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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Le champ de l'art moderne et les femmes artistes au Québec dans les années 1960 (2000)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Rose-Marie Arbour, Le champ de l'art moderne et les femmes artistes au Québec dans les années 1960”. Un article publié dans l’ouvrage collectif sous la direction d'Antonia Trasforini, Arte a Parte. Donne artiste fra margini e centro, Franco Angeli Editore, Milan, 2000. [Le 31 décembre 2006, Mme Arbour nous a autorisé à diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, toutes ses publications.]

Rose-Marie Arbour 

“Le champ de l'art moderne et les femmes artistes
au Québec dans les années 1960”.
 

Un article publié dans l’ouvrage collectif sous la direction d'Antonia Trasforini,
Arte a Parte. Donne artiste fra margini e centro, Franco Angeli Editore, Milan, 2000.

 

Introduction
 
1.La construction de la figure des femmes peintres par les critiques d'art
 
2.La peinture post-automatiste comme courant dominant (mainstream).
 
3.Le rejet du post-automatisme pictural comme vision du monde.
 
Conclusion
 
Références bibliographiques

 

 

Introduction

 

C'est un phénomène entièrement nouveau - du moins en Amérique du Nord - que l'avènement des femmes à l'avant-scène de l'art. Certains antécédents s'étaient manifestés déjà dans les années 1950 au Québec. L'analyse du discours de la critique d'art de ces deux décennies révèle une ouverture favorable à la question des femmes en art mais dans des limites très précises. C'est dans le cadre de ces limites que le discours critique a construit l'identité des femmes artistes dans les années 1960 au Québec. 

Rappelons que la problématique d'affrontement radical avec les pouvoirs politiques fut propre aux avant-gardes européennes. En Amérique du Nord, cet affrontement fut moins radical (Lamont & Lareau, 1988, 156) et dans les années 1960 au Québec, il y eut même pendant une courte période une convergence entre la nouvelle classe politique qui permit l'avènement, sur le plan socio-économique et culturel, ce qui fut nommé la Révolution tranquille et les tenants d'un art avancé c'est-à-dire l'abstraction gestuelle post-automatiste en peinture. 

Les femmes artistes étaient exceptionnellement nombreuses dans ce courant et leurs expositions furent l'objet de commentaires positifs de la part des critiques d'art (hommes) entre 1955 et 1965. En tant qu'artistes, elles offraient une figure adoucie de l'artiste d'avant-garde, beaucoup moins contestataire que leurs immédiats prédécesseurs (les Automatistes) qui s'étaient commis publiquement en publiant un manifeste qui fit scandale, le Refus global (1948) parce que justement il avait fait irruption dans le champ social et politique. Elles figuraient aussi une position sociale nouvelle pour les femmes dans une société en changement tout en gardant leur figure traditionnelle de continuité. La catégorie «femme», comme signe de l'ordre social, a été démontrée [1] (Pollock, 1983, 43). Ce signe a été approprié de diverses façons au sein des pratiques et des institutions. Ce qui est singulier et apparemment contradictoire ici est que les femmes peintres du post-automatisme contribuèrent à la formation d'un courant dominant (mainstream). 

L'identité de ces femmes peintres (construite par les critiques d'art) soulève la question du genre ou de l'appartenance sexuelle comme élément déterminant de cette construction. Dans la représentation que les critiques donnèrent des femmes artistes, il y eut une fusion entre le style abstrait gestuel de la peinture automatiste et les traits dits féminins des femmes peintres. Ces traits furent chargés, pendant une période, d'une valeur positive tant sur le plan esthétique que sur le plan socio-culturel. Cette représentation servit d'argument à l'appréciation même de la peinture abstraite gestuelle comme courant dominan [2] (Rosen, 1989, 7). Une interprétation psycho-mystique de l'abstraction gestuelle en peinture permet d'éclairer ce fait de la disparition extrêmement rapide de ces femmes peintres de la scène de l'art avancé en 1965 [3]. 

