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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Rose-Marie Arbour, “La nébuleuse Duchamp traversée par les pensées bouddhiste et hindouiste”, Spirale, no. 207, mars-avril 2006, p. 22-26. [Le 31 décembre 2006, Mme Arbour nous a autorisé à diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, toutes ses publications.]

Rose-Marie Arbour 

“La nébuleuse Duchamp traversée
par les pensées bouddhiste et hindouiste”.
 

Un article publié dans la revue Spirale, no. 207, mars-avril 2006, pp. 22-26.

 

Introduction
 
Présence de l’Orient dans la modernité occidentale
La pensée orientale en art actuel
 

 

Introduction

« Aimez l’art en vous-même » (Dostoïewsky)

 

La parution en 2004 d’un livre intitulé Buddha Mind in Contemporary Art permet de mettre dans une lumière vive l’importance du bouddhisme dans la culture contemporaine et particulièrement dans les arts contemporains. Il ne faut pas oublier pourtant que, depuis le début du XXe siècle surtout avec le dadaïsme en Europe, la valorisation du processus au détriment de l’œuvre comme finalité du geste créateur a été paradoxalement soutenue et pratiquée par les avant-gardes artistiques rejoignant ainsi certaines conceptions et pratiques bouddhistes. Débordant la seule présence du bouddhisme en Occident, la découverte et la traduction du sanskrit d’écrits indiens à la fin du XVIIIe et tout au long du XIXe siècle, puis leur dissémination, avaient entraîné l’apparition de discours philosophiques consacrés à l'Inde, de lectures de ses textes et de références à ses doctrines : penser l'Inde était devenu une tâche majeure pour les philosophes européens tels Schopenhauer, Nietzsche, Schlegel. Le texte qui suit consiste plus généralement à faire quelques s rappels d’éléments et aspects de la pensée orientale qui peuvent être pris comme points de repère et de comparaison avec des conceptions de l’art moderne occidental et d’attitudes récentes face à l’art contemporain. 

Il n’existe plus, ou rarement, chez les artistes aujourd’hui le sens d’un destin tout en extériorité, soutenu par un héroïsme modelé sur les idéaux collectifs des avant-gardes artistiques modernes. Ces avant-gardes artistiques du début du XXe siècle, en changeant la forme de l’art, croyaient changer la vie. Dans les années 1970, l’artiste allemand Joseph Beuys considérait toujours l’art comme véhicule de changement des rapports sociaux, intervenait sur l’environnement réel et symbolique pour faire de l’art. Comme si l’artiste était un pasteur, un shaman tout entier voué à répandre la vérité. Laquelle? celle de l’opposition à la société marchande et de consommation, à la société de spectacle, celle de la pureté du geste de l’artiste, du soi comme source première d’authenticité. 

