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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Rachad ANTONIUS, “Repenser les catégories de «majorité» et de «minorité»: l'islamisme comme phénomène minoritaire dans les sociétés occidentales.” Version de l’auteur avant la publication dans la Revue européenne des migrations internationales. Un article publié dans Revue Européenne des Migrations Internationales, 2015, 31 (2), pp. 11-30. Université de Poitiers. [Autorisation formelle accordée le 18 mars 2019 par Monsieur Rachad Antonius de diffuser cet article en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

Rachad ANTONIUS [1]

sociologue, professeur, Département de sociologie, UQÀM.

Repenser les catégories
de « majorité » et de « minorité » :
l'islamisme comme phénomène minoritaire
dans les sociétés occidentales
.”

Un article publié dans Revue Européenne des Migrations Internationales,
2015, 31 (2), pp. 11-30. Université de Poitiers.

Introduction [11]
Préalables [13]

Le contexte de la société québécoise [13]
Minorité démographique/minorité sociologique [14]

Retour sur les rapports entre majorités et minorités [15]

Les limites de l’approche constructiviste [16]
Question d’échelle [18]
Le différentiel de pouvoir [19]
Les critères de définition de la majorité [20]
Le rôle du groupe jugé minoritaire dans l’édification des clivages [23]
Logiques majoritaires/positions minoritaires [25]

Conclusion : les musulmans et l’islam comme phénomène minoritaire [27]
Références bibliographiques [28]

Résumé / Abstract / Resumen [30]


Introduction

Ce texte constitue une ébauche d’analyse d’une situation particulière et délicate : celle de l’expression, dans l’espace public des démocraties libérales occidentales, du discours fondamentaliste islamique, des pratiques culturelles et politiques qui l’accompagnent, et des réactions qu’il suscite. Les paradigmes qui abordent ce phénomène avant tout comme relevant d’un rapport de pouvoir entre une majorité dominante et une minorité qui prend la parole pour défendre son droit de croire ne permettent pas de saisir certains enjeux essentiels de la question. Son analyse est source de controverse, car le discours fondamentaliste se développe au sein de minorités dont une partie est marginalisée socialement et économiquement, ce qui soulève des problèmes tant théoriques que de positionnement éthique et politique.

Du côté de l’enjeu éthique, ne risque-t-on pas d’attiser l’islamophobie [2] en faisant du phénomène islamiste un objet d’examen ? Faut-il parler de la radicalisation islamiste de façon spécifique ou pas ? Comment le faire ? Car le glissement est vite fait : si la radicalisation est liée aux musulmans, ses dangers découlent de l’immigration musulmane. C’est bien ce type de glissements qui nourrit la droite xénophobe, entraînant des attitudes hostiles envers l’ensemble des musulmans et non pas seulement envers les courants radicaux, ou même envers l’immigration tout court. Face à ce risque, certains estiment que le simple fait de faire de l’islamisme radical en situation de migration un objet de recherche sociologique est très problématique, surtout dans un contexte de dérapage sécuritaire et de « guerre à la terreur » (Razack, 2011). Ceci nourrirait le sentiment que la probabilité de radicalisation est plus élevée parmi les communautés musulmanes que dans le reste de la société, légitimant ainsi des mesures de surveillance discriminatoires. Selon Shereen Razack, les stéréotypes de « l’homme musulman dangereux » et de « la femme musulmane soumise et victime » ont contaminé les tentatives de lutter contre certaines pratiques comme les mariages forcés ou les crimes d’honneur (Razack, 1998 et 2011). Selon elle, l’opprobre jeté sur la radicalisation d’une partie  des communautés musulmanes rejaillit inévitablement sur tous les musulmans. Ce courant de pensée qui est bien représenté en Amérique du Nord a adopté une posture apologétique qui réduit la radicalisation à une pratique religieuse rigoureuse, et qui estime que son étude relève d’une forme d’islamophobie.

Or nous croyons que cette attitude n’est pas soutenable d’un point de vue sociologique, et qu’elle est contreproductive du point de vue politique.

Du point de vue théorique, nous croyons que la difficulté principale vient des limites imposées à l’analyse par le recours à l’opposition désormais classique entre minorités et majorités. Comme les musulmans en situation de migration constituent une minorité numérique, leurs pratiques culturelles tombent dans la catégorie des pratiques qui doivent être protégées contre l’hégémonie des groupes majoritaires. Ces derniers se cacheraient derrière un universalisme qui ne serait en réalité qu’un ethnocentrisme déguisé, ou plus spécifiquement de l’islamophobie, pour combattre les pratiques religieuses d’un groupe minoritaire. Telle a été l’orientation générale d’un colloque organisé en novembre 2010 par l’Institut Simone de Beauvoir, de l’Université Concordia à Montréal, en réaction au Projet de loi 94 de l’Assemblée nationale du Québec qui visait à interdire le voile intégral lors de la prestation de services dans les institutions gouvernementales, mais pas dans l’espace public. Ce colloque faisait suite à une déclaration datant d’avril 2010, dans laquelle il est dit que :

« Le projet de loi 94 est chauviniste et présente l’image trompeuse d’un Québec ayant atteint l’égalité entre les sexes tout en sous-entendant que les communautés musulmanes sont intrinsèquement oppressives pour les femmes. En tant que féministes, nous sommes engagées à promouvoir et soutenir l’autonomie des femmes ainsi que leur capacité de comprendre et d’articuler leurs expériences d’oppression dans des termes qui leur sont propres. Et c’est en tant que féministes que nous disons NON aux interventions de l’État qui promettent l’égalité entre les sexes aux dépens de l’autonomie des femmes » (Institut Simone de Beauvoir, 2010).

Cette approche théorique ne permet pas de concevoir et d’analyser deux aspects de la question que nous identifions comme pertinents : d’abord, les formes de domination et d’exclusion développées dans les sociétés musulmanes d’origine des immigrants, qui produisent des phénomènes comme celui du voile intégral, et qui sont transposées en situation de migration et articulées à partir de positions minoritaires ; et ensuite, les tentatives d’hégémonie d’un courant répressif qui était à l’origine  minoritaire à l’intérieur des sociétés musulmanes, mais qui a largement réussi à transformer ses impératifs dogmatiques en signes identitaires, adoptés et intériorisés par une portion non négligeable des groupes cibles auxquels il s’adresse. Ces deux aspects se retrouvent en situation de migration. Nous postulons qu’ils sont fondamentaux pour comprendre la dynamique des rapports entre minorités musulmanes et majorités en situation de migration.

Ce sont ces considérations que nous souhaitons développer et fonder théoriquement par un retour sur le concept de minorité. Ce faisant, notre réflexion portera sur d’autres questions où les positions de majorité ou de minorité ne sont pas aussi évidentes qu’on le pense. Nous commencerons par aborder la situation minoritaire du Québec au sein du Canada, situation qui constitue le cadre politique dans lequel d’autres rapports entre majorités et minorités vont s’articuler.

PRÉALABLES

Le contexte de la société québécoise

La société québécoise héberge une majorité démographique historique – les Canadiens français du Québec –, mais qui est en situation minoritaire à certains niveaux que nous souhaitons expliciter brièvement. [3]

Le premier niveau qui nous intéresse est le niveau fédéral dans lequel la société québécoise s’insère. Si certaines prérogatives politiques sont du ressort de l’Assemblée nationale du Québec, d’autres, les plus structurantes d’ailleurs, sont du ressort des institutions politiques et des intérêts économiques canadiens. La Charte canadienne des droits et libertés, qui est construite sur une conception très individualiste des droits, est une des structures qui empêchent la « majorité » au Québec de légiférer pour préserver ses droits collectifs (Labelle, 2015 ; Chevrier, 2012). Cette majorité est donc soumise à un système politique plus large dans lequel elle constitue une minorité.

