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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Rachad ANTONIUS, “L'islam intégriste, l'hostilité à l'immigration, et la droite nationaliste: quels rapports?” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Micheline Labelle, Rachad Antonius et Pierre Toussaint, Les nationalismes québécois face à la diversité ethnoculturelle. Montréal: Éditions de Institut d’Études internationales de Montréal, 2013. [Autorisation accordée par l'auteur le 23 mai 2014 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Rachad ANTONIUS

sociologue, professeur, Département de sociologie, UQÀM.

L'islam intégriste, l'hostilité à l'immigration,
et la droite nationaliste: quels rapports
?”

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Micheline Labelle, Rachad Antonius et Pierre Toussaint, Les nationalismes québécois face à la diversité ethnoculturelle. Montréal : Éditions de Institut d’Études internationales de Montréal, 2013.


Introduction
Visibilité accrue de l’islam conservateur
Les courants nationalistes québécois
La logique du lien entre islam conservateur et défense de la nation
Conclusion
Références


INTRODUCTION

Je voudrais explorer ici une hypothèse, à l’effet que la visibilité accrue des conservatismes religieux minoritaires, et en particulier du conservatisme islamique, favorisée entre autres par les politiques multiculturalistes, ont contribué de façon directe et indirecte à la mise d’une emphase plus grande sur le fondement identitaire du nationalisme québécois. Cette emphase se manifeste de façon différente selon les divers registres du discours nationaliste, que nous allons spécifier dans le cours de l’exposé. Nous présentons ici un ensemble d’hypothèses et de pistes de recherche que nous souhaitons construire de façon cohérente, mais qui reste à démontrer empiriquement, même si de nombreuses illustrations rendent ces hypothèses fort plausibles.

Les dérapages des politiques du multiculturalisme et la transformation du nationalisme québécois d’un nationalisme plutôt civique et politique, centré sur la négociation du rapport de force avec Ottawa, vers un nationalisme identitaire qui assume son encrage ethnique de façon plus explicite ont été largement discutés dans la littérature scientifique (Labelle, 2008).

Comme l’a souligné M. Guy Lachapelle dans la séance d’ouverture du colloque, tous les nationalismes comportent nécessairement une dimension identitaire. La distinction faite entre les diverses variantes du nationalisme est une question d’emphase plus ou moins grande sur l’identité, plutôt que de présence ou d’absence de ce critère. Dans cette communication, j’emploierai le terme « nationalisme identitaire » pour désigner un nationalisme qui définit la nation comme étant centrée, de façon presque exclusive, sur l’identité du groupe majoritaire, de telle façon que les autres groupes minoritaires ne se reconnaissent pas dans le discours et les pratiques de ce nationalisme.

Le lien entre la montée des conservatismes religieux – en particulier celui lié à l’islam – et cette transformation du nationalisme québécois n’a pas été discuté dans la littérature académique. Notre but sera de proposer un cadre théorique qui permet d’identifier ce lien, et d'analyser la façon dont il opère. Ceci nécessitera une discussion des caractéristiques du conservatisme religieux islamique et des divers registres du discours nationaliste québécois, registres qui remplissent des fonctions différentes dans ce processus.

On a coutume d’insister, dans les courants progressistes et dans les milieux de défense des droits, sur le rôle de l’islamophobie ambiante comme explication principale de l’hostilité envers l’islam et les musulmans dans la sphère publique. Plusieurs colloques ont été récemment organisés pour analyser et dénoncer la montée de l’islamophobie, et j’ai moi-même publié plusieurs textes allant dans ce sens (Antonius 2002, 2006, 2008 et 2010b). Un discours, solidaire et critique de l’islamophobie s’est donc aussi développé, témoignant d’une polarisation du discours sur l’islam. Cependant on a tendance, dans cette approche solidaire, d’ignorer ou de minimiser les facteurs résultant de la montée de l’islam conservateur sur le discours hostile à l’islam. Je voudrais ici soulever cette problématique, dont la pertinence sera mise en évidence dans la suite de l’exposé.

