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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Rose-Marie Arbour, "L'art des femmes a-t-il une histoire?" Un article publié dans la revue Intervention, no. 7, hiver 1980, pp. 3-5. [Le 31 décembre 2006, Mme Arbour nous a autorisé à diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, toutes ses publications.]

Rose-Marie Arbour,

"L'art des femmes a-t-il une histoire?"

«S’il y a une histoire, de quoi est-ce l’histoire?»
Émile Benveniste 

 

Prendre comme objet d’étude les productions artistiques réalisées par des femmes est-il susceptible de modifier la discipline de l’histoire de l’art? De même, l’insertion des productions des femmes dans le champ de l’art officiel risque-t-il de changer les paramètres de l’art actuel ou si l’on veut, l’art d’avant‑garde? «Comme toute révolution, néanmoins, le féminisme doit en venir aux prises avec les bases intellectuelles et idéologiques des diverses disciplines intellectuelles ou savantes — histoire, philosophie, sociologie, psychologie etc. ‑ de la même manière qu’il questionne les idéologies des institutions sociales actuelles». (Linda Nochlin, «Why Have there been no great Women Artists?» in Art News, January 1971, p. 23). Ces questions sont de taille et ont été abordées de diverses façons surtout par les critiques et historiennes d’art américaines depuis une dizaine d’années. Le processus de réinsertion de nouveaux objets dans le domaine des disciplines déjà constituées ne se fait pas «in abstracto». la seule absence, par exemple, des productions artistiques des femmes de l’histoire de l’art officiel signifie qu’elles ne furent pas dignes d’intérêt soit parce qu’elles n’apparaissent que comme des productions mineures par rapport aux productions des grands maîtres, soit qu’elles sont tellement marginales et différentes quant aux principes et motivations qui leur sont propres, qu’elles sont tout simplement évacuées, comme impropres à l’avancement du savoir ou même simplement à sa confirmation. D’autre part, dans les cas où ces productions sont acceptées comme objet d’étude valable, relevant du champ de l’art, il existe plusieurs façons de les exclure à nouveau des voies qui permettraient d’infléchir le concept d’art: ainsi on peut aborder l’étude des productions des femmes de la même façon qu’on peut aborder les œuvres des enfants, des fous, des amateurs. Ces productions sont alors considérées comme des épiphénomènes qui, par leur différence même, vont aider à mieux comprendre encore la production artistique telle qu’elle est officiellement identifiée et définie. Nous avons l’exemple relativement récent de l’accession de l’art «brut» dans le cadre de l’art contemporain (nom donné à des objets produits par des schizophrènes, délinquants, analphabètes etc...): cette reconnaissance qui n’en est une que de nom, est en réalité liée au nom de Jean Dubuffet qui, possédant une collection importante de ces objets de toutes sortes et de toutes provenances, en fit un Musée de l’art brut; une revue du même nom fut publiée qui diffusait et commentait ces objets. Si le nom d’art brut est connu grâce à la réputation de Dubuffet comme artiste, il n’est pas moins que ces objets restent du domaine des bizarreries, étrangetés, qui intéressent au plus haut point les artistes eux-mêmes pour l’invention formelle et onirique qui les caractérisent, ainsi que les psychologues, les psychiatres — mais ils ne constituent pas en soi un objet possible ni valable pour l’histoire de l’art. De la même façon des études sont faites sur les dessins d’enfants [1] l’art dit «illégitime» ou chromos [2], l’art amateur [3] pour ne citer que des études de ce genre entreprises à Montréal. Il va de soi que ces productions «artistiques» demandent des approches en partie différentes de celles propres aux productions de l’art officiel i.e. celui reconnu comme tel par les institutions et organismes voués à la diffusion (musées, galeries, revues d’art). Il va sans dire qu’en ce qui concerne l’art des femmes, une telle hypothèse n’est pas à retenir même si elle est une solution provisoire à une absence. L’histoire de l’art officiel certes inscrit des productions de femmes artistes dans son corpus: malgré des conditions de production souvent fort difficiles, plusieurs femmes artistes ont acquis une reconnaissance officielle en tant qu’artistes: il n’y a qu’à citer, comme faisant partie de l’histoire de l’art contemporain: Sonia Delaunay, Sophie Taueber‑Arp, Louise Nevelson, Lee Bontecou, Éva Hesse, et au Québec, Françoise Sullivan, Marcelle Ferron, Irène Whittome, pour prouver la présence des femmes dans l’histoire qui se fait. Ces exceptions qui confirment la règle ‑ exceptions de plus en plus nombreuses, il faut le souligner — posent à l’historien d’art des questionnements sur les fondements mêmes de sa discipline: convient-il d’aborder ces productions indépendamment du fait que leurs auteurs sont des femmes? Si oui, il faudrait convenir que l’art est au-dessus des contingences sociologiques. L’art doit-il se voir dans une perspective idéaliste, voué tout entier à la progression d’un savoir formel et esthétique! Ainsi, si on tient compte aujourd’hui de la classe sociale du producteur comme élément déterminant pour la signification de son travail artistique, faudrait-il tenir compte, de la même façon, de la «classe sexuelle» de l’artiste? La question n’est pas banale mais elle est souvent ridiculisée par cette boutade: «Quelle est la différence entre un art masculin et un art féminin?» La question est un piège qui se referme joyeusement sur des réponses de type descriptif qui ne font que souligner certaines caractéristiques qui relèvent davantage du cliché que d’une véritable approche analytique: les couleurs douces, les formes évanescentes, ou encore, la clarté et la propreté, la transparence, la délicatesse etc... 

