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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Rachad Antonius et Noomane Raboudi, “Présentation”. In revue Cahiers de recherche sociologique, no 46, septembre 2008, pp. 5-10. Montréal: département de sociologie de l'UQAM. Liber, Éditeur. Un numéro dirigé par Rachad Antonius et Noomane Raboudi intitulé: “L'islam, l'Empire et la République”. [Autorisation accordée par Rachad Antonius le 7 septembre 2010 de diffuser ce numéro complet de la revue dans Les Classiques des sciences sociales.]


[5]

Rachad Antonius et Noomane Raboudi

Respectivement sociologue, professeur, Département de sociologie, UQÀM,

et Professeur remplaçant au rang de professeur adjoint,
Faculté des sciences sociales, Université d’Ottawa.


L’islam, l’Empire et la République. Présentation”.

Un article publié dans la revue Cahiers de recherche sociologique, no 46, septembre 2008, pp. 5-10. Montréal : Département de sociologie, UQAM. Liber, Éditeur. Un numéro intitulé : “L’islam, l’Empire et la République.”



Un an après les audiences de la commission Bouchard-Taylor, on peut affirmer que l’islam et les musulmans sont devenus, au Québec, la figure de l’altérité par excellence. Cela est également vrai en Europe et, de manière plus atténuée, dans le reste du Canada. Ce numéro spécial veut examiner les diverses facettes de cette réalité.

Les textes qui le composent sauront, nous l’espérons, contribuer à un dialogue aux multiples interlocuteurs : entre les regards disciplinaires qui les sous-tendent (on trouvera des textes qui relèvent de la sociologie, bien sûr, mais aussi de la psychologie, de la science politique, des études de la culture et des sciences religieuses), entre les diverses orientations politiques ou idéologiques, et entre les postures normatives prises face aux défis que pose l’immigration récente. Soulignons que les premiers qui affrontent ces défis sont les individus issus de cultures musulmanes, qui les vivent dans leur quotidien et dans leur devenir. On a trop tendance à voir ces défis du point de vue des groupes majoritaires ou de la société d’accueil, qui les vit à un autre niveau.

Nous proposons d’aborder les questions qui touchent l’islam en Occident en nous référant à deux grands paramètres, la logique de l’Empire et celle de la République. La logique de l’Empire renvoie aux facteurs internationaux. Cette notion fait référence aux situations coloniales et néocoloniales, au discours orientaliste, à la « guerre à la terreur » et aux politiques sécuritaires. Elle se fonde aussi sur un sentiment de supériorité et elle est accompagnée d’une attitude de dénigrement des peuples colonisés, dans ce cas les peuples musulmans, qui prend quelquefois les formes du racisme. Dans le discours (post ?) colonial du début du vingt et unième siècle, la notion de « mission démocratique » des interventions militaires a remplacé celle de « mission civilisatrice » qui accompagnait les interventions coloniales du début du vingtième siècle. Dans la mesure où des mobilisations politiques contre cette logique d’Empire l’ont pris comme référent (termes dans lesquels François Burgat les analyse) ou comme « tradition discursive » (Talal Asad), l’islam a été construit comme un danger.

[6]

L’alignement de la politique étrangère canadienne sur celle de notre voisin du sud a renforcé le discours de l’Empire et a eu des conséquences sur les politiques sécuritaires du Canada et sur les mises en scène médiatiques du danger associé à l’islam. Car le discours médiatique dominant n’est pas en rupture avec la logique de l’Empire : les doutes sur la pertinence de la présence canadienne en Afghanistan, par exemple, ne s’expriment pas dans le cadre d’une remise en question de l’Empire ; les critiques sont plutôt formulées en termes d’efficacité et d’évaluation des résultats. Tant le discours politique que le discours médiatique font un usage constant d’images et d’arguments qui relèvent de la logique de l’Empire. Ces images sont ensuite mobilisées dans le débat local sur la signification des pratiques associées à l’islam et sur leur acceptabilité ou non dans une société laïque, ce qui entraîne de nombreux malentendus.

