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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Rachad ANTONIUS, “Palestine-Israël: moments structurants et droit international (1917-2015).” In revue « Guerres mondiales et conflits contemporains », 2016/2, N° 262, pp. 107 à 128. Paris: Les Presses Universitaires de France. [Autorisation formelle accordée le 9 mars 2021 par Monsieur Rachad Anto-nius de diffuser cet article en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[107]

Rachad ANTONIUS

sociologue, professeur, Département de sociologie, UQÀM.

Palestine-Israël :
moments structurants
et droit international (1917-2015)
.”


In revue « Guerres mondiales et conflits contemporains », 2016/2, N° 262, pp. 107 à 128. Paris : Les Presses Universitaires de France.

Introduction [107]
Le débat à la Chambre des Lords sur l’acceptation du Mandat (1922) [108]
Les termes du mandat britannique sur la Palestine [109]
Le débat à la Chambre des Lords du 21 juin 1922 [111]
Arguments concernant le rôle politique de l’Agence juive [112]
Arguments concernant le développement des infrastructures [113]
Qu’apprend-on de ce débat ? [114]
1917-1922 : premier moment structurant [115]
1947-1949 : deuxième moment structurant [116]
La période 1989-1993 [119]
Conclusion [125]

Introduction

Entre l’année 1900 et l’année 2015, le territoire de la Palestine a subi un bouleversement majeur. En 1900, ce territoire était constitué de provinces et de districts arabes de l’Empire ottoman (vilayets), et l’écrasante majorité de ses habitants était des Arabes. Un demi-siècle plus tard, en 1949, 78% du territoire est contrôlé par un nouvel État, établi avec l’assentiment de l’Organisation des Nations unies, et qui se veut l’expression politique d’une population émigrée en Palestine en provenance d’Europe. [1] Les deux tiers des habitants autochtones du territoire ont alors été repoussés, par divers moyens, hors du territoire qu’ils habitaient. En 2015, près de 100 ans après la Déclaration Balfour (DB dorénavant), le nouvel État contrôle toute la Palestine historique, et la démographie du territoire ainsi que la société qui l’habite ont changé profondément. La plupart des gouvernements du monde estiment qu’il y a là un problème majeur qui menace la paix mondiale et qui doit être résolu, mais les divers processus diplomatiques visant à instaurer une paix durable sont dans l’impasse.

Que s’est-il passé exactement ? Comment en est-on arrivé là ? Et pourquoi le processus diplomatique initié à Oslo en 1993 n’a-t-il toujours pas donné le résultat attendu, c'est-à-dire une paix durable ? La perspective développée dans cet article a pris forme avec la relecture d’un document historique, soit le débat qui a eu lieu à la Chambre des Lords britannique le 21 juin 1922 au sujet du mandat britannique sur la Palestine. Ce débat conduit à identifier les différences importantes entre la DB de 1917 et les pratiques concrètes de l’administration britannique en Palestine. Ce sont ces pratiques qui ont été inscrites dans le Mandat britannique en guise de modalités de mise en œuvre du mandat, et qui ont acquis un caractère structurant sur l’évolution de la situation dans les décennies subséquentes. Cette perspective a permis de jeter un nouvel éclairage sur d’autres moments dans l’histoire du conflit qui ont joué un rôle structurant, notion que nous [108] allons définir. Parallèlement, le recours au droit international s’est fait de façon très différente à chacun de ces moments. Ce texte a pour objectif de faire ressortir le caractère structurant de trois moments dans l’histoire du conflit sur son déroulement : les périodes 1917-1922, 1947-1949 et 1989-1993. Nous insisterons sur la première et la dernière, la guerre de 1947-49 ayant été abondamment étudiée.

Le débat à la Chambre des Lords
sur l’acceptation du Mandat (1922)


Au début de la Première Guerre mondiale, le projet d’établir un État juif en Palestine, formulé en 1897 par Theodor Herzl, n’était pas populaire auprès des communautés juives européennes, et encore moins auprès des communautés juives sépharades et mizrahim [2]. La France et l’Angleterre étaient en intenses négociations pour déterminer les termes du partage du Proche-Orient entre elles, en prévision de l’effondrement total de l’Empire ottoman. [3] Il n’y avait pas de consensus en Grande-Bretagne sur l’avantage à tirer des accords Sykes-Picot de 1916, et cette dernière souhaitait avoir un peu plus de contrôle sur la Palestine et sur la région pétrolière de Mossoul. Les accords Sykes-Picot prévoyaient un statut international pour les régions centrales de la Palestine. Mais le retrait de la Russie des accords en 1917 ouvrit la porte à un changement de statut de cette région. C’est dans ce contexte que, le 2 novembre 1917, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères britannique, Lord Balfour, écrivit une lettre adressée à Lord Rothschild, dans laquelle il l’informa que le gouvernement de Sa Majesté s’engageait à appuyer le projet d’un « Foyer national juif » en Palestine.

Propulsé par la DB, le processus de transformation du territoire de la Palestine en fonction des objectifs sionistes entraîna des affrontements entre le mouvement sioniste et la population palestinienne. En 1922, la Société des Nations adopta une résolution donnant un Mandat sur la Palestine à la Grande-Bretagne, mandat qui faisait référence à la DB mais qui, surtout, allait beaucoup plus loin que la Déclaration, en précisant les modalités de sa mise en œuvre, de façon à favoriser la réalisation des objectifs du mouvement sioniste.[4] La Grande-Bretagne se trouva donc à jouer un double rôle : d’une part, celui de marraine du processus de transformation de la Palestine et de responsable de sa mise en œuvre, et, d’autre part, celui [109] d’arbitre entre les deux acteurs que ce processus opposait : les sionistes et la population palestinienne.

La déclaration émise par Lord Balfour énonçait l’appui de la Couronne britannique à l’idée de l’établissement d’un « foyer national juif » en Palestine en ces termes :

Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l'établissement en Palestine d'un foyer national pour le peuple juif, et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte ni aux droits civiques et religieux des collectivités non juives existant en Palestine, ni aux droits et au statut politique dont les Juifs jouissent dans tout autre pays[5]

Cette déclaration de 67 mots (texte anglais d’origine) allait avoir des conséquences majeures sur l’histoire mondiale. Elle a été abondamment analysée dans la littérature. Il est désormais classique de remarquer qu’elle octroie des droits politiques aux Juifs en favorisant l’établissement d’un « foyer national », mais pas aux Palestiniens dont seuls les droits civiques et religieux sont reconnus. Il y avait là déjà une discrimination. De plus, elle les réduit à des « collectivités », leur niant du coup la qualité de peuple, et les désigne par la négative : « collectivités non juives ». En d’autres termes, avec la DB, pour la Grande-Bretagne, l’identité de référence en Palestine devient l’identité juive, alors que le reste de la population, qui forme la majorité (plus de 90% à ce moment) [6] n’existe que comme négation de cette identité de référence. 

