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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Rose-Marie Arbour, Le monument sans ombre portée. Une aventure de Pierre Ayot, Éditions GRAFF, Montréal, 1993. 47 pages. [Le 31 décembre 2006, Mme Arbour nous a autorisé à diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, toutes ses publications.]

Rose-Marie Arbour 

Le monument sans ombre portée.
Une aventure de Pierre Ayot.
 

Éditions GRAFF, Montréal, 1993. 47 pages. 

 

Introduction
 
Les images et leurs référents
Le signifié des images
L'instabilité comme sens
Une représentation temporelle
Télescopages
 

 

Introduction

 

Si la photographie a eu à ses origines la fonction de rapprocher de la réalité, de lui être plus fidèle que la peinture l'avait fait jusque là, son effet a été aussi de questionner l'oeil même du peintre et la "réalité" qu'il prétendait percevoir et transmettre par ses toiles. L'effet en a été le brouillage de l'image peinte plutôt que l'hyperclarification de ses significations car la peinture est devenue un lieu privilégié d'intervention pour l'artiste, sa propre subjectivité en étant le véritable sujet. 

Les commentaires sur et les modifications de l'image par l'artiste nous confirme dorénavant qu'elle est un signe et non pas l'imitation d'une réalité quelle qu'elle soit, et que l'image constitue pour l'artiste le support premier de sa subjectivité qui ne peut s'exprimer elle-même, se signifier, qu'en travaillant l'image. L'image peut être simplement culturelle (produite par les médias et liées à la production de masse) ou bien artistique (produite dans le champ de l'art et reconnue comme telle, artisanale toujours et unique). Toutes images relèvent participent diretement oub indirectement de l'espace social et on ne les perçoit que contextuellement, rarement en soi.

Pierre Ayot existe en tant qu'artiste par un projet créateur précis et continu depuis les années 60: il intervient sur les images culturelles et artistiques qui forment son environnement immédiat (culturel) mais aussi historique (artistique), et les objets qu'il produit lui-même sont à la fois des monuments et des signaux d'art. Il ne questionne pas comme telle la place dominante sur le plan symbolique des objets d'art dans notre société, il ne propose pas une disparition utopique de l'art dans la vie comme le projetèrent les avant-gardes historiques du début de ce siècle finissant. Il fabrique plutôt d'autres objets [d'art] avec l'image d'objets d'art habituellement plus anciens, culturellement assimilés à travers les moyens de communication médiatiques. Son travail artistique est de commenter matériellement des objets d'art historiques perçus dans leur environnement actuel, immédiat. Ces objets d'art historiques ont perdu leur substance, leur aura comme la nommait Walter Benjamin, ils sont devenus de simples images médiatisées c'est-à-dire des signes de quelque chose d'autre, des signes d'autres signes... Les objets fabriqués par Ayot sont des commentaires sur l'histoire de l'art, sur la représentation faite des oeuvres d'art, considérant par ailleurs que ces oeuvres sont elles-mêmes représentation et non pas reflet d'une réalité, d'une vérité. 

Il n'y a donc pas chez cet artiste négation de l'art comme objet [historique] mais prise en charge des oeuvres historiques comme objets visuels toujours actualisés et comme documents visuels. Un objet matériel en résulte, produit et exposé dans le champ de l'art mais qui ne dit plus rien sur la réalité (nature) mais uniquement sur l'image comme signe. Pierre Ayot est bien de son temps et de sa génération: les années 60 ont bien mis fin à la valeur d'authenticité et de vérité dont le geste de l'artiste était jusque là chargé. 

