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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Rose-Marie Arbour, Dissidence et différence: aspects de l'art des femmes”. Un article publié dans l’ouvrage du Musée de la civilisation et du Musée d'art contemporain de Montréal Déclics, Art et société. Le Québec des années 1960 et 1970. Montréal : Les Éditions Fides, 1999, 256 pp. [Le 31 décembre 2006, Mme Arbour nous a autorisé à diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, toutes ses publications.]

 Rose-Marie Arbour 

“Dissidence et différence:
aspects de l'art des femmes”.
 

Un article publié dans l’ouvrage du Musée de la civilisation et du Musée d'art contemporain de Montréal Déclics, Art et société. Le Québec des années 1960 et 1970. Montréal : Les Éditions Fides, 1999, 256 pp.

 

Introduction
 
Chaque artiste trace sa propre démarche artistique
L'appropriation des outils de l'art par les femmes
Exprimer la dissidence: La Chambre nuptiale, une oeuvre de participation
La Chambre nuptiale, un véritable manifeste
Exprimer la différence: l'oeuvre photographique de Raymonde April
L'autoportrait et la question du temps

 

 

Introduction

 

En Amérique du nord, dès la fin des années 60, le mouvement des femmes visa leur libération des servitudes d'une vie domestique exclusive, d'un confinement traditionnel aux femmes à la sphère privée ou celle d'emplois mal payés et déclassés. Les femmes artistes dans le dynamisme généré par ce mouvement commencèrent à poser des questions jusque-là tabous sur le rapport entre leur carrière artistique et leur vie privée, entre les courants artistiques dominants et leur volonté d'expression sur d'autres sujet ou thèmes plastiques et formels. Dans les années 1955-65, la question des femmes en arts avait déjà été connotée d'un caractère positif éphémère et lié à des conjonctures précises: l'abstraction gestuelle en peinture que pratiquaient les artistes Lise Gervais, Marcelle Maltais, Laure Major, Rita Letendre, Marcelle Ferron et d'autres femmes, fut ponctuellement soutenue avec enthousiasme par plusieurs critiques d'art dont Guy Viau qui situa la place et le rôle stratégiques des artistes canadiens-français dans l'entre-deux des scènes artistiques américaine et européenne. Il vit dans cette position le lieu d'une mission - celle d'être la synthèse entre le Nouveau Monde et l'Ancien. Pour ce critique, cette mission exigeait beaucoup de la part des peintres et, paradoxalement, l'illustration de ce courage, de cette «virilité» venait selon lui en particulier des femmes-peintres: «La peinture abstraite convient aux femmes, à leur mode de connaissance intuitive, à leur capacité de communication» [1] écrivit-il. Cette identification de la nature des femmes à un style pictural qui valorisait la gestualité picturale perdit rapidement sa position dominante avec l'avènement d'autres esthétiques dont celle de l'art optique, de la peinture hard edge et de l'art pop auxquelles peu de femmes adhérèrent ou contribuèrent. Dans la course aux obstacles de ces femmes artistes vers la reconnaissance, la pierre d'achoppement fut d'être ainsi identifiées à un style en voie de disparition de l'avant-scène de l'art contemporain. 

Avec le mouvement des femmes en arts qui se manifesta d'abord dans les pays anglo-saxons puis au Québec dans les années 1970, des femmes artistes remirent la notion de création dans une perspective d'appartenance sexuelle et de rôle social: la vie domestique et les gestes de la vie quotidienne, plutôt que d'être négligeables parce que du domaine de la tradition furent consciemment réinscrits dans l'art et sa pratique: affirmation et provocation se frôlèrent et se chevauchèrent même à l'occasion. Le slogan «le privé est politique» affirma la dissolution de la barrière élevée entre les domaines du privé et du politique. Avec l'art ils formèrent une trilogie dans le discours plastique et visuel de nombreuses femmes artistes conscientes des liens entre leur pratique artistique, leur position sociale et leur culture propre. 