Mais cette majorité voit aussi ses prérogatives contestées « par le bas », c'est-à-dire par des minorités démographiques dans la société québécoise qui, du fait de leur alliance avec les structures fédérales plus larges, contribuent à la minorisation de la majorité québécoise. Les conséquences de cette situation affectent directement la capacité de la « majorité » québécoise de déterminer les politiques de gestion de la diversité les mieux adaptées à son statut de « petite nation » (Boucher et Thériault, 2003). Ainsi, la politique d’interculturalisme qui caractérise le système québécois de gestion de la diversité est-elle souvent battue en brèche au profit du multiculturalisme, du fait des multiples influences, formelles et informelles, qui opèrent au niveau fédéral sur les politiques nationales, voire  municipales, québécoises. À un niveau infraprovincial, c’est la Ville de Montréal – du fait de sa composition démographique – qui devient l’instance officielle, non liée à un groupe ethnique particulier, où la contestation par le bas de l’ordre « majoritaire » au niveau du Québec peut s’institutionnaliser. Par exemple, le Maire de Montréal, d’ailleurs ancien membre de tendance fédéraliste du parlement canadien, a joué un rôle très important dans la contestation de la Charte dite « de la laïcité » proposée par le gouvernement du Parti Québécois en 2013-2014 (Assemblée nationale du Québec, 2013) [4]. Les approchent théoriques qui abordent les rapports entre les groupes ethnoculturels du Québec qui sont issus de l’immigration et la « majorité » québécoise dite « de souche » avant tout comme des rapports majoritaires/minoritaires sont donc inadéquats pour rendre compte des dynamiques réelles à l’œuvre sur le terrain.

Minorité démographique/minorité sociologique

Nous ne tenterons pas ici de définir le fait minoritaire ou la notion de minorité en général, vu l’extrême diversité des situations minoritaires. Bernard Voutat et René Knuesel (1997) soulignent d’ailleurs la difficulté de trouver une définition qui soit suffisamment large pour englober toutes les situations minoritaires, et simultanément suffisamment précise pour permettre des analyses rigoureuses. En conséquence, outre nos remarques précédentes sur la position minoritaire du Québec au sein du Canada, nous traiterons surtout des groupes minoritaires issus de l’immigration dans les sociétés occidentales. Bien que cela simplifie quelque peu le problème de la définition, les difficultés conceptuelles ne disparaissent pas pour autant. Commençons par clarifier notre positionnement sur deux questions, celle du nombre et celle des limites de l’approche constructiviste.

Une première clarification concerne l’opposition qui est généralement faite entre minorité démographique et minorité sociologique. La plupart des auteurs s’entendent pour dire que c’est l’aspect de minorisation, ou de position dominée, qui prime dans l’analyse des rapports entre majorités et minorités, l’aspect quantitatif, ou démographique, n’étant que secondaire dans ces rapports. Il s’ensuit qu’une majorité démographique pourrait être une minorité sociologique si elle est dans un rapport de force où elle est dominée, ou mise en situation de « minorisation », terme qui renvoie au statut de mineur. En conséquence, la plupart des auteurs estiment que le terme « minorité » doit être pris dans son sens sociologique et non pas démographique. Mais ceux qui utilisent ce concept dans son sens sociologique se sentent obligés, chaque fois qu’ils l’utilisent, de l’expliquer pour le ramener finalement à celui de « groupe dominé ». Par exemple, dans l’excellente analyse de P.-J. Simon, après une longue explication, il conclut :

« Le concept sociologique de minorité doit donc être nettement démarqué de tout contenu quantitatif – quelles que soient les incidences, qui sont bien sûr par ailleurs à prendre en compte dans les analyses, de cet aspect du nombre. Il ne réfère pas à des ensembles collectifs moins nombreux, mais à des ensembles collectifs dominés. De même que le concept de majorité, dans cette sélective ne signifie pas le plus nombreux, mais le dominant » (Simon, 2006 : 155. C’est P.-J. Simon qui souligne)

Si tel est le cas, pourquoi ne pas désigner les groupes en question par les termes de « dominant » et « dominé », tout simplement ? Il serait étrange, dans une analyse de la situation en Afrique du Sud au temps de l’Apartheid, par exemple, de parler des privilèges de la « majorité blanche » et de la marginalisation de la « minorité noire », en s’appuyant sur le sens sociologique de ces concepts. Il faudrait immédiatement dire que c’est une minorité démographique qui est en position dominante face à une majorité démographique dominée. Et c’est justement là, la spécificité de cette situation qui la rendait moralement inacceptable, du fait des mesures de ségrégation et de répression violente nécessaires au maintien de la domination. C'est-à-dire que pour utiliser les termes « minorité » ou « majorité » dans leur sens sociologique (qui est contre-intuitif), il faut toujours fournir l’explication que l’usage du terme est censé rendre inutile. Même si le terme « minorité » est une métaphore intéressante qui attire l’attention sur le rapport de pouvoir et non sur le nombre, les termes de dominant et de dominé communiquent le sens voulu de façon plus claire et plus directe. À la limite, les termes « processus de minorisation » ou « situation de minorisation » peuvent être appropriés, car ils permettent de focaliser l’attention sur les rapports de domination. En conséquence, nous utiliserons le terme « minorité » pour désigner « des ensembles collectifs moins nombreux », en signalant les cas où une minorité démographique est en situation de domination. Et nous utiliserons aussi le riche vocabulaire français pour désigner les diverses formes de rapports de pouvoir entre les groupes sociaux : domination, marginalisation, exclusion, incorporation segmentée, contrôle, discrimination, racisation, etc. Ce choix est d’autant plus justifié qu’en général, les groupes issus de l’immigration sont démographiquement minoritaires. Sauf en Israël évidemment, où ce sont les immigrants récents qui, suite à un processus historique complexe et violent, ont expulsé la majorité des habitants originaux du territoire pour fonder un État qui les représente et devenir eux-mêmes majoritaires (numériquement et politiquement).

Retour sur les rapports
entre majorités et minorités


Le fait minoritaire, c'est-à-dire la notion de minorité en tant que telle sans égard aux critères de différenciation spécifiques qui la constitue, a été relativement peu étudié en sociologie. Il y a bien sûr de très nombreuses études sur des minorités spécifiques, en particulier ethniques ou religieuses. Il y a aussi quelques travaux fondateurs qui ébauchent l'idée d'une sociologie du fait minoritaire. On peut retracer les débuts d’une telle sociologie chez Louis Wirth (par exemple Wirth, 1945), qui a élaboré une réflexion sur le fait minoritaire plus large que le contexte social spécifique qu’il étudiait. Les travaux de Colette Guillaumin (1972 ; 1992) ont apporté une contribution incontournable dans cette direction, démontrant entre autres que l’idéologie raciste a suivi, et non pas précédé, l’institutionnalisation de rapports de pouvoir incarnés dans la grande traite des esclaves vers les Amériques. Ces travaux ont permis la maturation de l’idée d’une liaison intime entre processus de différenciation et de hiérarchisation. L’ouvrage de Pierre-Jean Simon (2006), intégrant tous ces apports, systématise les fondements d’une sociologie du fait minoritaire, en inscrivant ses analyses dans une démarche épistémologique et méthodologique détaillée et explicitée dans la première partie de l’ouvrage, puis en l’ancrant dans les processus plus généraux de différentiation et de hiérarchisation des groupes sociaux.

L’approfondissement de ces deux processus et de leur rôle structurant dans les rapports entre majorités et minorités est fondamental. Car les politiques d'intégration sont généralement pensées, justifiées et analysées en faisant référence, explicitement ou implicitement, aux catégories de minorité et de majorité et aux rapports de pouvoir qu’elles supposent. Le rapport entre les deux catégories est considéré comme fondateur du cadre régissant la gestion de la diversité. Nous constatons cependant que sa conceptualisation est problématique à plusieurs égards, car divers facteurs contribuent à complexifier le rapport de pouvoir entre les groupes désignés par ces deux catégories. Il faut donc déconstruire certaines conceptions considérées comme évidentes autour de ces rapports de pouvoir. Nous le ferons en nous centrant sur un type spécifique de minorités, celles issues de l’immigration dans les pays occidentaux, en considérant la situation spécifique du Québec.