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Dans les oeuvres présentées ici les procédés et les disciplines traditionnelles (peinture, sculpture) ou plus spécifiquement médiatiques (sérigraphie, photographie, photocopie) se croisent et se [dé]figurent mutuellement: chaque élément figural et matériel renvoie à autre chose qu'à lui-même dans un chassé croisé qui en fin de compte nous ramène à l'objet d'art traditionnel placé contre un mur ou disposé dans l'espace réel de la galerie. Si Pierre Ayot fait co-exister diverses disciplines (traditionnelles ou pas) propres aux arts visuels, c'est entre autres pour en exposer leur potentiel énonciateur respectif; en même temps il pointage ce que ces disciplines ne sont plus et du même coup; ce qu'elles s'empruntent mutuellement: la bi-dimensionnalité devient caractère de la sculpture, le relief devient caractère de la peinture, la forme découpée devient celui de la photographie mais sans l'espace propre au sujet photographié. Sil y a mixage de disciplines il y a aussi leur évocation: la littérature surtout mais la littérature mass-médiatisée par la BD, la musique aussi mais dans sa dimension la moins collective, la plus individualiste - son audition par le walkman. Un jeu de glissements transdisciplinaires s'opère et la nature des oeuvres est de n'en plus avoir, de n'être plus que figure de figure de figure... 

Pour saisir ici la jonglerie à laquelle Pierre Ayot s'est voué dans cette série d'oeuvres, rappelons que la peinture traditionnelle a une double spatialité: l'espace simulé et l'espace plan du tableau auxquels s'incorporent les matières qui sont à la base de la production picturale. Quant à la sculpture traditionnelle, jusqu'à Rodin, les masses matérielles étaient constitutives de la beauté de l'oeuvre et la sculpture triomphait quand elle était monument. 

Pierre Ayot amène les spectateurs à constater l'absence de spatialité propre à l'une et l'autre des disciplines traditionnelles (sculpture, peinture) et il n'en expose plus que des indices: la masse (sculpturale) est non seulement en trompe l'oeil mais l'objet sculpté est un objet peint dénué de masse et de volume. Dans Le grand mystère de Benvenuto Cellini le volume est évoqué par la grandeur (monumentale) de la pièce mais l'oeuvre n'existe pas comme masse - elle est une addition de surfaces plates qui au contraire l'ouvrent plutôt qu'elles ne la constituent; la matière picturale est elle-même simulée par sa reproduction même (sérigraphie, photocopie, photographie). Plus qu'un jeu transdisciplinaire nous sommes ici, paradoxalement, devant leur propre disparition, devant la présentation de leur absence même. 

 

Les images et leurs référents

 

Les images d'objets - livres, socles, éléments d'architectures classiques, bustes sculptés - sont disposées en édicules plus ou moins grands et imposants, la plupart devant un mur ou adossés à lui. Le plus imposant (Le grand mystère de Benvenuto Cellini) prend donc sa place dans l'espace tridimensionnel, comme nous venons de le mentionner, tout en montrant bien que ses figures référentielles sont des images plates et non des objets réels volumétriques. L'un et l'autre, objets en trompe l'oeil et édicules se pointent pour se déréaliser mutuellement, en se situant néanmoins dans l'espace réel du spectateur. Ces édicules sont eux-mêmes en trompe l'oeil et quand ils sont vus de côté, la tranche du support de contreplaqué sur lequel l'image est collée, est visible, montrant ainsi le dispositif du simulacre: les sculptures sont en fait des tableaux découpés. 

En général pour la peinture figurative, les figures ne sont pas des signes nécessairement dépendants de leurs référents: pensons à Ceci n'est pas une pipe de Magritte. Dans ces oeuvres de Pierre Ayot, l'assimilation des figures picturales aux référents est primordiale mais plutôt que de provoquer l'illusion chez le spectateur elle dévoile l'illusionnisme de la représentation comme telle et signifie moins les originaux que la médiatisation des oeuvres d'art en fac similant les médiums artistiques (peinture, sculpture). La découpe même des figures peintes devient le contour de l'oeuvre: il n'y a donc pas ici d'espace sculptural dans l'organisation de ces faux édicules, ni d'espace pictural qui a été évacué hors la découpe des figures. Et si le shaped canvas est un procédé éminemment moderniste - on pense à Frank Stella - il fait ici basculer la peinture (moderniste) en fausse sculpture et la sculpture (moderniste) en peinture illusionniste. 