Mais cette Déclaration n’aurait pas pu avoir les conséquences qu’elle a eues si elle n’avait pas été reprise et renforcée dans un document ayant une valeur internationale. C’est l’incorporation de ses objectifs dans le Mandat donné à la Grande-Bretagne par la Société des Nations en 1922, en les explicitant et en les développant, qui lui a permis d’avoir un impact accru. Le travail politique pour inclure les objectifs la DB dans ce mandat a exigé près de cinq ans (1917-1922). [7] L’objectif ici est, dans un premier temps, d’analyser les conséquences de cette inclusion, telles que perçues par la Chambre des Lords.

Les termes du mandat britannique sur la Palestine

Le mandat accordé à la Grande-Bretagne en 1922 reprend intégralement les objectifs de la DB, en y ajoutant des justifications et des mesures de mise en œuvre qui auront un impact déterminant sur la situation. Martin [110] Gilbert note à ce sujet que « Rien dans la Déclaration Balfour ne traitait de l’État juif, de l’immigration, de l’achat de terres, ou des frontières de la Palestine » [8]. Les termes du Mandat attribué à la Grande-Bretagne allaient pallier ce qui était perçu par les sionistes comme une carence. En ce qui concerne les justifications, le troisième attendu du Mandat se lit comme suit : « Considérant que cette déclaration comporte la reconnaissance des liens historiques du peuple juif avec la Palestine et des raisons de la reconstitution de son foyer national en ce pays ». [9] La DB ne mentionnait pas une telle reconnaissance ; elle contenait simplement une référence aux « aspirations juives et sionistes ». Cette insertion des justifications du projet sioniste dans un document qui jouissait d’un statut international a conféré au projet une légitimité morale aux yeux des acteurs internationaux.

Le Mandat va bien plus loin que la Déclaration elle-même : il décline les mesures politiques, administratives, économiques et institutionnelles qui permettront la réalisation des objectifs de la DB :

« Le mandataire assumera la responsabilité d'instituer dans le pays un état de choses politique, administratif et économique de nature à assurer l'établissement du foyer national pour le peuple juif […] et à assurer également le développement d'institutions de libre gouvernement […] » (Article 2).

Dans l’article 6, l’Organisation sioniste est nommée comme interlocuteur privilégié de l’administration mandataire. Elle aura le droit de « donner des avis » à l’administration et de « participer au développement du pays ». Elle aura donc un rôle dans l’orientation des politiques de façon à favoriser ses intérêts. Aucune institution représentant les habitants palestiniens de la Palestine – la majorité – ne jouit de tels privilèges. De plus, le mandat comprend l’encouragement à « l’établissement intensif des Juifs sur les terres du pays, y compris les domaines de l’État […] ». L’article 11 accentue cette orientation : l'administration de la Palestine « aura pleins pouvoirs pour décider quant à la propriété ou au contrôle public de toutes les ressources naturelles du pays, ou des travaux et services d'utilité ». Elle visera aussi à « encourager la colonisation intense et la culture intensive de la terre ». Le reste de l’article 11 précise : « L'administration pourra […] s'entendre avec l'organisme juif mentionné à l'article 4, pour effectuer ou exploiter […] tous travaux et services d'utilité publique et pour développer toutes les ressources naturelles du pays ».

Prises dans leur ensemble, ces dispositions permettront à l’Organisation sioniste de développer les infrastructures et les institutions d’un État futur. Cela se fera avec l’appui matériel et politique de l’administration britannique, et la légitimation de la Société des Nations, alors que les communautés autochtones seront privées de droits similaires. Le choix de [111] transformer la DB, qui était une déclaration d’intention, en mandat ayant une légitimité internationale et comportant des dispositions très précises, allait donc déterminer les règles du jeu pour plusieurs décennies, et jouer un rôle structurant dans le développement du processus de transformation de la Palestine en « État des Juifs », selon les termes de Theodor Herzl.

Le débat à la Chambre des Lords du 21 juin 1922

La signification réelle du Mandat a été discutée, au moment de son adoption, par un acteur politique important : la Chambre des Lords britannique. La transcription de ce débat sur le Mandat, qui a lieu le 21 juin 1922, aide à saisir cette signification. On verra que l’élite dominante de la puissance mandataire était divisée sur la question du Mandat. [10]

Ce débat regroupe les arguments pour ou contre une résolution soumise à la Chambre des Lords par Lord Islington, qui se lit comme suit :

« LORD ISLINGTON a annoncé qu’il soumettait la proposition Que le Mandat pour la Palestine, dans sa forme présente, est inacceptable pour la Chambre, parce qu’il viole directement les engagements pris par le Gouvernement de Sa Majesté envers le peuple de la Palestine dans la Déclaration d’octobre 1915 et, à nouveau dans celle de novembre 1918, et qu’il est, dans sa forme présente, contraire aux sentiments et aux vœux exprimés par la grande majorité de la population de la Palestine ; Que, conséquemment, son acceptation par le Conseil de la Ligue des Nations devrait être reportée jusqu’à ce que des modifications y soient apportées de manière à le rendre conforme aux promesses faites par le Gouvernement de Sa Majesté. »  [11]

Les raisons principales en faveur de la résolution sont dans le libellé, mais des arguments plus élaborés ont été présentés durant le débat par cinq membres de la Chambre. Seul Lord Balfour, Président du Conseil, s’est porté à la défense du Mandat, à l’aide d’une rhétorique habile, mais qui a été facilement contredite par les autres participants au débat. 

Bien que fortement teintés d’idéologie coloniale, les arguments présentés constituent une analyse politique très fine de ce qui était en jeu dans la mise en œuvre du Mandat. Les arguments exprimés ne seront pas tous présentés ici. On soulignera ceux qui concernent la mise en place des conditions qui permettront la transformation politique et démographique du territoire de la Palestine : le pouvoir politique de l’Agence juive dans l’administration du territoire et le développement des infrastructures.

