques et nationales légitimement en place. 

Les artistes sélectionnés ne présentent aucun dénominateur commun en ce qui a trait aux médiums ou au disciplines artistiques pratiquées. Aucun interdit n'assure un champ spécifique ou technique à l'art contemporain. Il n'y a pas de frontière entre disciplines, entre pratiques socio-artistiques, entre les moyens propres à l'information médiatisée et les moyens qui président aux oeuvres d'art. Vidéo, cinéma, photo, procédés publicitaires, montages à la manière d'un exhibit, tout est bon pour mettre en scène visuellement et plastiquement des situations politiques qui affectent individus et les communautés infériorisées à travers le monde. À Kassel, la fragilisation des écosystèmes, le démembrement des tissus sociaux, l'effondrement des bases psychiques identitaires des individus et de communautés sont les thèmes privilégiés des oeuvres et de leur mise en vue. Au cours de la visite des quatre lieux qu'occupe l'exposition de Documenta 11, l'oeuvre d'art affirme son lien - direct ou indirect - avec la réalité empirique. Plus que jamais l'art chamboule la nature de l'esthétique. La question se pose constamment au spectateur : est-ce un document? est-ce une oeuvre d'art? où finit-il et où commence -t-elle? Ainsi cette série photographique de Allan Sekula (Fish Story) montrant des vues de ports et de paquebots, pour raconter la pêche commerciale à travers le monde. L'exhibit photographique révèle des vues d'une neutralité désespérante propre au relevé documentaire, où le même remplace les identités ethniques et géographiques, évoque la métaphore des voies de perpétuation du capitalisme mondial depuis les voyages de Colomb. Reste le fait qu'une oeuvre d'art ne peut se réduire à son autre, à la seule réalité empirique : tout au long de l'exposition, la certitude se forme qu'une tentative de conciliation est possible et viable entre ces deux tendances. Le caractère de vérité dépend de l'irréductibilité de l'une ou l'autre et vice-versa (la relecture d'Adorno s'imposait dans un tel contexte intellectuel et géographique). Le contenu thématique de Documenta 11 a été formé suite à la tenue d'une série de rencontres et de conférences (4 plateformes) sur la démocratie ratée, la vérité et la réconciliation, la créolité, les villes assiégées (cités africaines surtout). Ces thèmes et l'objectif de ces rencontres n'ont pas mis au centre de leurs débats d'abord des préoccupations artistiques mais la 5e plateforme qu'est l'exposition de Documenta 11 incarne, formalise et clôt ces rencontres antérieures qui ont eu lieu en divers points du globe. Cette méthode est dans la voie empruntée depuis plusieurs années par Documenta et qui mène à considérer qu'en art il n'y a pas que de l'art, il y a quelque chose d'étranger à celui-ci, quelque chose qui s'y oppose. Il faut dire que nombre de tendances actuelles en art contemporain actuellement ont ouvert l'horizon artistique et culturel à de telles incursions dans les champs politique, culturel et social. Mais plus que jamais ici apparaît viable le concept d'art mêlé au ferment de sa propre suppression. Les oeuvres, les projets artistiques présentés dans les quatre pavillons mettent en lumière des réalités habituellement occultées, ou bien sinon montrées comme des produits médiatiques dès lors consommables et allant de soi. Les problèmes de la mondialitation sauvage sont mis en lumière par des voies qui ne prétendent représenter aucun pouvoir même alternatif. Nous sommes bien ici dans le domaine de l'art. À Documenta 11, la dissidence se fait entendre dans des termes qui ne se réduisent pas à l'analyse, à l'affrontement polémique ou argumentaire entre clans opposés : une esthétique émane de toutes cette mise en scène d'oeuvres hétéroclites tant sur les plans visuel, formel que matériel. Les thèmes s'articulent sur la destruction et la dégradation urbaines et architecturales (Carlos Garaicoa, Continuidad de une Arquitectura Ajena, Michael Ashkin, Untitled (New Jersey Meadowlands Project), sur les effets de l'insécurité politique et de la fragilité matérielle des individus et des groupes (Alejandra Riera et Doina Petrescu, An uresolved problem..., Raqs Media Collective, Co-ordinates Delhi, Olumuyiwa Olamide Osifuye, Selected Feature Photographs of Lagos...). 