Dans le débat public, certaines analyses et prises de position d’intellectuels et d’institutions, au Canada et au Québec, ont été construites sur le fait que des demandes sociales – d’accommodement ou de modification des règles de gestion de l’espace public par exemple – sont légitimées par le seul fait que, venant d’un groupe minoritaire, elles doivent être accommodées pour préserver les droits fondamentaux de ce groupe. Toute revendication est perçue comme une façon de contester un rapport de pouvoir inéquitable, de « regarder les Blancs dans le blanc des yeux » [5] et elle doit donc être appuyée si on désire corriger l’injustice. C’est ainsi que la revendication d’instaurer en Ontario des tribunaux d’arbitrage des conflits familiaux sur la base de la Charia – dont les décisions seraient officiellement et automatiquement avalisées par le Ministère provincial de la Justice – a été appuyée par certains universitaires [6]. L’opposition à cette revendication ou à des revendications similaires, exprimées par des groupes musulmans au nom de la liberté religieuse, a été qualifiée d’islamophobe. Bien sûr, ce peut être le cas. Mais pas toujours, comme nous le verrons plus bas. Cette posture entraîne des positions contradictoires dont nous avons traité ailleurs (Antonius, 2012). Ici, nous voulons juste proposer une réflexion sur le fait minoritaire, qui servira ultimement à développer une perspective critique sur les rapports entre majorités et minorités.

Les limites de l’approche constructiviste

Une autre difficulté vient d’un usage non critique de l’approche constructiviste, pour laquelle les catégories ethniques n’existent pas en soi, mais s’édifient surtout à partir de rapports de pouvoir. Cette approche a permis de déplacer l’accent mis sur les marqueurs ethniques et sur les formes d’ethnicité symboliques, considérés précédemment comme les causes et les évidences de la différence, pour souligner que ce sont plutôt les différences de pouvoir entre groupes qui font émerger la signification des marqueurs. Cette idée est explicitée par Pierre-Jean Simon qui, parlant plus spécifiquement de hiérarchies sociales plutôt que de rapports de pouvoir, écrit :

« Les hiérarchies sociales […] ne se fondent pas sur des différences préexistantes. Elles les utilisent et les manipulent. Et, plus encore, elles les créent, les fabriquent, ces différences socialement produites servant, par effet de feed-back, de rétroaction, à légitimer les hiérarchies. Ainsi la hiérarchie crée au moins autant et, en fait, bien davantage de la différence que la différence ne crée de la hiérarchie. » (Simon, 2006 ; 133).

Cette conceptualisation a le mérite de forcer l’attention sur les processus de différenciation qui sont étroitement liés aux processus de hiérarchisation. Simon écrit en effet :

« Ce qu’il convient par ailleurs de considérer, c’est que les deux termes de différenciation et de hiérarchisation sont à prendre ensemble, comme un couple conceptuel indissociable. Il n’y a pas d’une part la différence, d’autre part la hiérarchie ». (Simon, 2006 ; 133).

Ainsi, des particularités de l’ordre de l’apparence ou du phénotype, par exemple, sont instrumentalisées par le groupe dominant, qui leur accorde une valeur morale ou intellectuelle, justifiant une hiérarchie au bénéfice des dominants. Bien que le trait caractéristique puisse être présent avant qu’il ne soit articulé à un processus de hiérarchisation, c’est ce processus qui lui donne sa visibilité d’abord en le transformant en différence, sa signification et sa fonction dans la légitimation de la hiérarchie par la suite. Ceci est illustré par les représentations dominantes de ce que devrait être une « femme » ou un « Noir américain » par exemple. Dans cette perspective, la visibilité elle-même devient problématique, et l’officialisation de cette visibilité est le premier pas vers la hiérarchisation.

Ces idées fortes, celles de la différentiation, de la hiérarchisation, et du lien entre elles, sont fondamentales dans la sociologie du fait minoritaire.

Or appliquée automatiquement à toutes les situations de minorisation, cette approche a des limites qu’il faut préciser, sans quoi elle peut induire en erreur. C’est pourquoi il convient de mener une réflexion critique sur le lien entre différenciation et hiérarchisation qui est au fondement de cette conception constructiviste du fait minoritaire. Non pas pour la contester entièrement, mais pour la décliner autrement, pour tenter de cerner les limites de sa validité, et essayer d'identifier les éléments qui la modulent, ainsi que le rôle de certains marqueurs de la différence. En effet, quand ces marqueurs sont érigés en frontière symbolique visant une différenciation entre les groupes, ce n’est pas toujours par le groupe dominant, et ce n’est pas toujours en réaction au pouvoir du groupe dominant. Quelquefois, notamment dans le cas qui nous intéresse, la frontière est érigée par le groupe minoritaire, en fonction de processus qui se déroulent dans d’autres espaces.

Par exemple, comment penser les situations où des groupes minoritaires revendiquent la différence alors que la société « majoritaire » tente de l’ignorer ? [7] La réponse la plus commune est qu’il s’agit là d’une stratégie de retournement du stigmate, qui est libératrice, car les dominés retournent contre les dominants les armes symboliques par lesquelles ces derniers marginalisent les premiers. Ceci est vrai non seulement de marqueurs de différentiation particuliers, mais de la notion de race elle-même, dont l’opportunité de l’utilisation dans les analyses et dans les luttes antiracistes a fait l’objet de nombreux débats académiques (Labelle, 2010). Or, nous prétendons que ces situations de revendication de la différence par des groupes minoritaires ne relèvent pas toutes d’une stratégie de retournement du stigmate. Ceci est particulièrement vrai dans les cas où les marqueurs ne sont pas des phénotypes (comme la couleur de la peau), mais des comportements incorporés dans la culture des groupes minoritaires, dans le cadre de processus de transformations qui se passent ailleurs que dans les sociétés d’accueil. Il arrive dans ces cas que la hiérarchisation symbolique soit renversée, les minoritaires se réclamant d’une supériorité morale sur la majorité, et cachant quelquefois un sentiment de mépris qui se manifeste par le désir de maintenir des barrières symboliques qui les séparent de la majorité. Nous argumenterons que ce sentiment de supériorité relève, dans certains cas, d’un processus de transposition d’une idéologie de domination, à partir du lieu où un groupe est majoritaire, vers un contexte où le groupe au sein duquel elle s’exprime est en situation minoritaire.

En ce qui concerne les comportements et les discours islamistes, leur transformation en marqueurs de la différence n’est pas le fait de la société majoritaire. Leur signification de marqueurs de la différence a été développée ailleurs, dans un processus de différenciation/hiérarchisation dont les effets sont ensuite transposés en situation minoritaire par la migration. Une élaboration et des illustrations de ces processus seront discutées dans la dernière partie de ce texte.

[18]

Notre analyse de ces processus est structurée autour des points principaux suivants : l'échelle à laquelle on se situe, le rôle du groupe jugé minoritaire dans l'édification de ces clivages, la conception même de la notion de majorité, et enfin la logique majoritaire qu'on peut trouver dans le discours de groupes considérés minoritaires. Parmi ces points, le troisième est de nature exploratoire. Nous souhaitons proposer une autre perspective que celle où la majorité est pensée comme groupe social bien circonscrit, pour insister sur le rôle du système normatif de référence dans la définition même de la majorité. Cette définition nous permettra de voir autrement la notion de minorité.

Nous allons maintenant examiner ces points en prenant comme ancrage la question des musulmans et de l'islam comme phénomène minoritaire dans les pays occidentaux. Ce choix est justifié par la spécificité de cette question et par sa prépondérance dans le débat public sur « l’injonction à s’intégrer » [8] d’une part et le « refus d’intégration » de l’autre, notant toutefois que cette question soulève des enjeux extrêmement différents en Europe et au Québec.

Question d’échelle

On peut facilement concevoir une situation où un groupe démographiquement minoritaire localement peut être partie prenante, à une autre échelle, de rapports de pouvoir dans lesquels il peut s'insérer, et faire partie d'un groupe majoritaire. Dans le cas du Québec, deux autres niveaux sont pertinents, selon le clivage qui départage la majorité des minorités. Nous avons parlé plus haut de la situation de la majorité historique francophone, qui est majoritaire à l’échelle du Québec, mais minoritaire à l’échelle du Canada. Nous souhaitons élaborer à présent la situation minoritaire à l’intérieur du Québec.

