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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Rose-Marie Arbour, "La mort, un vide pour la représentation, un corps pour la peinture". Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Nycole Paquin, De l'interprétation en arts visuels, pp. 39-54 Montréal : Éditions Triptyque, 1994. [Le 31 décembre 2006, Mme Arbour nous a autorisé à diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, toutes ses publications.]

Rose-Marie Arbour 

“La mort, un vide pour la représentation,
un corps pour la peinture”.
 

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Nycole Paquin,
De l'interprétation en arts visuels, pp. 39-54 Montréal : Éditions Triptyque, 1994.

 

Introduction
 
Les morts comme des vivants
La mort moderne
Peindre. Quoi dépeindre
La mort de soi
La boucle bouclée: Betty Goodwin

 

Introduction

 

Dans l'histoire de l'art occidental européen et nord-américain, blanc et à prédominance masculine, les nombreuses représentations de la mort et de ses entours sont là pour exalter les puissances terrestres et célestes - à moins que le corps mort ne soit traité comme objet anatomique: ainsi du Christ mort de Mantegna et, de Léonard de Vinci, les corps disséqués dans un but de connaissance. Les morts sont en quelque sorte héroïsés par la peinture et la sculpture. Bien que vaincus par la mort, ils la narguent depuis leur retraite céleste qui est le refuge indéfectible pour le juste. Le Christ mort constitue un paradigme de la représentation de la mort jusqu'au XIXe siècle dans l'art occidental. Quand le corps meurt, il ne peut que ressusciter: au pire, c'est l'Enfer qui l'accueillera pour le vouer à une torture éternelle. Relisons un passage de Léonard de Vinci qui fait une distinction entre des termes qui seront ici utiles: 

"Le néant n'a point de centre, et ses limites sont le néant. (...) partout où il existe un vide, il y a aussi un espace qui l'entoure, mais le néant existe indépendamment de l'espace; en conséquence, le néant et le vide ne sont point pareils, car l'un peut se diviser à l'infini, alors que le néant ne saurait être divisé, puisque rien ne peut être moindre que lui; et si tu pouvais en distraire une partie, cette partie serait égale au tout, et le tout à la partie." [1] C.A. 289 v.b.

 

Ce vide plutôt que ce néant, des artistes l'ont abordé continuellement depuis le Moyen-Age européen. Mais bien plus tard, à une période où le monde occidental traditionnel bascule dans la modernité, là où les anciennes balises et limites ne sont plus que bribes effritées, des artistes tentent de visualiser autrement la mort. Le Suisse Arnold Bocklin [2] et l'Allemand Caspar David Friedrich[3] nous ont laissé des représentations saisissantes de ce sentiment d'étrangeté irréversible et sans limite lié au néant que provoque la mort. 

Depuis le XIXe siècle et l'avènement de la modernité en arts visuels, avec l'écroulement d'un imaginaire mis en place depuis le Moyen-Age européen et chrétien, il n'y a pas eu de consensus aussi partiel fût-il, pour interpréter ou pour représenter cet état, ou mieux cette absence d'état, par quelque mode formel et coloré, dans les arts visuels. 

Le monde judéo-chrétien avait fourni un éventail étonnamment varié de croyances et une multitude de thèmes iconographiques et plastiques pour figurer la mort comme vide. Le monde gréco-romain et l'Orient en avaient été les sources premières et complexes. Mais comme bien d'autres conventions artistiques fixées à la Renaissance, elles furent rejetées par les artistes européens du XIXe siècle qui cherchèrent ailleurs, dans des univers psychique,s géographiques, historiques et culturels différents, des références, des symboles et des formes décentrées afin de formaliser autrement ce sentiment d'étrangeté insondable que suscite la mort.