Pour les artistes, faire ces oeuvres est certes affaire individuelle ou, au plus, affaire de quelques individus regroupés en collectif. Mais regarder ces oeuvres dans le contexte particulier de Documenta 11, c'est être confronté, en tant qu'individu, à l'existence menacée de toute collectivité d'appartenance, et dès lors, ces oeuvres nous concernent tous et toutes. Leur mise en vue tout autant que chacune prise séparément ont pour effet (non immédiat certes...) de déchaotiser la réalité. On peut penser que là peut être réside une fonction de l'art contemporain. À Kassel, la mise en vue publique des oeuvres permet aux spectateurs de prendre une distance nécessaire face à l'aliénation et à l'oppression qui y est représentée de diverses façons - ce qui permet l'amorce d'une réflexion quelle qu'elle soit. Les oeuvres nous montrent comment c'est (Steve McQueen, Western Deep, Trinh T. Ming-ha, Naked Spaces: Living is Round, Eyal Sivan, Itsembastsemba, Rwand One Genocide Later) et cela a pour effet de nous arracher à la fascination de la réalité habituellement représentée dans la plupart des médias d'information. 

Un art privatif - pour reprendre un terme d'Adorno - remplace le slogan positif des médias d'information. Privatif tout autant par la réduction des moyens plastiques et visuels mis en oeuvre par les artistes que par l'effet de non-satisfaction que les oeuvres produisent en général sur le spectateurs. Il s'agit de non-satisfaction en regard des normes et valeurs dominantes : refuser McDonald, c'est se priver des joies qu'il promet et présente comme valeur incontestée. En se servant des moyens de l'information - par exemple la photographie documentaire, les entrevues et les reportages vidéo -, les oeuvres de Documenta 11 contribuent à dévoiler la réalité que l'information voile quotidiennement au profit des politiques imposées par les multinationales et les grandes corporations - intérêts croisés qui dégradent le tissu politique et social des sociétés post-coloniales. Certaines oeuvres s'approchent assez de la réalité au point de sembler s'y confondre - cel, pour exhumer les mécanismes qui sous-tendent et produisent l'exploitation et l'aliénation des autres. Art privatif en ce sens qu'il se prive des séductions esthétiques habituellement liées à l'art traditionnel. Si cela n'est pas nouveau en art moderne et contemporain, cela est tout de même une stratégie toujours renouvelée par le contexte de présentation, qui met en lumière les iniquités sociales et politiques de sociétés habituellement vues comme périphériques: Afrique du sud, Inde, Amérique centrale et du sud, pays de l'ex-Yougoslavie, sociétés inuites... Si l'art ne sauve pas, il permet du moins aux artistes de contribuer à toucher l'imaginaire des spectateurs quitte à provoquer éventuellement une réflexion sur leur propre vie. Ici, l'art apparaît comme un défi à l'illusion. Si les oeuvres de Documenta 11 frôlent le document c'est afin d'exprimer des réalités contraires ou inverses à leur représentation médiatique dominante et ominiprésente. 

Peu de stimulation sensorielle par conséquent traverse la majorité des oeuvres présentées mais elle n'est pas pour autant absente loin de là, et des oeuvres majeures en témoignent. Ainsi certaines usent d'effets optiques pour créer un effet dramatique (Alfredo Jaar, Lament of the images) ou bien pour créer l'angoisse de celui qui se perd dans un labyrinthe de miroirs où le spectateur se voit multiplié comme autant d'impasses qui se présentent à lui et lui bloquent la voie de sortie (Ken Lum, Mirror Maxe with 12 Signs of Depression). D'autres s'approprient l'architecture intérieure d'un site de l'exposition pour le monumentaliser et rendre à leur oeuvre une dimension autrement impossible plastiquement (Anne Darboven, Living). Stan Douglas (Le Détroit) retravaille les effets de l'image télévisuelle pour faire surgir une figure fantôme - sujet déjà traité dans les contes de Grimm et un certain cinéma d'horreur. Quant à Jeff Wall, la richesse baroque de sa mise en scène (Invisible Man) rend fastueux l'environnement rapiécé d'un ghetto noir. Si donc une beauté certaine émerge (Mona Hatoum, Measures of Distance) de plusieurs oeuvres, il n'y a pas pour autant chez elles davantage d'apaisement des contradictions évoquées que dans celles axées davantage sur la communication. Les oeuvres et leur mise en vue évitent le pouvoir de séduction sans pour autant handicaper leur pouvoir d'expression. Plus généralement, l'art met ici en scène des déchirures et des contradictions de manière à signifier leur urgence et ce, par le biais de la réduction du plaisir visuel. En fait, l'ensemble de la Documenta 11 se présente comme une exposition qui défit la consommation et aspire d'abord et avant tout à la capacité de l'esprit d'aborder le difficile destin du monde actuel rongé par l'effondrement des identités et la surpuissance des pouvoirs économiques. On peut imaginer qu'il y a peu d'alternatives pour traiter les thèmes ciblés par le directeur de Documenta 11 Okwui Enwezor et son équipe de commissaires. Le piège du spectaculaire est toujours à craindre pour représenter déstabilisation, insécurité, séparation et exil. 