Si on se situe uniquement à l'échelle du Québec, on peut en conclure que l'anglais est une langue minoritaire et qu’elle doit être protégée, comme le réclament certains groupes anglophones par des démarches tant politiques que juridiques. Mais si on se situe à l'échelle du Canada ou de l'Amérique du Nord, le clivage linguistique qui fait des anglophones une minorité dans l’espace québécois les situe du côté majoritaire pour certains aspects des rapports de pouvoir. Non seulement à cause du lien avec le Canada anglais qui permet d'invalider certaines lois de protection du français, par exemple, mais aussi à cause du lien avec l'univers technologique, économique et culturel nord-américain qui les met en lien avec de multiples réseaux anglophones et augmente sensiblement leur capital social. On ne peut donc pas concevoir le statut de l'anglais au Québec simplement comme celui d’une langue minoritaire. À bien des égards, elle constitue un facteur hiérarchisant, ceux et celles qui la maîtrisent ayant un avantage certain, dans plusieurs domaines de la politique ou des affaires, sur ceux qui ne la parlent pas, même si les premiers sont unilingues anglophones. Par exemple, il est possible pour une personne unilingue anglophone de survivre dans les hautes sphères du pouvoir économique et technologique au Québec, mais pas pour une personne unilingue francophone.

L’analyse de cet aspect de la situation minoritaire du Québec ne se limite pas à la position des communautés anglophones historiques du Québec. [19] Le prestige et le pouvoir d’attraction de la langue et de la culture anglaises et les portes qu’elles ouvrent sur l’espace nord-américain ont pour conséquence qu’un calcul rationnel amènerait les immigrants – surtout s’ils doivent de toute façon abandonner leur langue et leur culture d’origine – à choisir de s’intégrer à la culture anglophone plutôt qu’à la culture francophone, tout en vivant au Québec. Ce choix les ferait bénéficier d’un statut social avantageux qui n’est pas que symbolique puisqu’il se traduit par un potentiel économique supérieur et un accès plus facile aux réseaux sociaux des élites.

L’autre clivage dont nous voulons parler est le clivage religieux. Les musulmans du Québec constituent une très petite minorité numérique, elle-même traversée par divers clivages identitaires (sunnites/chiites, groupes ethniques divers) ainsi que par des courants idéologiques diversifiés. Mais dans ce cas, deux autres systèmes hiérarchiques qui minorisent la majorité québécoise francophone historique peuvent être interpellés et permettre aux membres de la minorité musulmane de se connecter – symboliquement, mais aussi politiquement, et de façon organisationnelle – à des majorités plus larges que celle du Québec. Le premier système est celui des rapports entre le Québec et le reste du Canada, dans lequel les immigrants peuvent s’insérer en tant qu’immigrants, sans égard à leur ethnicité ou à leur appartenance religieuse, et dont nous avons parlé plus haut. Le deuxième système hiérarchique est celui de la Oumma islamique, à laquelle certains d’entre eux choisissent de s’identifier, et dont l’attraction est fonction de facteurs supranationaux. On peut percevoir au sein de la minorité musulmane une mouvance qui s’en réclame, qui rappelle avec fierté que cette Oumma regroupait près de 23% des citoyens du monde en 2014, et que la forte progression du nombre de musulmans constitue une preuve de la véracité de son message religieux et de sa supériorité morale sur l’Occident. Ce discours est très présent au sein des institutions proprement religieuses et il se manifeste dans ce contexte sous forme de discours politique dont les contours sont mal connus. Mais il se manifeste aussi sous forme de pratiques religieuses conservatrices qui ne sont apparues dans la culture religieuse de plusieurs pays arabo-musulmans qu’au cours des trente dernières années, sous la poussée du conservatisme wahhabite, parrainé par les monarchies pétrolières, surtout celle de l’Arabie Saoudite.

La connexion symbolique et émotive avec cette entité supranationale peut apporter certains avantages relativement mineurs (financement des écoles ou des mosquées, par exemple, ou participation à des réseaux transnationaux), mais elle permet surtout de comprendre en partie les processus de différenciation à l’œuvre, qui ne peuvent plus être réduits à une hiérarchisation locale. Précisons que nos commentaires concernent essentiellement les courants fondamentalistes qui constituent une minorité au sein d’une minorité, mais ces remarques vont permettre de mieux articuler nos propos sur les dynamiques complexes des rapports entre majorité et minorités.

Le différentiel de pouvoir

Les attitudes de « tolérance » par rapport aux comportements minoritaires sont généralement considérées comme reflétant une grande ouverture morale de la part des « tolérants ». Dans un texte intitulé Critique de la tolérance pratique, cependant, Ghassan Hage montre comment les attitudes de tolérance se fondent sur les mêmes clivages hiérarchiques que les attitudes d’intolérance :

« […] ceux à qui l’on demandait, et à qui l’on demande encore, d’être tolérants, conservent la capacité de se montrer intolérants, ou, pour dire les choses autrement, que les exhortations à la tolérance laissaient intact le pouvoir de ces gens de pratiquer l’intolérance ». (Hage, 2000 : 113)

[20]

En d’autres termes, la tolérance elle-même est l’une des facettes des rapports de pouvoir. À cette analyse, à laquelle nous souscrivons, nous souhaitons ajouter une autre dimension, celle du différentiel de pouvoir – implicite, non dit, peut-être même inconscient – entre la majorité et les minorités « tolérées ». Plus une majorité est puissante, plus la capacité de remise en question de son pouvoir politique par des minorités reste lointaine. Elle peut donc se permettre d’être extrêmement tolérante, puisque son pouvoir d’être intolérante n’est pas en danger d’être remis en question. Ainsi, contrairement à une idée dominante dans les publications académiques du Canada anglais, nous estimons que le Québec ne se distingue pas du reste du Canada par des valeurs de tolérance moins grande envers ses minorités. Mais il est plus conscient de sa vulnérabilité, du fait justement qu’il est lui-même en minorité au sein d’une entité politique qui détient le pouvoir réel, et avec laquelle ses minorités peuvent s’allier politiquement. Les « limites » de la tolérance de la majorité québécoise se manifestent donc plus rapidement que celles de la majorité canadienne, plus confortablement assise sur son pouvoir.

Les critères de définition de la majorité

S’il est relativement facile de définir une minorité, ou d’en reconnaître une lorsqu’on la voit, la majorité est plus difficile à cerner formellement, même si l’intuition nous permet de la saisir à peu près. Voutat et Knuesel parlent du « […] caractère incertain de ce que recouvre, selon l'expression de Gérard de Rham, le « noyau dur du bloc au pouvoir », soit la majorité qui, d'un point de vue statistique, est extrêmement ... minoritaire ». Parlant de la Suisse, ils citent François Masnata et Claire Rubattel qui remarquent que :

« Par simple négation des critères minoritaires, mais en réunissant cette fois tous les critères sur ce seul groupe [i. e. le «noyau dur»], on peut en effet voir qu'il s'agit des bourgeois des régions développées, masculins, protestants, alémaniques et d'âge mûr. Il est évident que ce groupe n'est nullement majoritaire d'un point de vue statistique. Mais son statut dominant dans la formation sociale lui permet d'être considéré comme la normalité nationale par excellence, la référence obligée de tous les autres groupes [...] » (Masnata et Rubattel, 1991 : 122).

