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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Rose-Marie Arbour, L'espace public: lieu multidisciplinaire chez des femmes artistes au Québec”. Conférence prononcée dans le cadre de Féminisme et création. Académie des lettres du Québec, 17 octobre 1998. [Le 31 décembre 2006, Mme Arbour nous a autorisé à diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, toutes ses publications.]

 Rose-Marie Arbour 

“L'espace public: lieu multidisciplinaire
chez des femmes artistes au Québec”.
 

Conférence prononcée dans le cadre de Féminisme et création. Académie des lettres du Québec, 17 octobre 1998.

 

Introduction
 
La Chambre nuptiale de Francine Larivée (1976)
 
Les projets d'art public de Fleming & Lapointe
 
Conclusion

 

Introduction

 

À la veille de l'Expo 67, était affirmé autant par la critique d'art que par les artistes en art contemporain - préoccupés de leur rôle social -, la nécessité d'un art public, de l'intégration de l'art à l'environnement architectural. 

Un art essentiellement urbain, s'adressant à un public éclaté et élargi était défini comme objectif d'un art avancé ou progressiste. Le lien entre art-architecture-démocratisation devait assurer l'insertion de l'art contemporain dans la Cité: dans cette perspective et avant 1960, Micheline Beauchemin démontra le rôle primordial que pouvait jouer la tapisserie, libérée de ses techniques traditionnelles et devenue un matériau nouveau pour les artistes contemporains en ce que toutes sortes de matières et méthodes de travail étaient dorénavant permises et laissées à l'initiative des artistes. Dans les années 60, plusieurs femmes artistes ouvrirent ainsi l'éventail des outils et médiums d'intervention dans le domaine de l'art public et leurs oeuvres contribuèrent à redonner un rôle social dynamique à l'artiste dans l'ère de la Révolution tranquille au Québec. Deux exemples majeurs: dans le domaine des arts dits textiles Micheline Beauchemin principalement (Rideau de scène, Centre national des arts, Ottawa, 1968); dans le domaine du vitrail, Marcelle Ferron (Métro Place d'Armes, Montréal 1967). 

Cette préoccupation d'un art public accessible au plus grand nombre était le fait de nombreux artistes progressistes au Québec dans les 60 et 70 (voir Quebec Underground 1962-72 ), qui remirent en question des comportements et savoirs aliénants inscrits dans les mentalités d'une société passéiste. Cet objectif a été récurrent et significatif chez certaines femmes artistes tout au long des années 70 et des décennies ultérieures. Je veux attirer l'attention ici sur deux exemples majeurs d'oeuvres de femmes artistes, oeuvres qui sont uniques non seulement par leur féminisme mais par la conscience sociale qu'elles déploient au sein mêmes des problématiques artistiques:

 

- l'oeuvre monumentale de Francine Larivée la Chambre nuptiale (1976), petit édifice destiné à être installé provisoirement dans des centres d'achat, haut lieu de la société de consommation
 
- et, de 1982 à 1994, les projets d'art public de Martha Fleming et Lyne Lapointe qui consistaient à s'approprier des édifices publics abandonnés et de les détourner de leur utilité première pour en faire des environnements artistiques à caractère hautement critiques, tant pour mettre en scène les aliénations de toutes sortes que pour remettre en question les conditions dominantes de réception de l'art contemporain même.

 

Chez ces artistes - Larivée, Fleming & Lapointe - l'art public a toujours été en lien avec l'environnement physique, social et psychique. Il ne se restreignait pas au visuel. Il n'y a pas de lien objectif direct entre Francine Larivée et Fleming & Lapointe; il n'y a en pas non plus entre celles-là et les femmes artistes des années 60 mentionnées en introduction. Ce qui les unit pourtant c'est, dans le domaine de l'art public, l'indifférence aux frontières et barrières disciplinaires traditionnelles en arts visuels. Pour Larivée, Fleming & Lapointe, elles établirent de surcroît des liens avec les sciences humaines et les sciences. La circularité entre l'oeuvre et le public non expert était au coeur de leur projet, l'objectif étant de s'adresser à un public éclaté, local et non spécialiste, afin justement de contribuer à changer les mentalités. Leur position fut marginalisée dans le champ de l'art contemporain, cela dû en partie au non alignement avec les courants dominants du formalisme d'alors - surtout dans le cas de Larivée. 