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Depuis Rauschenberg plusieurs artistes ont travaillé avec la photographie et la sérigraphie; inscrite sur une toile par le médium sérigraphique, l'image photographique toute faite est ainsi détournée de son sens premier qui était de rendre compte de la réalité. Pierre Ayot fait de même mais il ne dépouille pas nécessairement l'image photographique de sa signification première: au contraire il semble à première vue l'hypostasier. Il fait de l'image photographique du buste de Cellini un monument à Cellini même. La photographie du buste réfère à l'artiste tel qu'ayant historiquement existé. Ce qu'Ayot interroge par le biais de cette figure d'artiste du XVIe siècle, c'est la discipline que Cellini contribua à légitimer mais aussi à mythologiser. Ayot interroge ce mythe et cette figure en mettant en oeuvre et en vis-à-vis un support plat sur lequel la photographie sérigraphiée du buste sculpté est collée; il y a toute la distance de la contradiction dans ce téléscopage du référent (buste) et de sa forme photographique sérigraphiée et magnifiée, mise à plat sur son support. Cette distance prend ici valeur critique: le dispositif du trompe l'oeil est dévoilé dans toute sa splendeur. La photographie prend la place de l'oeuvre sculptée et en devient en même le monument, l'exaltation médiatique et instantanée. La sérigraphie prend la place de l'oeuvre sculpté, juché sur un édicule lui-même en trompe l'oeil - mais cet édicule est un socle. En laissant visible pour les spectateurs le support de contreplaqué, Ayot montre que ses sculptures sont fausses de même que ses peintures qui sont des photographies.

 

Le signifié des images

 

Les édicules qui soutiennent les photographies de sculptures sont des empilements de livres sur l'art et l'esthétique, de romans et d'essais, de BD. Ils sont avant tout des indicateurs de la subjectivité de l'auteur même de ces oeuvres, ce sont en fait des autoportraits avant d'être des hommages aux artistes et écrivains dont les oeuvres sont ici citées. 

L'équilibre faussement fragile de ces socles et leur édification apparemment improvisée, semblent signaler une hâte sinon une panique face à une urgence: la rapidité et le désordre de leur mise en place sont les figures métonymiques de l'instantanéité qui domine la perception actuelle des oeuvres d'art. Ces monuments en trompe l'oeil sont-ils des images de dérision dénonçant les savoirs artistiques ou littéraires comme fictions? ou plutôt se déploient-ils comme une incantation à la veille d'un chaos imminent, reprenant comme l'avait fait Lichtenstein, la facture des images médiatiques avec leur ben-day dots? 

Ces oeuvres de Pierre Ayot ne sont ni des peintures ni des sculptures, ni vraiment des reliefs sculptés, ni vraiment des photographies car elles sont sérigraphiées et retravaillées avec des pigments acryliques. Elles nous entraînent dans une lecture simultanée du support, de l'image particularisée entre autres par son illusionnisme photographique, de la facture matérielle de l'oeuvre. 

La photographie n'est pas purement instrumentale dans le sens où sa fonction ne serait que de transmettre l'image illusionniste d'objets - livres, éléments d'architecture ou de sculpture. Elle joue de son sens spécifique c'est-à-dire comme art de l'index, pour reprendre le terme de Rosalind Krauss à propos du photographique: les livres figurés en trompe l'oeil renvoient moins aux livres réels qu'à leurs auteur-e-s. 