 

Les morts comme des vivants

 

Les corps morts, en peinture et en sculpture, ressemblent à des gens qui sommeillent. On les imagine, telle la Belle au bois dormant en instance de réveil, et l'on pense qu'un jour nous les reverrons vivants, que nous leur parlerons de nouveau, la vie recommençant comme si rien ne s'était passé. Les chrétiens ont aspiré à la mort pour rejoindre la vraie vie symbolisée par le Paradis. Comme si, depuis les origines, l'humanité s'était trompée de voie, avait pris celle qui mène à la fausse vie, à l'inauthentique, à la mort. La mort est dès lors obligée de survenir pour permettre d'entrer dans cette vraie vie: la mort comme dans un miroir, comme dans une camera obscura, la mort comme figure inversée de la vraie vie. En fait, la vie, l'ordinaire, a toujours été calomniée par le christianisme naissant ou vieillissant: la vie ne serait qu'occasion de péché, de corruption, de douleur, de déchéance, de chute. Les plaisirs et les joies n'y sont que leurres, au mieux des représentations anticipées mais imparfaites du paradis céleste. Le corps martyrisé du Christ, celui des écorchés, celui des squelettes décharnés rongés par les vers, ont été des appels en faveur d'une autre vie - la vraie, fût-elle mystique ou scientifique. La vie terrestre n'a de sens qu'en sa propre corruption, qu'en son essentielle déchéance. La mort collée au vivant comme sa mauvaise conscience est au centre du corps et elle ne se représente qu'à même ce qui vit, elle s'affuble d'allures de vivants pour mieux les entraîner vers elle. 

La naissance et la mort qu'avait prises en charge l'iconographie chrétienne traditionnelle, les nativités et les mises au tombeau, les nombreuses scènes de martyre et autres mises à mort à valeur pédagogique avaient permis au monde chrétien de se représenter ses angoisses collectives et individuelles , conjurant ainsi les peurs provoquées par les dangers et les malheurs de la guerre, les innombrables cataclysmes naturels et sociaux. Or les mises en scène de la mort, nombreuses et diversifiées, se sont fondées sur un sentiment d'appartenance au monde des vivants: tous ces enfers, ces paradis, ces purgatoires et ces limbes où les êtres humains aboutissent, extirpés du monde des vivants, donnaient forme à la peur de l'au-delà, la peur de ce qui est ou n'est pas après la vie; en représentant l'objet de cette peur, les artistes la calmaient. En partie du moins. La mort paradoxalement imaginée aux couleurs de la vraie vie: comment l'imaginer, la penser, la projeter autrement? La peinture comme miroir de la culture, la vie comme miroir de la mort: les thèmes de l'imaginaire occidental s'y résument. 

Léonard avait ainsi défini la peinture - une fenêtre ouverte sur la réalité extérieure - et, pour ce faire, il s'était engagé dans la quête de la connaissance du fonctionnement et des mécanismes de la vie, dans la compréhension des enveloppes charnelles par la décomposition des mécanismes du corps. Il s'approcha davantage de la vie que de la mort en en montrant les limites dans les cadavres qu'il disséquait en cachette. Les Leçons d'anatomie d'un Rembrandt et d'un Van Dyck témoignent des savoirs de leur époque sur le corps humain; ils cherchent et nomment les causes, les symptômes de la mort comme signes avant-coureurs de la vie éternelle. La mort est un passage. 

Dans ces oeuvres antérieures à l'avènement de la modernité, ce n'est pas vraiment la mort qui est décrite ou dépeinte mais ce qui reste de semblable au vivant dans les corps des cadavres - ce qui interprète la mort mais ne la représente pas. Ce sont des savoirs sur la vie qui y sont confrontés, comparés ou tout simplement évoqués. Jamais la mort n'y est prise en charge pour elle-même. C'est qu'elle résiste à tout regard, à toute forme qui l'imiterait, à toute approche qui la désignerait dans ses termes propres. L'allégorie, la fable, les fictions religieuses en sont donc les véhicules de représentation exclusifs. Et si tant de moribonds et de corps décharnés, éviscérés et transpercés animent tant de grandes oeuvres peintes avant le XIXe siècle, c'est qu'elles sont destinées à amener l'âme du fidèle à la contrition. Elles reflètent les savoirs contemporains sur le corps. Personne n'a représenté l'au-delà du grand basculement qui n'ait emprunté les traits du vivant.

 

La mort moderne

 

Goya a figuré la mort moderne au bout des fusils, dans l'immédiateté de l'événement: Le 3 mai 1808 (1814) est au point de transition d'une tradition figurative qui va s'éteindre. Représenter l'instant, le moment de passage, le temps bref de la mutation constitue un des projets les plus significatifs et tenaces de la modernité. Ici, c'est le passage de l'homme anonyme au héros à la chemise jaune, surgissant des coups de fusil mêmes qui abattent l'homme. Les héros sont toujours plus grands morts que vivants. 