[112]

Arguments concernant le rôle politique de l’Agence juive

Le proposeur de la résolution, Lord Islington, fit remarquer dès le début du débat que l’article 4 du Mandat accordait à l’Agence juive un rôle consultatif, et que la reconnaissance de l’Organisation sioniste comme seul interlocuteur local de l’administration mandataire britannique mettra l’ensemble du territoire sous la tutelle du mouvement sioniste, mis en position de prédominance politique sur une population « à 90% non sioniste et non juive ». Il nota aussi que de nombreuses sources d’information avaient affirmé que, dans les coulisses du pouvoir de la Couronne, c’est l’Agence juive qui détenait le pouvoir réel (p. 999).

Rapportant les déclarations de l’un des deux auteurs (américains) du rapport King-Crane, dont la publication avait été retardée depuis 1919, Lord Sydenham ajouta :

« La Commission sioniste qui a tellement de contrôle sur la machine politique en Palestine […] semble détenir plus de pouvoir que le Gouvernement autorisé. Pratiquement, la totalité du monde officiel est sous son contrôle, et il exécute ses directives avec plus d’ardeur qu’il n’exécute la politique du Gouvernement du Mandat. » (p. 1025)

Lord Sydenham rapporta aussi qu’un membre actif du mouvement représenté par l’Agence juive, M. Herbert Samuel, allait être nommé Haut Commissaire, c'est-à-dire qu’il serait le plus haut responsable de la mise en œuvre du Mandat au nom de la Grande-Bretagne. Cette information s’avéra être vraie. Le rôle fondamental qu’a joué l’Agence juive dans l’orientation des politiques de transformation du territoire était donc déjà bien compris par les élites britanniques en 1922, et n’était pas un accident de l’histoire. Une des fonctions importantes de ce rôle politique était de faire en sorte qu’il n’y ait pas d’obstacle à l’immigration juive en Palestine et qu’elle puisse s’intensifier.

Avec le recul du temps, nous savons maintenant que cet objectif était clair pour les dirigeants sionistes autant que pour les promoteurs britanniques du Mandat. C’est précisément ce qui avait été exprimé par Chaim Weizmann en marge de la réunion du Conseil supérieur des puissances alliées à Paris, le 27 février 1919. Dans son étude sur les tractations conduites entre 1917 et 1922, Martin Gilbert rapporte cette affirmation de Weizmann, adressée au représentant américain, M. Lansing :

« L’Organisation sioniste, a-t-il dit à Lansing […] ‘ne voulait pas un Gouvernement juif autonome, mais simplement établir en Palestine, sous le pouvoir d’un Mandat, une administration, pas nécessairement juive, qui rendrait possible d’envoyer en Palestine 70 000 à 80 000 Juifs par an.’ La Commission sioniste voulait la permission ‘de construire des écoles juives où l’hébreu serait enseigné et de développer des institutions de toutes sortes. Ainsi, ceci construirait progressivement une nationalité, qui rendrait ainsi la Palestine aussi juive que l’Amérique est américaine ou que l’Angleterre est anglaise.’ » [12]

[113]

Cet objectif avait été compris et approuvé par Lord Balfour depuis 1917 au moins. En effet, lors d’une réunion du Cabinet de Guerre du 31 octobre 1917, il avait affirmé que si le terme « Foyer national » n’impliquait pas nécessairement l’établissement d’un État juif indépendant au début du processus, un tel État « était une question de développement graduel, en accord avec les lois ordinaires de l’évolution politique » [13]. Il continuera à appuyer cet objectif après le débat du 21 juin 1922. Le 22 juillet 1922, lors d’une rencontre dans sa demeure, Balfour ainsi que le Premier ministre, Lloyd George, avaient tous les deux affirmé que, dans la Déclaration de 1917, « c’est bien d’un éventuel État juif qu’il s’agissait » [14].

Lord Islington avait lui aussi compris cet objectif mais, contrairement à Lord Balfour, il ne l’approuvait pas. Il déclara durant le débat :

« Les Palestiniens ont demandé une reconnaissance rapide d’un gouvernement autonome dans leur pays et ils ont été informés que ceci devait être très graduel […]. Pourquoi ce délai ? On ne peut en déduire qu’une seule conclusion, qui est qu'avant qu'un gouvernement autonome ne soit octroyé à la Palestine, du temps doit être laissé pour que le volume d’immigration de la communauté juive permette que le système de gouvernement autonome soit basé sur une Constitution juive. » (p. 1002)

Lord Balfour rejeta du revers de la main l’argumentation de Lord Islington.

Arguments concernant le développement des infrastructures

La prédominance politique de l’Agence juive se traduisait par le rôle accru qu’elle-même ou ses alliés allaient jouer dans le développement et le contrôle des infrastructures matérielles du territoire. Une illustration est donnée par la série de concessions faites aux projets de Pinhas Rutenberg, ancien activiste révolutionnaire russe, converti au projet sioniste, proche collaborateur de Ze’ev Jabotinsky [15], et devenu homme d’affaires étroitement impliqué dans les organisations sionistes. Ses projets concernaient la mise en place d’infrastructures organisationnelles et matérielles visant le contrôle et la gestion des ressources hydrauliques et électriques de la Palestine. Déjà avant le Mandat, l’administration britannique avait donné à Rutenberg d’importantes concessions.

L’analyse de Lord Islington sur ce point est éclairante.

« Je dis que si son plan [celui de Rutenberg], tel qu’on l’a lu dans les journaux, était jamais autorisé à être réalisé […], il accorderait à un groupement juif [114] de grands pouvoirs sur les conditions économiques, sociales et industrielles d’une communauté arabe, et il accorderait ce pouvoir pendant pas moins de soixante-dix ans. Il s’agit du pouvoir le plus étendu dont j’ai jamais eu vent concernant une concession, parce qu’il concerne l’ensemble du pouvoir sur l’eau et l’électricité, et qu’il touche le cœur des conditions économiques et industrielles du pays. (p. 1002)

Soulignant que des offres fiables avaient été faites tant par des intérêts britanniques que Palestiniens et qu’elles avaient été rejetées, il conclut :

Si ces faits sont corrects — et je crois qu’ils le sont dans leurs grandes lignes — il est évident que l’octroi d’une concession à M. Rutenberg, n’est pas basé sur ses mérites, mais sur une politique délibérée de préférence économique à l’égard des sionistes. » (p. 1004).