On peut donc se demander en quoi l’insertion de l’art des femmes dans l’histoire de l’art est tellement menaçante et pour qui? Or si l’on examine de nombreux domaines où les femmes ont peu à peu investi une pratique, il apparaît que cette pratique perdait tout bonnement la valeur scientifique et le prestige social dont elle jouissait lorsqu’elle était l’apanage des hommes: ainsi la médecine en URSS, l’enseignement un peu partout en Occcident; par contre, on peut examiner les cas où une pratique a gagné en prestige parce que les hommes se la sont appropriée exclusivement: broderie, tapisserie, art culinaire... Ces productions domestiques, telles la broderie et le tissage, dès qu’elles acquirent une valeur économique (valeur d’échange) à la fin du Moyen-Âge, furent tout simplement monopolisées par les hommes et retirées aux femmes. Linda Nochlin, dans l’article cité plus haut, souligne comment, jusqu’au XIXe siècle, des barrières institutionnelles furent dressées, qui empêchaient les femmes d’accéder à une éducation professionnelle, même pour celles qui étaient déterminées et motivées à les franchir; elles furent d’une façon ou d’une autre, empêchées d’accéder à des niveaux élevés de compétence et de savoir. 

Qu’il y ait eu quelques femmes qui arrivèrent à se faire reconnaître comme artistes, de la Renaissance au XIXe siècle, il faut pour cela constater que cette reconnaissance leur fut acquise grâce à leurs capacités intellectuelles et morales habituellement acquises grâce à un apprentissage auquel elles n’avaient pas accès, et en plus, à se comporter selon les normes propres aux femmes de ces différentes époques, mais qui reviennent aux notions de beauté physique, coquetterie, habileté à plaire. Quant, avec le temps et l’évolution moderne, les barrières tombèrent et les femmes purent avoir accès à l’éducation artistique, cela n’entraîna pas, du coup, leur reconnaissance en tant qu’artistes même si plus de la moitié de la clientèle des écoles d’art sont des femmes. L’éducation artistique est accessible aux femmes. Néanmoins, qu’arrive-t-il en ce qui concerne l’activité professionnelle de ces femmes, quand elles ont quitté les institutions de formation? L’histoire de l’art est jalonnée d’exemples où les femmes ont tenté de briser les règles qui les excluaient de la pratique des arts visuels: Académies et Instituts ne tolérèrent pas de femmes en leur sein, où s’ils le firent, ce fut à titre d’exceptions. Aujourd’hui, s’il n’y a pas d’Académies dont la fonction première est celle de perpétuer et d’édicter des règles formelles, esthétiques, morales et intellectuelles, il faut reconnaître que le champ officiel de l’art est entièrement dominé et défini par les hommes. Les mouvements, les théories, les questionnements de l’avant-garde ont rarement comme initiatrices reconnues des femmes. 