Les corps morts ou agonisants du Radeau de la Méduse de Géricault (1819), ceux moins livides mais aussi tragiquement confrontés à la dernière souffrance de La Mort de Sardanapale (1827) ou des Massacres de Scio (1824) de Delacroix, sont autant de prétextes tirés de savoirs et d'événements historiques vécus par une collectivité particulière à un moment donné. Ils formalisent la mort actuelle dont on ne saurait autrement dire la menace, la fatalité, la cruauté omniprésentes. Ces oeuvres furent parmi les dernières du genre dit historique - si on fait abstraction de l'art pompier, de la peinture nazie et de celle dite du réalisme social des régimes reliés au communisme ou de ce qui en tint lieu. Comment et pourquoi décrire la couleur verdâtre des cadavres, la grimace du supplicié, le décharnement grisâtre du corps torturé puisque, dorénavant, la photographie s'en charge et l'affiche dans les journaux? 

Edvard Munch représenta la limite du sentiment de vie sous la forme allégorique du Cri (1893): un crâne aux orbites creuses semble vivre de par son hurlement même, à la limite du supportable, à la limite du vide et des conventions figuratives encore vivaces. Loin de tout naturalisme, cette oeuvre, sous forme gravée et peinte, saisit un son et un instant entrelacés dans la double volute fuyant à l'horizon. C'est le refus de la mort, plutôt que son appel, qui est figuré là. 

Le court moment où la bave légère, poussée par l'exhalation du dernier souffle de la mourante, se répand sur ses lèvres, quelque chose d'autre s'installe irrévocablement là. Représenter cela que l'oeil à peine saisit, ce maintenant qui n'est ni un avant ni un après mais qui est le moment de la mort, aucun artiste n'a pu le décrire, le dépeindre, le saisir au passage. Aucun artiste n'a réussi à figurer cela qui est à la limite d'être quelque chose et de n'être plus rien du tout, ce moment perdu à jamais, là où la représentation est à la limite d'elle-même, là où elle ne peut plus pénétrer ni rien interpréter. 

Si, avec l'avènement de la modernité, la figuration a été généralement rayée des projets artistiques d'avant-garde, cette réduction draconienne de l'iconographie référentielle s'est faite en même temps que l'évacuation du corps comme objet de représentation qui fut réduit, déformé, morcelé; en même temps le thème de la mort ne fut plus qu'une curiosité parmi les thèmes picturaux. En effet, lors de cette période, les arts plastiques se sont dessaisis de la fonction de représentation non seulement mimétique mais analogique et allégorique. La modernité à l'oeuvre a permis, dans les disciplines picturales et sculpturales, de se débarrasser des conventions obsolètes régissant la représentation du monde. Seuls les surréalistes, d'une façon à la fois radicale et contradictoire, utilisèrent certains procédés figuratifs rejetés par les peintres de l'abstraction, les pervertirent afin de pénétrer dans des mondes autrefois non représentables, hors la réalité extérieure, surréels. 

À la fin du XlXe siècle, avec Manet entre autres, les corps sont disloqués ou bien, avec Monet, réduits à des taches colorées. Les aspects naturalistes des objets et événements de la réalité courante sont évacués au profit de la saisie du passage de la lumière et du temps sur les choses: la peinture s'organise à l'intérieur des conditions d'une picturalité attachée à rendre ces nuances lumineuses que l'oeil capte dans l'interstice du visible et de l'imperceptible. Le vieux Monet, à la veille de mourir, désespéra de peindre cet instant-lumière frémissant à la surface de l'étang (Nymphéas), échouant dans son projet de peindre ce qui, pas plus que la mort, ne se saisit ni ne se représente. 

