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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Rose-Marie Arbour, Inventer. Et transmettre.” Un article publié dans Trans mission, La Centrale, pp. 14-18. Montréal : Éditions du remue-ménage, 1996. [Le 31 décembre 2006, Mme Arbour nous a autorisé à diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, toutes ses publications.]

 Rose-Marie Arbour 

“Inventer. Et transmettre”. 

Un article publié dans Trans mission, La Centrale, pp. 14-18.
Montréal: Éditions du remue-ménage, 1996.

Introduction 
Le matrimoine artistique
Tradition-transmission-invention
Pour une fin de siècle ou le début d'un autre

 

 

Introduction

 

Curieusement alors que l'utopie des années 60 et d'une partie de la décennie 70 a été d'accéder à une société des loisirs où les temps libérés devaient permettre de faire et d'imaginer autrement, délivrés des conventions inhibantes et des obligations qui, pour tant de femmes, avaient perdu leur sens, aujourd'hui la plupart rêvent d'abord d'un emploi le moindrement stable et raisonnablement rémunéré. On ne rêve plus aux grands projets sociaux ou aux révolutions : non pas qu'ils soient obsolètes - ils ne le seront jamais - mais la conjoncture n'y est plus. Atteindre à l'équilibre plutôt que de déstabiliser et d'expérimenter est l'objectif choyé par une majorité grandissante parmi nous. Une aspiration à la survie a remplacé chez plusieurs l'utopie de la liberté - la radicale et l'absolue - qui fut un mythe dominant des années 60 et d'une partie des années 70. 

Le mouvement des femmes qui commença à se manifester en Amérique du nord à la fin des années 60 avait visé la libération des femmes des servitudes d'une vie domestique exclusive, d'emplois mal payés et déclassés, du confinement traditionnel des femmes à la sphère privée. Il avait ouvert les portes de carrières autrefois inaccessibles, permis de contester les valeurs patriarcales de la société moderne. En arts, l'intrusion de la question des femmes menaça les fondements sur lesquels le milieu artistique s'était appuyé: la notion de création et celle de créateur étaient remises dans une perspective toute autre, passés au crible de même que les institutions artistiques, les normes de l'histoire de l'art, le rapport art/vie, l'esthétique dominante qui était alors formaliste. La question des femmes en art fut un levier à la fois efficace et polyvalent qui permit d'éclairer et de remettre en question les règles et les conventions dominantes qui ne convenaient pas à plusieurs d'entre elles. Le monde héroïque qu'avaient concrétisé les avant-gardes artistiques du début du XXe siècle était, dans les années 60, de plus en plus rétréci à une radicalité formelle en même temps que la société de consommation s'étendait à toutes les formes de production. Le monde des arts visuels, dans ses derniers replis formalistes, avait éliminé de l'oeuvre d'art tout contenu et toute subjectivité au profit de la seule spécificité des disciplines artistiques, prenant sa légitimité de l'autoréférentialité. L'espace entre l'art et la vie était laissé en friche. Rapidement et d'une façon spectaculaire, cet espace fut investi par les femmes artistes. A Montréal un petit groupe d'anglophones fonda La Centrale (alors la galerie Powerhouse) au début des années 70. Ce geste était une des conséquences de cet investissement de l'espace social par les femmes artistes. Mais revoyons brièvement les enjeux et les stratégies qui caractérisèrent l'action des femmes artistes dans le champ de l'art contemporain au cours de cette période révolue.

 

Le matrimoine artistique

 

Contenu et subjectivité furent un cheval de Troie des femmes artistes pour pénétrer le monde des arts visuels. Elles firent craquer cette coque qui isolait l'art de la vie et contribuèrent ainsi à modifier le régime des arts visuels. Tout au long des années 70, plusieurs femmes artistes se tinrent dans cet entre-deux de l'esthétique et du social et le déplacement de position des femmes dans la société se faisait de pair avec celui des femmes artistes dans leur propre milieu. "Le personnel est politique", slogan des femmes artistes, fut l'épicentre de questionnements de toutes sortes qui touchèrent l'ordre de la production artistique, ses modalités et conditions d'exercice, la subjectivité de l'artiste, le contenu, la reconnaissance des oeuvres liée à l'identité sexuelle des artistes, l'histoire de l'art et sa théorisation. 