VISIBILITÉ ACCRUE
DE L’ISLAM CONSERVATEUR


L'émergence et la visibilité accrue des manifestations de l'islam conservateur dans l'espace public québécois est le reflet d’une immigration récente en provenance de pays musulmans, combinée à la montée de l'islam politique dans les sociétés d'origine des communautés concernées.

Les pratiques religieuses ou culturelles attribuées à l’islam qui dérangent le plus, à tort ou à raison, sont celles qui ont une haute visibilité (tel le voile, ou hidjab) ou celles qui supposent des modifications au comportement des non-musulmans de l’entourage des demandeurs : aménagement de lieux de prière dans les institutions laïques, interruptions de travail pour cause de prière, modifications de l’organisation de certains services (ségrégation dans les heures de piscine ou dans les sports), modifications des menus de cafétérias, etc.. Certaines de ces demandes nous semblent légitimes : ce sont celles qui ne supposent pas une redéfinition des règles communes de gestion de l’espace public et celles qui impliquent une diversification des services sans grandes conséquences (par exemple, l’ajout d’un menu de viande halal aux choix disponibles dans une cafétéria). L’aménagement de lieux de prière dans les institutions publiques ou la ségrégation des lieux publics ne nous semblent pas être de cet ordre car ces mesures affectent l’usage d’espaces communs. Par contre le port du hidjab, même s’il reflète une vision conservatrice qui est tributaire de la montée de l’islam conservateur dans les pays musulmans, est symbolique. Et la valeur des symboles est en constante mouvance. Il ne nous semble pas raisonnable de déterminer de façon rigide ce qui est symbolisé par ce signe culturel et religieux dans la mesure où il n’implique pas une modification du fonctionnement des institutions dans lesquelles il est porté. Inversement, nous ne pensons pas que les réactions négatives qu’il suscite relèvent automatiquement du racisme, même s'il n’est pas exclu que certaines en relèvent. En effet, les critiques les plus articulées du fondamentalisme islamique proviennent de courants intellectuels issus des les sociétés musulmanes elles-mêmes. Le fait de s’opposer aux tribunaux d’arbitrage fondés sur la charia, par exemple, ne relève généralement pas du racisme, loin de là.

Cette montée de la visibilité de l’islam conservateur est marquée par la place croissante du rituel par opposition au spirituel dans les pratiques dominantes, au courant des trois dernières décennies, dans les sociétés musulmanes. Elle se manifeste par la croissance des groupes salafistes dans ces sociétés, et la perte d’influence des courants soufis, phénomène rendu visible de façon plus dramatique par la destruction des mausolées soufis et par l’assassinat de leaders soufis en Libye, au Mali et en Syrie, à la faveur de la montée des groupes salafistes djihadistes (activement appuyés par l’OTAN, soit dit en passant). La place accrue du rituel trouve ses fondements religieux dans la lecture que font les courants islamistes dominants de la tradition. En ce qui nous concerne, elle a surtout des conséquences importantes pour la capacité du vivre ensemble. Car les courants conservateurs définissent la piété et la conformité au dogme comme incluant de façon centrale une observation rigoureuse des comportements concrets du prophète et de son entourage dans le quotidien. Ceci les amène à sacraliser des pratiques culturelles tribales qu’ils pensent avoir été en vigueur dans l'Arabie au moment de l'apparition de l'islam (habillement, port de la barbe, rituels divers), et à en faire le critère de ce qu'est un bon musulman ou une bonne musulmane.

Pour que les individus puissent vivre selon ces critères ritualistes de façon rigoureuse, il faut que la société soit organisée en fonction de ces critères, et que l’espace public, physique et symbolique, soit structuré en conséquence. Dans les sociétés arabes ou musulmanes, ces courants conservateurs ont réussi à transformer des conceptions religieuses qui n’étaient revendiquées, il y a à peine une quarantaine d’années, que par les courants intégristes, en pratiques culturelles généralisées. Ils demandent l'islamisation du pouvoir et l'application de la charia de façon coercitive. Pour eux, l’État est le gardien de la moralité publique, redéfinie pour correspondre à la nouvelle vision conservatrice. Dans ces sociétés, l’espace public en a été transformé pour refléter ce type de conservatisme.