L’histoire de l’art s’est constituée en fonction de l’application des règles, normes, valeurs esthétiques en vigueur à telle ou telle époque. Or si les femmes étaient tenues à l’écart soit du savoir soit du pouvoir de définir les règles, mais parvenaient quand même à s’imposer dans le champ artistique, en fonction des dites normes, il faut bien convenir que leur reconnaissance tient du spectaculaire. Si, par contre, leurs productions sont incluses dans le corpus de l’histoire de l’art, il faudra que cette discipline modifie ses fondements esthétiques et théoriques. L’absence des femmes (en tant que productrices) de l’histoire générale de l’art ne peut en effet s’expliquer sans questionner, entre autres, les critères de la discipline qui les a ignorées ou exclues. Cette absence est néanmoins pleine d'ambiguïtés: la femme est absente comme artiste (sujet producteur) mais présente en tant qu’objet esthétique; le culte de la femme, engendré par les hommes (plus particulièrement à travers les mythes religieux et poétiques) a lui‑même généré une esthétique normative qui a permis aux commanditaires masculins de la faire représenter comme objet de possession (peinture de nu) [4] au même titre que leurs terres (peinture de paysage) ou leurs armées (peinture d’histoire). Les règles de cette esthétique (issues du jugement esthétique dont les critères sont définis par les hommes en fonction de leur plaisir esthétique) ont été une évidente source d’oppression pour la femme, au niveau de son comportement même, qu’il soit physique, émotif, intellectuel ou politique. Si donc les théories esthétiques qui définissent les formes du beau ont été traditionnellement formulées par les hommes, qu’adviendra-t-il si les femmes les définissent à leur tour? Du fait qu’elles définiront leurs critères de jugement esthétique en fonction de leur plaisir esthétique, elles mettront ainsi en danger l’hégémonie masculine en matière de définition des codes et normes de communication. Question de plaisir, mais surtout, question de savoir et de pouvoir. Il y a plusieurs façons d’envisager la notion de développement, quand on parle d’histoire. Si l’introduction de l’art des femmes dans l’histoire de l’art risque de changer ou plutôt de déplacer ce qui fut défini comme valable et significatif, il ne faut pas croire pour autant que le seul fait d’être de sexe féminin suffit à modifier le sens d’une production artistique; le risque serait grand, dans une telle optique, d’avoir tout simplement une autre histoire «sexiste» où se reproduiraient les mêmes mythifications que celles reprochées à l’histoire de l’art qui justement a situé la force motrice du développement historique en art soit exclusivement dans l’artiste même (être unique, rare, génial, etc...), soit en dehors de l’artiste (l’inspiration, Dieu, le sublime, l’infini, etc...). Il est clair qu’une telle conception de l’histoire est purement élitiste et relève de l’idéologie et ce n’est que l’extra-ordinaire qui serait cause du développement historique et par là, de ceux qui «font» l’histoire. On peut alors se demander, puisque l’artiste, à partir de la Renaissance, recevait son inspiration de Dieu, pourquoi Dieu ne s'adressait-il qu’aux hommes? Ou bien, si l’artiste est le moteur absolument autonome de sa production, pourquoi n’y a-t-il pas davantage de femmes qui soient artistes? 

Si on envisage, par contre, le développement historique en terme d’unité des contraires, là encore l’introduction de la production artistique des femmes dans l’histoire va révéler des contradictions fondamentales dans la définition même de l’art et conséquemment de son histoire: par exemple, comment se fait-il que les rares femmes qui font partie de l’histoire générale de l’art aient toutes une histoire personnelle exceptionnelle, alors que celle d’un Bach, d’un Chardin, d’un Cézanne, ne se distingue en rien du commun? Cela met en lumière l’existence d’une adéquation «naturelle» entre la production artistique d’un homme et le «sens» de l’histoire telle qu’elle est constituée c’est-à-dire que le contexte dont il est issu, où il est formé, où il produit, reçoit et entérine (dans un laps de temps plus ou moins long) sa production comme un élément dynamique et significatif; que s’il y a si peu de femmes artistes qui aient été reconnues, donc qui représentent une valeur dynamique et significative pour une société, c’est qu’il n’y a d’adéquation «naturelle» entre elles et cette société qu’à titre exceptionnel, dans un domaine donné. En effet, les femmes ont leur place «naturelle» dans les lieux dédiés à l’entretien et à la reproduction  [5]. 