 

Chaque artiste trace sa propre
démarche artistique

 

Au Québec, il n'y a pas eu à strictement parler d'oeuvres porte parole du mouvement des femmes en art car les femmes artistes ne constituèrent pas de groupe identifié comme l'avaient été par exemple les Automatistes ou encore les Plasticiens entre les années 1940 et 1960. Les oeuvres dites «art de femmes» et affirmées comme telles, celles à discours féministe qui remettaient en question la nature de l'art à partir d'une perception différente et spécifique du monde sans pour autant prôner un parti pris militant, endossaient une perception du monde construite à partir d'expériences particulières aux femmes. Sauf exception, les artistes travaillaient seules même si la galerie Powerhouse (aujourd'hui La Centrale, fondée à Montréal par un groupe de femmes artistes anglophones au début des années 70 et consacrée à la diffusion de l'art des femmes) constitua un foyer de rassemblement et de reconnaissance pour les femmes artistes et le point important d'un réseau d'échanges et d'expositions. Ceci dit, il n'y eut pas de propositions en faveur d'un style propre aux femmes comme il y en avait eu pour les mouvements artistiques qui occupaient l'avant-scène de l'art moderne et contemporain. 

Le lien entre l'art et le social n'était pas chose nouvelle: les avant-gardes historiques depuis le début du XXe siècle européen avaient assumé l'objectif de transformation sociale par l'art et ce, dans des formes plastiques et visuelles novatrices. Ce dernier aspect distingue l'art des avant gardes historiques d'avec l'art des femmes à discours féministe des années 70 tout simplement parce que la notion de nouveauté formelle et plastique n'avait plus la valeur révolutionnaire qu'elle eut un demi-siècle plus tôt que le contexte et les prémices artistiques étaient entièrement autres maintenant. À ce titre, les femmes artistes partagèrent un esprit et des méthodes de leurs confrères: les jeunes artistes se réappropriaient alors des images médiatiques, des images religieuses et politiques désuètes du récent patrimoine québécois et du folklore urbain, introduisaient en art une culture populaire médiatique et de communication. Les femmes artistes requestionnèrent les conventions artistiques du modernisme finissant à partir de leur propre culture et de leur propre expérience. 

 

L'appropriation des outils de l'art
par les femmes

 

Pour nombre de femmes artistes de ces deux décennies, le contenu et la subjectivité furent un cheval de Troie pour pénétrer le monde de l'art formaliste alors dominant. Si les femmes peintres du post-automatisme avaient joué les règles du jeu de l'art dominant, dans les années 70 des femmes artistes affirmèrent consciemment une conception autre de l'art où l'intime en même temps que des questions identitaires prirent une place considérable. Ces propositions et affirmations artistiques affichaient un ton politique du fait qu'elles étaient fondées sur la volonté de se réapproprier des espaces de production et de diffusion artistiques dont elles avaient été généralement absentes tels les galeries d'art, les musées, les revues d'art. Tout au long des années 70, le foisonnement des écrits historiques et théoriques sur les femmes artistes, sur l'art des femmes, sur le féminisme en art permirent d'éclairer la valeur historique et artistique de l'oeuvre des femmes artistes. Une des questions récurrentes fut de savoir si la valeur en art se limitait à l'innovation formelle et stylistique ou bien si elle ne surgissait pas aussi - en la révélant - d'une relation «engagée» au contexte social, culturel et artistique et ce, à partir de l'expérience et de la connaissance propre du monde par les artistes mêmes. 

Les femmes artistes se sont réapproprié des signes, des formes, des techniques, des artefacts, des manières de faire qui étaient historiquement chargés de sens pour elles mais qui avaient été marginalisés dans et par l'histoire de l'art traditionnelle elle-même redevable des collections publiques et privées, des expositions centrées sur les oeuvres des grands hommes. Non pas que les femmes rejetaient les chefs-d'oeuvre de l'histoire mais elles questionnaient le fait que les critères de sélection des chefs-d'oeuvre aient eu pour effet de les exclure de l'histoire de l'art avec leurs savoirs propres, leur perception, leur expérience. La critique des valeurs universelles en arts favorisa donc la réinscription de la culture des femmes en art dont la «nature» et l'identité s'étaient modelées dans des pratiques et des usages acceptés socialement. Ce qui distinguait les femmes artistes entre elles parut moins signifiant que ce qui s'exprimait dans leurs oeuvres et qu'elles avaient en commun - un rapport au monde fait de soutien et de soin apportés aux autres - attitudes et valeurs liées à leur rôle social mais refoulées par l'histoire officielle non pour leur absence d'utilité sociale mais pour leur non reconnaissance comme valeurs héroïques (masculines) et leur non rentabilité dans une société de consommation. 