En situation de migration, le rapport de pouvoir ne permet pas d’imposer cette approche ritualiste à l’ensemble de la société. Il s'agit alors, pour ceux qui souhaitent la promouvoir, de créer les conditions qui vont, par de multiples pressions, inciter les autres musulmans à se conformer et qui vont rendre la transgression socialement plus coûteuse. En d’autres termes, il s’agit de créer des sous-espaces qui facilitent l’hégémonie de la pensée conservatrice dans la communauté et le contrôle social qui va actualiser cette hégémonie. Ceci suppose un réaménagement de l'espace public pour accommoder les   pratiques conservatrices : salles de prière dans les institutions publiques, marquage vestimentaire de la frontière entre le Nous musulman et le Eux non musulman etc. Les politiques multiculturalistes favorisent ces processus.

La culture fondée sur l'observation rigoureuse du rituel par l’ensemble de la communauté suppose donc un rapport de domination des courants conservateurs sur le reste de la société. En situation de migration, cette volonté de contrôle hégémonique est formulée à partir d'une position minoritaire, à la fois au sens démographique et sociologique. Quand on est militant pour l’égalité de tous et contre l’exclusion, on a tendance à ne pas voir cette culture comme reflétant une logique de domination, du fait qu’elle est revendiquée à partir d’une position minoritaire. Cette position minoritaire favorise plutôt l'expression d'un sentiment de solidarité avec ceux et celles qui l’articulent et rend plus difficile la critique de cette idéologie. C'est ceci qui amène un certain nombre d'individus et d'organisations à ne pas vouloir dénoncer les crimes d'honneur, par exemple, ou les mariages forcés, ou plus généralement l'idéologie conservatrice, considérant qu'une telle critique entraînerait la stigmatisation des minoritaires en question et surtout qu'elle reflète et consolide un sentiment de supériorité des « blancs » sur les « gens de couleur » [1]. L’inscription des représentations actuelles de l’islam dans l’histoire de l’orientalisme et des rapports coloniaux accentue ce caractère stigmatisant. Ceci place les courants progressistes dans une situation difficile, tiraillés entre l'exigence éthique et politique de défendre les droits de tous et toutes, et la peur de stigmatiser des communautés minoritaires au sein desquels s'exercent des rapports de domination. Cette difficulté à articuler une critique de l’islam conservateur et des rapports de domination qu’il favorise explique en partie la perte d’influence des courants progressistes auprès de certains secteurs de la société majoritaire, puisqu’on les accuse [2] d’être, dans les mots de Djemila Benhabib, les « idiots utiles » d’un islamisme conquérant (Benhabib, 2011). Soulignons que les critiques les plus acerbes de l’islam conservateur sont souvent articulées par des personnes issues de sociétés musulmanes et qui ont été témoins, ou même victimes, de la montée de l’islamisme et de ses conséquences sur les sociétés musulmanes, ce qui ne les empêche pas par ailleurs de tomber dans des exagérations démesurées ou dans la démagogie.

L'évolution de l'islam conservateur que nous avons décrite est relativement récente. Je voudrais illustrer cette idée par une anecdote qui me semble significative. Il y a une cinquantaine d'années, l'idée proposée par le Guide suprême des Frères musulmans à l’effet que l’État en Égypte devait imposer le hidjab à l'ensemble de femmes égyptiennes avait provoqué une crise de rire chez le président égyptien Gamal Abdel Nasser, ainsi que chez les milliers de personnes à qui il faisait état de ses pourparlers avec le Guide suprême, lors d’un discours public. En voyant la vidéo en question sur YouTube [3], on mesure la distance parcourue par la société égyptienne, et par les sociétés arabo-musulmanes en général, sur la question du fondamentalisme religieux.