Maintenant, plus d’un quart de siècle plus tard, alors que l’État providence fait partie de souvenirs folklorisés et s’est engagé dans la réduction des services sociaux, privilégie les projets où l’entrepre­neurship triomphe aux dépens des besoins collectifs, l’artiste ne peut plus croire qu’il transforme le monde grâce à la mise en spectacle de son action, ni que sa figure cristallise un projet de société. Plutôt, on est aujourd’hui témoin d’actions d’artistes marquées par la modestie, ou par des actions de collectifs d’artistes tel BGL [1], Farine orpheline cherche ailleurs meilleur [2], l’ATSA (Action terroriste socialement acceptable) [3] où les enjeux collectifs (et non les individus artistes) sont au premier plan, ce qui évite le piège du vedettariat. Aujourd’hui l’artiste fait acte de lucidité en assumant un rôle qui est celui de la majorité des citoyens pour qui la vie quotidienne importe d’autant plus que les grandes utopies ont cessé d’être des références à leurs actions, qu’ils sont davantage préoccupés de façons de vivre en lien avec des façons de penser et en fonction des liens qu’ils entretiennent avec d’autres concitoyens. La frugalité est leur dénominateur commun. L’artiste ne pouvant plus aller ailleurs, est rentré en lui-même, là où tout commence et tout finit. Les mots d’ordre ont disparu au même titre que les héros montés aux barricades. Plus généralement, d’aucuns assument la peinture comme lieu d’action et de réflexion (François Lacasse, Martin Bourdeau, Francine Savard), d’autres font un retour aux objets comme aboutissement d’un processus de faire et de penser le rebus ou les matériaux négligés (Francine Larivée, Jérôme Fortin), alors que la photographie permet à certains de traduire le temps (Isabelle Hayeur, Geneviève Cadieux) et l’espace (Pascal Grandmaison) mais dans une absence d’individualité assumée. Bien que cela ne soit pas nouveau, sont valorisés des gestes banals de la vie quotidienne (les actions dans la rue de Devora Neumark, le récent projet collectif Décarie), des objets sans profils particuliers ou singuliers (Michel Goulet, Michel de Broin), des débris d’objets manufacturés ordinaires (Serge Murphy) qui peuplent notre quotidienneté. Dans un contexte économique où productivité et rentabilité sont liées aux seules lois du marché et envahissent la quasi entièreté des rapports sociaux, l’obsolète et l’inutile sont affirmés comme valables et même précieux dans des performances, des installations, des objets; des mises en situation d’artistes en lien avec l’esthétique dite relationnelle (Sylvie Cotton, Maximo Guerrera, Olson) sont explicitées : « Notre hypothèse : nombre d’artistes aujourd’hui miment ou infiltrent divers mécanismes ou secteurs de la réalité sociale, urbaine, économique, commerciale ou médiatique et la finalité de leurs projets n’est plus tant la création d’œuvres destinées à l’exposition que la mise en branle d’opérations de processus qui investissent le réel pour interagir avec lui. Ces artistes se font ainsi – entre autres choses – les commensaux des milieux au sein desquels ils interviennent » [4]. Récupérer le jeté et le jetable, recycler, arpenter des lieux abandonnés (Farine orpheline cherche ailleurs meilleur) sont des actions dans la perspective de ce qu’avaient déjà entrerpris les artistes Martha Fleming et Lyne Lapointe [5] dans les années 1980 et 1990 en recyclant et revalorisant (dans des termes contradictoires à la rentabilité économique) des édifices publics abandonnés. Elles-mêmes se situaient à la suite de la trajectoire esthétique et spirituelle de l’artiste américain Gordon Matta-Clark. 

Cette attitude, dans la pensée et l’action, révèle une humilité dans la façon d’être artiste. Assumer la vie quotidienne telle qu’elle s’impose ou se présente à tout un chacun est une chose, mais de l’assumer comme trame même de l’œuvre en est une autre. Cela mène à voir que l’œuvre d’art, bien que différemment de la vie quotidienne, comme participant à la construction du sentiment d’être soi et que c’est dans le processus du faire (de l’œuvre) que le Soi de l’artiste (non son ego) peut se réaliser. Dans La tradition du nouveau [6] le critique d’art américain Harold Rosenberg (1906-1978) allait déjà dans cette direction-là ; selon lui, l’artiste de l’expressionnisme abstrait, en accomplissant des gestes sur la toile, découvrait à mesure ce qu’il est et ce qu’il fait et « n’accepte pour réel que ce qu’il est en train de créer », en lien direct avec ce qu’il vit intérieurement. Et Rosenberg d’ajouter que l ’artiste accomplissait des gestes sur la toile, « guettant ce que chaque nouveauté révèlerait de lui et de son art » [7]. Il ajoutait ceci : « Avec la philosophie du peindre apparaissent des traces de religion vhédique et de panthéisme populaire ». La citation des Vedas indiens peut paraître étrange dans un tel contexte. Elle incite à penser que des textes indiens anciens pouvaient être familiers à Rosenberg et à son milieu artistique (dans les années 1940-1950). Contemporain de Rosenberg, le peintre américian Ad Reinhardt (1913-1967) croyait intimement qu’en éliminant la personnalité de l’auteur il était possible de se consacrer à un art abstrait pur - ses Black Paintings en témoignaient. Cet artiste avait fait, dans les années 1920, la majorité de ses études en histoire de l’art et en philosophie avant de devenir, dans les années 1930, peintre abstrait à l’intérêt marqué pour la philosophie et les arts orientaux. Il décrira le dépouillement intérieur de l’artiste dans sa lutte principale qui est celle de l’artiste contre l’artiste c'est-à-dire de l’artiste-en-tant-qu’artiste contre l’artiste en tant qu’homme. Il allait dans le sens de Rosenberg, en affirmant que c’est au cours de la réalisation de l’œuvre, sacrifiant toute trace d’ego, que l’artiste se réalise.