Je propose de poser la question des femmes en art dans les années 60 et 70 dans la double perspective de la dissidence et de la différence. 

Les femmes artistes ont mis en lumière des zones de clairvoyance et de conscience qui finalement les rapprochent et ne peuvent plus être ignorées.

 

Exprimer la dissidence:
La Chambre nuptiale
,
une oeuvre de participation

 

La dissidence fait qu'une personne ou un groupe d'individus cesse de se soumettre à une autorité établie pour s'en séparer radicalement. La dissidence n'est pas pour autant anarchiste même si elle ne se conforme à aucun système en place: elle visait, dans ce cas-ci, un effet esthétique qui manifesta la dissociation et le refus des règles dominantes en art et dans la société. 

Lorsqu'elle fut inaugurée en plein centre de la Place Desjardins dont elle marquait de surcroît l'inauguration à l'été 1976, deux années et 70,000 heures de travail s'étaient écoulées depuis que Francine Larivée avait formé son groupe de travail [2] qui rassembla soixante-quinze personnes en plus de la contribution ponctuelle de tant d'autres. Sur le plan financier, l'artiste fit appel à plusieurs institutions et organismes [3] situés majoritairement en dehors du champ artistique. Le projet put se réaliser dans une conjoncture particulière - l'Année internationale de la femmes (1975) et la tenue des Jeux Olympiques à Montréal (1976) rendirent accessibles des sources de financement de provenances extrêmement diverses. C'est grâce à un travail d'équipe que La Chambre nuptiale s'élabora et fut réalisée. De plus le groupe fit appel à l'expertise d'une centaine d'organismes à vocation communautaire [4] qui contribuèrent à alimenter le projet quant aux données sur les conditions de vie des femmes selon divers angles d'approche (santé, environnement...). La figure de l'artiste solitaire, retirée dans son atelier pour mieux se concentrer sur sa création, était étrangère au projet de La Chambre nuptiale; les artistes, artisans, techniciens de toutes sortes qui firent partie de l'équipe de GRASAM travaillèrent en toute égalité à la réalisation du projet. 

Avec ce projet, Francine Larivée se situa dans un entre deux du champ de l'art et du champ social. Pour elle, l'art avait une mission de changement social par son pouvoir de toucher l'imaginaire et les sensibilités et par ce biais, pouvait contribuer à changer les mentalités. Les critiques d'art et journalistes ne surent trop où caser cette oeuvre environnementale: était-ce une forme d'animation sociale ou bien une oeuvre d'art dite «engagée»? Le domaine de l'animation sociale et culturelle étant fort poreux et assimilateur, l'oeuvre lui fut donc associée et le milieu artistique n'en tint pratiquement pas compte quant à la réception critique dans les journaux et les revues spécialisées. Cette ambiguïté persiste aujourd'hui encore. 

Dans La Chambre nuptiale, les relations homme-femme à l'intérieur de la cellule familiale et du couple traditionnels furent la cible d'une critique acerbe, les rôles attribués aux uns et aux autres perpétuant un esprit de conservatisme de plus en plus invivable. La relation de couple fut épinglée avec minutie dans ses différents aspects de vie quotidienne, de travail, de transmission des valeurs et des façons de faire. L'artificialité des rôles et des fonctions des hommes et des femmes constitua la problématique centrale permettant d'entrevoir l'amorce d'un renouveau individuel et collectif sur les plans social et spirituel. Le projet était dans le droit fil des revendications féministes des années 70 qui avaient milité en faveur de l'autonomie des femmes, de l'instauration de relations égalitaires entre les sexes et contre les dépendances de toutes sortes (affective, économique et politique) dans laquelle trop de femmes et d'hommes sont rivés au sein de la cellule familiale traditionnelle. La Chambre nuptiale braqua un regard féministe sur la vie de couple et de famille, critiquant de plein fouet la société de consommation et ses valeurs de même que le symbolisme religieux anachronique traversant encore des pans entiers de la vie sociale. L'oeuvre fut présentée trois fois hors les murs du musée (une fois), financée en grande partie par des institutions qui habituellement ne sont pas concernées par les arts visuels ni par l'animation culturelle: elle fut un énorme parachute atterrissant au milieu de sphères habituellement étanches et incita à réfléchir sur elles et leurs frontières. 