Les courants fondamentalistes ont réussi à « vendre » cette nouvelle culture islamique aux sociétés musulmanes, au point que certaines pratiques et comportements – tel le port du hidjab – qui étaient associés à l'islam intégriste il y a 50 ans sont devenus aujourd'hui banals et de simples signes de respectabilité, de conformité au dogme, ou de piété. En d'autres termes, la culture portée par les fondamentalistes musulmans a pénétré de larges secteurs, devenus à présent majoritaires, dans les sociétés arabo-musulmanes, et du coup elle a cessé d’être considérée intégriste et elle est plutôt considérée comme reflétant le caractère authentique de l’islam. Ceci se reflète aussi en situation de migration, mais avec une différence importante : les courants fondamentalistes ne sont pas majoritaires, et une partie non négligeable des immigrants en provenance des sociétés musulmanes sont de tendance laïque, ayant immigré avant tout pour fuir l’islamisme plutôt que pour des raisons purement économiques. Ces considérations ont des conséquences sur les modalités du débat concernant le multiculturalisme, car les pratiques associées à cet islam conservateur sont perçues comme un irritant, ou comme une menace, et donnent lieu à des généralisations abusives qui font le lit du racisme.

Le système juridique canadien accentue la capacité de ces pratiques de transformer le caractère de l’espace public, ainsi que leur perception comme étant susceptibles de le faire. En effet, il est basé sur le Common Law britannique qui fait une grande place à la jurisprudence. Si elle est jugée raisonnable, une demande individuelle d'accommodement litigieuse portée à l’attention de la cour cessera d'être un cas d’accommodement isolé, puisqu'elle fera jurisprudence et permettra d’établir une règle applicable à d'autres cas. La Juge Claire L'Heureux-Dubé a bien exprimé ce point en revenant sur la décision de l'autorisation du kirpan (le cas Multani) et en soulignant les dangers potentiels de ce jugement (Buzetti, 2007). Cependant, même si le principe établi par la Cour Suprême dans le cas Multani a eu une portée limitée puisqu'à notre connaissance, il n'y a pas eu d'autres demandes du même genre, cette décision a établi un climat qui allait être pris en considération par des gestionnaires locaux d'institutions diverses, préférant accorder des accommodements pas toujours raisonnables plutôt que de courir le risque de poursuites judiciaires coûteuses.

Les aspects que nous avons soulevés sont à l’origine de perceptions et de peurs injustifiées, donnant lieu quelquefois à un discours raciste ou du moins injustement alarmiste. En d’autres termes, ce qui est perçu comme un enjeu important ne l’est pas toujours, et relève quelquefois d’un alarmisme injustifié. Dans certains cas, cet alarmisme a été fabriqué de toutes pièces par un traitement médiatique sensationnaliste. Juste pour mémoire, rappelons que Le Journal de Montréal a consacré près de 9 pages des éditions du 19 et du 20 mars 2007 – 8 pages complètes et 1 demi-page – pour une affaire banale de location d’une salle privée pour un repas de cabane à sucre à la suite duquel quelques-uns des visiteurs musulmans ont voulu faire des prières (voir Antonius, 2010a pour plus de détails). TVA a renchéri, en donnant l’impression d’une invasion qui allait défigurer la culture québécoise, la soupe aux pois sans jambon et les fèves au lard sans lard devenant dans cette couverture médiatique une métonymie du Québec dont l’essence serait défigurée par les accommodements alimentaires faits aux visiteurs de la Cabane à sucre. Ce qui est intéressant pour notre propos aujourd’hui n’est pas tellement la couverture médiatique elle-même, mais la réaction des lecteurs, des auditeurs et des autres propriétaires de cabanes à sucre qui sont montés au créneau pour défendre l’identité nationale menacée par les non-mangeurs de jambon.

Spécifions qu’il s’agit là d’un registre particulier du discours où la référence à l’identité nationale est très présente, même s’il ne s’agit pas d’un discours sur le nationalisme. Ce discours populiste, qui emporte l’adhésion du lectorat du Journal de Montréal, par exemple, a un effet sur la façon dont évolue le débat nationaliste. Rappelons que le lectorat de ce journal est le plus important lectorat francophone et qu’il dépasse largement le nombre de lecteurs de La Presse ou du Devoir.