Les traits d'un moribond saisis au pastel par Manet ne sont rien de plus que des motifs sollicitant l'oeil du peintre qui scrute l'altération des chairs aux teintes modifiées au fil des heures. Le peintre le note, avec autant d'application et de maîtrise qu'il note les nuances violacées d'une botte d'asperges. Est-ce ainsi que la peur et la douleur de qui est en train de perdre un être cher se résorbent dans l'abîme de l'instant, le regard du peintre dardé sur le motif, oubliant l'ami qui se meurt devant lui. La mort devenue prétexte à l'art, le geste du peintre devenu geste incantatoire ou bien d'oubli, geste d'abîme de la mémoire, geste réfugié dans une autonomie et une liberté que dorénavant le peintre revendique face à la réalité, autonomie dans les limites de la surface plate de la toile et les bords du cadre. L'acte de peindre ne se réfère plus qu'à lui-même et symboliquement la mort ne le hante plus. Ou bien l'acte de peindre pour camoufler cela, justement? Lorsque Manet était enfant, l'ère de la machine avait commencé à marquer les mentalités; elle avait structuré l'imaginaire collectif et individuel pour rayer la croyance en l'origine (mythique) et en la fin (obscène) des êtres et des choses. Dans cette visée qui n'était pas pour autant une entreprise systématique d'artiste, Picabia conçoit La Fille née sans mère. Voilà Elle (1915). Les choses et les personnes, privées de leur nature originelle, sont fabriquées en série, jetables après usage, machines délirantes d'une modernité en expansion infinie. La Machine, dans son fonctionnement et sa fabrication, a alors modelé les sensibilités et les esprits, délestant en route l'intentionnalité et le pouvoir de transmission des oeuvres. Le palimpseste de l'art comme histoire n'est plus. La tradition du nouveau s'installe. 

En fait, au début de ce siècle, ce fut la scène entière de la peinture et des arts plastiques qui fut débarrassée de la nécessité de se référer à la réalité extérieure pour signifier ou même pour parler. Les artistes s'attachèrent à des thèmes ramenant l'oeil au niveau de la surface picturale et du plan du tableau. Tout au-delà était tabou. Il y eut cependant toujours des artistes qui maintinrent des formes de représentation de cette réalité invisible tout en étant modernes: l'artiste allemande Käthe Kollwitz traita en peinture et en gravure ses contemporains aux prises avec la misère industrielle et urbaine, avec les malheurs de la guerre, avec la mort. Si certains dadaïstes et surréalistes s'approprièrent et manipulèrent des figures allégoriques et construisirent des chimères pour signifier cela qui ne se cerne ni ne se pèse - le rêve, l'inconscient, l'absurde -, la mort resta le plus souvent en deçà de leurs propos et de leurs projets figuratifs. Guernica (1937) cependant désigna la mort par le biais d'une allégorie de la violence et du massacre, de l'injustice et de la démence de la guerre. Dans cette oeuvre historique, la mort qui plane dégage davantage l'énergie de l'espoir que celle du désespoir, davantage la perspective d'une délivrance que l'apathie d'une fatalité. Picasso faisait partie de la modernité et pourtant, l'allégorie se dévoile un peu partout dans son oeuvre. 

Représenter la mort se fonde aujourd'hui sur les mythologies personnelles des artistes plutôt que sur les consensus figuratifs d'une collectivité: ils peignent souvent la mort mais leur langage est privé, souvent allégorique, difficile à déchiffrer autant que la mort l'est à représenter. Les médias pour leur part la rendent obscène: mortelles fatalités et cataclysmes, violences, accidents, guerres et révolutions, maladies diverses sont retransmis en direct dans les cuisines, les salles de séjour, les chambres à coucher, les halls d'attente, les lieux publics. Pourtant la mort comme acte assumé individuellement et dans la solitude est rarement abordée; elle ne fait plus partie de ce consensus propre aux sociétés traditionnelles où rituels, signes et symboles ramenaient la mort à un état partagé par tous, les unissant même dans un sort et une destinée semblables, les rendant solidaires. Plutôt, s'il y a partage de formes de représentation pour marquer la mort des gens, c'est souvent pour la banaliser ou bien la dévoyer au profit de croyances et d'intérêts matériels de toutes sortes.

L'Autrichien Arnulf Rainer figure la mort en intervenant sur son propre autoportrait avec des traits violents, dénonciateurs même, atteignant ce qu'il y a de plus intime et de plus solitaire en lui-même. Il lacère la photographie dans une gestualité violente et précise, laissant comme image celle d'un soi agressé et rayé du monde des vivants.