Comme le projet visait une information et une communication avec un public élargi sur un sujet qui était de nature sociale, sexuelle, politique et économique, la conception de La Chambre nuptiale fut marquée par des procédures cinématographiques: après avoir participé entres autres à un film de Mireille Dansereau «J'me marie, j'me marie pas» (1973) [5], Francine Larivée intégra les méthodes d'exposition et de mise en scène qui permirent de réaliser une oeuvre à valeur éducative.

 

La Chambre nuptiale,
un véritable manifeste

 

En même temps qu'elle amorçait une carrière en art contemporain, l'artiste concocta, à partir de 1974, le projet de La Chambre nuptiale. Le climat intellectuel et politique au Québec était alors favorable à une remise en question des traditions aliénantes qui ponctuaient la vie des citoyens et particulièrement celle des femmes: « ... jamais, auparavant, les femmes n'avaient osé nommer les multiples lieux du pouvoir, à la fois chez elles et dans le monde extérieur» [6]. Les liens entre hommes et femmes dans le couple traditionnel devenaient la métaphore des rapports de pouvoir au sein de la société tout entière, où l'identité des femmes et celle des hommes sont modelées dans et par l'autorité masculine sur les femmes. «Francine Larivée avait constaté elle-même qu'à partir du moment où des femmes plus jeunes osaient manifester publiquement leur mécontentement et s'ouvraient sur leurs expériences, d'autres femmes des générations antérieures commençaient à dire ce qu'elles avaient tu jusqu'à présent» [7] écrivit Jocelyne Aubin. La fonction d'animation, objectif principal de La Chambre nuptiale, fut une réponse aux enquêtes déjà menées ponctuellement par d'autres organismes sur la vie des femmes. Mais l'enjeu n'était pas seulement communicationnel et critique - il était aussi esthétique. Alors que chez les Automatistes ce fut le manifeste du Refus global (1948) qui donna à leur art une dimension politique, avec La Chambre nuptiale nous sommes devant une oeuvre manifeste qui déterritorialise les domaines du social et de l'artistique. Elle reste une exception dans le champ de l'art contemporain au Québec. 

x x x 

La différence est non dissociatrice d'aucun milieu. Elle se vit en terme de distinction plutôt que de rupture. La différence ne questionne pas les cadres institutionnels de l'art contemporain ni de la société. Elle vise ici un effet esthétique qui fait pressentir des domaines de l'intime et de la subjectivité dans un contexte de vie quotidienne actuelle rarement exploré avec autant de prégnance et d'apparente légèreté. 

 

Exprimer la différence:
l'oeuvre photographique de Raymonde April

 

Une croyance incite à penser que la pratique photographique assure un lien plus «naturel» au social que tout autre médium artistique traditionnel, qu'elle communique un contenu conséquemment et naturellement expressif. La photographie pourtant n'est pas un miroir de la réalité, faut-il le rappeler? Dans les oeuvres photographiques de Raymonde April il y a narration et un effet de cette narration est de faire accéder les spectateurs et spectatrices à un univers intime qui leur paraît de prime abord familier. Or cette intimité qui serait familière ne peut exister qu'entre des individus qui forment déjà une communauté: là est le pouvoir évocateur et rassembleur des oeuvres de cette artiste et sa capacité à enregistrer figurativement le «réel» d'une façon plus immédiate que ne peut le faire la peinture ou la sculpture. Mais cette immédiateté n'est pas pour autant garante d'authenticité ou de vérité. Si de plus en plus de femmes artistes s'en sont servi depuis les années 1970, ce fut pour rendre compte d'une perception propre et singulière de leur réalité quotidienne mieux que ne leur auraient permis les médiums artistiques traditionnels. Raymonde April a été déterminante pour rendre un climat autrement imperceptible qui entoure les gestes quotidiens, la relation intime aux objets, au temps, les émotions évanescentes mais bien réelles. L'utilisation de titres sous forme de phrases comme partie même de l'oeuvre, lui a permis d'introduire une tension qui magnifie la dimension narrative de la scène photographiée, lui donne un sens particulier en même temps que philosophique. L'univers photographique de Raymonde April est représentatif d'une recherche d'expression des interstices d'un espace féminin fait de présences, de silences, de non-dit. Sa photographie ne documente pas des états de femme. En regard de la question des femmes en art, elle ne vise pas à faire partager la perception d'un état ou d'une appartenance sexuelle, plutôt elle met en scène une perception de la réalité où le sujet femme est au premier plan - la différence vient de là en partie. Les spectateurs et spectatrices entrent dans un monde poétique où la réalité circule, saisie en fines couches délétères terriblement intenses et présentes. Il s'agit de perception de soi exprimée sous forme d'autoportraits. 