Une idée largement reproduite et popularisée dans les tabloïds populistes et dans le discours de leurs lecteurs est à l’effet que tout accommodement, quel qu’il soit, constitue une menace pour le groupe majoritaire et une négation de son affirmation identitaire. Le seul fait de soulever le droit des minorités devient, dans la logique populiste, de l’à-plat-ventrisme envers les communautés immigrées, qui font preuve d’une attitude ingrate alors qu’on les a accueillis – supposément – à bras ouverts. Le débat sur l’immigration et l’intégration devient structuré alors par les questions identitaires. Les questions de l’accès à l’emploi, de l’exclusion et de la marginalisation économiques deviennent, en conséquence, reléguées au dernier plan, faisant l’objet de déclarations compatissantes et condescendantes, mais pas de politiques réelles. Ce portrait d’un des aspects du discours nationaliste populaire est à peine caricaturé, et je pourrais en citer de nombreuses illustrations. Il constitue un registre parmi d’autres du discours nationaliste, sur lequel nous voulons dire quelques mots à présent.


LES COURANTS NATIONALISTES
QUÉBÉCOIS


Pour les fins de notre analyse, nous proposons de distinguer trois registres de discours nationaliste sur la nation et la diversité qui interagissent différemment avec la visibilité accrue des manifestations de l’islam dans l’espace public : un discours populaire (que nous venons d’évoquer), un discours « grand public » des politiciens et des chroniqueurs ; et enfin un discours savant, celui des universitaires et des essayistes.

Ces discours ne sont pas structurés de façon identique, mais ils se nourrissent mutuellement.

Le discours nationaliste populaire a été analysé du point de vue de son attitude envers les immigrants en général et l’islam en particulier. Le racisme, ou du moins une  hostilité profonde envers l’immigration musulmane, s’y exprime, à côté d’attitudes de solidarité et d’ouverture (Antonius et al. 2008, Potvin, 2008). Mais à ma connaissance le lien entre l’orientation nationaliste exprimée dans ce discours et les manifestations de l’islam dans l’espace public n’a pas été analysé. Pour qui est familier avec ce discours, la mention de l’islam comme menace à l’identité y est commune et on peut y déceler une posture de défense de l’identité et de la nation québécoises face à l’invasion culturelle représentée par les comportements des immigrants. Ce discours a eu tendance à se positionner en réaction forte, disons viscérale, aux manifestations banales de l’islam, en les associant automatiquement à un islam radical et conquérant, rendu plus visible par la couverture médiatique sensationnaliste.

LA LOGIQUE DU LIEN
ENTRE ISLAM CONSERVATEUR
ET DÉFENSE DE LA NATION


Ce lien est relativement aisé à concevoir : la possibilité pour les individus de vivre les rituels de l’islam intégriste ou conservateur dans l’espace public suppose une redéfinition des règles qui régissent cet espace. Ainsi, si on veut faire ses prières au moment précis prescrit par l’orthodoxie dominante et en faisant les ablutions rituelles, il faut des lieux appropriés dans les tours à bureaux et dans les écoles et les universités, il faut interrompre les activités à ce moment, et il faut refaire les toilettes pour pouvoir s’y laver les pieds. Bien sûr, peu de musulmans le demandent, mais ce sont précisément ces pratiques qui avaient causé beaucoup de tensions, il y a quelques années, à l’École de technologie supérieure de Montréal. Les considérations d’ordre quantitatif n’entrent pas en jeu ici : même si c’est une minorité qui fait ces demandes, et si ces demandent sont formulées en termes de droits humains et de liberté de croyance, il y a une obligation morale, pour l’ensemble de la société, de faire ce qu’il faut pour garantir le respect de ces droits. En d’autres termes, il faut réintroduire des considérations d’ordre religieux dans la conception de l’espace public et dans l’organisation du travail.

Or, dans la société québécoise, la laïcité des institutions et la neutralité de l’espace public, du point de vue des religions, ont été acquises de haute lutte, au bout d’un long processus historique. À tel point qu’elles sont devenues des valeurs constituantes de la nation moderne qu’est le Québec. Leur remise en question devient alors une remise en question de ce qui fait la nation, et la lutte contre ces remises en question se fait donc naturellement dans le cadre d’un renforcement de ces valeurs et de l’institution qui les garantit, la nation.