L’autre logique structurante est celle de la République. Le Québec, comme beaucoup de pays occidentaux, est dans un processus de transformation démographique majeure résultant du fait migratoire. Et certains des nouveaux arrivants qui se réclament de l’islam contestent l’orientation laïque de la société, portant en eux des conceptions du monde qui accordent une place importante à la religion dans l’espace public. Même s’ils n’étaient qu’une minorité parmi les musulmans (situation qui n’a pas été démontrée dans un sens ou dans l’autre), la mise sur la table de leurs revendications introduit un élément de tension sociale. Car un système qui se réclame du multiculturalisme ou de sa variante interculturelle ne peut ignorer ces demandes, qui acquièrent une légitimité morale du seul fait de leur statut minoritaire. Mais une société laïque ne peut les accepter toutes sans examen critique non plus, car cela remettrait en question les fondements du système. Cela survient à un moment où la société québécoise affirme une laïcité toute récente et encore fragile, par-dessus une identité encore plus fragile au sein de l’ensemble anglophone nord-américain. Il en résulte une situation de tension où les porteurs de visions religieuses de la société sont perçus comme une menace, qui s’est déplacée du domaine linguistique au domaine religieux. Et comme la menace en question est en partie la même qui conteste l’extension de l’Empire, la jonction entre ces deux facteurs se fait, et ensemble, ils contribuent à la transformation des stéréotypes en facteurs de prises de position politiques.

Ces deux grands paramètres établissent les contours de l’espace où les musulmans peuvent se positionner comme acteurs, dans un contexte social difficile. Les communautés musulmanes sont en effet victimes de plusieurs sortes de discrimination surtout au niveau de l’emploi. Des attitudes ouvertement hostiles à l’islam sont en outre de plus en plus perceptibles dans les médias et dans certains milieux. La plupart des musulmans, qu’ils soient très ou peu pratiquants, ont le sentiment que la classe politique est en train de monter l’opinion publique québécoise contre eux.

Leur réponse à cette situation est complexe et diverse. Elle va de la laïcité militante au fondamentalisme militant (deux réactions mises en exergue par les médias), en passant par tout un éventail mal connu d’attitudes [7] intermédiaires, d’adaptation, d’ouverture ou au contraire de réserve et de retrait, et nous croyons que ces attitudes sont celles d’une grande majorité de musulmans et de musulmanes. Elle s’accompagne aussi de sentiments d’exclusion et de désarroi, qui se conjuguent avec la souffrance de la « double absence » (Abdelmalek Sayad).

Certaines de ces réponses se situent elles aussi dans une logique d’Empire, dont l’islam politique et l’islamisme radical et violent sont des facettes. C’est l’image inversée (mais non symétrique) de l’Empire disparu, qui regroupait la Oumma (la communauté des musulmans), dont la réalisation anime un certain nombre d’acteurs de l’islam dans les pays d’origine. En situation de migration, cette quête de l’autre empire est marginale, mais elle n’est pas absente du discours et elle a certainement contribué à la perception de l’islam comme danger. D’autres réponses se situent dans un mouvement de retour au religieux et elles s’expriment par des revendications de type social qui ne sont pas nécessairement ou directement associées à un projet politique et qui ne devraient pas poser problème dans une société pluriculturelle. Enfin, le sujet qui rejette tant l’islamisme que le repli identitaire sans rejeter son identité islamique, mais sans la mettre au coeur de son projet politique, formule aussi une réponse qui est pourtant trop souvent ignorée, car elle ne prend pas la forme institutionnelle des associations islamiques.

Les traces de l’expérience coloniale et son impact sur les processus d’intégration et de racisation sont abordés dans les textes réunis ici de diverses façons. L’Empire n’est pas chose révolue. Les interventions passées et actuelles des puissances occidentales au Moyen-Orient et en Asie centrale pèsent lourd tant sur les rapports entre les sociétés islamiques et l’Occident que sur le contexte sécuritaire en Europe et en Amérique du Nord. Les musulmans se sentent spécifiquement visés par la logique sécuritaire, responsable des certificats de sécurité, au Canada, et des « Nofly lists » dont les failles et les excès commencent à être dénoncés par un cercle qui ne se réduit plus à celui des défenseurs des droits humains. Par ailleurs, le « réveil islamique », c’est-à-dire le recentrage des cultures dominantes dans les sociétés islamiques autour des dimensions religieuses de l’islam et du dogme, a lui aussi des conséquences directes et indirectes en terre d’immigration, surtout que l’influence conservatrice, incluant sa version wahhabite, n’est pas absente de ce recentrage. Le résultat est que certaines des revendications islamistes dans les pays musulmans sont transformées en expressions identitaires en situation d’immigration et deviennent de ce fait l’objet de revendications légitimées par les politiques du multiculturalisme. Cela a en retour un impact sur les politiques d’accueil et d’intégration et stimule dans les sociétés occidentales des réactions qui puisent dans le registre colonial leurs postures, leurs visions et leurs réflexes de supériorité. Ici, même la logique de la République reste empreinte des accents de l’Empire.