À l'opposé, Joseph Beuys plante sept mille chênes le long des rues de Kassel en Allemagne (1982, 1984, 1986) pour conjurer les forêts décimées. Il récupère pour la vie ce que la mort avait déjà touché, marqué.

 

Peindre. Quoi dépeindre

 

Pour Platon, toute image peinte ou dessinée est un mensonge du fait qu'elle mime la réalité avec laquelle elle rivalise, jouant d'illusion: faire croire que les objets réels à trois dimensions entrent dans une surface qui n'en a que deux était pour Platon hautement illégitime. Dans une telle perspective, représenter la mort ou encore ce qui n'est pas la vie serait-il plus légitime que de représenter trois pommes? Dans les sociétés traditionnelles, les rites entourant la mort et les formes de sa représentation collective permettaient une continuité entre la douleur liée à la perte d'un être cher et les visions exaltantes d'un au-delà. En même temps la cohésion du passé et du présent se réalisait grâce au partage des mêmes symboles, des mêmes référents. Cela, la société moderne l'a fait voler en éclats. Que reste-t-il aujourd'hui de ces façons de dire collectivement le manque que la mort a creusé? Le corps exposé dans les salons funéraires nord-américains tend à faire croire qu'il n'est pas vraiment mort et qu'il n'est là qu'en sursis. Les entreprises de pompes funèbres accaparent les corps des êtres chers extirpés des mains et des larmes des proches qui ne peuvent plus, comme cela était encore possible récemment dans les communautés traditionnelles, leur faire une dernière "toilette", hommage rendu à la dépouille de qui fut un être aimé ou bien haï, qu'importe. Un consensus rassemblait là encore les vivants autour de la vie (éteinte) du décédé qui pendant quelques jours accompagnait leur propre vie sous le même toit. Le Salon prend tout en main: il réalise le geste le plus radical d'interprétation d'un corps en s'en accaparant dès son dernier souffle pour le remettre en scène dans une "salle d'exposition" sans qu'aucune main familière, aucun regard des proches n'ait pu intervenir sur cette ultime exposition du corps devenu figure banalisée de la mort. 

Les accumulations de vieux vêtements étiquetés et classés, rangés et minutieusement empilés par l'artiste français Boltanski, figurent la mort par le manque. La mort n'est présente que d'une façon métonymique, par des vêtements ayant appartenu aux morts - ici davantage des disparus. Ces vêtements sont des contenants tangibles et classifiés, anonymes en même temps que particuliers de ceux-là qui ne sont plus là: à leur place, ils interrogent les vivants.

Les tables ou catafalques dressés par l'artiste québécoise Jocelyne Alloucherie mettent en scène la mort d'une façon détournée: ces masses sombres de paysages, d'arbres et d'édicules dressés se retrouvent comme des ombres sur les surfaces métalliques qui leur font face, ombres brossées en gestes rapides et tournoyants, effacement de scènes trop explicites. Ne restent que des tons de gris et de noirs qui s'interprètent comme des paysages quasi oubliés, des espaces vidés. 

La mort abstraite comme une idée est en même temps éminemment concrète. Elle peut se représenter dans ses causes et dans ses effets et constitue à ce titre un objet d'interprétation, en autant qu'elle soit vue comme un vide, non comme néant. Dans nombre d'oeuvres mentionnées ci-haut, la mort est figurée davantage comme relations ou glissement d'un état à un autre, d'une limite à une autre - là où il est relativement possible de sentir, de voir, de toucher, là où le vivant fait toujours loi. Dans ce contexte, l'allégorie convient particulièrement bien pour la figurer. La mort chevauche le connu pour désigner l'inconnu, elle est transitive, elle est écriture sur une autre écriture. Son paradigme est le palimpseste. L'allégoriste, a écrit l'historien d'art américain Craig Owens, "n'invente pas les images, il les confisque, (...) il se pose comme interprète. Il ne restaure pas un sens original qui aurait été perdu ou caché; l'allégorie n'est pas l'herméneutique" [4]. Et de citer Walter Benjamin qui lui-même avait déjà attiré l'attention sur cette capacité de l'allégorie de sauver de l'oubli historique ce qui est menacé de disparition. L'allégorie permet une prise de conscience de ce qui est passé et de ce qui est présent: "la conviction de l'éloignement du passé et le désir de le réhabiliter pour le présent" [5]. Les représentations de la mort parlent de ces deux moments, du passé et du présent. Pas au-delà. 