Des indices culturels et artistiques (images de livres, de fragments d'architecture...) sont combinés à des techniques et procédés artistiques telles les dégoulinures, le support pictural... Ainsi la photographie sérigraphiée devient peinture grâce aux traces de peinture: les dégoulinures pictoralisent la photographie mais d'une façon mitigée et par allusion plutôt que par dissimulation de la photographie sous la peinture comme cela était de mise au XIXe siècle; la photographie est citée comme véhicule de représentation figurative tout en étant à son tour dévoyée par le pictural; de même le sculptural est dévoyé par le pictural (découpage du support en bois comme si c'était une sculpture). En réalité plutôt que d'oeuvres photographiques il s'agit ici d'oeuvres dont la logique de la représentation se présente comme logique de l'index: bien qu'elles se situent dans l'espace tridimensionnel, ces photographies sérigraphiées d'objets divers n'ont aucune prétention à adopter l'espace propre aux objets référés. Les livres par exemple ont perdu leur nature physique, leur épaisseur propre tant sur le plan conceptuel et imaginaire que matériel: ils ne sont plus que des signes de l'objet-livre, réduit à une silhouette où sont inscrits les noms d'auteur-e-s et les titres d'ouvrages. D'autre part la contiguïté des noms d'auteur-e-s, des titres d'ouvrages, fabrique un sens personnel à l'artiste: le signifié est dans le collage même de ces signes, dans le trompe l'oeil de son dispositif: ces échafaudages de livres en guingois prennent littéralement la place du volume des livres. Leur empilement (en trompe l'oeil) construit un texte plus vaste où la notion de pluralisme surgit derrière les noms d'artistes et de titres qui renvoient les uns aux autres dans un tout à la limite de l'indifférencié. Le sens se construit dans le jeu même des proximités des noms et des titres, dans un ordre/désordre comparable à celui d'un jeu de Tilt. Il s'agit bien ici de relations entre des éléments - écrits ou images, livres ou sculptures - plutôt que des références à des objets comme tels et si les livres n'ont pas de volume, les sculptures non plus et les peintures n'ont pas de textures expressives de la main de l'artiste. 

Ces édicules sont des textes: le buste sculpté de Cellini - le premier des grands sculpteurs de la Renaissance italienne - juché sur un monticule de livres tirés de la bibliothèque d'un autre artiste, actuel celui-là, et qui considère sa pratique artistique comme vie. 

Les livres et les oeuvres d'art en facsimilés sont en réalité absents, seulement évoqués, comme sont évoqués les auteur-e-s et artistes qui les ont produits. Cette lecture est elle-même en trompe l'oeil: l'absence des auteur-e-s et de leurs oeuvres, de par la bi-dimensionnalité matérielle des oeuvres d'Ayot, implique-t-elle que tout auteur ou artiste est une création de ses livres, de ses oeuvres, qu'il est une fiction construite par le public? La mise à plat des livres (l'écrit) et des sculptures (le visuel) est-elle métaphorique de la mort de l'auteur? L'oeuvre, comme un miroir éclaté, désigne-t-elle plutôt le lieu et le temps historiques où elle fut élaborée? L'image, plutôt que d'être une représentation d'une quelconque réalité, n'est-elle pas plutôt l'indice de relations, de rapports entre un support, des médiums, des référents? Si oui, il ne resterait des objets d'art, livres ou peintures ou sculptures passés ou actuels, qu'un certain grain, qu'un certain bruissement de langue, qu'un certain frottement de main. L'éclatement de l'oeuvre comme corps homogène et unifié, unique, nous amènerait à une clef, une voie de lecture actuelle de l'art. 

D'autres lectures des oeuvres de Pierre Ayot sont possibles, valables. Ainsi pourrait-on en faire une en terme d'incantation: les noms d'écrivain-e-s et d'artistes, de livres et d'oeuvres d'art deviennent symboles de culture et de savoir brisés contre le mur médiatique par leur reproduction même qui, plutôt qu'à une survie, les entraîne à une fatale disparition - la réification, comme objet de consommation, étant le prix à payer pour cette reproduction médiatique. Ou bien encore, les oeuvres d'Ayot seraient des hommages aux artistes dont l'oeuvre, le livre, sont autant d'index de leur subjectivité, de leur personnalité: elles seraient des monuments aux grands hommes, formées des effigies qui en commémorent les vies. 