Les textes de ce numéro abordent l’un ou l’autre des aspects de cette problématique, mais leurs auteurs ne partagent pas nécessairement les [8] mêmes visions ni les mêmes analyses, et nous souhaitons que leur publication dans un même numéro favorise un débat contradictoire fructueux.

Le texte de Rachad Antonius aborde les processus de racisation, en soulignant que les approches postcoloniales et l’analyse de la pensée raciale, fort éclairantes par ailleurs, ne permettent cependant pas d’aborder les discours de domination dans les cultures subalternes, ni de distinguer la diversité des logiques qui sous-tendent le regard dominant sur l’islam et les musulmans. Les interrogations sur la présence de l’islam en Occident ne peuvent être ramenées simplement à du racisme ou à des peurs identitaires.

À partir d’une connaissance intime des textes fondateurs de la pensée politique en islam, Noomane Raboudi examine, quant à lui, la façon dont l’idéologie islamiste conceptualise la notion de démocratie et, partant, les rapports avec l’Occident. Il fournit des outils qui permettent de comprendre la conception des courants islamistes de la place des musulmans en démocratie.

Valérie Amiraux souligne la continuité entre, d’une part, les imaginaires, discours et pratiques coloniaux et, d’autre part, les imaginaires, discours et pratiques contemporains de gestion de la diversité en France. Elle illustre cette proposition de multiples exemples. Les discours universalistes de la République ne cachent pas toujours efficacement les processus de reproduction de rapports inégalitaires hérités de l’Empire.

Ratiba Hadj-Moussa et Karine Côté-Boucher voient, dans certaines réactions de la société québécoise à la présence musulmane au pays, l’effet d’interrogations identitaires bien plus que celui d’enjeux spécifiques à l’islam. Elles examinent le champ discursif qui structure le rapport entre islam et laïcité au Québec en faisant un rapprochement avec le cas français. Selon elles, aux défis lancés par la présence de l’islam en Occident, qui agissent comme révélateurs d’interrogations sociales et politiques, ces sociétés répondent de manière répressive et préventive.

Ural Manço interroge à son tour les cadres disciplinaires et épistémologiques qui gouvernent le regard posé sur les musulmans par les sciences sociales en Belgique. Alors que les orientalistes ont hésité à se pencher sur les problématiques sociales qui touchent les musulmans, les politologues les voient comme un fait de pouvoir et comme une menace. Les derniers arrivés dans ce champ d’études, les théologiens musulmans, n’arrivent pas à s’émanciper des schémas normatifs et apologétiques traditionnels en cours dans le monde musulman. Ce dernier constat de l’auteur illustre, selon nous, la pertinence de comprendre le discours islamiste dans son environnement d’origine, en prenant bien soin de souligner que, dans sa transposition en Occident, sa signification se transforme aussi.

Patrice Brodeur place le rapport de la société québécoise à la laïcité et à l’altérité dans un double contexte historique : celui de l’histoire du Québec et celui du rapport Orient-Occident. Les craintes entourant la présence musulmane en Occident font écho à des craintes plus anciennes, celles qui sont nées de la rencontre entre l’islam et la chrétienté dans le contexte médiéval méditerranéen. Dans cette double histoire, des discours [9] de tolérance et d’ouverture côtoient des discours d’intolérance et d’exclusion. Au Québec, il semble que les jeux ne soient pas encore faits.