La représentation de la mort comme vide, comme manque est menacée de disparition dans l'imaginaire médiatisé des pays occidentaux industrialisés et riches ayant accès aux technologies nouvelles. L'image médiatique s'est emparée de la mort, évacuant l'inéluctable en en faisant un objet de spectacle, objet de voyeurisme et par là, étranger à celui qui regarde. La mort est signifiée par des images, signes, symboles qui a priori la désignent comme autre, comme celle des autres, celle qu'on tient à distance bien qu'elle soit dévorée des yeux. La mort se figure par et dans les autres mais jamais pour soi. Elle est la marque ultime de différence entre soi et l'autre - non pas que la mort n'existe pas pour tous, mais elle conçue comme un accident, ce contre quoi chacun pour soi peut triompher... En fait, ni la mort ni la vie ne parviennent à se croiser dans une société de consommation où le hic et nunc domine toute perspective, si tant est que le flash en soit une. 

 

La mort de soi

 

Au musée des Offices de Florence se trouve la plus grande collection au monde d'autoportraits et de portraits de peintres. Le catalogue général répertoriait pour la première fois en 1979 l'ensemble de cette collection, ce qui signifie 987 peintures et 15 sculptures [6]. Selon les documents d'époque qui accompagnent ces oeuvres, il semble que la première cause de tout autoportrait, ancien ou moderne, soit un défi au temps qui passe, un défi à la mort. L'autoportrait, selon les propositions de classement de Pascal Bonafoux, c'est la "mort conjurée" et, au dos d'un autoportrait de Pietro Liberi (Musée civique de Padoue), on peut lire: "Vivant, Liberi est tel; et par le miracle de l'art son pinceau lui donna vie. La mort se trompa quand elle ouvrit pour lui le tombeau si encore vivant il se désigne de son pinceau". Un autre écrivit: "Or pendant que celui-ci [le temps] fuit et jamais ne s'arrête je me ris de lui et m'en dégage en donnant une vie éternelle à mon portrait" (Pierleone Ghezzi) [7]. 

Plusieurs artistes se sont par ailleurs représentés eux-mêmes dans la position même du mort: l'autoreprésentation en gisant de marbre de l'artiste italien contemporain Fabro consiste en un corps entièrement recouvert d'un drapé mouillé, reposant dans une paix ultime et solitaire. Il exprime une émotion commune à qui se projette soi-même dans le moment dernier. Ce corps inerte voué à la désintégration est une projection dont l'artiste peut contempler, telle une âme désincarnée, sa propre image abandonnée à la mort. De telles mises en scène forment de faux autoportraits funèbres: ils font se confronter en "grandeur réelle" l'artiste à l'ultime défi d'un présent sans futur. Ici donc surgit grâce à l'art une réconciliation, par le procédé métononymique, de l'artiste moderne et de son public: une relation traditionnellement vécue en termes de défi et d'opposition se résout ici au sein même du regard de celui qui regarde et interprète ce qui est partagé et par l'artiste et par celui qui regarde. Pour certains artistes, se représenter soi-même en tant qu'artiste mort devient de plus un geste de réconciliation avec soi-même, en se donnant à voir en tant qu'objet et sujet, en tant qu'oeuvre et en tant que personne. Cette représentation anticipée de soi dans la mort n'est pas pour autant un autoportrait funèbre - ce qui serait une contradiction dans les termes. Cette représentation anticipée est davantage une autoreprésentation funèbre: le gisant de marbre au moyen duquel Fabro se présente mort est une réalité anticipée, elle se présente au spectateur comme si la mort de l'artiste avait déjà eu lieu. C'est sous l'espèce allégorisée du gisant, forme empruntée à la tradition médiévale où les corps morts des puissants étaient ainsi exposés dans les églises et les monastères, que Fabro s'est représenté, puisant dans une tradition ancienne de représentation commémorative des puissants de ce monde. Il présente ce qui de lui ne disparaîtra pas mais survivra, non pas l'image de soi comme alter ego qui se donne à voir, mais autoreprésentation fictive que l'oeuvre d'art [8] permet d'incarner.