 

1. La construction de la figure des femmes
peintres par les critiques d'art

 

Avec l'avancée identitaire au Québec, sur le plan politique, qui aboutit à la Révolution tranquille en 1960, la conjoncture fut favorable pour construire, à propos de l'artiste d'avant-garde, une figure positive (plutôt que négative comme le dogme moderne l'exigeait avec, comme ancêtre, l'artiste maudit). Une figure de liberté pour l'artiste pouvait être équivalente et convergente au mouvement politique. Depuis la fin des années 1940 au Québec, les artistes automatistes avaient adopté un langage pictural fondé sur la gestualité impulsive et avaient fait de la matière picturale le médium souple d'impression de l'action et de l'engagement de tout l'être. Dans les années 1950, une majorité de femmes peintres endossèrent cette option stylistique. 

La lecture et l'interprétation des oeuvres de femmes peintres par la plupart des critiques d'art de la période 1955-1965 prit une consonance morale (générosité, don de soi) ou encore une consonance psychologique (intuition, sensibilité, sens de la communication, capacité d'émotion). Un critique écrivit: «La peinture abstraite leur convient. Les femmes sont à l'aise dans cette forme d'expression où le moi et l'intuition tiennent une grande place (Lamy, 1965). La représentation du genre sexuel était en même temps sa propre construction, chacun des termes étant à la fois et le produit et le processus de sa représentation (Teresa de Lauretis). Le système du genre sexuel est un système de signification qui relie le sexe à des contenus culturels en accord avec des valeurs sociales et des hiérarchies. Selon les cultures, son sens varie mais il est toujours lié, dans chaque société, à des facteurs économiques et politiques. Dans le cas présent, le discours des critiques d'art consolidait donc le rôle social traditionnel et «naturel» des femmes en tant que mères et pouvoyeuses plus qu'il ne le déconstruisait, malgré son aspect non conventionnel. La représentation identitaire des femmes artistes était de plus indissociable de la notion de groupe et reflétait un autre préjugé, celui-là beaucoup plus ancien et qui prévalait alors au Québec selon lequel «l'apprentissage artistique a (...) été à ce point associé à des aptitudes féminines que bien des hommes, indépendamment du talent et des inclinations, ont pu de ce fait s'en tenir éloignés» (Perrault & Bernier, 1986, 158). 

Le préjugé des critiques d'art favorable aux femmes donnait de plus une dimension nouvelle et séductrice à la figure traditionnellement masculine de l'artiste d'avant-garde considéré comme héros corrosif et redoutable que des critiques décrivèrent en ces termes: «L'artiste marche tout seul, en avant avec une torche, et se taille un chemin et se taille des objets qui déroutent l'homme pratique» écrivait un critique (Jasmin, 1965) et un autre écrivait à propos du rôle avant-gardiste que jouaient les artistes du Québec au sein même du Canada: «(...) paradoxe, l'illustration de ce courage, de cette virilité nous vient en particulier des femmes-peintres (...)» (Viau, 1965, 85). Or au cours des années 50, la figure de l'artiste expressionniste nord-américain avait été une figure typiquement masculine. Pollock en avait été l'exemple pour les Etats-Unis Riopelle en était un exemple pour le Canada. Cette figure de l'artiste d'avant-garde, faut-il le souligner, était un symbole de l'individualisme triomphant dans la société occidentale capitaliste. Au Québec, dans les années 60 et bien que les femmes peintres pratiquaient ce style majoritairement, les critiques évoquèrent à propos des peintres gestuels l'image de l'explorateur, de l'individu sans entraves qui ne s'embarrasse pas de normes, du pionnier. La figure de l'artiste était encore alliée au mythe issu des grands espaces, de la découverte de nouveaux territoires mais aussi de leur colonisation, particulier aux habitants de l'Amérique du nord. 