Se plaçant dans le paradigme disciplinaire de la psychologie, Monique Best examine la métaperception des musulmans par un groupe d’étudiants musulmans et non musulmans au Québec. Cela veut dire que ce n’est pas la perception des répondants qui est étudiée, mais ce que ces derniers pensent être les perceptions dominantes dans leur société. Ces métaperceptions peuvent avoir une grande valeur explicative du sentiment d’exclusion que ressentent beaucoup de musulmans, quel que soit leur rapport au dogme et à la tradition. Il serait certainement intéressant de comparer les métaperceptions aux perceptions réelles. Mais qu’elles soient identiques ou qu’elles en diffèrent, elles guident le comportement des individus, et leurs conséquences méritent d’être étudiées.

Enfin, Jean-René Milot se penche sur une question autour de laquelle s’est cristalisée une partie de l’antagonisme contre les musulmans, celle de la polygamie. Il montre que la question de la légalisation de la polygamie est associée à tort à la présence de l’islam, alors qu’elle concerne tout autant, sinon plus, d’autres groupes religieux. Cette question soulève celle du pluralisme juridique qui est de plus en plus considéré comme une méthode de gestion de sociétés plurielles et qui évoque le système des millets dans l’empire ottoman, avec ses avantages et ses nombreux inconvénients.

Les textes publiés reflètent des approches disciplinaires et des sensibilités méthodologiques fort différentes, dont certaines pourraient paraître déroutantes en comparaison aux approches sociologiques classiques. Elles apportent cependant des perspectives qui se complètent et qui permettent, par leurs multiplicité, de mieux appréhender les diverses facettes de la réalité complexe à laquelle nous avons à faire, et qu’aucune méthode positive ne peut cerner de façon satisfaisante.



Les questions abordées ici répondent à une urgence : celle d’une situation de polarisation sociale autour d’un clivage religieux, polarisation qui entraîne des tensions et qui a déjà produit des dérapages, au moins au niveau de certains médias. Cette polarisation n’est pas uniquement le résultat d’une méconnaissance, elle exprime aussi des intérêts perçus fort différemment à l’intérieur des divers groupes. La réflexion savante peut contribuer à désamorcer les situations de crispation identitaire, autant du côté des groupes majoritaires que des groupes minoritaires. Cela implique qu’elle doive « se mouiller ». Si tous les textes se caractérisent par une approche qui se veut aussi objective que possible, ils ne sont pas exempts de prises de position normatives. Devant un sujet aussi délicat, qui comporte tant d’enjeux, il aurait été difficile de faire autrement. Dans la mesure où elles sont clairement énoncées et assumées, ces positions font aussi partie du débat et démontrent sa pertinence. Car ce débat nous interpelle tant comme citoyens que comme chercheurs.

Les débats en cours au Québec et ailleurs dans le monde sur l’islam politique et sur ses conséquences ont une autre caractéristique qu’il faut [10] clarifier et qui résulte de la situation de polarisation que nous avons évoquée. Dans cette situation de polarisation, toute expression de l’identité religieuse islamique est associée, à tort et à travers, à l’« intégrisme islamique », une association qui ne résiste pas à l’examen critique. Cette association est faite tant par certains courants dans les groupes majoritaires que par les tenants d’un islam rigoriste qui prétendent qu’ils représentent le vrai islam et donc que le refus de leurs revendications équivaut à de l’islamophobie.

Ainsi, des attitudes hostiles à l’islam s’expriment par le biais de la défense de la laïcité et de l’égalité des sexes, mais toute défense de ces valeurs n’est pas nécessairement islamophobe, loin s’en faut. Parallèlement, des attitudes hostiles à l’Occident et aux valeurs de la République s’expriment par le biais de revendications religieuses, mais, là non plus, toute revendication religieuse ne constitue pas un rejet des valeurs de la République. L’existence de positions extrêmes dans le camp adverse fournit à chacun les excuses et les justifications pour la « démonisation » de l’autre et pour la mobilisation politique contre le « danger » qu’il représente. Dans chaque camp, les valeurs de la République sont mobilisées pour maintenir l’Empire ou pour le reconstruire. C’est ce cercle qu’il faut briser.

Rachad Antonius

Noomane Raboudi



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 13 décembre 2011 19:06
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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