Les préoccupations de Lord Islington correspondaient à ce qui se passait sur le terrain. Après l’accord entre Fayçal et Weizmann (qui ne sera pas analysé ici), le général Clayton, responsable de l’armée britannique en Palestine, demanda l’approbation du Foreign Office pour permettre à nouveau la vente de terres palestiniennes, en assurant ses supérieurs que « les intérêts sionistes seraient entièrement protégés » [16]. Balfour répondit le 5 juillet 1919 en autorisant la reprise des ventes, et en ajoutant « pourvu que, autant que possible, un traitement préférentiel soit donné aux intérêts sionistes ». [17]

Le débat fut conclu par l’adoption de la résolution de rejet du Mandat à 60 voix contre 29. Mais le 4 juillet suivant, suite à l’intervention de Churchill, le Parlement britannique vota en faveur de l’acceptation du Mandat, avec 292 voix pour et 35 voix contre. L’objection de la Chambre des Lords n’était pas légalement contraignante.

Qu’apprend-on de ce débat ?

La démonstration a été faite dans le débat que ce qui se passait sur le terrain était bien une politique visant à accorder au mouvement sioniste un rôle croissant dans le contrôle politique du territoire et dans la gestion des infrastructures et des ressources, de façon à lui donner le temps d’augmenter son poids démographique avant de concéder un statut d’autodétermination du territoire.

Le débat montrait aussi que les élites britanniques étaient conscientes du fait que le Mandat aurait pour effet de renforcer, légitimer et perpétuer des politiques déjà mises en œuvre. Une partie de l’élite politique britannique, représentée par Balfour et Churchill, recherchait cette légitimation par le droit international parce qu’elle approuvait les objectifs du mouvement sioniste, alors qu’une autre la rejetait parce qu’elle estimait [115] que ces politiques allaient à l’encontre des promesses faites aux Arabes et à l’encontre des intérêts britanniques.

Ce débat a été examiné de près parce qu’il fournit un ancrage empirique à la grille d’interprétation des événements subséquents qui est maintenant proposée.

1917-1922 :
premier moment structurant


L’enchâssement des objectifs de la DB dans le Mandat britannique sur la Palestine a eu un effet structurant sur la transformation du territoire. Par effet structurant, on entend que les termes du Mandat déterminaient, dans une large mesure, l’éventail des possibilités pour les décennies suivantes et garantissaient que la transformation du territoire allait se faire dans le sens souhaité par le mouvement sioniste, en établissant des règles du jeu largement favorables à l’accomplissement de ses intérêts. Les Britanniques avaient déjà commencé à appliquer ces règles sous la direction de Sir Herbert Samuel, mais leur enchâssement dans le Mandat leur donnait trois avantages : il conférait au projet et à l’Agence juive une légitimité internationale ; il le mettait à l’abri des changements politiques qui auraient pu affecter la Grande-Bretagne ; et il édictait des directives précises qui assuraient à l’Agence juive une implantation institutionnelle sur le territoire. De plus, les dispositions de la mise en œuvre du projet explicitées dans le Mandat permettaient la prise de contrôle des infrastructures majeures par le mouvement sioniste et la dépossession simultanée de la société palestinienne de son territoire, ainsi que la neutralisation de la capacité de résistance des Palestiniens, en bloquant la mise en place d’institutions politiques et d’infrastructures contrôlées par eux.

Prises dans leur ensemble, ces conditions allaient optimiser le processus de transformation du territoire dans le sens voulu par le mouvement sioniste, c'est-à-dire l’établissement d’un État juif. Les autorités britanniques en étaient bien conscientes. Churchill déclarait, en marge de la réunion du Conseil suprême de la Conférence de paix de Paris en 1919 :

« Nous avons dit qu’il fallait qu’il y ait un Foyer juif en Palestine, mais si de plus en plus de Juifs se rassemblent dans ce Foyer et que tout est organisé de génération en génération, avec justice et équité pour les déplacés, etc., il était certainement envisagé et voulu qu’ils pourraient constituer au fil du temps, et de manière écrasante, un État juif. » [18]

L’inclusion de cet objectif dans les termes du Mandat britannique le légitimait, le transformait en volonté collective des puissances victorieuses, et mettait en place toutes les conditions de la réalisation de la transformation territoriale souhaitée par le mouvement sioniste, de façon beaucoup [116] plus sûre que n’aurait pu le faire la DB elle-même. C’est ainsi que le passage du cadre de transformation du territoire de la DB au Mandat eut un effet structurant.

Cette transformation de la promesse Balfour en clauses du Mandat donné à la Grande Bretagne a aussi une autre dimension : elle signifie un rapport au droit international qui va se décliner diversement selon les circonstances, et qui fait contraste avec les deux autres moments structurants.

Les dispositions incluses dans le Mandat ont déterminé les règles du jeu pendant les 25 années suivantes, jusqu’au moment où le processus s’est essoufflé, à cause tant de la résistance locale que des conditions internationales. D’autres règles de jeu étaient devenues nécessaires pour que la transformation du territoire de la Palestine dans les sens des intérêts sionistes soit possible.

1947-1949 :
deuxième moment structurant


La période de 1947-1949 mérite évidemment d’être qualifiée de structurante. De nouvelles règles de transformation du territoire allaient être mises en place et avoir un effet durable. [19]

Du point de vue du mouvement sioniste, deux conditions étaient cruciales dans la période 1947-1949 : son passage du statut d’interlocuteur local de la puissance mandataire, qui le parrainait, à celui d’acteur autonome, reconnu comme État par la communauté internationale, c’est-à-dire un mouvement vers une inclusion dans le système normatif international plus grande que lors du mandat ; et, parallèlement, la prise de contrôle du maximum de territoire contenant le minimum d’habitants non juifs. Cela établissait un nouveau type de rapport – sélectif – au droit international qui sera exploré.

La reconnaissance du mouvement sioniste comme acteur étatique autonome s’est faite par la Résolution 181 du 29 novembre 1947 de l’Assemblée générale de l’ONU, qui lui accordait 56% du territoire de la Palestine mandataire. Les États arabes voisins et les élites palestiniennes ayant refusé ce plan de partage, le mouvement sioniste déclara unilatéralement l’établissement de l’État d’Israël le 15 mai 1948, et la guerre éclata. Entre 1947 et l’armistice de 1949, le mouvement sioniste avait réussi à mettre en place trois nouveaux faits accomplis :

  • Il avait réussi à instaurer un État reconnu internationalement sur le territoire de la Palestine mandataire, contre la volonté du groupe majoritaire et contre celle des États voisins.

  • Il avait élargi les frontières du territoire qui lui avait été accordé à 78 % du territoire de la Palestine mandataire au lieu des 56 % spécifiés dans la Résolution 181.