La prise en charge de cette histoire récente de la production artistique des femmes par des théoriciennes et historiennes de l'art fait désormais partie du processus d'historicisation du champ artistique. Un matrimoine artistique existe mais il diffère du patrimoine en ce que le propos patrimonial s'est défini d'abord et avant tout comme une glorification. Il s'est fondé principalement sur un répertoire de chefs-d'oeuvre, le terme étant entendu dans son sens large qui souligne le statut dominant de certaines oeuvres par rapport à d'autres. Il y a 25 ans, des femmes artistes et des historiennes ont commencé à contester les valeurs qui président habituellement à la désignation des chefs-d'oeuvre et les normes de leur identification. Le style, déjà délaissé par l'histoire de l'art renouvelée comme critère de la mise en place historique des oeuvres, ne pouvait non plus être une marque valable du féminin dans l'oeuvre. La question se posait donc à savoir comment le discours matrimonial procédera à la sélection des oeuvres de femmes susceptibles d'être transmises. 

A ce propos, le foisonnement des écrits historiques et théoriques depuis le début des années 70 a traité, directement ou indirectement, des valeurs, des critères de reconnaissance des oeuvres marquantes chez les femmes artistes. Ces écrits ont signalé entre autres, il y a 25 ans, la valeur événementielle, contextuelle et historique de l'oeuvre de femmes prioritairement à la position des oeuvres au sein de l'histoire traditionnelle de l'art fondée sur l'évolution stylistique (Nochlin). En d'autres termes, la valeur se limite-t-elle à l'innovation formelle ou bien ne surgit-elle pas d'un contexte nécessairement plus polyvalent et différent du strict champ disciplinaire d'un art? 

Cette question n'est pas nouvelle et pourtant, encore maintenant, elle est ouverte: on peut l'aborder en tentant de voir ce qui est entre les éléments de l'oeuvre (sujet, composants plastiques et picturaux, formes symboliques et références, facture...), mais voir aussi ce qui est entre l'oeuvre et le monde externe (l'intention, la réception). La mouvance de ces multiples relations n'est pas étrangère à la mouvance du statut et de la reconnaissance des femmes dans la société même. Si nous soulevons la question de la transmission d'un matrimoine, nous sommes aux prises avec cette mouvance-là qui oblige à une attention aiguë et constante au contexte de production artistique des femmes, à ce qui lie une artiste aux autres et à son milieu, à ce qui lie l'espace public à l'espace privé, à ce qui fait que l'espace de l'art est un espace de savoirs, de perception, d'expériences toujours renouvelées, de mutations possibles et de clairvoyance. 

Reconnaître puis transmettre l'art et l'espace de l'art qui ont été constitués par les femmes contribuent donc à fonder un matrimoine artistique. Enfin l'histoire de l'art, révisée en partie par des historiennes de l'art, est le contexte sans lequel on ne peut situer le travail artistique passé ou récent des femmes. Elle est donc malgré ses manques et ses distorsions, objet de transmission et garante du matrimoine. A moins bien sûr d'opter pour une histoire séparée, ce qui a été tenté par nécessité mais qui est toujours incomplet et insatisfaisant.

 

Tradition-transmission-invention

 