 

L'autoportrait et la question du temps

 

Depuis 1977 Raymonde April expose ses photographies dont certaines sont des autoportraits. Elle a travaillé avec la qualité première du médium, sa fonction documentaire, qu'elle n'occulte jamais et qui lui permet de cibler justement cela qui lui tient à coeur et qui n'est pas directement saisissable: le silence, le temps qui l'enveloppent, elle et les objets, jamais frontalement mais dans un mouvement qui n'est pas véritablement rapide, coup d'oeil qui s'attarde entre deux pensées, deux émotions. Entre l'art et la communication se situe la photographie: «La photographie pratiquerait ainsi sa propre réalité, elle ne conserverait avec le «monde réel» qu'une parenté presqu'illégitime» écrit l'artiste [8]. 

A ce moment précis, j'eus peur de vieillir (1979) est un autoportrait où seul le bas du visage de la jeune femme est montré. Il y a là un croisement entre une scène à caractère anecdotique et une mise en scène élaborée (étoffes chamoirées, divan, corps étendu, mains aux ongles soigneusement polis déposées avec nonchalance et finesse) et ce croisement produit un effet d'arrêt du temps alors même qu'il est évoqué comme en passage. 

L'instant fuit, menace la beauté du corps fragile. Le cadrage photographique fait du visage fugace de la jeune femme un visage à portée si large qu'on en oublie le lieu et le quotidien du personnage à demi montré: il est devenu universel. En une sorte d'abstraction, l'oeuvre est désarticulée de sa valeur documentaire et nous amène à réfléchir sur le temps. Le futur est figuré comme déjà là, quand cette femme sera déjà vieille, emportée par le temps. La photographie sert en quelque sorte d'exorcisme face à ce qui tue les femmes socialement et culturellement - la jeunesse et la beauté emportées, la mort du désir s'ensuit et la disparition est anticipée. C'est de ce sort particulier aux femmes (en Occident particulièrement) dont il est question ici. Du fait que l'artiste se regarde elle-même et produit un (auto)portrait où toute femme se reconnaît surgit également un sentiment de différence qui empêche les spectateurs et spectatrices de s'identifier entièrement à la figure de femme. Quant à l'oeuvre, elle est une conjuration: «La photo n'incarne pas le réel; elle incarne plutôt l'image de celui-ci...» écrit encore l'artiste [9]. 

Les critiques et historiennes de l'art ont souligné l'importance historique de l'autoportrait chez les femmes et la résurgence de ce procédé dans les années 1970. L'autoportrait et le titre, ici indissociables, se croisent et produisent un effet d'intimité habituellement impossible aux seules ressources du document photographique. La réalité d'un espace d'intimité presque reclus est débordée par une dimension qui l'élargit à la vie tout entière des femmes. Sensualité et mort se retrouvent subtilement entrelacés: la vie de femme est irrémédiablement marquée par le vieillissement. C'est ici, dans la saisie de cet univers singulier que le tragique de la mort appréhendée prend les teintes de la légèreté, de la sensualité, des menus plaisirs de la vie quotidienne. Il y a une intimité qui émane de l'auto-analyse que permet le mode photographique. Il n'y a dans cette oeuvre aucun engagement féministe ni aucune dissidence affichée. L'artiste ne fustige pas l'univers intime de la domesticité dénoncé par d'autres femmes comme lieu d'oppression.Or le traitement photographique de sa propre figure, aux prises avec un fait de vie dans un cadre quotidien, élargit infiniment le sens commun de cette réalité à un sens philosophique qui a trait à la vie et à la mort: là se loge une autre différence chez cette artiste qui a investi un domaine traditionnellement occupé par les hommes, philosophes et maîtres de pensée. Elle s'approprie ce rôle non par le langage verbal et écrit mais par la photographie. Là est une autre différence encore. 