Le processus de base qui est à l’œuvre est celui du rattachement à la nation – redéfinie par l’attachement à des valeurs – comme moyen de prévention de la dissolution appréhendée de son identité, menacée par des pratiques culturelles ancrées dans des religions « importées ». Ainsi, la menace contre la nation a changé de nature au cours des dernières décennies : ce n’est plus simplement le rattachement au Canada, dont les politiques multiculturalistes réduisent la nation québécoise à un groupe ethnoculturel parmi d’autres, qui constitue une menace, mais aussi les demandes religieuses qui remettent en question l’identité québécoise contemporaine, définie entre autres par sa distanciation de l’Église catholique et des valeurs traditionnelles. D’où l’importance accordée à la laïcité et l’égalité hommes-femmes. L’insistance sur ces valeurs – rattachées de façon organique au nationalisme québécois contemporain, dans toutes ses variantes – devient une façon de préserver l’identité québécoise.

Une image capture cette logique de façon extrême, presque caricaturale. Elle provient d’un site français d’extrême droite, le site de Riposte Laïque. Même si le groupe pousse la logique jusqu’à l’extrême, et que ce n’est pas du tout le cas des tendances majoritaires parmi les nationalismes québécois, les liens dont nous parlons sont illustrés de façon éloquente. Sur sa page Facebook, l’image suivante est associée à l’identité du site :

Cette image résume à elle seule l’ensemble des liens dont nous parlons : les manifestations de l’islam intégriste (burqa), le glissement vers l’islam tout court (l’islam ne passera pas), la volonté de résister (ne passera pas) et le symbole de la nation (Marianne, le drapeau) comme fondement de la résistance.

Les versions dominantes du nationalisme au Québec rejettent clairement la lecture raciste de l’extrême droite, et n’endossent aucunement, selon notre lecture, le discours hostile à l’islam dans son ensemble. Mais le discours grand public des politiciens et des chroniqueurs vient répondre aux craintes exprimées dans le discours populiste, en proposant l’option nationaliste comme réponse aux dangers perçus. Face au Canada anglais, l’affirmation de la nation québécoise passe par l’affirmation du français. Mais face à la « menace » de l’islam conservateur, menace construite et amplifiée par certains médias, la défense de la nation se fait par l’affirmation des deux valeurs de la laïcité et de l’égalité homme-femmes.

Un troisième registre de discours nationaliste, celui des essais et des recherches académiques, tend à être beaucoup plus nuancé, et il s’éloigne de la problématique de l’islam comme menace. Nous ne l’analyserons pas ici puisque ces diverses tendances s’expriment dans les communications du présent colloque.

CONCLUSION

Nous avons voulu formuler et discuter une hypothèse, celle du rôle de la visibilité accrue des manifestations de l’islam conservateur dans l’espace public québécois comme facteur explicatif de l’emphase mise sur l’identité et les valeurs dans le courant nationaliste. En effet, ces manifestations sont perçues comme une menace, et le nationalisme comme une réponse à cette menace. L’islam fait peur, à tort croyons-nous, et cette peur est exprimée quelquefois de façon xénophobe et pour les mauvaises raisons.

Le lien entre ces deux éléments (l’islam et le nationalisme) passe par une série de processus sociaux, dans lesquels un alarmisme fabriqué médiatiquement, et non fondé, se juxtapose à des préoccupations légitimes par ailleurs. Dans ces processus, un glissement implicite se fait entre les manifestations de l’islam intégriste – phénomène relativement récent dans les sociétés à majorité musulmane – et les pratiques de l’islam traditionnel. L’attitude critique envers le fondamentalisme se transforme alors en hostilité envers tout ce qui évoque l’islam. Mais si cette hostilité s’exprime de façon crûe, presque viscérale, au niveau populaire, et si elle est relayée par les tabloïds à grand tirage et par les lignes ouvertes radiophoniques, elle est sublimée au niveau du discours politique, et prend la forme d’une  « défense de la nation » qui s’exprime par une affirmation identitaire, associée à la droite. Les courants progressistes n’étant pas assez critiques des politiques du multiculturalisme, ils ont tendance à souligner l’aspect non fondé de l’alarmisme (surtout lorsqu’il prend des tournures racistes), mais n’apportent pas de réponse satisfaisante aux préoccupations légitimes relatives à la redéfinition de l’espace public. Le fonctionnement du système juridique canadien exacerbe ces peurs identitaires, en permettant la transformation d’accommodements ponctuels en jurisprudence, ouvrant ainsi la porte à une redéfinition de l’espace public en fonction des demandes des groupes les plus conservateurs, et défaisant du coup des années de lutte pour séculariser cet espace public. Cela met les courants nationalistes progressistes dans une impasse apparente, qui consiste à devoir défendre en même temps l’affirmation nationale du Québec face à l’hégémonie du système fédéral, et les droits des minorités ethno-religieuses, perçus au Québec comme étant un cheval de Troie fédéraliste.