Face aux femmes peintres post-automatistes, les critiques d'art adaptèrent donc la figure masculine de l'artiste d'avant-garde à la nature dont les femmes étaient supposé être pourvues. La différence sexuelle était vue comme une fonction du genre c'est-à-dire comme un donné propre à l'identité biologique. Cette différence sexuelle était comprise comme opposition binaire féminine/masculin - le masculin étant conçu comme norme, comme culture, le féminin étant conçu comme Autre et comme nature. Ici, avec les peintres post-automatistes, le féminin s'ajoutait au masculin, la nature cautionnait la culture et donnait ainsi valeur universelle à cette peinture. L'artiste était un héros ou une héroïne androgyne. Les femmes peintres furent identifiées à un double système de valeurs liées aux deux genres: innovatrices et contrôlées d'une part, elles étaient impulsives et proches de la nature d'autre part. Cette représentation à double facettes fut certes avantageuse pour elles mais elle n'était pas faite dans cette intention. Plutôt elle permit de construire l'image de l'artiste actuel en accord avec une visée identitaire en élaboration au sein même de la communauté socio-politique du Québec d'alors. 

Au niveau de la politique canadienne pour laquelle l'aspiration du Québec à une spécificité nationale constitua historiquement un lieu et un motif de dissidence, un transfert symbolique se fit plus ou moins consciemment depuis la femme - considérée comme l'autre de l'homme - à la collectivité québécoise (provinciale) considérée comme l'autre du Canada (fédéral). Avec le projet d'indépendance nationale découlant du projet social moderne issu de la Révolution tranquille au Québec, l'identification de la libération politique appréhendée avec celle du geste créateur en peinture fut esquissée mais ne fut pas formulée verbalement comme telle, même si quelques hommes politiques québécois firent une comparaison entre les jeunes artistes et le nouveau projet de développement du Québec (Gérin-Lajoie, 1960) [4]. Par ailleurs, lorsque le gouvernement fédéral canadien reprendra l'initiative du soutien aux arts actuels au milieu des années 1960 (pour l'ensemble du Canada y compris le Québec), peu de femmes peintres était sur la liste des subventionnés: l'abstraction gestuelle en peinture fut marginalisée et taxée de locale - malgré le fait qu'il y avait eu reconnaissance internationale de ce courant pictural tant en Amérique du nord qu'en Europe dans les années 1950 et 1960. A partir de 1965, au Québec et au Canada, l'abstraction géométrique et le hard edge étaient dorénavant considérés comme courant dominant, supplantant ainsi le post-automatisme pictural qui avait servi à marquer l'identité québécoise versus l'identité canadienne. L'exemple américain était désormais la norme, effaçant toute initiative venant d'ailleurs pour se poser comme précurseur unique (Guilbault, 1989). 

La théorie du récit fournit un autre modèle pour interpréter ce double phénomène de la reconnaissance puis du rejet des femmes peintres post-automatistes comme leaders d'un courant dominant. Le récit se fonde sur deux caractère et élément: celui du héros et celui de l'obstacle à franchir (de Lauretis, 1987, 43) [5]. Le héros doit être masculin, indifféremment de son sexe biologique: l'obstacle étant métaphoriquement féminin (l'espace à conquérir ou à franchir, la terre à défricher), le héros doit prendre possession de cet espace, de cet autre. Le héros est un principe actif de la culture, la femme en est la matière, la matrice. Le mythe de l'artiste d'avant-garde ne pouvait convenir aux femmes artistes qu'exceptionnellement et par accident. Ce mythe fut analysé par (Kris & Kurz, 1979) mais les fondements culturels et psychanalyutiques qui entraînèret un échec quasi forcé des femmes dans l'avant-garde furent pour leur part analysés par des théoriciennes (par exemple de Lauretis, Rosen) liées au mouvement des femmes dans les années 1970 et 1980. 

 

2. La peinture post-automatiste comme
courant dominant
(mainstream).

 