x x x 

J'ai pris en charge l'identité sexuelle et sociale de ces deux artistes, ne pouvant l'ignorer de par le propos et le contenu mêmes de leur oeuvre respective et pour cerner leur position dans le champ de l'histoire de l'art contemporain. Leurs oeuvres sont séparées par la nature même de leurs projets artistiques et esthétiques respectifs. Leur apport à l'art contemporain s'est articulé en relations multiples avec ce qui leur était contemporain, dans des croisements de langages plastiques et formels, de références culturelles et politiques qui manifestent leur genre sexuel. 

La représentation de la période historique, qui va des années 1960 aux années 1980, ne peut être aujourd'hui présentée comme unifiée et cohérente ou fondée seulement sur le fonctionnement interne des oeuvres. L'éclatement artistique qui se manifesta alors - et dont le mouvement des femmes en art fut un élément important - vint entre autres du fait que l'identité de l'artiste a alors été prise comme paramètre structurant de l'oeuvre d'art et de l'histoire de l'art. En effet, si l'identité des artistes est en partie déterminée par leur position dans le champ social, cette identité ne peut être neutralisée quand elle se manifeste dans le champ de la création artistique au risque d'occulter le sujet même qu'est l'artiste. 

La prise en charge de l'identité du sujet artiste oblige par ailleurs à mettre en lumière la fiction qu'il existerait un ordre situé au-dessus de l'artiste, femme ou homme, et serait l'émanation d'un art universel. La question identitaire, à laquelle se rattache l'appartenance sexuelle, rend complexe et mouvant le statut de l'oeuvre d'art de même que son positionnement et sa signification dans le champ artistique qui lui est contemporain. L'analyse de ces deux oeuvres rappelle que l'identité de l'artiste peut fort bien être ignorée dans la lecture des oeuvres mais qu'elle ne peut l'être dans la construction de l'histoire de l'art.


[1] Guy Viau, La peinture moderne au Canada français, Ministère des Affaires culturelles, Québec, 1964, p. 80.

[2] En mars 1975, Francine Larivée et ses collègues Jacqueline Rousseau et Claude Gosselin demandèrent la reconnaissance légale du «Groupe de recherche et d'action sociale par l'art et les médias de communication», GRASAM, organisme à partir duquel Francine Larivée coordonna la réalisation du projet de La Chambre nuptiale.

[3] Ces institutions et organismes furent: Ministère des Affaires culturelles (Qué.), Secrétariat d'Etat du Canada (Can.), Perspectives Jeunesse (Can.), COJO - section Art et culture des Jeux Olympiques (Qué.), Ministère de l'Education (Qué.), Ministère des Affaires sociales (Can.), Ministère de la santé (Qué.), Commissariat à la jeunesse (Qué.), Projets P.I.L. (Programmes d'initiatives locales) (Can.), Conseil du Statut de la femme (Qué.), Ministère du tourisme, chasse et pêche (Qué.)...

[4] Noms tirés des listes déposées au Fonds Francine Larivée où figurent les coordonnées des personnes ressources d'organismes tels le Centre des femmes du quartier, le Centre des femmes, la Fédération des femmes du Québec, S. O.S. garderie, la Librairie des femmes d'ici, le Journal Têtes de pioche, le Comité avortement contraception, les Editions du Remue-Ménage, les centrales syndicales C.S.N., F.T.Q. et C.E.Q. etc...

[5] Le film «J'me marie, j'me marie pas» fut réalisé dans le cadre de la série «En tant que femme» de l'Office national du film en 1973.

[6] Collectif Clio, L'histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles, Ed. Le Quinze, Montréal, 1982, p. 502.

[7] Jocelyne Aubin, La Chambre nuptiale, Mémoire de Maîtrise ès Arts, Université Concordia, Montréal, août 1994, p. 33.

[8] Raymonde April, in Bulletin de la Galerie Jolliet, no.2, mai 1980.

[9] Raymonde April, Catalogue Dire 3, Galerie Jolliet, mars 1979.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 12 mai 2007 12:36
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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