Dans le cas de figure qui nous intéresse, on peut reposer la difficulté de définir la majorité en l’illustrant par un exemple : quand des femmes appartenant aux courants intégristes revendiquent le droit de pouvoir enseigner à des enfants avec le visage entièrement caché, comment définir la majorité et la minorité qui s’opposent sur cette question ? Faut-il formuler l’interdiction comme étant une interdiction faite « aux femmes musulmanes » par la « majorité » québécoise ? D’un côté, toutes les femmes musulmanes ne revendiquent pas le voile intégral, loin de là, et une partie des femmes musulmanes immigrantes ont immigré justement pour fuir l’islam radical. Elles ne se considèrent pas lésées par une telle mesure. De plus, beaucoup d’immigrants, musulmans ou pas, catholiques ou pas, seraient d’accord avec l’interdiction du voile intégral, qui est un phénomène récent dans la plupart des pays musulmans. Ne faut-il pas les compter dans la « majorité » qui s’oppose à la « minorité » sur cette question ? Il serait erroné, en conséquence, de penser cette question comme une confrontation entre « la minorité musulmane » et la « majorité blanche et catholique ». Le clivage ne se décline pas en termes ethnoculturels, mais bien en termes idéologiques et il traverse de l’intérieur tous les groupes ethnoculturels, y compris la majorité nationale dont une partie a épousé l’idéologie multiculturaliste. Donc la ligne de clivage ne suit pas la démarcation classique entre majorité et minorités, et surtout, la différentiation n’est pas l’œuvre hiérarchisante du groupe majoritaire, mais plutôt un choix ancré dans la culture minoritaire en question, et qui reflète une hiérarchisation morale inversée, dans le sens où les courants qui [21] prônent le port du voile intégral affirment aussi qu’ils sont moralement supérieurs à la société occidentale « dépravée ». Le paradigme dominant en sciences sociales, qui analyse cette question en termes d’une majorité qui crée la différentiation entre elle et la minorité musulmane dans le cadre d’un processus de hiérarchisation ne s’applique pas du tout dans ce cas, et dans bien d’autres cas de même nature. Or c’est ainsi qu’il est pensé et que les argumentaires pour défendre la « minorité » sont articulés et transformés en mobilisations politiques pour l’égalité.

Pour ceux et celles qui ont adopté cette polarisation comme paradigme, les prises de positions fortes contre l’intégrisme de la part de femmes musulmanes, telle l’ex-députée libérale Fatima Houda-Pépin, ou de l’écrivaine Djemila Benhabib, sont des anomalies. Ces femmes questionnent et perturbent les discours dominants au sein de l’islam, et elles remettent en question les polarisations simples qui départagent les musulmans des non-musulmans. La façon de traiter ces anomalies consiste à les qualifier de fausses musulmanes, ou de colonisées, ou d’opportunistes qui veulent monter dans la hiérarchie blanche, ou encore de « poupées Barbie de l’islam light ». Cette dernière caractérisation, due à Vincent Geisser (2008), a le mérite de mettre en lumière la façon dont l’opposition de ces femmes à l’intégrisme est instrumentalisée dans le discours européen dominant sur l’islam, dans un processus de hiérarchisation qui sélectionne les « bons » musulmans (modernistes, laïcs) et les départage des « mauvais » (les conservateurs, les pieux). Et dans certains cas, tel celui de Irshad Manji (2006) la caractérisation proposée par Geisser est sans doute éclairante. Fort bien. Mais cette caractérisation ne résout pas deux problèmes de fond. D’abord, celui de la détermination de la ligne de démarcation entre la majorité (qui souhaite des politiques opposées à l’islamisme et qui quelquefois confond, dans cette lutte idéologique et politique, islam et islamisme) et la minorité qui souhaite voir une place plus grande accordée à l’expression de la pratique religieuse dans l’espace public, minorité qui ne coïncide pas nécessairement avec le groupe désigné par le terme « les musulmans/musulmanes ». Les prises de position qui brouillent la représentation de ce clivage sont donc écartées et délégitimées.

L’autre problème de fond non résolu par cette approche est celui de la façon de concevoir l’opposition à l’islamisme à partir d’une perspective musulmane. En réalité, la caractérisation de « poupées Barbie » concerne plus l’instrumentalisation de la parole de ces femmes que leur place réelle dans le débat. Elle décrit ce que le discours dominant en a fait, plutôt que ce qu’elles sont, ou que le sens de leur lutte.

La difficulté soulevée dans les paragraphes précédents provient du fait qu’on pense les deux termes de « majorité » et de « minorité » en termes de groupes sociaux délimités par des critères ascriptifs (critères relatifs à l’origine ethnique ou nationale, critères religieux ou culturels) plus ou moins clairs pour une minorité spécifique, plutôt flous pour la « majorité ». Même l’approche intersectionnelle ne serait d’aucun secours pour résoudre cette difficulté, car, centrée sur l’intersection entre « genre/race/classe », elle ne permet pas de conceptualiser adéquatement les enjeux des clivages idéologiques liés à l’islamisme contemporain. Or la spécificité de cette question se trouve dans l’objectif des courants idéologiques islamistes de devenir hégémoniques dans les communautés musulmanes, ce qui les entraîne à se présenter comme les « représentants » des minorités musulmanes, et de présenter le refus de les accommoder comme de l’islamophobie. Le paradigme classique qui démarque les minorités ethnoreligieuses des majorités par des critères ascriptifs ne permet pas de déconstruire ce type de discours, mais au contraire il le légitime et le renforce.

[22]

Cependant, en dépit de la difficulté exprimée dans la citation de Masnata et Rubattel donnée plus haut, cette citation propose un critère qui peut fournir une piste pour développer une définition de la majorité, fondée sur la perception du « noyau dur » comme représentant une certaine « normalité ». Les lignes qui suivent constituent une première tentative, de nature exploratoire, peut-être même hasardeuse, dans ce sens.

Une définition qui n’enferme pas les groupes dans des critères ascriptifs et qui ouvre des perspectives sur les dimensions institutionnelles et normatives nous semble plus pertinente et plus adaptée au contexte sociopolitique contemporain, surtout dans les sociétés multiculturelles où la diversité est reconnue, célébrée même, et où des brèches dans les « plafonds de verre » se font plus courantes. Elle est fondée non pas sur des marqueurs ethnoculturels ou des phénotypes visibles (religion, langue, couleur de la peau, etc.), mais sur le système institutionnel et normatif sous-jacent auquel un groupe se réfère, et qui le définit en quelque sorte. Ainsi, même si au Québec ceux qui ont réellement accès au pouvoir politique et économique, le noyau dur du pouvoir, constituaient une minorité au sens de Masnata et Rubattel, il n’en demeure pas moins qu’une majorité de citoyens du Québec s’identifie aux institutions représentatives et aux normes qui fondent ces institutions. La majorité, dans le cadre d’un clivage qui l’oppose à des courants idéologiques minoritaires, peut donc être définie comme étant formée des citoyens qui se reconnaissent dans le système institutionnel et normatif dominant.

Définir la minorité « musulmane » comme une unité de base pour l’analyse de l’exclusion sociale ou de l’assignation identitaire ne permet pas des analyses rigoureuses, car les divers courants idéologiques qui traversent ce groupe amènent les individus qui s’en réclament à se positionner très différemment sur des questions clés : la laïcité, les accommodements religieux à accorder ou pas, etc. De plus, la différentiation économique au sein des communautés musulmanes (nous employons le pluriel à dessein) est marquée, particulièrement au Québec et au Canada. Sur les critères de la diplomation, des revenus, ou du prestige social, les communautés musulmanes du Québec sont extrêmement diversifiées. La marginalisation touche certains sous-groupes précis, en fonction de divers processus (dont la discrimination pure et simple, mais pas seulement elle). En conséquence, la « majorité » devient difficile à déterminer : est-elle constituée par les seuls Québécois historiquement francophones ? Et les autres migrants qui s’identifient à la laïcité, mais qui ne font pas partie de la majorité historique, où sont-ils ? Et ceux parmi les immigrants qui ont fait le choix de s’intégrer en tant que citoyens et qui sont reconnus comme citoyens à part entière, sans égard à leurs origines ou à leur apparence ? Et les musulmans anti-fondamentalistes ? Tandis qu’en revenant au système normatif qui définit le groupe, on peut identifier clairement la minorité qui réclame que l’espace public accommode les pratiques fondamentalistes, et l’opposer à la majorité (toutes origines ethniques et religieuses confondues) qui se reconnaît dans un système laïc où les principes des droits individuels et collectifs sont reconnus, où le droit de croire tout comme celui de ne pas croire est protégé.