 

L'instabilité comme sens

 

L'équilibre instable entre le photographique et le pictural, métaphorisé par l'équilibre précaire des livres empilés (tombera? tombera pas?), peut se lire comme ironie mais en même temps comme compassion pour ces objets de la culture en perte de poids et de sens, pour ces savoirs en perte de référence et de substance. Comme si dorénavant l'image en train d'être lue remplaçait l'écrit; ce qu'Ayot présente est l'image de l'objet-livre comme mur barrant la voie à l'écrit, le transformant matériellement en innommable. 

La fonction critique de ces oeuvres est dans cette mise à plat des livres et des sculptures: la précarité et l'instabilité des oeuvres dans le monde des industries culturelles les acculent à n'être là qu'en un trompe l'oeil qui anticipe leur absence. 

C'est sur cette marge extrêmement mince entre le porte à faux et le faux semblant, le vu et le non-vu, l'écrit et le non-écrit, le réel et l'illusion, que les oeuvres d'Ayot sont édifiées. N'optant ni pour ce qui est visible ni pour ce qui ne l'est pas, il nous amène à réfléchir sur ce que nous ne voyons pas derrière ce que nous voyons, que les livres et les oeuvres d'art ne font ni ne sont ce qu'ils et elles figurent ou écrivent et que c'est dans leur réception par le public qu'elles existent vraiment même si fugitivement. Si ces images d'Ayot ne mettent pas en question l'écrit ni le visuel comme tels, elles [s']interrogent sur leur destin dans notre société. À un autre niveau, on peut voir ces oeuvres d'Ayot comme le rappel d'un antagonisme plus que millénaire entre l'écrit et l'image dans le monde occidental: il présente l'écrit comme image et nous oblige à lire ses images comme des textes. 

De plus le rapport entre passé et présent, entre les fondements gréco-romains de notre culture et l'hétérogénéité actuelle, sont problématisés: les tendons élastiques qui lient ensemble les livres et les éléments sculpturaux, pour dérisoires qu'ils soient, pointent les niveaux de culture dans nos sociétés et les liens qui les unissent et les différencient: le passé est-il la légitimité exclusive du présent?

 

Une représentation temporelle

 

Alors que la peinture représentative occidentale a traditionnellement aboli le temps réel de sa production, alors qu'elle y a été traitée d'abord comme médium d'effacement de la surface plan, camouflage du pigment par lui-même [1], nous sommes devant les objets peints, sculptés, sérigraphiés d'Ayot, dans un jeu de citations et de renvois (médiums, techniques, images) qui révèle plutôt qu'il ne camoufle la genèse des oeuvres et leur histoire propre. Jeu de Tilt qui a pour effet de nier l'un des deux moments de la temporalité propre à la représentation occidentale, celui de la passivité réceptive de l'objet d'art par le public: au contraire ici l'oeil se promène, il est forcé de se questionner et de questionner les marques de la peinture, les attributs de la sculpture, les procédés de la sérigraphie, les figures photographiées. L'image découpée n'est pas une sculpture ni une peinture, la photographie sérigraphiée n'arrive pas à faire croire à ce qu'elle figure: elle est contredite sans répit par des marques hétérogènes qui la dévoient et qui rappellent qu'il n'y a pas ici de sens profond ni authentique derrière la surface de ces images, qu'il n'y a pas de réalité à découvrir sous la pellicule collée sur le contreplaqué. Enfin plutôt que d'un regard fixateur présumé (celui de l'artiste et celui du public), Ayot sollicite des coups d'œil [2] qui ont pour caractéristique de se réaliser dans temps, celui de qui regarde, qui ne met pas entre parenthèses le processus de voir propre à chacun. Le temps propre de l'oeuvre serait ainsi formé dans et par celui des spectateurs, non dans un temps abstrait, arrêté, un temps mort.