 

Présence de l’Orient
dans la modernité occidentale

 

Dans The anxious object [8] cette fois, à propos d’Ad Reinhardt justement, Harold Rosenberg fit référence à une tradition chinoise en peinture : à propos des Black Paintings, le critique d’art soulignait combien l’intention de Reinhardt était d’arriver à une peinture qui soit libre, non manipulée et non manipulable, sans utilité, non commercialisable, non photographiable, non reproduisible - située « beyond its thinkable, seeable, graspable, feelable limits ». Il rappelait le lien de Reinhardt avec la tradition chinoise de la fadeur. Pour le spectateur des œuvres Reinhardt, regarder ces peintures devait l’entraîner dans une attitude méditative permettant de voir ce qu’on ne voit pas dans la vie ordinaire. En 1967 Reinhardt écrivait : « The reason for the involvement with darkness and blackness is (…) because of its non-colour. (…) and colour has to do with life. In that sense it may be vulgarity or folkart or something like that. » [9] 

Selon plusieurs auteurs et artistes, une filiation à diverses formes de la pensée orientale (chinoise, bouddhiste ou hindouiste, zen) a été commune, depuis le début du XXe siècle, chez des artistes aussi différents que Ad Reinhardt et les peintres gestuels de l’expressionnisme abstrait comme Jackson Pollock, c’est dans le geste même, dans le moment du geste, que loge le réel. Chez ce dernier, faire de l’art relève en quelque sorte du performatif : les œuvres sont des œuvres d’art par ce qu’elles posent, disposent et exposent ici et maintenant (avec des moyens traditionnels ou inédits). Ce faisant, l’artiste invente sa manière de faire propre fondée sur le soi, sur sa vision intérieure débarrassée de toute extériorité. La pureté évoquée par Reinhardt allait en ce sens. En faisant (d’ailleurs le terme « art » en sanskrit signifie « faire »), l’artiste invente tout à la fois sa manière à la fois de faire de l’art et d’être soi. Pour l’artiste, son moment unique de contact avec le réel, c’est ce moment de présence non conditionnée par son bagage mental et ses acquis de toutes sortes. 

Au début du XXe siècle, on trouve chez Paul Klee une préoccupation centrale semblable quant au processus de l’œuvre : chez lui les éléments spécifiques de l'art graphique sont des points et des énergies linéaires, planes et spatiales. La genèse comme mouvement formel constitue l'essentiel de l'œuvre ; la formation détermine la forme et prime en conséquence sur celle-ci. Le « faire » est pour lui essentiel à l'œuvre, il en est l'« idée ». La hiérarchie traditionnelle est renversée : «  La forme est fin, mort. La formation est vie (...). Songer donc moins à la forme (" nature morte ") qu'à la formation » écrit-il. Le peintre Macke , membre comme Klee du Blaue Reiter [10], pressentait fortement la fusion de l'Europe et de l'Orient. L’ « obsession » de l’Orient (elle englobait alors autant l’Afrique du nord, l’Égypte que les pays du Moyen-Orient, l’Inde, la Chine, le Japon…) était bien réelle non seulement chez les philosophes et les philologues mais chez les artistes d’avant-garde. Le voyage au Moyen-Orient ou en Afrique du Nord, était devenu un parcours initiatique, à l'image du séjour romain pour les générations précédentes. Un rapide voyage en Tunisie (1914) constitua pour Klee une expérience optique de premier ordre et à Kairouan, il note dans son Journal : «  La couleur me possède [...] Je suis peintre. » 