Quand on se situe dans une perspective de lutte pour l’inclusion, la meilleure façon de conceptualiser et de nommer les clivages et les groupes marginalisés n’est pas évidente. Faire des mobilisations en fonction de l’idée de « race », par exemple, peut avoir comme dommage collatéral de reproduire, dans la culture dominante, les clivages selon lesquels la marginalisation opère. Le débat lancé [23] par Anthony Appiah et Amy Gutmann (1998) il y a quelques années déjà, sur la pertinence politique du recours explicite à la notion de race dans l’analyse de l’exclusion et dans les luttes pour l’inclusion, reste tout à fait d’actualité, surtout quand on le transpose aux marqueurs ethnoculturels.

Les remarques précédentes n’excluent pas cependant qu’un idéal normatif comme celui de la laïcité, par exemple, soit instrumentalisé et qu’il devienne effectivement un cheval de bataille pour l’islamophobie. Sur ce point il faut faire une distinction nette entre des concepts analytiques utilisés dans la théorisation d’un phénomène, et les instrumentalisations de ce concept dans l’usage courant, par divers groupes d’intérêts, dans le cadre de luttes politiques. Le concept de laïcité n’est pas le seul à être instrumentalisé : les concepts de « démocratie » et de « droits humains » le sont tout autant, mais cela ne signifie pas qu’il faille les délégitimer comme objectifs à atteindre. L’instrumentalisation d’une norme par des acteurs politiques ne signifie pas qu’il faut automatiquement la rejeter.

Le rôle du groupe jugé minoritaire
dans l'édification des clivages


Une quatrième dimension est celle du rôle du groupe démographiquement minoritaire dans l'édification des clivages qui le distinguent du groupe majoritaire. Quand on dit que la différentiation est toujours liée à un processus de hiérarchisation, il ne faut pas en conclure automatiquement que c’est la « majorité » qui entreprend d’ériger des critères de différenciation qui marginalisent les minorités. Le groupe dominant n’a pas, seul, le pouvoir de déterminer quels marqueurs vont entrer en jeu, et s’ils ont des connotations positives ou négatives. Car, au-delà de leur capacité de « renverser le stigmate » et de transformer le sens d’un marqueur, les groupes dits minoritaires peuvent choisir de mettre de l’avant des marqueurs qui les distinguent et qui se sont développés ailleurs, dans d’autres logiques que celle de leur situation de minoritaire.

Revenons au cas de l'islam et des musulmans. On ne peut pas dire, comme le veut la théorie constructiviste du fait minoritaire, que le clivage est constitué dans le rapport lui-même, car c’est ailleurs, dans d’autres contextes sociaux, que les marqueurs du clivage (par exemple le hidjab) ont été construits. Si la plupart des musulmans du Québec se considèrent comme membres à part entière de la société québécoise et attribuent une dimension strictement personnelle et non pas politique à leur appartenance à l'islam, et que cette majorité de musulmans peut très bien combiner appartenance à la société d’accueil avec une attitude fortement ou faiblement pratiquante, ou non pratiquante, ou même non religieuse, une minorité parmi les musulmans valorise ce clivage et vise à le renforcer et à le promouvoir. Il faut analyser l’érection de ces clivages comme une lutte pour l’hégémonie à l’intérieur des communautés musulmanes. Les marqueurs sont alors vus comme une façon de préserver la communauté des influences néfastes de la société d’accueil [9], perçue comme étant moralement dépravée. On pourrait voir dans le discours de certaines forces politiques à l'échelle des sociétés musulmanes de telles intentions, qui sont d'ailleurs réalisées par la création d'écoles islamiques et de mosquées. L’établissement de lieux de culte est une pratique qui ne diffère pas de celles d’autres groupes religieux, et il y a là un droit fondamental qui doit être préservé. Mais du point de vue de l’analyse, peut-on ignorer la façon dont ces lieux de culte sont instrumentalisés dans les luttes idéologiques qui se développent dans les sociétés [24] musulmanes, et la façon dont elles se sont traduites en conflits politiques violents ? Or ceci pose des problèmes éthiques et méthodologiques difficiles, sinon impossibles à résoudre. Aucune étude anthropologique ne pourrait produire, par exemple, la riche analyse qu’a faite Ian Johnson dans Une mosquée à Munich (Johnson, 2011).  Ce livre est le résultat d’une enquête historique qui porte sur des opérations clandestines, d'envergure internationale, s'étendant sur 70 ans, et tournant autour du contrôle politique du conseil d'administration de la mosquée et de ses rapports avec les autorités allemandes. Ni les paradigmes théoriques ni les méthodes de recherche usuelles en sciences sociales n’auraient pu orienter le regard vers ce que Johnson a identifié dans le rôle social et politique de ce lieu de culte en situation de migration, car sa recherche s'apparente plus à une enquête policière historique qu'à une recherche en sciences sociales (il est journaliste). Cependant, ce qu'il a identifié contribue à la compréhension  des processus de construction des rapports entre les communautés musulmanes européennes et les sociétés d'accueil.

La dynamique qui résulte de l’intersection de clivages religieux et idéologiques est la suivante : des revendications non raisonnables et quelquefois irritantes [10] sont mises de l'avant par une petite minorité militante. À cause d’une médiatisation sensationnaliste, qui n’est pas exempte de stéréotypes essentialistes et de calculs politiques (Antonius, 2013), ces revendications provoquent des réactions dans le groupe majoritaire qui relèvent en partie, mais pas uniquement, de l'islamophobie. Il s'ensuit un mouvement de solidarité et d'identification parmi les musulmans, même quand ils n’approuvent pas nécessairement ces revendications, qui estiment qu'il faut les accommoder, car le refus de le faire relèverait de l'islamophobie. On pourrait citer la question du voile intégral pour illustrer cette dynamique. Le résultat final est que le clivage entre la majorité et les musulmans est renforcé. Ce renforcement est tant le résultat de l’action du groupe majoritaire que celui de certains courants politiques au sein du groupe minoritaire.

Une autre illustration du rôle du groupe minoritaire dans l’édification des clivages est fournie par la demande de certains musulmans d’interrompre leur travail pour faire les prières à des heures déterminées à la minute près. Nous ne rentrerons pas dans le débat théologique sur l’obligation ou non de le faire, mais constatons que jusqu’à tout récemment, dans la plupart des pays musulmans, ni les institutions publiques ni les institutions privées n’interrompaient leur travail pour autant. Cette exigence est présentée par ceux qui la promeuvent comme une injonction religieuse absolue qu’on ne discute pas. D’un point de vue multiculturaliste, les objections à son acceptation seraient considérées comme un signe d’intolérance ou de discrimination et seraient très malvenues. Si de telles pratiques devaient être adoptées par une proportion importante de musulmans en situation de migration, ceci entraînerait la nécessité de modifications importantes dans le fonctionnement quotidien des organisations, des écoles et des universités, et elles contribueraient à instaurer un clivage de plus entre les musulmans et la « majorité » qui ne relève pas d’une hiérarchisation construite par la « majorité ». Évidemment, ceux qui connaissent un peu l'histoire des sociétés arabes et musulmanes savent que la pratique des rituels religieux est assez souple et que les règles sont accommodantes. Mais l’effort de propagande systématique et massive de la part des monarchies pétrolières durant les quarante dernières années a [25] favorisé les interprétations extrêmement rigides des obligations religieuses, et les courants extrémistes ont graduellement occupé une position centrale dans les sociétés musulmanes, favorisant du coup l’émergence de forts courants salafistes et djihadistes. [11] On peut dès lors interpréter l’action de ceux qui militent pour la généralisation des pratiques rigides au sein des communautés musulmanes comme une tentative d’instaurer une hégémonie sur ces communautés. Là encore, la différentiation qui en résulte entre la société majoritaire et cette minorité trouve son origine au sein du groupe minoritaire.