Ces femmes artistes - très différentes quant à leur esthétique - ont endossé, à leur façon singulière et respective, les ruptures propres à la modernité finissante et exhibé des traits de la post-modernité: rupture avec la notion d'un art réservé à quelques initiés, importance de la démocratisation de l'art; le projet créateur transcende les disciplines et la conviction qu'on peut modifier la vie par l'art s'impose, comme on peut changer le regard en changeant les mots (France Théorêt). De plus ces artistes ont mis en scène des techniques et des matériaux, des savoirs et des savoir-faire traditionnels aux femmes, et les ont amenés dans le champ des arts visuels, devenant ainsi susceptibles de produire du sens. 

Je présente rapidement quelques aspects des oeuvres de Larivée, Fleming & Lapointe, afin de saisir l'insertion d'un discours féministe dans leur esthétique respective où la multidisciplinarité domine.

 

La Chambre nuptiale de Francine Larivée (1976)

 

La plupart d'entre vous se souviennent de la Chambre nuptiale présentée dans le cadre des activités culturelles des Jeux olympiques à la place Desjardins (Montréal) en 1976 et dont la conceptrice et réalisatrice était Francine Larivée avec son équipe de production au nom révélateur - GRASAM, Groupe de recherche et d'animation sociale par l'art et les médias. 

Véritable édicule installé provisoirement dans un lieu public fermé, la CN était une installation à esthétique franchement kitsch dont le contenu à caractère social était une critique en règle de la cellule familiale traditionnelle et du couple, ainsi que des modalités de transmission des conditionnements et aliénations depuis la naissance jusqu'à la vie adulte. Eminemment féministe par la critique des rôles stéréotypés selon le genre sexuel, elle se voulait une mise en scène et une démonstration critique de la construction des rôles sociaux des hommes et des femmes transmetteurs, à travers la famille, de comportements sexistes, de mentalités d'opprimé-e-s et d'oppresseurs qui s'ignorent, d'attitudes régressives. Oeuvre didactique, intégrant architecture, peinture, sculpture, arts appliqués, elle accueillait les visiteurs, à la fin de la visite et à la sortie de l'édicule, dans une aire d'animation et de discussion. 

Sur le plan artistique elle synthétisait et portait à un point culminant un art d'animation et de participation qui s'était pratiqué depuis quelques années au Québec (Fusion des arts, Serge Lemoyne et cie...); il y avait là tout à la fois démystification de l'art, appropriation des objets et des images de la vie quotidienne et médiatique, réappropriation d'une architecture religieuse dans une splendeur kitsch, autour d'un propos hautement féministe. La Chambre nuptiale fut une sorte de pavillon de cirque aux consonances grinçantes en opposition à l'esthétique formaliste dominante soutenue par les institutions artistiques d'alors, critique d'art incluse. L'oeuvre se trouvait hors les lieux spécialisés de diffusion de l'art contemporain, en plein coeur d'un lieu de consommation (un centre d'achat tout neuf). 

Cette oeuvre monumentale marqua le sommet et la fin d'une période artistique où le changement social était vu comme lié à un changement des sensibilités. La fortune critique de la Chambre nuptiale fut quasiment nulle: l'oeuvre était carrément féministe, ce qui ajouta un élément déterminant pour la marginaliser du champ de l'art contemporain. Il n'y eut, lors de ses quelques ré-apparitions sur la place publique - elle fut présentée l'année suivante dans le pavillon du Québec à Terre des hommes (1977) puis en 1982, au Musée d'art contemporain dans le contexte d'une exposition de groupe intitulée Art et féminisme - il n'y eut ni critique véritable, ni lecture éclairante qui auraient pu la situer au sein ou en marge des courants d'art contemporain du Québec ou d'ailleurs. Pourtant la question multidisciplinaire et le féminisme se retrouvèrent quelques années plus tard dans une autre oeuvre monumentale mais destinée à l'espace muséal, conçue et réalisée par l'américaine Judy Chicago, le Diner Party (1978), qui eut une réception publique et critique importantes et controversées. 

Larivée et Chicago ont remis en cause le travail solitaire de l'artiste au profit d'un travail d'équipe, ont mis de côté les discriminations entre arts plastiques, arts décoratifs et artisanat, elles se sont réapproprié de vieux symboles formels religieux (le dôme (l'architecture de la CN) et le triangle (la table de banquet du Diner Party)) pour dénoncer l'oppression des femmes dans l'histoire et l'aliénation de la relation homme-femme dans la vie actuelle. 