[117]

  • Il avait réussi à chasser près de 800 000 Palestiniens, transformant à son avantage la composition démographique de la population dans le territoire qu’il contrôlait.

Ces trois conditions n’ont pas le même statut en droit international. L’existence de l’État est devenue légale du point de vue du droit international, puisque fondée sur la Résolution 181. Les frontières de l’armistice de 1949, par contre, n’ont jamais été formellement reconnues comme frontières de l’État d’Israël, ni par Israël lui-même ni par la « communauté internationale » constituée par l’ONU. Mais elles sont devenues avec le temps des frontières de facto, que les puissances internationales ne remettent plus en question. Il y a là une première référence sélective au droit international : la légitimité de l’existence de l’État aux yeux des membres de l’ONU a permis de légitimer de facto l’annexion de la zone se trouvant entre les frontières établies par la résolution 181, et la ligne d’armistice de 1949. Cela constitue 22% du territoire de la Palestine mandataire.

L’expulsion des Palestiniens, quant à elle, n’a jamais été avalisée par le droit international. Au contraire, la Résolution 194 de l’Assemblée générale de l’ONU (1949) demandait le retour des réfugiés ou leur compensation, à leur choix. Cette résolution qui consacre le droit au retour des réfugiés palestiniens n’a jamais été mise en pratique, et la plupart des États occidentaux considèrent le fait de la revendiquer comme une posture antisémite.

Prises dans leur ensemble, ces trois conditions ont permis la transformation en profondeur du territoire de la Palestine que le Mandat britannique n’aurait pas pu permettre. Les infrastructures économiques et sociales mises en place avant 1947 sont devenues des institutions étatiques après l’armistice de 1949. Les groupes armés disparates de la période mandataire ont été consolidés et ont constitué l’armée israélienne. Et la judaïsation du territoire s’est poursuivie de façon accélérée durant la première décennie de l’existence du nouvel État, puisque les habitants arabes n’ont pas pu revenir chez eux et des lois ont consacré leur mise à distance (loi des absents, lois sur la nationalité). Plus de 450 villages arabes ont été détruits et leurs noms remplacés par des noms hébreux. L’immigration juive s’est intensifiée et s’est élargie aux juifs du reste du monde et, en particulier, des pays arabes, consacrant l’avantage démographique des juifs, que la période du Mandat n’avait pas pu réaliser, malgré le vœu des dirigeants sionistes et de Churchill.

Ces mesures de transformation du territoire, étant mises en œuvre par un État dûment reconnu, ont donc acquis une légitimité aux yeux des puissances internationales et ont permis le parachèvement de la transformation du territoire dans les limites de la Ligne Verte, soit la ligne d’armistice de 1949.

La guerre de juin 1967 a une immense importance pour la consécration de la suprématie militaire et politique israélienne sur ses voisins. Mais elle s’inscrit dans la continuité de la période 1947-1949, car Israël n’avait [118] pas réussi, suite à cette guerre, à obtenir la reconnaissance internationale de la légitimité de son contrôle des territoires nouvellement conquis et de leur transformation démographique. Dans la foulée de cette guerre, Israël a annexé [20] unilatéralement les hauteurs du Golan ainsi que Jérusalem Est, après avoir étendu ses frontières municipales en y incorporant des zones occupées de la Cisjordanie. Mais Israël n’a réussi à faire reconnaître la légitimité de son contrôle sur aucun des territoires conquis. L’ambassadeur des États-Unis à l’ONU, George H. W. Bush (le père) déclarait en 1971, dans une Déclaration sur Jérusalem, que son pays considérait Jérusalem comme étant « un territoire occupé et donc assujetti aux dispositions du droit international régissant les droits et les obligations d'une puissance occupante » [21]. Il ajoutait :

L'expropriation ou la confiscation de territoire, la construction d'unités d'habitation sur ce territoire, la démolition ou la confiscation d'édifices, y compris ceux qui ont un caractère historique ou religieux, et l'application des lois israéliennes dans les parties occupées de la ville, portent préjudice à nos intérêts communs dans la ville. […]

Nous regrettons qu'Israël ne reconnaisse pas les obligations qui lui incombent en vertu de la Quatrième Convention de Genève non plus que ses actions qui sont contraires à l'esprit et à la lettre de ladite Convention. Les actions d'Israël dans la partie occupée de Jérusalem soulèvent des inquiétudes compréhensibles quant aux effets préjudiciables qu'elles pourraient avoir sur un éventuel arrangement relatif à la partie occupée de Jérusalem[22]

L’occupation de la Cisjordanie et de Gaza en 1967 n’a été légitimée ni par la communauté internationale représentée par l’ONU, ni même par l’État le plus proche d’Israël, les États-Unis. Elle est restée objet de controverse, alors que les transformations du territoire à l’intérieur des lignes d’armistice de 1949 n’ont jamais été remises en question à l’ONU. Les transformations territoriales opérées par Israël se sont donc faites péniblement, avec l’appui tacite – mais non formel – de ses nouveaux parrains, les États-Unis et les pays de l’OTAN.

Mais cette politique menait à une situation contrastée et une impasse. Israël a pu parachever la construction de son nouvel État et transformer les Palestiniens restés sur place en 1948 en citoyens israéliens, subissant certes des discriminations, mais acceptant finalement leur statut de citoyens d’Israël. [23] Dans les territoires occupés en 1967, Israël a pu intensifier ses politiques [119] d’étouffement des Palestiniens, mais il n’a pas pu avoir la reconnaissance internationale de la légitimité de son appropriation du territoire.   

Il s’ensuivit l’intensification des résistances palestiniennes et surtout le changement de leur forme. L’intifada déclenchée en 1987, largement pacifique et fondée sur la résistance de la société civile palestinienne avec l’appui de groupes de solidarité israéliens, rendait la situation intenable. Les demandes locales et internationales pour qu’il y ait un véritable processus de paix se faisaient insistantes. Si Israël voulait continuer à transformer le territoire de la Palestine à son avantage, un autre paradigme était nécessaire : il fallait désormais que cela se fasse sous les apparences d’un processus de paix. La période 1989-1993 allait s’avérer structurante, elle aussi, pour la suite des événements.