Le matrimoine, en tant que tradition et objet de transmission, fait surgir son antithèse: l'invention. Les termes de la dialectique tradition et invention se sont passablement rapprochés cependant. Depuis le début des années 70 au Québec, nombre d'artistes ont assumé une modernité élargie (post-modernité) entre autres grâce à la réappropriation de traditions culturelles, de marques identitaires et culturelles particulières: les femmes furent en cela pionnières dès le milieu des années 60 (sans compter de nombreux exemples antérieurs mais qui sont restés isolés): en plein contexte d'un modernisme finissant, le mouvement des femmes a eu un écho important dans le champ des arts visuels. Les femmes artistes ont affirmé et revendiqué comme éléments de contenu dans leur art des références à leurs traditions socio-culturelles et politiques. En même temps était démontré que la transmission de valeurs et la mémoire historique, tant collective qu'individuelle, avaient un effet stimulant chez nombre d'artistes. Chez les femmes artistes ces valeurs se concrétisaient en attitudes et comportements, en rôles et fonctions sociales, en techniques, en artefacts, en façons de faire. Cette culture de femmes bien que polyvalente était par ailleurs issue d'un relatif consensus à critiquer ces valeurs traditionnelles qu'on avait prétendues "universelles". C'est ainsi qu'a été réintroduit une problématique évacuée par le formalisme, l'importance dans le processus de création et dans l'objet même qui en découle de la culture propre à l'individu artiste et non seulement l'importance de l'individualité originale et unique. Une culture implique l'appartenance d'un individu à un groupe et c'est ainsi que le mouvement des femmes en art valorisa une culture qui avait été refoulée par l'histoire officielle et l'esthétique moderniste qui avait opté pour un présent sans attache. 

La séparation de la raison et de la sensibilité a également été soumise à un questionnement alimenté en particulier par les femmes artistes des années 70, ce qui a mené à lier la production artistique à des valeurs partagées collectivement. Plutôt que de s'approprier des artefacts produits dans des sociétés dites "primitives" pour contester les valeurs industrielles ambiantes - comme ce fut le cas dès les débuts de la modernité - les femmes se réapproprièrent leurs propres valeurs et traditions culturelles: ce faisant, elles ont transformé leur rapport à l'histoire. Elles eurent aussi ce mérite, dès la fin des année des années 60, d'avoir fait valoir une attitude d'ouverture entre des sphères étanches et qui l'étaient d'une façon compulsive en cette fin d'ère moderniste. 

Les femmes mirent en question un autre dogme moderniste par le biais de leur slogan "Le privé est politique". Ce dogme de l'homme moderne stipulait en effet que "l'homme politiquement moderne sait distinguer la sphère personnelle et la sphère politique" [1], sphères que les femmes fusionnèrent sans pour autant inverser les termes (tout ce qui est politique n'est pas nécessairement privé). La distinction faite traditionnellement entre sphère privée et sphère publique instituait une barrière dont un des effets a été de reléguer et de cantonner les femmes dans l'une d'elle, le privé. En opposition à cela, elles s'affirmèrent en tant qu'artistes dans la sphère publique de l'art contemporain en contestant ses valeurs dominantes. Le contenu y était à nouveau légitimé, à la fois issu de leur expérience en tant que sujet, liant l'art et la vie en en faisant un outil de conscientisation. Il n'y a qu'à évoquer en ce sens les oeuvres à participation telles la Chambre nuptiale de Francine Larivée (1976), le Dinner Party de Judy Chicago (1978). Dans un autre registre - le courant post-minimaliste - l'artiste américaine Eva Hesse fut une figure déterminante et représentative. 

Cette mise en relation de l'art à divers domaines de la vie et des savoirs, par les femmes, eut pour effet d'historiciser leur pratique artistique. Cela n'alla pas sans danger: ancrée dans son contexte propre, l'oeuvre risque aussi de se faire emporter avec lui. Cela vaut pour l'oeuvre de tout artiste lié à une conjoncture qui déborde la spécificité de l'art. Mais la conjoncture rendait plus aiguë ce danger pour les femmes artistes auxquelles le mouvement des femmes apporta une caution certaine mais ponctuelle. Elles se situaient à l'époque de la fin des grands récits dont a parlé Jean-François Lyotard, époque qui se signalait par la disparition des idéaux collectifs et des valeurs de rassemblement et de solidarité. Il est pertinent et utile de réfléchir aujourd'hui à la nature de ce rapport entre l'art des femmes de cette décennie et l'espace social et culturel qui fut le leur, et quelle est la résonnance de ces oeuvres maintenant. L'affirmation des femmes dans le champ de l'art contemporain d'alors pourrait nous sembler aujourd'hui un archaïsme mais on peut voir cette affirmation autrement en la considérant comme un signe avant-coureur de ce qui pourrait advenir actuellement quant au rapport possible de l'art au social. Notre société est bouleversée par la disparition des structures sociales démocratiques, des acquis sociaux qui y était attachés, par la mise en accusation et en même temps par l'exacerbation des travers de la société de consommation. Que peut faire aujourd'hui une artiste dans ce contexte où les femmes sont à nouveau particulièrement fragilisées?