Cette autoreprésentation funèbre désigne la destinée de l'artiste et n'est pas un autoportrait à vif [9]. L'autoreprésentation funèbre entraîne une conception et une lecture qui diffèrent de celles d'un autoportrait: l'artiste ne se représente pas tel qu'il est, mais tel qu'il sera dans le regard du public alors même qu'il ne sera plus. Anticipant sur le futur, Fabro se donne ici et maintenant un pouvoir de survie qu'il sait ne pas être le sien: il se pose à l'origine sinon de son oeuvre, du moins de sa propre fin. Se rendre maître de sa propre fin, n'est-ce pas l'oeuvre d'art par excellence? Conjurant sa mort, il la distancie. Il en fait un texte, une oeuvre. 

En réalité, le spectateur se trouve devant un dispositif de représentation qui se rapproche de celui qui est propre à une oeuvre postmoderne, et que René Payant a définie sous le nom d'installation. Un des paramètres de l'oeuvre postmoderne n'est justement pas la constitution d'une représentation au sens strict du terme, mais plutôt la démonstration d'un intérêt pour le dispositif de représentation comme tel: "Si on ne peut davantage dire ce qu'est l'installation, on peut au moins dire que le terme signale cette volonté de distanciation, ce vouloir-être autre que le modernisme artistique" [10]. L'autoreprésentation funèbre est fondée sur cet entrelacement de relations entre l'objet de représentation de l'oeuvre (le cadavre de l'artiste), son sujet ou thème (la mort), sa propre oeuvre. Si le propre de l'oeuvre postmoderne réfléchit et fait réfléchir sur les conditions sociales de son existence comme oeuvre d'art (Payant), nous pourrions extrapoler et dire ici que l'autoreprésentation funèbre, telle celle de Fabro, réinsère non seulement le sujet peignant dans l'oeuvre, mais aussi son futur simple - sa mort - et qu'en ces termes, ce type d'oeuvre se situe dans une perspective postmoderne. 

Fabro s'approprie un genre artistique médiéval, le gisant. La distanciation, rendue possible par cette référence même pour le spectateur, s'effectue par le biais de l'imitation de ce genre: Fabro n'aspire pas à l'éternité de l'âme en laquelle croyaient les fidèles du Moyen-âge ou de la Renaissance pour lesquels la figure du gisant était un symbole de survie. Le gisant que propose l'artiste au regard du spectateur n'a d'"éternel" que la solidité du matériau avec lequel il a été réalisé; la survie de l'âme est un leurre et Fabro le rappelle en utilisant pour (se) représenter le vide, les formes historiques qui, au contraire, signifiaient l'espoir d'éternité. Il parodie la conception traditionnelle de l'image comme résurrection de la vie. 

Pour interpréter cette oeuvre, le spectateur ne peut ignorer ni son actualité ni son contexte propre, ni ses références et allusions à son modèle d'origine historique. L'oeuvre ne peut dès lors se réduire à sa seule qualité d'objet plastique puisqu'elle participe d'un autre espace et d'un autre temps: ignorer cela la réduirait à une infime partie d'elle-même tant sur le plan du sens que de l'organisation formelle. En d'autres mots, elle ne serait plus qu'un pastiche. 

 

La boucle bouclée: Betty Goodwin

 

Betty Goodwin aborde depuis longtemps la représentation du manque, du vide. Récemment, la baignoire modelée dans du plâtre d'où s'échappe l'eau, la baignoire transformée en tombeau ou en urne funéraire haute et étroite approfondit ce discours sur la mort. Espace matriciel réduit à une simple fente. Ou encore, jambes qui deviennent ossements et tibias, béquilles et cannes. Ces formes et motifs s'entrecroisent et le corps du mort s'ancre dans la terre, son souvenir parcourt les mémoires. 