La période 1989-1993

L’idée d’un processus de paix sous l’égide de l’ONU avait été proposée à l’Assemblée générale des Nations Unies depuis 1981. L’intifada aidant, c’est en 1989 qu’elle arrivait à maturation. En effet, la Résolution 44/42 du 6 décembre 1989, reprenant des résolutions similaires des années précédentes, comprenait les énoncés suivants :

« L’assemblée générale,
[…]
Préoccupée par la situation de plus en plus grave qui règne dans le territoire palestinien occupé du fait de la politique et des pratiques persistantes d'Israël, Puissance occupante, et par le fait que l’instauration de la paix au Moyen-Orient n’a toujours pas progressé, 
Consciente de la poursuite du soulèvement (intifada) du peuple palestinien, déclenché le 9 décembre 1987, en vue de mettre fin à l’occupation par Israël du territoire palestinien occupé depuis 1967, 
1. Réaffirme la nécessité urgente de parvenir à un règlement juste et global du conflit arabo-israélien, au cœur duquel se trouve la question de Palestine ;
2. Demande une fois encore que la Conférence internationale de la paix sur le Moyen-Orient soit convoquée, sous les auspices des Nations Unies et avec la participation de toutes les parties au conflit, y compris l'Organisation de libération de la Palestine, sur un pied d'égalité, et des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, conformément aux résolutions du Conseil de sécurité 242 (1967) du 22 novembre 1967 et 338 (1973) du 22 octobre 1973 et aux droits nationaux légitimes du peuple palestinien, en particulier le droit à l'autodétermination ;
[…] »

Outre que les attendus témoignent d’un sentiment d’urgence, la première clause de la résolution insiste sur la nécessité d’un règlement, sur son urgence, et sur la nature juste et globale du règlement souhaité. Le terme encore une fois qui se trouve dans la  deuxième clause rappelle que cette résolution a été adoptée chaque année depuis plusieurs années, avec des [120] modifications successives dans le ton qui ont fait qu’elle est devenue largement consensuelle. Elle rappelle aussi des résolutions de 1967 et 1973, mais pas la Résolution 194 de 1949, qui demandait le retour des réfugiés palestiniens.

Cette résolution a reçu un appui presque unanime : 151 pour, 3 contre (États-Unis, Israël, Dominique) et 1 abstention (Bélize). L’ensemble des puissances occidentales l’avait appuyée, y compris les amis les plus fidèles d’Israël, dont le Canada, la France, et la Grande-Bretagne, mais pas les États-Unis. La pression était donc grande pour qu’une telle conférence ait lieu, et qu’elle ait lieu sous les auspices des Nations Unies, sur la base de résolutions qui auraient impliqué le retrait d’Israël de tous les territoires occupés en 1967.

Ce qui se passa par la suite permit de renverser la situation de façon radicale. Dans un premier temps, la conférence de Madrid fut convoquée en 1991, sans que l’OLP n’ait le droit d’y participer officiellement : elle devait faire partie de la délégation jordanienne. Bien que multinationale, cette conférence ne se déroulait plus sous les auspices de l’ONU. Les rapports de force politiques allaient donc jouer bien plus que les principes du droit international. Mais les Accords d’Oslo allaient apporter un changement bien plus radical. En apparence, il s’agissait d’un progrès majeur : il y avait là une reconnaissance officielle de l’OLP, qui elle-même reconnaissait l’État d’Israël. Mais un examen plus attentif du texte des accords, ainsi que de toute la correspondance les entourant, révèle que pas une seule fois le mot État palestinien n’est apparu dans les textes, ni comme objectif des pourparlers de paix ni même comme souhait lointain à réaliser un jour. La reconnaissance était asymétrique : l’État d’Israël était reconnu par la plus haute autorité palestinienne, mais l’idée d’un État palestinien n’était même pas évoquée.

Deux autres éléments permettent d’apprécier le sens profond des accords d’Oslo. Le premier est le cadre dans lequel se font les négociations de paix. Dans le cas de la conférence de paix de l’ONU, les exigences du droit international auraient constitué une référence, un appui auquel la partie la moins puissante, les Palestiniens, aurait pu faire appel pour contrebalancer l’énorme différentiel de pouvoir. Dans le cas de la conférence de Madrid, la participation de plusieurs acteurs internationaux, dont l’ONU, assurait une certaine protection aux Palestiniens, mais le fait que le processus se déroulait en dehors de l’ONU aurait permis à Israël de se soustraire en partie au droit international. Dans le cas des accords d’Oslo, les principes du droit international, en particulier celui de l’inadmissibilité de l’acquisition de territoires par la force, n’est évoqué que de façon indirecte et ambiguë.

En effet, la Déclaration de principes du 13 septembre 1993 fait référence à la résolution 242 du Conseil de sécurité de l’ONU. Or celle-ci comporte plusieurs faiblesses du point de vue palestinien qui ont été abondamment discutées dans les publications scientifiques. Si le préambule de cette résolution évoque bien le principe de l’inadmissibilité de l’acquisition de territoires par la force, le texte anglais de la résolution parle du retrait « from [121] territories occupied in the recent conflict ». L’absence de l’article « the » a permis à Israël de prétendre que la résolution n’implique pas le retrait de tous les territoires occupés en 1967 mais simplement d’une partie de ces territoires. La résolution mentionne le retrait des territoires occupés durant le conflit de 1967 mais non des territoires occupés en 1948-49 au delà des frontières désignées par la Résolution 181. Et surtout, elle réduit la question palestinienne à une question de réfugiés, sans évoquer le droit au retour ni la Résolution 194. En échange, elle exige des Palestiniens une reconnaissance de l’État d’Israël, sans exiger de ce dernier la reconnaissance d’un éventuel État palestinien, jamais évoqué. La Déclaration de Principes elle-même ne fait aucune référence à la possibilité d’un État palestinien, et ce terme n’apparaît nulle part, ni dans le texte de la Déclaration, ni dans les documents préparatoires. Outre l’absence d’une référence explicite à l’État palestinien, il faut aussi souligner l’absence d’une interdiction formelle de la poursuite de la colonisation du territoire.

Cela signifie qu’à toutes fins pratiques, les protections offertes par le droit international sont largement évacuées. C’est le rapport de force pur qui joue, fondé sur l’illusion de la bonne foi de la puissance occupante. Israël obtenait un avantage presque absolu dans les négociations qui se sont déroulées dans le cadre du processus de paix d’Oslo.

Cette lecture de la situation est confirmée par l’accord intérimaire de 1995, dit « Oslo II ». Cette deuxième partie des accords divise la Cisjordanie en trois zones, A, B, et C, ayant chacune un statut spécifique (Voir Figure 1). Ce sujet étant largement connu, on se limite à souligner que ces accords ont permis à Israël de traiter la zone C, qui comprend près de 72% du territoire de la Cisjordanie, comme s’il s’agissait d’un territoire israélien. La carte officielle du ministère israélien du Tourisme (Figure 2), en usage en 2015, ne fait d’ailleurs pas référence à la zone C et la traite comme s’il s’agissait d’un territoire israélien.