Logiques majoritaires articulées
à partir de positions minoritaires


S’il y a un aspect qu’on ne peut pas percevoir à partir du paradigme constructiviste centré sur la hiérarchisation, c’est bien le suivant : l’existence, au sein de groupes minoritaires, de discours dont la logique est essentiellement celle de majoritaires et dont l’origine se trouve dans d’autres contextes que celui de l’immigration, mais qui sont transposés en situation de migration et articulés à partir d’une position de minorité démographique.

Cet aspect est particulièrement visible dans le cas des discours fondamentalistes islamistes, qui se manifestent par une volonté hégémonique au sein des communautés musulmanes. Une des particularités de ces discours est qu’ils sont devenus dominants dans les sociétés arabo-musulmanes, et qu’ils se manifestent par des pratiques religieuses qui étaient extrêmement marginales il y a quelques décennies, mais qui sont devenues courantes, même banales, par la suite. En d’autres termes, ces courants idéologiques ont réussi à transformer certains des comportements liés à une lecture littérale du dogme en symboles identitaires, repris et revendiqués par de nombreux musulmans qui ne partagent pas nécessairement les justifications et l’idéologie sur lesquels ces comportements sont fondés. Le hidjab en est un exemple. Nous interprétons les processus qui ont produit cette évolution comme des logiques majoritaires, c'est-à-dire des logiques d’action qui visent à différencier les musulmans, là où ils sont majoritaires, des non-musulmans par des marqueurs omniprésents, qui de surcroît opèrent une hiérarchisation des premiers sur les derniers. Le paradigme dominant du rapport majorité/minorité et les processus de différenciation/hiérarchisation jouent à plein dans les sociétés de référence des migrants. La construction du clivage par des marqueurs visibles est ainsi transformée en obligation religieuse. Transposée en situation de migration et portée par une culture devenue minoritaire, les traces de sa logique majoritaire d’origine ne sont plus visibles. Le paradigme reste donc valable, mais les processus de différenciation/hiérarchisation qu’il modélise opèrent au sein du groupe minoritaire, qui se définit en fonction d’une majorité transnationale [12]

La volonté hégémonique dont nous avons parlé plus haut prend parfois des tournures étonnantes. Au début de septembre 2014, de jeunes gens musulmans de tendance salafiste se sont mis à patrouiller les rues de la petite ville de Wuppertal en Allemagne, portant des vestes de couleur orange sur lesquelles [26] il était écrit en grands caractères Shariah Police, et interpellant les passants qui avaient des comportements qui ne cadraient pas avec les codes rigides de la Charia, surtout aux abords des discothèques. Évidemment, cette initiative a été condamnée par l’ensemble de la classe politique. Mais comment interpréter ce phénomène, à la lumière des considérations développées ci-haut ?

Bien sûr, on peut toujours rejeter du revers de la main le fait que ce phénomène soit significatif, en se disant qu’après tout il ne s’agit que d’un petit nombre de zélés conservateurs, qu’on retrouve d’ailleurs dans toutes les religions. Une tendance théorique multiculturaliste pourrait même admirer leur capacité à défier les normes d’un État qui se dit libéral, mais qui veut mettre « les religions minoritaires hors-la-loi » [13]. Or le fait que ces individus se sentent l’autorité morale de se positionner en gardiens de l’ordre public, mais d’un ordre qui est le leur et non pas celui de la majorité, est significatif. C’est un comportement de majoritaires qui ne tolèrent pas d’écart à la norme, qu’ils veulent faire imposer par l’État. Mais, étant porté par des groupes minoritaires en situation de migration, ce comportement n’est pas perçu comme résultant d’une logique majoritaire.

Ce type de comportement n’est pas isolé. Dans toutes les grandes villes européennes où des communautés musulmanes sont concentrées dans certains quartiers (Londres, Bruxelles), on a vu des groupes plus ou moins organisés tenter d’interdire dans l’espace public des comportements jugés contraires à leur interprétation de l’islam. La mixité des sexes dans l’espace public est un de ces comportements jugés contraires à l’islam. Mais comme ce sont les partis et les groupes de droite qui ont été les premiers à dénoncer ces dérives, il est devenu plus difficile de les dénoncer sans risquer d’être associé à la droite. Un cas de réaction aberrante à cette situation doit être rappelé, cependant : l’association des universités de Grande-Bretagne, Universities UK, a produit un guide à l’intention des universités membres, les encourageants, si opportun, à pratiquer la ségrégation dans leurs amphithéâtres lors d’événements publics, « afin de ne pas exclure » les femmes musulmanes (Universities UK, 2013). Devant le tollé suscité par cet avis, l’association l’a cependant suspendu temporairement. Il ne faut pas sous-estimer la signification de cet incident : une association qui représente les institutions de haut savoir les plus prestigieuses dans le monde s’estime obligée de recommander la ségrégation sexuelle, au nom du droit des minorités.

Cet incident illustre un aspect typique de la situation actuelle : des courants idéologiques eux-mêmes minoritaires au sein de groupes minoritaires ont la capacité de faire changer les règles régissant l’usage de l’espace public. L’incident aurait des conséquences plutôt symboliques s’il s’agissait de minorités isolées, dont la culture authentique est menacée de disparition. Or c’est loin d’être le cas, puisque des demandes similaires sont exprimées dans diverses capitales européennes, et que des réseaux transnationaux permettent d’organiser et de coordonner ce type de demandes. Une partie de cette organisation se faisant de façon clandestine, elle échappe aux recherches académiques. En tant que chercheurs tenus par des codes de déontologie, nous nous devons de respecter ces limites, évidemment. Mais nous pouvons au moins en prendre acte, et constater, par exemple, qu’aucune recherche de type anthropologique ou interculturelle sur la radicalisation n’aurait pu montrer (et encore moins prédire) le départ de 900 à 1000 djihadistes français pour aller combattre au sein des groupes islamistes en Irak et en Syrie en 2013-2014.

Le rapprochement entre la radicalisation violente et la radicalisation sociale « soft » n’est pas farfelu, puisque les mêmes bases dogmatiques sont au cœur de ces deux types de radicalisation, et que l’une est une condition nécessaire – mais heureusement pas suffisante – de l’autre. Les projets de résurrection [27] de la Oumma ou du Califat ne sont pas des demandes minoritaires. Elles procèdent d’une volonté de domination d’un groupe majoritaire, même si elles sont portées par des tendances elles-mêmes minoritaires au sein des groupes minoritaires en situation de migration.

Conclusion : Les musulmans et l'islam
comme phénomène minoritaire


L’intégration des communautés et des individus issus de l’immigration en provenance de pays à majorité musulmane soulève des enjeux analytiques, éthiques et politiques multiples, mais difficiles à cerner simultanément, car ils renvoient à des niveaux d’analyse différents qu’il n’est pas aisé de combiner. Chaque paradigme théorique adopté pour l’analyse de cette question permet d’identifier certains des enjeux, laissant d’autres dans l’ombre, et entraînant des positions politiques qui ne font pas l’unanimité, même au sein de groupes qui partagent des orientations communes. Que l’on pense, par exemple, aux clivages qui ont divisé le mouvement féministe sur la question du hidjab.

Sur cette question, nous avons tenté d’examiner les difficultés du recours à un paradigme dominant en sciences sociales, celui qui place les rapports de pouvoir entre majorités et minorités au cœur de l’analyse des rapports ethniques, et qui les fonde sur un double processus de différenciation/hiérarchisation visant à affirmer un rapport de domination de la majorité sur la minorité. Deux conclusions générales se dégagent de l’analyse.

La première est que le rapport majorité/minorité est complexifié lorsqu’on considère qu’une majorité à une échelle donnée peut être une minorité à une autre échelle, ce qui est le cas du Québec. Cette conclusion n’a rien de nouveau. Mais nous en avons tiré une autre conclusion, moins évidente : on peut être une « minorité » dans l’espace québécois, mais bénéficier d’une position de majoritaire si on se situe dans un autre espace, l’espace canadien, et que l’on s’identifie à la majorité canadienne. C'est-à-dire que la « majorité » québécoise est mise dans une situation de minorisation simultanément par le haut (le niveau fédéral et ses institutions) et par le bas, par des « minorités » qui s’insèrent dans les rapports de pouvoir du côté de la majorité au niveau canadien, bénéficiant du coup d’avantages dont jouissent les groupes majoritaires.