Le courant dominant désigne l'existence d'un milieu de l'art contemporain fondé sur un consensus clair autour de sa composition même si le terme implique une part constante de fluidité et de changement. Quoi qu'il en soit, il implique non seulement un accomplissement individuel mais un pouvoir social (Rosen, 1989, 7) [6]. Au Québec, centre plus ou moins officiel de l'art contemporain canadien jusqu'en 1965, l'abstraction gestuelle était devenue pour les peintres (hommes et femmes) la voie royale pour s'initier et entrer dans le champ de l'art contemporain et actuel. Le phénomène fut relativement semblable aux Etats-Unis en ce qui a trait aux femmes artistes: «By the mid-50s, with the development of a «second generation» of Abstract Expressionists, women artists seemed to find the road to recognition more accessible» écrit Ellen Landau (Landau, 1989, 36) [7]. En optant pour cette pratique stylistique et en prenant position dans le champ de l'art par de fréquentes expositions, les femmes peintres au Québec endossèrent la signification d'un processus et de procédures picturales propres à un courant dominant; elles optaient pour des valeurs auxquelles leur génération attachait une importance significative, contribuant à donner forme aux choix de leur société (Rosen, 1989, 7) [8]: élan, générosité, communication, ouverture. Le post-automatisme métaphorisait jusqu'à un certain point les traits d'une société aspirant à la modernité. A titre de comparaison, il faut rappeler que l'expressionnisme abstrait américain obtint un succès commercial à partir de 1955 (Guilault, 1993, 138) alors même que «l'expressionnisme abstrait montrait des signes d'essoufflement» (Guilbault, 1993, 131) . 

D'un autre point de vue, les femmes artistes assuraient, dans le champ de l'art actuel, une continuité avec le passé artistique récent (le mouvement des Automatistes) tout en incarnant idéologiquement et symboliquement des valeurs fondées et articulées sur le don. Le don correspondait à l'image de l'État-providence, projet socio-économique du nouveau gouvernement libéral au pouvoir. L'ensemble de ces traits contribuèrent donc à donner l'image d'un nous identitaire à une société démocratique en plein restructuration. Les femmes peintres du Québec fournirent donc, sur une courte période, un équivalent esthétique pour figurer la nouveauté, la reconnaissance de la différence dans un contexte égalitaire, l'action et le goût du risque tout en maintenant la foi en la tradition et la continuité. 

Une telle lecture ne se fonde pas, faut-il le souligner, sur l'intention émise par les femmes peintres quant à leur projet artistique - elles parlèrent rarement et par ellipse de ce qu'elles étaient et voulaient. Répondant à la question s'il était difficile d'être une femme dans le milieu artistique d'avant-garde, une de ces artistes, Rita Letendre, témoigna qu'il y avait moins de difficulté à l'être là qu'au sein de la société comme telle: «Au moins, je n'avais plus à me défendre d'être une femme. (...) Nous étions des peintres contestataires à la recherche d'un nouveau langage». Elle craignait pourtant le regard des critiques d'art: «Seuls les critiques, lorsqu'ils daignaient s'intéresser à nous, trouvaient le temps de s'arrêter à ces niaiseries: «Mais elle peint comme un homme!» (Letendre, 1975). Elle ne le savait probablement pas mais Baudelaire avait utilisé la même phrase dans un objectif semblable de valorisation à propos d'une femme peintre face aux autres peintres, en 1846, pour la soustraire à cette différence sexuelle qui de prime abord l'infériorisait. 

En définitive, l'interprétation du post-automatisme en peinture de 1955 à 1965 doit passer par un éclairage du contexte où l'oeuvre d'art s'est élaborée: qui l'a produite? Un homme ? Une femme? Leur position sociale respective au sein de la société étant connotée, on ne peut dissocier le geste du sujet artiste. Mais s'interroger sur le sujet artiste allait à l'encontre d'une conception formaliste de l'art et de l'histoire de l'art (Leclerc, 1992, 47-56) [9] qui a évacué, pour la désignation de la place des oeuvres dans l'histoire de l'art, ce qui n'est pas strictement visuel. Enfin et paradoxalement, en tant que figures de conciliation, les femmes peintres mirent de côté, sur le plan pictural, le principe de rupture d'avec le courant précédent - ce qui allait également à l'encontre de la notion d'avant-garde moderne. La rupture père/fils était ici transformée en continuité père/fille.

 

3. Le rejet du post-automatisme pictural
comme vision du monde.

 

Pour interpréter cette fois la disparition rapide des femmes de l'avant-scène de l'art actuel à partir de 1965, j'évoquerai pour ce faire la dimension mystique et religieuse attachée à la gestualité picturale en me référant à une étude (Jolly, 1993) portant sur la transcendance dans la peinture gestuelle et qui montre que dans le processus créateur, cette attitude permet difficilement, chez l'artiste gestuel, un recul critique par rapport aux résultats sur la toile. 