La sortie de l’impasse passe par une dissociation de ce qui relève de l’islam intégriste et de l’islam tout court, et par une déconstruction du discours médiatique alarmiste. On pourra alors articuler un nationalisme civique qui ne fait pas fi de l’ancrage historique et culturel du Québec contemporain, et qui laisse une place à la diversité, même dans ses tendances conservatrices minoritaires, et même si ces tendances vont à l’encontre des valeurs acquises au cours des luttes historiques des dernières décennies pour la neutralité de l’État en matière religieuse et pour l’établissement d’un espace public sécularisé.

RÉFÉRENCES

Antonius, R. (2002). « Un Racisme ‘respectable’ » in Renaud J, Pietrantonio L, Bourgeault G (eds), Les relations ethniques en question : Ce qui a changé depuis le 11 septembre, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, pp. 253-270.

Antonius, R. (2006). « Les représentations médiatiques des Arabes et des musulmans au Québec », Annuaire du Québec 2006, Montréal, Institut du Nouveau Monde.

Antonius, R. et al. (2008). Les représentations des Arabes et des musulmans dans la grande presse écrite du Québec, Rapport de recherche présenté à Patrimoine Canadien (PCH).

Antonius, R. (2010a). « Le Journal de Montréal et les frontières symboliques avec les Musulmans », dans Aline Gohard et Dunya Acklin Muji (dir.)  Entre médias et médiations: mises en scène du rapport à l'altérité, Paris, L’Harmattan.

Antonius, R. (2010b). « Les représentations des Arabes et des musulmans dans l’espace public québécois », dans Henda Ben Salah (dir.) Arabitudes. L'Altérité arabe au Québec, Éd. Fides, 2010.

Benhabib, D. (2011). Les Soldats d'Allah à l'assaut de l'Occident, Montréal, VLB éditeur.

Buzetti, H. (2007). « Les affaires du kirpan et de la souccah juive - La Cour suprême s'est trompée ; Claire L'Heureux-Dubé juge que les raisonnements juridiques ont ouvert la porte à des accommodements déraisonnables ». Le Devoir, 9 novembre 2007.

Labelle M. (2008). « Les intellectuels québécois face au multiculturalisme : hétérogénéité des approches et des projets politiques», Canadian Ethnic Studies, vol. 40, n° 1-2, p. 33-56.

Potvin, M. (2008). Médias et accommodements raisonnables. L’invention d’un débat. Analyse du traitement médiatique et des discours d’opinion dans les grands médias québécois sur les situations reliées aux accommodements raisonnables, du 1er mars 2006 au 30 avril 2007. Rapport de recherche présenté à la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles.

Razack S. (1998). Looking White People in the Eye: Gender, Race, and Culture in Courtrooms and Classrooms, University of Toronto Press.

Spivak, GC. (1999). A Critique of Postcolonial Reason: Toward a History of the Vanishing Present, Cambridge, Harvard University Press.



[1] Voir par exemple la critique que fait Sherene Razack (1998) des tentatives de mettre au point des outils législatifs visant à protéger les femmes de pratiques patriarcales, critique s’inspirant de la célèbre formule de G. Spivak, « white men rescuing brown women from brown men » (Spivak 1999: 284).

[2] De façon tout à fait démagogique, d’ailleurs.

[3] Cette vidéo peut être visionnée à www.youtube.com/watch?v=DxKn6gBL-e8.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 11 août 2014 16:33
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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