Enfin, les disciplines traditionnelles ont maintenu leur place et leur importance dans cette exposition hétéroclite et polyvalente. Louise Bourgeois est présente avec des oeuvres qui visent la mémoire et l'abri comme prison; est reconstitué l'atelier d'artiste de l'allemand Dieter Roth où des amoncellements de matériaux d'artistes mais aussi la projection de bandes filmiques rapprochent l'atelier de l'artiste d'un lieu ordinaire de fabrication et de production, bien loin du mythe de l'artiste comme héros. De Côte d'Ivoire viennent la série de petites oeuvres toutes encadrées de Frédéric Bruly Bouabré, simples dessins au stylo bille et au crayon feutre, qui proposent une sorte d'alphabet permettant la mise à jour d'un langage non colonisé. Leon Golub ne pouvait pas ne pas être là et continue à maintenir la peinture comme lieu de formalisation et de transmission des pires formes de vicissitudes humaines, maniant le plaisir esthétique qu'offre la peinture pour provoquer le malaise du spectateur devant la beauté (picturale) mélangée à l'horreur (humaine). Quant à Yona Friedman il est aussi au rendez-vous, lui qui n'a cessé de présenter depuis presqu'un demi siècle des projets urbains qui tiennent compte d'une réalité dorénavant omniprésente avec la disparition rapide des frontières et la présence des villes qui n'en finissent plus (Continent City). 

Revenons à Adorno qui écrivait que «parmi les dangers de l'art nouveau, le pire est celui de la sécurité» (Théorie esthétique p. 47). Le danger est ici réduit à zéro. Quoi de plus angoissant que l'arrachement des boat people à leur sol natal, livrés aux cupidités des passeurs, privés de tout droit humain? Une oeuvre (Multiplicity, collectif, A journey Through a Solid Sea) culmine par la présentation d'un dossier à plusieurs facettes (entrevues des protagonistes d'une tragédie en Médittéranée en 1996, cartes maritimes etc...). Chaque témoin et protagoniste y dit sa vision d'une tragédie niée jusqu'à récemment par les autorités civiles. La vérité n'existe pas, elle est multiple et mouvante comme les vagues qui ballotent les clandestins dans les cargos pourris. Les insécurités à l'échelle individuelle sont aussi présentes : l'identité mouvante et fragmentée, privée de base psychique et sociale (Elja-Lisa Ahtila, The House, Lorna Simpson, 31 2002), l'incapacité individuelle à se poser comme figure identifiée et définie (Fiona Tan (Countenance) ou bien encore la critique des cultures dominantes à travers leurs moeurs dérisoires (Yinka Shonibare, Gallantry and Criminal Conversation). Des oeuvres documents comme celles du Groupe Amos (Congo) sont un matériel didactique pour l'éducation populaire - exemple ici d'une définition de l'esthétique comme organisation de matériaux en vue de la connaissance d'abord. Les installations de Georges Adéagbo vont également dans ce sens (Le socialisme Afrique). 

Enfin il faut revenir çà nouveau aux prémisses de cet événement majeur en arts visuels : les quatre plateformes portant sur des questions de nature socio-politiques, précédant la 5e plateforme qu'est l'exposition comme telle, ont constitué un contexte intellectuel d'information et de communication qui a encadré et en même temps assuré la réalisation de l'exposition. On comprend que sans ces étapes préparatoire, la sélection des oeuvres auraient moins abordé les problèmes environmentaux (Ryuji Miyamoto, Kobe 1995. Julie Bargmann, Stacy Levy, Testing the Water). Si nous sommes ici souvent à la frontière du document et de l'oeuvre d'art, si la confusion entre l'objet de la réalité et l'objet de l'art menace, il n'en reste pas moins que la force de Documenta 11 a été justement d'avoir pris ce risque tout en créant, pour les oeuvres, un contexte favorable permettant de mettre en lumière le travail de l'art sur les documents. Dès lors est affirmée comme essentielle leur réorganisation pour produire une représentation qui différencie celle des artistes de celle des spécialistes de l'information de masse. 

Documenta 11 témoigne de comment c'est, d'un autre monde qui est envisageable mais dont la transformation ne peut se faire à partir de l'illusion de l'idéalisme ou de l'aveuglement fût-il esthétique.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 11 mai 2007 14:26
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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