Matrice et tombeau, jambes et ossements, traces de vie et traces de mort se confondent dans l'épaisseur du sol où un corps s'enfonce doucement dans une matière aqueuse mêlée de terre et de racines, là où la matière devient terre nourricière, là où la douleur des vivants n'a plus prise et se confond à l'absence dans l'épaisseur de l'humus, là où les morts lentement se fondent à la terre chargée de détritus, de scories, de graines et de germes. De ce silence, de ce vide au sein du regard creusé et laissé par le mort et par l'oeuvre d'art, surgit ce que, semble-t-il, la mort provoque sans relâche, la mémoire. Ce vide que provoque un tableau, ce vide qui n'est "ni un objet réel ni un objet imaginaire" (Barthes), n'est-il qu'une autre forme du désir qui stimule et aspire ce que la mort annihile sans fin? 

Les oeuvres récentes de Betty Goodwin renversent ce qui a désigné l'oeuvre moderne depuis plus d'un siècle dans les termes définis entre autres par Jean Starobinski: "la plupart des grandes oeuvres modernes ne déclarent leur relation au monde que sur le mode du refus, de l'opposition, de la contestation" [11]. Goodwin ne refuse, n'oppose ni ne conteste. Elle mixte la mort et la vie, elle fait se disloquer les oppositions binaires qui ont alimenté une partie du modernisme, elle accepte la chute comme partie de ce qui fonde son art, le souffle qui l'anime rejoint un cycle qui a plus à voir avec l'émotion où nous plonge la promiscuité du vide que la confrontation directe avec l'univers industriel, entreprise de la modernité. 

Interprétant la mort par le vide qu'elle laisse, Goodwin la représente comme élément de vie, elle la fait glisser hors de ce néant indicible évoqué par Léonard, elle desserre momentanément le lien incompréhensible, elle fait reculer les limites de l'interprétation à un point d'oscillation infime où vie et mort s'interpénètrent et s'interprètent mutuellement. Représentant la mort par la figuration des corps qu'elle a terrassés, cette peinture dit en cela d'abord ce qu'elle est elle-même, "jamais tout à fait hors du temps, parce qu'elle est toujours dans le charnel", écrit Merleau-Ponty à propos de la peinture en général [12]. Représenter la mort avec la figure du corps et les moyens de la peinture, n'est-ce pas l'interpréter, la situer aux limites de notre monde visible mais sans l'en faire basculer? Le néant dont parlait Léonard est, dans cette perspective du visible et par conséquent de la peinture, une vue de l'esprit. Et peut-être davantage une illusion que ne l'est, en pareille circonstance, la peinture. De la mort, la peinture dit cela, elle interprète la mort telle qu'elle la représente et lui communique une partie de sa "chair", affirmant par là qu'"(...) il faut que ce qui est sans lieu soit astreint à un corps (...)" [13].


[1] De Vinci, Léonard, Les Carnets de Léonard de Vinci, vol. 1, collection Tel, Gallimard, 1942 (1987), p. 68.

[2] Arnold Bocklin, 1827-1901.

[3] Caspar David Friedrich, 1774-1840.

[4] Owens, Craig, "The Allegorical Impulse: Toward a Theory of Postmodernism", October, no 12, printemps 1980. Extrait publié dans L'Epoque, la Morale, la Mode, la Passion, Catalogue du Centre G.-Pompidou, Paris 1987, p. 495.

[5] Ibid.

[6] Trkulja, Silvia Meloni, "L'autoportrait classé", Corps écrit, L'autoportrait, no 5, PUF, février 1983, p. 127.

[7] Ibid., p. 133.

[8] L'alter ego "dont l'existence supposée tisse toujours la trame de l'autoportrait et de son intrigante évidence", écrit Daniel Arasse dans "La Prudence de Titien", ibid., p. 111.

[9] Payant, René, "Une ambiguïté résistante: l'installation", Vedute, Ed. Trois, Montréal, 1987, p. 336.

[10] ibid., p. 338.

[11] Cité par Hans Robert Jauss dans son livre intitulé Pour une esthétique de la réception, Gallimard, Paris 1978, p. 116.

[12] Maurice Merleau-Ponty, L'Oeil et l'Esprit, coll. Folio essais, Gallimard, 1964, p. 81.

[13] Ibid., p. 83.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 11 mai 2007 9:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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