Qu’y a-t-il dans l’art qui représente un enjeu si grand pour qu’on l’ait entouré d’un tel appareillage de défense le rendant inaccessible pour les femmes? Cette question remet au premier plan celle sur la nature et la fonction de l’art. Si l’art est le lieu privilégié d’une stimulation de l’imaginaire et d’une activité analogique, on peut se demander comment il se fait que le champ artistique n’inclut pas, justement, l’ensemble des productions qui relèvent de cette définition. Et pourtant, l’autonomisation de la pratique artistique et de l’artiste, dès le XIXe siècle en Europe et plus tard en Amérique, aurait permis d’aménager un lieu, celui de l’art, qui eut été relativement révolutionnaire. Si l’asservissement des arts visuels au fameux «sujet» a été dénoncé — de même celui de l’artiste au mécénat et aux commanditaires — d’autres hiérarchies et d’autres servitudes ont succédé aux précédentes et d’autres n’ont fait que se perpétuer. Ainsi le changement du statut social de l’artiste qui s’est alors opéré n’a pas modifié le rapport des femmes au champ artistique: la société libérale a certes permis à beaucoup plus de femmes d’accéder à certains paliers de l’activité artistique (celui de la formation, mais non celui de la diffusion et de la reconnaissance). C’est que justement le lieu d’où parlent et produisent les femmes n’est pas celui des hommes, de quelque classe sociale soient-elles. Conséquemment, la valeur significative des productions artistiques des femmes est pauvre en regard des normes, règles et diktats qui conditionnent le savoir artistique et lui donnent de la valeur (valeur d’échange). Les femmes peuvent s’y conformer, mais en général, n’apportent que peu d’éléments nouveaux au système en vigueur; ou bien, elles parlent différemment et disent un «savoir» dont les bases ne sont pas celles du savoir artistique en vigueur (ainsi, le concept de «modernité» dans l’art actuel) et par là, n’ajoutent rien au sens de l’histoire qui est en train de se faire. Les normes de la «modernité» s’appliquent aussi durement que les règles de l’Académie au XVIIIe siècle. Or qui a défini les règles de la «modernité»? 

C’est le type de rapport au monde, dont l’art des femmes est susceptibles de porter des traces qui risque de remettre en question le pouvoir hégémonique des hommes dans le domaine de la production artistique. Pouvoir basé sur un savoir et c’est justement de ce savoir dont il est ici question, savoir consigné par les hommes, dans le domaine artistique comme dans les autres domaines. Or, un «savoir parallèle» — celui des femmes — est-il concevable? La cuisine et la couture, lorsque les hommes s’en accaparèrent la pratique, sont devenus des arts (donc systèmes de connaissance), comme il a été souligné plus haut. Est-ce à dire que le savoir des femmes échappe à la classification, à l’ordre, et n’est pas susceptible d’une accumulation et d’une logique qui le rende utilisable? La question ainsi formulée risque d’engendrer une réponse négative, étant donné les critères d’utilité en cours. Il faut plutôt questionner l’usage qui est fait du savoir et comprendre de quel savoir il s’agit quand on parle d’«utilité»? 

S’il y a un appareil théorique à réviser — travail qui est déjà commencé aux États-Unis — il y a conséquemment une histoire à refaire, de la même façon que s’impose à la lumière du marxisme, la révision de l’histoire aristocratique et bourgeoise. Ce qui est menaçant, là-dedans, c’est la perte des places acquises dans la trame historique, soit par des individus, soit par des positions intellectuelles et esthétiques, soit tout simplement par le marché de l’art. Car on peut mesurer comment l’histoire de l’art, telle qu’elle est constituée, est puissante en ce sens qu’elle génère des idéologies, des théories et mouvements artistiques: «Chaque production moderne, a écrit Harold Rosenberg, est issue et ajoute aux systèmes d’idées dont elle émerge elle-même». Il va de soi que cette auto-génération ne peut se rompre facilement et que c’est à la fois aux niveaux idéologique, esthétique et politique que le féminisme provoquera nécessairement des changements, ce qui met en évidence l’importance de l’enjeu qui est en cause.


[1] par Bruno Joyal, professeur au département d’Arts plastiques, UQAM

[2] par Francine Couture, professeur au département d’Histoire de l’art, UQAM

[3] par Rose-Marie Arbour, professeur au département d’Histoire de l’art, UQAM

[4] Ce signe de possession s’est perpétué aujourd’hui dans les photos de Playboy, les calendriers, les peintures et reproductions commerciales, entre autres.

[5] Elles sont même nommées les «reines» en autant qu’elles ne risquent pas de se départir elles‑mêmes de ces fonctions. De plus, ces fonctions et ces rôles ne la font jamais accéder au statut de «savoir».



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 10 mai 2007 8:32
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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