En mai et juin 1912 avait eu lieu à Munich une grande exposition du Royal Ethnographical Museum [11] - la collection comptait plus de 2,000 objets de l’Asie du sud illustrant la vie quotidienne des gens ordinaires en Birmanie, en Thaïlande et en Inde. Les ustensiles côtoyaient les images bouddhiques et les sculptures indiennes, ainsi que des manuscrits. Pour diverses raisons on suppose que Klee, qui habitait alors Munich, visita cette exposition étant donné que le sujet concernait directement l’intérêt porté à l’Orient par les membres (dont il était) de l'Almanach du Blaue Reiter où on célébrait la force de l'instinct et où on revendiquait l'expression de la « nécessité intérieure ». La phrase bien connue de Klee éclaire cette recherche : «  L'art ne reproduit pas le visible ; il rend visible [...] » ; cette phrase est en écho à la notion d’Éveil propre aux pensées bouddhiste et hindoue. Cette exposition du Royal Ethnographical Museum aurait même été visitée par Marcel Duchamp qui avait justement fait un voyage à Munich en juin 1912. De ce voyage, il eut ce commentaire énigmatique que ce fut à Munich qu’il eut sa « complète libération ». Libération, Moksha, Éveil sont des termes qui se réfèrent à une notion centrale du bouddhisme autant que de l’hindouisme [12] : leur « but » est d'atteindre l’Éveil et d’échapper aux cycles des renaissances (samsara), d’accéder à la délivrance (Moksha). Quand l’Éveil est atteint, ne fût-ce que quelques instants, on réalise la non-dualité : il n’y a plus dès lors d’intérieur ni d’extérieur, d’observateur ni d’observé : il n’y a plus que ce qui est (observé). 

Tout le XXe siècle européen et nord-américain a été traversé à divers degrés et sous divers angles par un intérêt pour l’Orient ; on pense à l’influence de la pensée zen en provenance du Japon sur des artistes et écrivains de la côte ouest américaine – le peintre américain relié à l’Expressionnisme abstrait Mark Tobey (1890-1976) par exemple – ou à l’influence des écrits de Madame H.P. Blavatsky sur un public non négligeable composé d’artistes, d’écrivains, danseurs, musiciens... Sans oublier évidemment, du côté européen, l’importance de la théosophie (véhiculée également par H.P. Blavatsky) pour Mondrian [13] entre autres ; des enseignements et courants de pensée issus de la philosophie indienne se croisèrent à Monte Verita (Suisse), lieu important de rendez-vous de penseurs, de créateurs de toutes sortes et d’artistes tels Klee, Kandinsky, Johannes Itten parmi bien d’autres [14]. 

 

La pensée orientale en art actuel

 

Il est généralement admis que la perception de la réalité par l’individu se fait par ses sens, que ce dernier n’en saisit que des phénomènes, que la réalité sensible est changeante car ce que chacun perçoit dépend de sa relation avec les objets. Dans l’hindouisme, la croyance est que, au-delà des apparences, des phénomènes perçus, un Absolu (Atman) existerait qui inclut toutes les entités individuelles, qui en fait n’en sont que des parcelles. Après ses réincarnations successives, l’atman individuel (Soi) arrive à la délivrance pour se dissoudre finalement dans cet Absolu. En opposition à l’hindouisme, le bouddhisme nie toute forme d’Absolu et nie conséquemment l’existence d’un atman individuel; par conséquent le Soi n’est pas substantiel chez les Bouddhistes, il n’existe que d’instant en instant (vestigium temporis) et chaque instant qui se succède le constitue. Chez le philosophe indien Krishnamurti (1895-1986) qui endosse le non absolu (Anatman) bouddhiste, il existerait cependant une réalité en dehors de ce que nous percevons, réalité qui est inconnaissable; ce sont nos habitudes de perception de la réalité phénoménale qui nous empêcheraient de percevoir l’inconnaissable (ce qui ne signifie pas que ce dernier n’existe pas du fait que nous ne le percevions pas…). L’inconnaissable est une réalité indépendante de nous mais, en même temps, elle est source de : un phénomène ne pouvant logiquement être le phénomène de rien, Krishnamurti suppose une relation entre un sujet (connaissant) et un objet (inconnaissable). Mais l’inconnaissable ne s’atteint pas par la pensée, cette dernière n’étant qu’une production de l’ego, source d’illusions sans fin. L’individu peut entrer en relation avec l’inconnaisable en lui laissant toute la place, en rejetant toute forme de pensée qui lui soit individuelle : c’est l’Éveil qui consiste, pour l’hindou et le bouddhiste, à être dans l’instant, hors la pensée et hors l’ego, tout à l’intelligence de ce qui est [15]. 