En Amérique du nord, particulièrement dans les années 1950, se sont affrontées deux conceptions de l'expressivité visuelle en art abstrait, qui éclairent le cas que j'expose ici: d'abord, une conception qui assure une présence physique de l'artiste par l'intermédiaire des traces matérielles et l'implication du corps sur la toile. Cette valeur anthropologique, étrangère à la pure opticalité, est dès lors ajoutée à l'oeuvre et une transcendance la marque. Deuxièmement, une conception qui affirme le pur visuel: il s'agit d'immanence de l'abstraction géométrique, débarrassée de toute trace du corps et de ses pulsions subjectives. 

Cette opposition historique, fondée sur la nature radicalement différente de la raison et de la passion, n'est pas nouvelle en Occident: rappelons que culturellement et historiquement depuis la Renaissance, la raison est attachée à la logique visuelle de la géométrie abstraite et que l'intuition et l'émotivité sont reliées à la gestualité picturale, à la matière. Selon l'hypothèse de Robert Jolly, on peut considérer le processus gestuel en peinture dans une perspective de foi judéo-chrétienne: le temps, pour les Juifs et les Chrétiens, se déploie vers l'avant mais n'est jamais fini. L'individu aide à faire advenir l'histoire, il se projette en quelque sorte dans le plan divin. D'une façon assez similaire, l'abstraction gestuelle est fondée sur l'action. Le processus du faire prend toute la place et le risque est qu'il n'y ait pas de résolution en vue, pas de fin. Harold Rosenberg avait bien souligné cette dimension active, sur le plan existentiel, de l'expressionnisme abstrait américain. À propos de l'action painting il écrivit: «Ce qui se passait sur la toile n'était pas une image mais un événement» (Rosenberg, 1960, 25). Une réponse impulsive de la part des artistes et aussi des spectateurs commande la foi, comme c'est le cas dans l'improvisation théâtrale et musicale. La notion de pureté, parce que sans intermédiaire, sous-tend la réponse à l'élan émotionnel, psychique et physique du peintre. Cet élan pourrait se traduire en une soif d'absolu qui est propre, selon Mircéa Éliade, à l'homo religiosus qui croit toujours qu'il y a une réalité absolue dans le monde. 

x x x

 

Revenons aux femmes peintres du post-automatisme et du lien hypothétique qui aurait existé entre leur identité et leur style: avec la gestualité en peinture, elles avaient opté pour un processus pictural qui éloigne du monde, les projetait dans une expérience du temps risquée et plein d'incertitudes, dans un projet ouvert et sans fin. Pour tout artiste, cette position est non seulement des plus fragiles sur le plan psychique mais rend difficile pour l'individu de se détacher de cette conception de l'art et du monde s'accomplissant dans la foi et s'y fusionnant. Un détachement est exigé de l'artiste selon le principe même de la succession rapide des styles et des courants propre au modernisme finissant. Au Québec il y eut rejet de l'esthétique et du style post-automatistes [10] à partir de 1965. Les critiques rejetaient en même temps les traits dits féminins par lesquels le style avait été géographiquement et socialement identifié. À partir de 1965, l'abstraction géométrique et le hard edge constituèrent définitivement le courant dominant au Canada (fédéral), supplantant ainsi le post-automatisme pictural du Québec (provincial). Plus généralement l'art optique géométrique triompha en Amérique du nord avec la grande exposition intitulée The Responsive Eye qui eut lieu au MOMA de New York en avril 1965 - ce fut d'ailleurs le dernier argument justifiant le rejet de la peinture post-automatiste au Québec même. L'effet fut catastrophique pour les femmes peintres de ce courant: sauf exception, leur carrière ne se continuera pas au-delà. 