 

Télescopages

 

La proximité d'une BD, d'un livre sur la sémiologie visuelle, sur l'expérience esthétique, d'une sculpture de la Renaissance et de la période gréco-romaine, d'objets manufacturés de notre vie quotidienne, signifie-t-il pour autant le triomphe du n'importe quoi? Le pêle-mêle a-t-il pour effet de nier la valeur de ces objets artistiques et culturels que sont livres et oeuvres d'art ou encore objets de vie quotidienne? Y a-t-il mise en accusation de surproduction de l'écrit et de l'image dans notre civilisation? ou encore d'une promiscuité consécutive à leur banalisation, de Tintin et d'Adorno? ou au contraire cette nivellation trompeuse masque-t-elle le fait que les productions culturelles et artistiques n'ont pas et ne se font pas toutes sur et dans le même temps? Contemporaines, les diverses représentations artistique ont leur temps, leurs références et leurs implications propres. L'hétérogénéité y joue à plein, donnant un air de désuétude aux aspirations d'homogénéité. C'est par l'instantanéité du trompe l'oeil qu'Adorno et Tintin sont liés et non par leur durée respective, formée par la réception concrète de leurs livres par le public.Ils sont néanmoins d'une même époque et c'est cela qui est signifié ici par Pierre Ayot, et non leur mutuelle réduction. Toute culture est construite de tout cela en même temps: la co-habitation est non seulement possible mais nécessaire, la nier serait nier l'espace culturel qui les rend possibles l'un et l'autre. Kitsch et culture savante sont concomitants et structurellement liés: ce que désigne Ayot par leur mise en trompe l'oeil, c'est le danger de leur indifférentiation et non pas le fait qu'ils soient différents. L'amalgame des objets est présenté à la verticale comme un monument et en même temps, l'édicule illusionniste est perçu comme tel, sans ombre porté contrairement à un véritable monument. S'il y a des ombres portées elles sont des procédés illusionnistes de mise en scène en trompe l'oeil et cela n'a rien de naturaliste, elles proviennent de plusieurs directions à la fois comme dans un tableau cubiste analytique de 1910-12. A ces fausses ombres s'ajoutent les objets réels qui émergent littéralement des images sérigraphiées: flèches, tissus, livres... Fausses ombres, objets réels, couleurs ajoutée en fines couches sur les photographies sérigraphiées en noir et blanc: autant de façons de dire les procédés de la représentation et que cette dernière est avant tout agencement, arrangement, construction. 

Le procédé du trompe l'oeil est à la fois structure et métaphore d'une relation au monde: l'artiste voit des choses et ce qu'il voit des choses est représenté à partir de ce point de vue singulier et, comme dans une anamorphose, la seule lecture possible se fait d'un point de vue rigoureusement précis qui, en même temps, se désigne comme illusion parfaite. 

Au XVIe siècle en Italie, une entreprise d'imitation ["imitare"] de la réalité consistait à reproduire la réalité telle qu'on aurait dû idéalement la voir et pour ce faire, corrigeait les choses trouvées défectueuses (Vincenzo Danti, l567). Pierre Ayot portraiture ["ritrare"] la réalité telle qu'il la voit, il la reproduit en y incluant tout ce qu'il considère comme réalité à la différence d'un artiste du XVIe siècle pour qui une sélection se devait d'être faite entre les choses belles et laides, exceptionnelles et vulgaires, pour ne s'attacher qu'à des figures idéales. Ici, toutes les choses ne sont pas belles et de bon goût, et à la différence du peintre du XVIe siècle, ces portraits d'objets sont en fait des autoportraits. 

De l'ami mythique (Cellini) aux amis et amies actuels de l'artiste, le temps s'est arrêté; de l'écrit au trompe l'oeil des livres pêle-mêle, l'espace s'est réduit: les feuilles de contreplaqué, additionnées les unes aux autres ont acquis un volume et une masse: le monument est vraiment le résultat d'un assemblage et non l'expression d'une vérité préexistante. La présence à laquelle tout monument réfère, ne peut s'immiscer entre les feuilles de contreplaqué que dissimulent mal les figures sérigraphiées dont elles sont la découpe. Faux monuments ou monuments dérisoires à l'irréalité, ces oeuvres de Pierre Ayot sont là pour dire qu'elles n'ont pas d'objet, mais évoquent par renversement des relations entre les choses. 