En termes occidentaux, nous pouvons réfléchir à ce positionnement de soi en regard de la création artistique. Faisons l’hypothèse que l’oeuvre d’art vient du vide laissé par le soi, ce vide que l’artiste prend en charge - alors que la plupart des gens s’empressent de l’occulter, cette occultation ayant pour effet de filtrer la vision et la représentation qu’on se fait du monde et ce, dans un sens opposé où la spiritualité aurait pu les amener. La création artistique se resitue ainsi dans la fabrique du soi occidental [16]. De même que dans la pensée bouddhiste, dans l’art actuel il n’y a plus d’absolu qui explique le monde, il n’y a pas non plus de dedans, pas d’Idée mais une prolifération de vues singulières qui ne renvoient à rien de central ni de stable. Il y a « des vues qui ne font rien voir (…) des vues sans vision » comme l’écrit Jean-Luc Nancy [17]. L’image (qui a été jusqu’à récemment dans l’art occidental fantôme de l’Idée) se retire car il n’y a plus d’invisible, il n’y a pas d’image visible de l’invisible que l’artiste aurait encore pour mission de concrétiser. La seule avenue possible pour l’artiste serait de s'exprimer en tant qu’individu (déconnecté de l’Absolu) et de ne présenter du monde qu’une vision singulière sans plus. Avec la disparition du dedans disparaît l’artiste visionnaire comme figure romantique. 

L’absence de centre dans l’art actuel peut-il être éclairé par la conception bouddhiste du vide, de la nécessité du rejet de l’ego au profit du soi dans l’hindouisme? Ces philosophies pourraient-elles nous aider à penser le vide au cœur de l’art actuel? 

Au début du XXe siècle, pour Bergson, la plus haute mission de l’art avait été de nous faire découvrir la Nature, de rencontrer la Nature par la voie de la sensibilité. On pourrait maintenant dire que l’art nous fait découvrir le vide de la réalité, le vide de la non-Nature et ce, par la voie de la sensibilité. Bergson distinguait deux sortes de sensibilités : la « sensibilité esthétique » est désintéressée, elle ne dépend pas du désir, elle est en contact avec le réel, elle perçoit pour percevoir, elle réunit sentiment et intelligence hors la dépendance du désir ; puis il y a la sensibilité ordinaire qui est liée au désir, à des préoccupations pratiques, elle est intéressée, elle ne se laisse toucher que par ce qui lui est utile en fonction de ses attachements, de l’habitude qui la dirige et elle est d’abord mentale car fondée sur la mémoire. Ces deux sensibilités nous rapprochent étrangement de la distinction faite il y a des millénaires entre le soi (esprit, atman individuel dans l’hindouisme) apte à voir la réalité, et l’ego qui a pour propriété au contraire de couper l’individu de la réalité, de le plonger dans l’illusion de la personnalité. Contempler, selon Bergson, c’est revenir à un regard innocent sur la Nature, c’est s’immerger dans une « manière virginale en quelque sorte de voir, d’entendre et de penser ». La contemplation sans attachement est différente des autres activités de l’esprit car elle n’est pas sous la tyrannie de la volonté subjective de l’individu. 

L’absence de centre, l’absence de Nature n’abolit pas pour autant la contemplation de la « réalité » quelle qu’elle soit, contemplation qui exige tout autant la distance, le non-attachement et par conséquent le non préjugé par rapport à l’objet de la contemplation. La valeur de l’art était, pour Bergson, de rendre notre regard plus libre, de provoquer une relation sensible et poétique avec le monde. L’artiste aurait davantage de capacité à aller au-delà du voile opaque qui sépare ordinairement la majorité des gens de la réalité. Même si les œuvres d’art sont aujourd’hui bien différentes de ce qu’elles étaient du temps où vivait Bergson, même si elles ne se concrétisent plus nécessairement en un objet (d’art) et peuvent exister dans un geste, une action éphémère, une mise en situation quasiment imperceptible de l’environ­nement ordinaire et quotidien, peut-on aujourd’hui considérer l’artiste différemment? La disparition de l’œuvre en tant qu’objet ne signifie pas pour autant celle de l’artiste. Pour Jorge Luis Borges (1899-1986) l’artiste est noyé dans son propre rêve qui fait de l’art une fiction (et non un lieu où serait produit de la fiction); le rêve qui le produit est celui de l’artiste qui se rêve lui-même comme artiste. C’était l’impasse appréhendée par Borges. En Orient ancien, une telle impasse n’existe pas : l’art est un relais et non un but, et l’artiste est avant tout un individu face à lui-même avant que d’être quelqu’un qui présente le monde à ses concitoyens. Le but de son geste artistique est de faire se dissoudre en lui les illusions de l’ego, non de transmettre des illusions.