Le féminin en art avait perdu tout intérêt. Une seule de ces femmes peintures (Rita Letendre) opta pour l'abstraction géométrique. Il est intéressant de constater qu'après avoir été reconnue comme une des artistes majeures de l'abstraction gestuelle (elle est «forte, percutante, violente comme une nature vierge d'hommes») (Basile, 1966), les critiques ne trouvèrent plus dans ses oeuvres géométriques, après 1965, cette force mythique qu'ils avaient cru déceler dans ses peintures gestuelles. Par le filtre de leur propre idéologie (nature/femme), un lien entre la nouvelle peinture optique et géométrique, devenue le courant dominant, et une nature dite féminine était impossible à associer. Rita Letendre sera dès lors rarement commentée en tant qu'artiste géométrique et quand elle le sera ce sera en regard de liens de type père/fille qu'on voyait entre ses oeuvres et celles des Plasticiens géométriques tels Molinari, Tousignant (Carani, 1993, 281). Elle qui avait été métaphorisée par la figure de la terre-mère, elle était maintenant réduite à être la fille de pères, tous peintres géométriques qui se situaient de surcroît à la suite de cette abstraction gestuelle dont elle avait elle-même été une représentante contribué à faire reconnaître. 

 

Conclusion

 

J'ai tenté de prendre en charge une part de l'identité de l'artiste dans l'analyse d'un épisode de l'histoire de l'art contemporain au Québec et au Canada. L'apport des femmes artistes s'articula en relations multiples, dans des croisements de langage non seulement en art mais en politique, par la question du genre sexuel et de sa représentation par les critiques d'art. Si elles furent pendant un certain temps une sorte de paradigme artistique d'une identité nationale en voie de formation au Québec, cela est dû non à leur intention propre mais à la réception critique et à la réception publique de la classe politique: leurs oeuvres, indissociables de leur personnalité particulière, servit de projection à une identité collective. 

La représentation de cette période historique ne peut plus être aujourd'hui présentée comme unifiée ni cohérente, entièrement fondée sur le fonctionnement interne des oeuvres. L'une des raisons de cette hétérogénéité du champ vient du fait que l'identité de l'artiste est dorénavant prise comme un des paramètres de l'histoire de l'art. Si l'identité des artistes est en partie déterminée par leur position (fût-elle éphémère) dans le champ de l'art, c'est que cette position est liée à celle que les artistes (femmes et hommes) occupent dans le champ social. Or l'analyse du discours critique sur les femmes peintres a montré qu'elles furent successivement reconnues puis méconnues à cause de l'identification d'un style pictural (la gestualité lyrique) à leur nature «féminine» et considérée comme une effet biologique plutôt qu'un donné objectif issu de leur éducation, de leur position sociale et de la culture qui s'y rattache (pratiques, manières de faire, relations humaines). Les qualités et les défauts évoqués à propos des oeuvres des femmes (élan, générosité ou bien mièvrerie, facilité) après que l'abstraction gestuelle en peinture eut perdu sa qualité de courant dominant (mainstream), relèvent davantage d'une conception du genre sexuel des artistes que d'une critique de la peinture comme telle. 

La prise en charge de ces éléments exogènes à l'objet d'art oblige à mettre en lumière la fiction qu'il existe quelque part et en dernier recours un ordre pouvant assurer une lecture unitaire et linéaire des oeuvres et déterminer leur place conséquente dans l'histoire de l'art. La prise en charge du sujet artiste par le biais de la question identitaire rend complexe et mouvant le statut de l'oeuvre d'art et dès lors son positionnement et sa signification dans le champ artistique. Cette analyse de cas rappelle que l'identité de l'artiste ne peut pas être évacuée de l'histoire de l'art qui devient ainsi une histoire des représentations plutôt que celle des objets.

 

Références bibliographiques

 

Volumes

de Lauretis, T.

1987 Technologies of Gender, Essays on Theory, Film and Ficion, Indiana University Press.

 

Guilbault, S.

1989 Comment New York vola l'idée d'art moderne, Ed. Jacqueline Chambon, Paris.

 

Guilbault, S.

1993 Voir, ne pas voir, faut voir, Ed. Jacqueline Chambon, Paris.

Kris, E. & Lurz, O.