Nous avons aussi examiné plus spécifiquement le cas des minorités musulmanes au Québec. Celles-ci ne constituent pas une communauté, mais un ensemble de communautés, ainsi qu’un ensemble d’individus qui pourraient choisir de s’insérer dans l’espace québécois comme citoyens avant tout et non pas comme membres d’une communauté musulmane. Ces groupes sont traversées par des courants idéologiques minoritaires en leur sein, mais qui, du fait de leurs liens transnationaux, se connectent à des groupes plus larges et reproduisent des processus de  différenciation/hiérarchisation dont la logique est avant tout une logique de majoritaires, rendue possible par les particularités de la montée de l’islam politique – et de ses dérives – à l’échelle mondiale.

C’est la combinaison de ces deux facteurs qui nécessite que le paradigme dominant de la sociologie des minorités, qui met les processus de différenciation/hiérarchisation au cœur du rapport de domination, soit ajusté en fonction [28] des contextes précis où il est interpellé. Car il faut tenir compte de multiples niveaux nationaux et transnationaux qui s’imbriquent les uns dans les autres, qui renversent les rapports de domination à l’occasion, et qui nous obligent à intégrer, dans l’analyse du fait minoritaire en situation de migration, l’évolution des courants idéologiques dans les pays d’origine des migrants, et de leurs conceptions de l’altérité et de la hiérarchisation.

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[30]

Rachad Antonius

Repenser les catégories de « majorité » et de « minorité » :
l'islamisme comme phénomène minoritaire dans les sociétés occidentales

Résumé

Les politiques d'intégration sont généralement pensées, justifiées et analysées en faisant référence, explicitement ou implicitement, aux catégories de minorité et de majorité. Le rapport entre les deux catégories est considéré comme fondateur du cadre régissant la gestion de la diversité. Or, bien que fondamental, ce rapport est problématique à plusieurs égards, car divers facteurs contribuent à le perturber. De plus, les flux transnationaux de personnes et d'informations font que des minorités locales sont en lien avec des majorités ailleurs, et que des majorités locales peuvent être en situation de minorité à un autre niveau. Ceci est particulièrement vrai dans le cas des « petites nations » comme le Québec. Le texte qui suit vise à problématiser ce rapport majorité/minorité, les processus sociaux de différenciation et de hiérarchisation qui l’accompagnent, et les liens transnationaux qui lient des minorités locales avec des discours majoritaires ailleurs.? Le cas des musulmans au Québec servira d’ancrage à cette réflexion.

Mots-clés : majorités, minorités, différentiation, hiérarchisation, islam, Québec.


Rethinking the categories of ‘majority’ and ‘minority’ :
Islamism as a minority phenomenon in Western societies

Abstract

Integration policies are usually conceived, justified and analyzed with explicit or implicit reference to notions of majority and minorities. The relationship between the two categories is considered to be the foundation of diversity management. However, while fundamental, this relationship is problematic in several respects, because various factors contribute to unsettling it. Moreover, transnational flows of people and information link local minorities with majorities elsewhere, and local majorities may simultaneously be minorities at another level. This is particularly true in the case of "small nations" such as Quebec. The following text aims at problematizing this majority/minority relationship, the social processes of differentiation and hierarchization that comes with it, and the transnational ties that connect local minorities with majority discourses elsewhere. This reflection will be grounded on the case of Muslims in Quebec.

Key words : majority, minority, differenciation, hierarchisation, islam, Quebec.


Repensar las categorías de "mayoría" y "minoría" :
el islamismo como fenómeno minoritario en las sociedades occidentales

Resumen

Políticas de integración son concebidas, justificadas y analizadas refiriéndose, de manera explícita o implícita, a las categorías de minoría y mayoría. La relación entre estas dos categorías es considerada como la base del marco por el cual se jera la diversidad. Sin embargo, observamos que es relación problemática, ya que varios factores contribuyen al cambiar el equilibrio de poder entre los grupos designados por estas dos categorías. Además, los flujos transnacionales de personas y de información vinculan minorías locales con mayorías de otros lugares, y hacen que mayorías locales puedan convertirse en minoría a otro nivel. Esto es particularmente cierto en el caso de "naciones minoritarias", como Quebec y Cataluña. El texto siguiente pretende profundizar las diversas dimensiones de este relación entre mayoría y minoría, y problematizarlo considerando los procesos sociales de, y lazos transnacionales que unen las minorías locales con discursos mayoritarios en otros lugares. El caso de los musulmanes en Quebec anclará esta reflexión.

Palabras claves : minoría, mayoría, diferenciación, jerarquización, islam, Québec.



[1] Professeur titulaire, Département de sociologie, Université du Québec à Montréal

C.P. 8888, Succ. Centre-ville
Montréal, Qc. H3C 3P8
Tél. 514 987-3000, poste 2238
Antonius.rachad@uqam.ca

[2] Nous utiliserons ce terme dans un sens très général : hostilité (souvent viscérale) envers tout ce qui relève de l’islam, et promotion de politiques discriminatoires envers l’ensemble des musulmans. Définie ainsi, l’islamophobie constitue une forme de racisme. Mais nous nous inscrivons en faux contre un usage abusif du terme lorsqu’on l’emploie pour désigner des critiques rationnelles et légitimes des interprétations radicales du dogme et des comportements qui en découlent, elles-mêmes fortement contestées dans les sociétés musulmanes.

[3] Vu que cette question est discutée en profondeur dans Labelle, M. (2015) Multiculturalisme, interculturalisme, antiracisme à l'aune de la recomposition du rapport majorité/minorités, nos remarques seront réduites au strict minimum. 

[4] Le nom exact de la Charte est : Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement.

[5] C’est le titre d’un livre de Shereen Razack : Looking White People in the Eye : Gender, Race, and Culture in Courtrooms and Classrooms. University of Toronto Press, 1998.

[6] Pour un résumé succinct des débats et des arguments sur cette question, voir Korteweg, 2006.

[7] Le débat américain sur la notion de « color-blind » est l’une de ces situations. Voir un exemple de ce débat dans Appiah & Gutmann, 1998. 

[8] Terme utilisé par Abdellali Hajjat dans son ouvrage Immigration postcoloniale et mémoire, Paris, L’Harmattan, 2005.

[9] Cet aspect a été bien documenté dans la recherche-terrain de Ali Daher (1988).

[10] On peut définir des critères précis qui permettent de poser de tels jugements de valeurs. Nous ne le ferons pas ici. Nous parlons de revendications promues par les courants wahhabites qui étaient, jusqu’à tout récemment, largement considérées comme inacceptables dans la plupart des sociétés musulmanes urbanisées : le voile intégral, la ségrégation sexuelle dans les amphithéâtres à l’université, l’interdiction de la musique à la maternelle, etc.

[11] Les dérives de l’islam politique dans les sociétés arabes post-révoltes ont permis à certaines voix critiques de devenir plus visibles. Par exemple, la dénonciation de l’influence wahhabite dans les programmes scolaires, influence qui s’est faite avec la complicité des pouvoirs en place, se manifeste dans l’espace public. Voir par exemple Khaled (2014).

[12] Il est évident qu’en amont de ces phénomènes reliés à la montée de l’islam politique, les rapports coloniaux ont joué un rôle déterminant. Mais la forme spécifiquement religieuse qu’a prise la résistance au colonialisme a des conséquences sur ce qui se passe en aval, c'est-à-dire dans les sociétés où cette résistance est née.

[13] C’est en effet le titre d’un colloque tenu à l’Université de Sherbrooke en Octobre 2014, sous le titre « La religion hors-la-loi : L’État libéral à l’épreuve des religions minoritaires ». Le titre de chaque panel commençait par : « Criminaliser le religieux en démocratie libérale » !!



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 21 mars 2019 19:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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