En d’autres termes, les accords d’Oslo ont rendu possible ce que la victoire israélienne de 1967 n’avait pas permis : conférer une légitimité internationale à la transformation formelle du territoire de la Cisjordanie. Cela s’est fait sous la couverture d’un processus de paix qui est devenu, à toutes fins pratiques, un processus de légitimation de la transformation continue du territoire de la Palestine en fonction des objectifs du mouvement sioniste. Or le territoire à transformer – la Cisjordanie et Gaza – est officiellement reconnu comme un territoire occupé, et régi par la IVe Convention de Genève de 1949, dont l’article 49 contient l’énoncé suivant : « La Puissance occupante ne pourra procéder à la déportation ou au transfert d'une partie de sa propre population civile dans le territoire occupé par elle. » [24]

Le cadre d’Oslo a permis à Israël d’ignorer ce statut formel et de transformer le territoire sans trop d’opposition de la communauté internationale. [122] En effet, dès le début du processus, sous un gouvernement travailliste, Israël a intensifié la colonisation et a augmenté tant le nombre de logements pour juifs seulement, que le nombre de colons en Cisjordanie. Il a établi des centaines de kilomètres de routes dont la plupart sont réservés aux colons et aux autres Israéliens. La transformation du territoire de la Cisjordanie s’est donc accélérée, mais avec l’aval de la communauté internationale, qui reconnaît sur papier qu’il s’agit d’un territoire occupé, mais qui donne son approbation tacite à sa transformation au profit de l’occupant, à l’encontre de ce qu’énonce l’article 49 de la IVe Convention de Genève. Quant à Gaza, c’est la résistance populaire qui a forcé Israël à évacuer ses colonies, tout en contrôlant les frontières de ce territoire.

L’élément crucial qui a permis ce processus de légitimation est le retrait du processus de paix hors du cadre de l’ONU, et sa transformation en processus bilatéral où le rapport de force brut a pu jouer bien plus que la référence au droit international. Les Accords d’Oslo, surtout l’Accord intérimaire de 1995, ont légitimé cette prise de contrôle du territoire, et ils ont autorisé la mise en sourdine du droit international. Même si les puissances internationales reconnaissent que la Cisjordanie est toujours occupée et que la IVe Convention de Genève s’y applique, les Palestiniens sont priés de ne pas y avoir recours, car ce serait « contre-productif », c'est-à-dire que cela interférerait avec le processus diplomatique….

Le retrait du processus de paix hors du cadre de l’ONU a donc facilité le contournement du droit international. Et quand les Palestiniens ont tenté d’y recourir, en demandant d’être membre de l’ONU, par exemple, les pressions, les menaces, et les sanctions n’ont pas tardé. 

[123]

Figure 1. La Zone C d’après les Accords d’Oslo II,
soit l’Accord intérimaire sur la Cisjordanie et Gaza,
signé à Taba (Égypte) le 24 septembre 1995.

Source : UN Office for the Coordination of Humanitarian Affairs (OCHA)

[124]

Figure 2. Carte officielle du Ministère israélien du Tourisme,
qui fond la zone C dans le territoire israélien.

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[125]

Conclusion

Le but de ce texte est de montrer que les conditions qui ont permis la transformation du territoire palestinien entre 1917 et 2013 ont été mises en place à trois moments charnières, que nous considérons comme étant structurants. Ces trois moments structurants sont :

La période 1917-1922, durant laquelle la promesse contenue dans la DB a été incorporée dans le Mandat sur la Palestine accordé à la Grande-Bretagne, ce qui en a modifié le statut et l’importance. Ce changement a contribué à la mise en place des conditions de la transformation démographique et politique de la Palestine. Durant ce moment, le recours au droit international de la part du mouvement sioniste a été indirect, puisque c’est sous l’aile de la Grande Bretagne que s’est faite la transformation du territoire, mais avec un mandat donné par une instance internationale.

La période 1947-1949, durant laquelle le plan de partage de la Palestine a été adopté par l’ONU, rendant possible l’établissement de l’État d’Israël et, suite à la guerre de 1948, son contrôle d’un territoire plus étendu que celui qui lui avait été attribué. Durant cette période, le recours au droit international s’est fait directement, mais de façon sélective. L’État d’Israël est devenu un acteur autonome en vertu de la Résolution 181 de l’ONU, mais il ne s’est conformé ni aux frontières imposées par cette résolution ni à la Résolution 194 qui demandait le retour des réfugiés ou leur compensation.

La période entre 1989 et 1993, durant laquelle le processus diplomatique de résolution de conflit qui était en discussion dans le cadre de l’ONU a été tiré hors du cadre des Nations Unies, pour être transformé d’abord en processus multilatéral (Madrid) puis bilatéral (Oslo), laissant ainsi libre cours au rapport de pouvoir brut entre Israël et les Palestiniens, au détriment du droit international. 

Durant chacun de ces trois moments, des conditions ont été créées qui ont changé les règles du jeu pour les décennies suivantes. Chacun de ces moments a été suivi d’une période de deux à quatre décennies (en fait, 25, 40, et 22 ans respectivement, la dernière période n’étant pas terminée) durant lesquelles le mouvement sioniste (devenu par la suite l’État d’Israël) a consolidé son rapport de force et son contrôle du territoire. C’est grâce aux conditions parues durant ces périodes charnières que la transformation du territoire a pu avoir lieu de la façon souhaitée par ce mouvement. Ces trois moments structurants diffèrent entre eux par le recours variable au droit international, qui a été décliné de façon différente par les acteurs en présence, en fonction du contexte et du rapport de force sur le terrain.

Ces trois moments clés sont tous caractérisés par :

Le rôle structurant du moment dans la détermination de ce qui allait suivre. Dans chacun des trois cas, des règles de jeu pour la prise de contrôle du territoire ou pour sa consolidation ont été établies, et elles ont favorisé la réalisation des objectifs à long terme du mouvement sioniste pour [126] les décennies suivantes, jusqu’à ce que le processus s’essouffle, et que d’autres règles du jeu deviennent nécessaires.

La transformation des modalités de recours au droit international, de telle façon qu’il serve l’objectif à long terme de la transformation du territoire palestinien. Cette transformation est différente d’un moment à l’autre, et les modalités du recours au droit elles-mêmes diffèrent en fonction du contexte. Mais dans chacun de ces moments clés, il y a eu une modification du rapport aux instruments du droit international.