 

Les projets d'art public de Fleming & Lapointe

 

Les grands projets d'art public in situ réalisés par Martha Fleming et Lyne Lapointe, soit à Montréal, soit à New York ou à Sao Paolo [1], ont eux aussi été réalisés avec l'aide d'une équipe de soutien. Ils mettent en scène des positions féministes face à l'abandon, à l'exploitation des femmes, propos qui se sont étendus à la dénonciation du racisme et du colonialisme. 

Leurs projets d'art public, réalisés entre 1982 et 1994, ont consisté à faire parler chaque édifice public abandonné dont elles se réappropriaient l'espace intérieur pendant quelques mois. La réception par un public local et hétérogène était prioritairement visée. Chaque édifice fut repensé comme oeuvre ouverte aux multiples contenus à décrypter par les visiteurs qui y greffaient à leur tour des éléments de leur propre mémoire et de leur propre expérience. Dans le Musée des sciences de la rue Notre Dame ouest (1984), Fleming & Lapointe exposaient des sources à la fois réelles et fictives de nos savoirs actuels afin de les dépouiller de leur aura mystifiante. Ces savoirs étaient exposés dans leurs fondements opprimants et destructeurs du corps et de la psyché des femmes particulièrement. Contrairement à un véritable Musée des sciences, il n'y avait pas là un contenu objectif et à caractère unique à communiquer à travers les objets et leur mise en vue. C'était un monde fictionnel qui était mis en scène et c'est par la fiction qu'il était critique. Architecture, peinture, sculpture, assemblages - tout concourait à faire du site architectural récupéré un site artistique éphémère. «Nous avons décidé que nous essaierions de trouver une autre manière de communiquer avec le public, une manière qui incitait à assumer le potentiel que nous comprenions» [2] déclara Fleming. Parmi les interrogations qui surgissaient, était celle à propos des gens qui fréquentèrent ces lieux publics abandonnés ou qui y travaillèrent, ce qu'ils sont devenus et, implicitement, la question était de s'interroger sur ce que nous devenons nous-mêmes. 

Pendant des années, les deux artistes n'ont pas voulu disséminer la documentation photographique rattachée à ces projets publics, préférant cette mémoire singulière et unique des spectateurs au souvenir médiatique dont regorgent les publications sur l'art et les archives institutionnelles. Elles voulaient se situer hors l'histoire construite à coups de médiatisations et de médiations, hors les pouvoirs de qui font l'histoire officielle: projet radical s'il en fut que d'affronter ainsi les institutions artistiques libérales qui, en réaction, se nourrissent constamment de ce qui les conteste. Elles faisaient confiance aux gens pour réactiver et réactualiser leur propre mémoire et expérience ce qui donnait à l'art contemporain une fonction sociale et culturelle.

 

Conclusion

 

Je voudrais enfin attirer votre attention sur le fait que c'est une lecture féministe qui, par exemple, permet de ré-inscrire la Chambre nuptiale de Francine Larivée dans la trame de l'histoire de l'art contemporain public comme oeuvre emblématique des années 70 au Québec et au Canada. Sans une telle lecture, il est fort probable que cet apport serait marginalisé ou même oublié aujourd'hui. C'est en grande partie une lecture féministe qui, plus généralement, donne son importance historique au travail de ces femmes artistes qui ont contribué à réaliser et à légitimer l'art public en milieu architectural urbain depuis les années 60 au Québec. En effet, les artistes évoquées ici y apportèrent une marque décisive - tant sur le plan esthétique que sur le plan artistique - en mettant au premier plan des pratiques multidisciplinaires dont l'objectif principal était de contribuer à modifier les sensibilités d'un public élargi et non expert.


[1] Projets d'art public réalisés par Fleming & Lapointe: Projet Building/Caserne #14 (Montréal, 1982-83), Le Musée des Sciences (Montréal, 1983-84), La Donna Deliquenta (Montréal, 1984-87), The Wilds and The Deep (New Yor, 1990),These the Pearls (London) et Duda (Madrid), 1992, Matéria Prima (Sao Paolo, 1994).

[2] Studiolo, The comparative work of Martha Fleming & Lyne Lapointe, by Martha Fleming with Lyne Lapointe and Lesley Johnstone, Artextes Edtions and the Art Gallery of Windsor, Montréal, 1997. p. 11.«We decided that we would try to find another way to communicate with an audience, a way that would bring to bear the potential we understood». Traduction de l'auteure.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 10 mai 2007 16:55
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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