La critique de la représentation passe donc ici par la mise en regard les unes par rapport aux autres des spécificités disciplinaires, des différences de valeur attribuée aux objets par la culture. Néanmoins, ce jeu érudit ne se clôt ni sur la perte de prestige de la culture savante ni sur le triomphe d'une culture populaire, ni même sur celle du visuel par rapport à l'écrit - mais sur la volonté même de l'artiste de jongler avec les éléments non de sa discipline mais de sa pratique d'artiste: il touche au regard sur les objets d'art et de vie courante, l'y maintient en équilibre. Sans résolution. 

Le critique d'art américain Hal Foster parlant de certaines oeuvres post-modernes écrivait qu'elles "déplacent l'Histoire institutionnalisée" et qu'un "tel déplacement - la mise en lumière d'un passé dégradé - a un aspect politique, et même utopique" [3]. Cette conclusion ne concerne qu'en partie les oeuvres présentées ici par Pierre Ayot: s'il met en lumière un passé dégradé réduit à une image de photomaton en y incluant d'ailleurs toute la culture actuelle, l'hypermédiatisation dont il fait l'objet principal de son travail artistique entraîne certes un déplacement de l'institution de l'Histoire: elle s'est agglomérée dans un présent immédiat plutôt que signifiée linéairement par la succession des avant et des après. Ficelés en paquets, les objets simulés (éléments statuaires et architecturaux, livres, objets d'usage courant) sont devenus des signes tournés les uns vers les autres, vers eux-mêmes, figés dans une autoréférentialité historiciste. Le politique et l'utopique n'y ont pas de place: comme dans un jeu, il y a en effet absence de résolution dans ce fragile équilibre de contradictions et de différences en trompe l'oeil mises formellement en scène dans ces oeuvres de Pierre Ayot. L'absence même de résolution maintient les spectateurs dans un no man's land, dans un non-lieu où les fragments artistiques et littéraires cités ou simulés, figurés dans un empilement effréné, sont privés de leur véritable dimension physique (profondeur, poids, volume, textures...) et par là de tout contenu: en fait, l'artiste propose d'enlever tout pouvoir aux images (celui de représenter la réalité) qui leur a été traditionnellement conféré. Encore faudrait-il contextualiser le simulacre de désordre que ces oeuvres désignent, cet apparent chaos fait d'objets par ailleurs rigoureusement sélectionnés, encore faudrait-il en mesurer le sens ou du moins ce que camoufle ou recouvre une telle mise à plat des objets privilégiés et sélectionnées par l'artiste. 

Pour autant, mes interprétations ne résolveraient pas les ambiguïtés et les contradictions propres à cette entreprise picturale et plastique de simulation et de trompe-l'oeil car elles seraient elles-mêmes illusoires. C'est là le piège tendu par Pierre Ayot, que je constate. Ses oeuvres sont fermées sur elles-mêmes. 

Qui peut dire en art ce qui est vrai de ce qui est artifice? Comment et pourquoi d'ailleurs discriminer les illusions objectives (trompe-l'oeil) des illusions produites par métaphores interposées? Ici les images posent les questions mais n'attendent pas de réponse. 

Ma, qui lo sa? 


[1] Norman Bryson, Vision and Painting, The Logic of the Gaze.

[2] L'expression est du même auteur. Le coup d'oeil est mis en opposition au regard qui découpe les choses d'autorité.

[3] Foster, Hal, Recodings - Art, Spectacle, Cultural Politics, Post- Bay, Press, Washington l985. "(Post)Modern Polemics" (pp.121-139).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 11 mai 2007 8:41
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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