 

Pour une fin de siècle ou le début d'un autre

 

Si au début des années 70 les marches revendicatrices du mouvement des femmes s'étaient faites généralement en faveur du délestement des conventions et des carcans de toutes sortes qui avaient entravé l'initiative des femmes dans de multiples domaines d'intervention et de production de la société d'après-guerre, aujourd'hui les marches des femmes se font contre la pauvreté et l'exclusion du monde de l'emploi, contre les réductions qui les affligent prioritairement dans les domaines de la santé et des services sociaux. Se repose maintenant à nouveau la question de la place des femmes dans une société déstabilisée par le chômage, les coupures de toutes sortes, la montée du néo-libéralisme. La société de consommation se retourne sur elle-même et montre sa partie cachée: elle est dénudée, dénuée de ressources permettant de voir l'avenir et même d'affronter les difficultés actuelles. Il faut imaginer et inventer malgré tout: c'est cela qui nous rapproche aujourd'hui des années 60 et 70. Les femmes artistes sont à nouveau interpellées mais cette fois par la menace d'une régression appréhendée de la situation sociale des femmes et, en tant qu'artistes, par le rétrécissement de la place des arts et des artistes dans une société où l'Etat tend à se désengager d'un domaine où il a été, depuis les années 60, un moteur et un initiateur majeur. 

Parmi les autres disciplines artistiques, celles des arts visuels n'occupent plus aujourd'hui la place privilégiée qui était la leur dans les années 60 et 70. L'espace des arts visuels s'est rétréci pour toutes sortes de raisons même si la photographie et la vidéo s'y sont ajoutées. Le consensus entre les nombreux organismes représentatifs des artistes est difficile sinon inexistant. Il n'y a plus aujourd'hui d'esthétique commune qui regroupe les artistes, comme cela était encore le cas il y a vingt-cinq ans. De plus, l'utilisation des nouvelles technologies en art tend à effacer les frontières entre création et communication: les artistes franchissent ainsi les traditionnelles frontières entre l'art et le non-art. De nouveaux contextes pour les arts visuels sont donc à envisager et on ne peut éviter de se demander qu'elle sera la place des médiums artistiques traditionnels face aux médiums électroniques en art et comment ces derniers vont modifier la relation artiste-oeuvre-public. Ces questions sont communes à tous les artistes et La Centrale qui représente les femmes artistes ne peut faire l'économie d'une réflexion en profondeur qui déborde celle élaborée au cours du dernier quart de siècle sur les problèmes d'exclusion et de marginalisation des femmes, de spécificité de leur expérience, d'identité féminine. De plus il s'agit maintenant de clarifier des positions par rapport à tout ce qui affecte et affectera le domaine des arts visuels et dont les femmes sont plus que jamais, faut-il le souligner ici, partie prenante. 

Bien des choses ont été dites et clarifiées par les femmes artistes, par les théoriciennes et historiennes de l'art face à la création des femmes. La valorisation de la différence en même temps que la suspicion envers les effets d'exclusion qu'elle entraîne a mené à des études théoriques pointues mais passablement exhaustives. Aujourd'hui comme dans ce passé récent, la "question des femmes" peut être à nouveau un tremplin permettant de mieux voir, de mieux déceler ce qui se passe et ce qui est en train d'advenir. Alors que les questions sociales se concentrent présentement sur l'importance de l'emploi, les femmes artistes ont, dans leur domaine propre, à cibler des questionnements et les actualiser dans leur art. Pour cela, les échanges sont nécessaires et essentiels et je vois en cela la raison principale d'existence d'une galerie telle La Centrale.


[1] Enquête menée par Kenneth S. Sherril in Comparative Politics, janvier 1969, citée par jacques Le Goff, Histoire et mémoire, Folio, Gallimard, 1988. p. 96.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 11 mai 2007 6:46
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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