[1] BGL, groupe originaire de Québec, est formé de Jasmin Bilodeau, Sébastien Giguère, Nicolas Laverdière.

[2] Farine orpheline cherche ailleurs meilleur est un collectif de création plurimédia dont les membres sont Jean-François Desmarais, Marie-France Bojanowski, Martin Pelletier, Pascale Galipeau. Ce collectif trouve et investit les trous du tissu urbain pour les explorer, en extraire la matière brute et en faire l’inventaire, dans le but d’en créer une matière raffinée à partir de sa philosophie d’interprétation.

[3] L'ATSA est un organisme à but non lucratif fondé en 1997 par les artistes Pierre Allard et Annie Roy. Leur mandat est la création, production et diffusion d’interventions urbaines qui questionnent, rassemblent et /ou mobilisent une communauté en la rendant la principale actrice de l’action.

[4] Les commensaux, dépliant publié par la galerie Skol annonçant des événements de la saison 2000-2001. L'idée de cette programmation spéciale fut proposée par Patrice Loubier et Anne-Marie Ninacs et élaborée avec un comité organisateur.

[5] La Caserne #14 (rue St-Dominique au nord de Rachel, janvier 1983), Le Musée des Sciences (rue Notre-Dame ouest, février 1984). Ces deux artistes ont par la suite réalisé des projets dans des édifices publics abandonnés de plusieurs grandes villes (Montréal, Londres, Barcelone, São Paolo).

[6] Harold Rosenberg, The Tradition of the New, édité en 1959. La tradition du nouveau, traduction française, Éd. de Minuit, 1962.

[7] Ibid., p. 31.

[8] Harold Rosenberg, The anxious object, Horizon Press, 1966.

[9] Barbara Rose, Ed., « Black as Symbol and Concept », Selected Writings of Ad Reinhardt, The Viking Press, 1975.

[10] Blaue Reiter : du même nom que la revue l'Almanach du Blaue Reiter fondée à Munich par Wassily Kandinsky et Franz Marc en 1911.

[11] Aujourd’hui le Staatliches Museum für VölkerKunde.

[12] Tosi Lee, « Fire Down Below and Watering, That’s Life. A Buddhist Reader’s Response to Marcel Duchamp », Buddha Mind in Contemporary Art, Ed. Jacquelynn Baas & Mary Jane Jacob, University of California Press, 2004.

[13] Helena Blavatsky, pénétra au Tibet et reçut un enseignement de maîtres thibétains de 1868 à 1870. De1875 à sa mort en1891, elle dissémina son message à travers le monde.

[14] Monte Verita : Au début des années 1900, une colonie établie sur les hauteurs d'Ascona au bord du lac Majeur (Suisse) prône une nouvelle vie fondée sur des bases macrobiotique et naturiste, anthroposophe et égalitaire. La communauté, ses soirées de discussion, ses concerts et ses performances devinrent bientôt une curiosité : des voyageurs de toute l'Europe commencèrent à visiter ce lieu inhabituel dont Walter Gropius, Thoman Mann, Carl Gustav Jung, André Gide, Emile Jacques Dalcroze l’inventeur de la gymnastique rythmique, Lénine, Herman Hesse, le futur philosophe Martin Buber, Rudolf von Laban, chorégraphe et théoricien de la danse, Kandinsky et Klee, Otto Gross, Rudolf Steiner, Krishnamurti, Isadora Duncan…

[15] Chez les Hindous, le sannyasin (renonçant) et le yogiste se consacrent tout entier à se détacher de la réalité illusoire des sens, ils visent à se délivrer du samsara (transmigration) qui les oblige à se réincarner. Ils y parviennent grâce à l’ascèse, grâce au yoga qui permet d’atteindre la réalité au-delà des apparences dans lesquelles chacun vit.

[16] Olivier Boulnois, «La création, l'art et l'original», Communications, no. 64, Seuil, 1997. p. 55.

[17] Jean-Luc Nancy, Les Muses, Galilée, 1994, p. 151.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 11 mai 2007 10:57
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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