Le fait que les acteurs qui étaient en position de pouvoir comprenaient très bien les objectifs recherchés et les conséquences des conditions qu’ils mettaient en place. Les transformations de la géographie humaine du territoire ainsi que des institutions politiques qui le gouvernaient n’étaient donc pas imprévues, même si elles n’étaient pas assumées ouvertement.

Ce sont ces transformations qui ont été exposées : leur logique profonde, leur fonction structurante, leurs modalités variables du recours au droit international et finalement leurs conséquences actuelles. Le schéma suivant illustre et résume notre propos.

La période actuelle est aussi une période d’impasse. Mais en ce moment (printemps 2015), ce sont les Palestiniens qui s’orientent de plus en plus vers l’ONU pour inscrire leur quête de reconnaissance dans le cadre du droit international, comme en témoignent leurs récentes initiatives pour être reconnus comme membres (observateurs ou à part entière) des diverses institutions onusiennes. S’ils réussissent, peut-être inaugureront-ils une quatrième phase structurante, définie par de nouvelles règles du jeu, menant vers un processus plus équitable, cette fois-ci, pour le peuple palestinien. Ceci lui permettra peut-être de compenser, au moins en partie, ce que l’arbitraire, le mépris du droit et les rapports de force du passé lui ont fait perdre.

Rachad Antonius

Professeur, Université du Québec à Montréal

[127]

Schématisation des moments structurants
du processus séculaire de transformation du territoire de la Palestine, 1917 – 2015




[1] Les juifs des pays arabes n’ont pas été parmi les promoteurs du projet à ses débuts. Leur émigration vers le nouvel État ne commencera réellement qu’après 1948.

[2] Yakov Rabkin, L’histoire de l’opposition juive au sionisme, Québec, Presses de l’Université Laval, 2004. Les communautés juives sépharades ont des origines espagnoles ou portugaises et elles se sont généralement réfugiées au Moyen-Orient depuis le XVIe siècle, alors que les communautés mizrahim ont des racines millénaires dans les pays arabes du Moyen-Orient.

[3] James Barr, A Line in the Sand : Britain, France and the struggle that shaped the Middle East, NY, Simon & Schuster, 2012.

[4] La Conférence de San Remo (avril 1920) et le Traité de Sèvres (août 1920) ont sans doute été des étapes importantes dans le débat sur l’avenir de la Palestine, mais c’est le Mandat donné à la Grande-Bretagne par la Société des Nations qui couronne ce processus et qui lui confère sa légitimité internationale.

[6] Les divers estimés de la population de Palestine en 1917 diffèrent quelque peu entre eux mais s’accordent sur les ordres de grandeur. Martin Gilbert estime qu’il y avait à peu près 600 000 Arabes palestiniens et près de 60 000 Juifs, soit 90,9 % d’Arabes. Martin Gilbert, “An overwhelmingly Jewish State” - From the Balfour Declaration to the Palestine Mandate, Jerusalem Center for Public Affairs, 2011, p. 23. http://jcpa.org/article/an-overwhelmingly-jewish-state/ (consulté le 4 avril 2015).

[7] Pour le détail de ce processus, voir Ibid.

[8] Ibid.

[9] Nous avons utilisé la version du Mandat postée sur la Digithèque de matériaux juridiques et politiques de l’Université de Perpignan.  http://mjp.univ-perp.fr/constit/ps1922.htm  (20 mars 2015). Toutes les autres citations du mandat proviennent de cette même source qui ne sera pas répétée.

[10] Le débat illustre évidemment la mentalité coloniale de l’époque. On remarquera l’utilisation d’un langage ouvertement racial (the Jewish race, the Arab race). Le système des mandats de la Société des Nations reflète lui aussi une pensée coloniale que nous n’analyserons pas ici. Notre référence aux « objectifs affichés » du système mandataire ne suppose pas que ces principes orientaient réellement les politiques coloniales, mais que les promoteurs du Mandat britannique ne se sentaient même pas tenus de faire semblant de les respecter.

[11] HANSARD, 21 June 1922, Lords Sittings, p. 994 et suivantes, disponible à  http://hansard.millbanksystems.com/lords/1922/jun/21/palestine-mandate. Notre traduction. Toutes les citations du débat viennent de ce document dont la référence ne sera pas répétée.

[12] Martin Gilbert, op. cit, p. 24.

[13] Cité par Martin Gilbert, op. cit., p. 23.

[14] Ibid., p. 30, citant les archives de Weizman.

[15] Zeev Vladimir Jabotinsky (1880 – 1940) était un des leaders de l'aile droite du mouvement sioniste et le fondateur de la Légion juive durant la Première Guerre mondiale. Partisan de l’établissement d’un État juif qui aurait inclus la Transjordanie, il participera à la création de l’Irgoun par la suite, organisation considérée « terroriste » par les Britanniques.

[16] Rapporté par Gilbert, 2011, p. 25.

[17] Foreign Office Papers, 371/4171. Cité par Gilbert, 2011, p. 26.

[18] Palestine Royal Commission, Notes of Evidence, 12 March 1937 : Churchill Papers : 2/317, cité par Martin Gilbert, op. cit., p. 30. Italique de nous.

[19] Le choix de ne pas considérer la date de 1967 comme moment structurant sera justifié dans ce qui suit.

[20] L’annexion s’est faite de façon graduelle. Au lendemain de l’occupation de 1967 les frontières municipales de Jérusalem ont été étendues et la loi israélienne y a été appliquée. C’est en 1981 que Jérusalem Est a été officiellement annexée, mesure non reconnue par la communauté internationale.

[21] U.N. SCOR, 26th Sess., 1582nd mtg. at 33, U.N. Doc. S/Agenda/1582 (1971), cité par Francis Boyle, The Status of Jerusalem, MWC News, 28 May 2014. URL : http://www.mwcnews.net/focus/editorial/41225-jerusalem.html, ​consulté le 12 novembre 2015​.

[22] Ibid.

[23] Ian A. Lustick, Arabs in the Jewish State. Israel’s Control of a National Minority, Austin, U of Texas Press, 1980, p. 5 et suivantes. Cette idée est développée tout au long du chapitre intitulé The Quiescence of Israeli Arabs.

[24] https://www.icrc.org/dih/WebART/380-600056. Document consulté le 14 avril 2015.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 22 mars 2021 9:30
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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