1979 Legend, Myth and Magic in the Image of the Artist, Ahistorical Expreriment, New Haven & London Yale University Press.

 

Leclerc, D.

1992 La crise de l'abstraction au Canada. Les années 1950, Musée des Beaux-Arts du Canada, Ottawa.

 

Rosenberg, H.

1960 The Tradition of the New, The University of Chicago Press, Chicago.

 

Viau, G.

1964 La peinture moderne au Canada français, Ministère des Affaires culturelles, Québec.

 

Revues, journaux

 

Basile, J.

1966 Rita Letendre: J'enseignerai la vie, in «Le Devoir», 11 octobre.

 

Gérin-Lajoie, P.

1960 Inauguration des Concours artistiques; révolution dans les arts au Québec, in «L'Action catholique», 30 septembre.

 

Jasmin, C.

1965 Ulysse Comtois, chercheur impénitent, in «La Presse», 10 avril.

 

Jolly, R.

1983 The Faith Dimension in Gestural Abstraction, in «Art Criticism», vol. 8, no. 2.

Lamont, M. et Lareau, A.

1988 Cultural Capital: Allusions, Gaps and Glissandos in Recent Theoretical Developments, in «Sociological Theory», vol. 6, 2, fall, pp. 153-168.

 

Lamy, L.

1965 La femme imagiste: Galerie de l'Étable, in «La Presse», 9 janvier.

 

Letendre, R.

1975 Rita Letendre, in «MacLean», mars.

 

Pollock, G.

1983 Women, Art and Ideology: Questions for Feminist Art Historians, «Woman's Art Journal», Spring/Summer, pp. 39-47.

 

Ouvrages collectifs 

 

Landau, E. G.

1989 Tough Choices: Becoming a Woman Artist, 1979-85, in Making their Mark, Women Artists Move into the Mainstream, 1979-85, Abbeville Press, New York. pp 27-44.

 

Perrault, I. & Bernier, L.

1986 Les femmes, l'art et la vie, in Identités féminines: mémoire et création, Questions de culture, 9 IQRC, Québec. pp. 1-199.

 

Rosen, R.

1989 Moving into the Mainstream, in Making their Mark, Women Artists Move into the Mainstream, 1979-85, Abbeville Press, New York. pp 7-26.


[1] «Woman as a sign signifies social order. The category Woman is of profound importance to the order of society. It is therefore to be understood as having to be produced ceaselessly across a range of social practices and institutions and the meanings of it are constantly being negociated in those signifying systems of culture, for instance, film or painting» (Griselda Pollock).

[2] La signification et l'importance du courant dominant sont reconnues pour la mise en place d'une carrière d'artiste.

[3] Les principales étaient Lise Gervais, Marcelle Ferron, Rita Letendre, Marcelle Maltais, Laure Major.

[4] Discours de Paul-Gérin Lajoie (ministre) à l'occasion de l'exposition des Concours artistiques en 1960.

[5] Teresa de Lauretis cite Lotman (1979) à ce propos.

[6] Randy Rosen, «Being part of the mainstream, therefore, involves not only individual achievement but social power».

[7] Ellen G. Landau, cite l'exposition qui fut présentée par Clement Greenberg et Meyer Schapiro, Talent 1950 pour la Samuel Kootz Gallery, qui incluait entre autres les abstractionnistes Helen Frankenthaler, Grace Hartigan, Joan Mitchell.

[8] Randy Rosen remarque le fait «qu'un des enjeux majeurs pour un artiste qui opte de s'inscrire dans un courant dominant, est qu'il ou elle fait sa marque sur la vie visuelle et intellectuelle de son temps».

[9] Ce type d'histoire de l'art existe encore aujourd'hui. Ainsi, au Québec, l'Automatisme aboutirait aux Plasticiens par nécessité formelle interne uniquement, selon Denise Leclerc.

[10] Historiquement on connaît la suspicion croissante, à la fin des années 1950 et au début des années 60, face à l'expressionnisme en peinture à cause entre autres de la prétention à l'authenticité réclamée par les peintres de ce mouvement.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 18 mai 2007 15:16
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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