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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Rachad ANTONIUS, “L’Islam et l’Occident. D’où vient le malentendu ?” Un article publié dans la revue L’INCONVÉNIENT, littérature, arts et société, no 61, été 2015. Numéro intitulé : “Islam, islamisme, islamophobie”. [Autorisation formelle accordée le 9 mars 2021 par Monsieur Rachad Anto-nius de diffuser cet article en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[8]

Rachad ANTONIUS

sociologue, professeur, Département de sociologie, UQÀM.

L’Islam et l’Occident.
D’où vient le malentendu ?


Un article publié dans la revue L’INCONVÉNIENT, littérature, arts et société, no 61, été 2015. Numéro intitulé : “Islam, islamisme, islamophobie”.

Les événements des dernières années, aussi bien au Québec (crise des accommodements, projet de Charte des valeurs) que sur la scène internationale (attentat contre Charlie Hebdo, guerre contre le groupe État islamique), donnent l'impression d'une sorte de blocage, ou de nœud, entre la conscience occidentale et l'islam. Quelles sont les principales causes de ce blocage ?

Le problème particulier lié aux communautés arabo-musulmanes, qui ne se pose pas avec les autres communautés immigrées, réside dans la montée d'un islam politique. Bien sûr, toutes les religions reposent sur des dogmes, souvent assez radicaux, que les sociétés adaptent en fonction de leurs besoins et de leur évolution, des sociétés qui sont d'ailleurs souvent bien plus raisonnables que les textes sacrés auxquels elles se rattachent. Le problème avec l'islam, c'est qu'on assiste depuis quelques décennies à la montée de courants qui veulent placer le dogme du Coran au cœur de l'identité politique, en s'en tenant strictement à la lettre du texte. Les mouvements modérés, plus ouverts, ont été battus en brèche et ce sont les mouvements plus conservateurs qui ont émergé et se sont imposés. Ces courants-là, par exemple en Arabie Saoudite, fondent toute leur légitimité sur un retour à la religion. Les conditions de survie des monarchies pétrolières et autres gouvernements islamistes reposent sur une idée simple : la lettre du Coran doit être au cœur de l'identité politique.

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Le monde arabo-musulman a été sous l'emprise de l'Empire ottoman pendant quatre siècles, du début du 16e jusqu'au début du 20e, où il est passé sous le contrôle colonial des puissances occidentales. Au fil des siècles, l'Empire ottoman a concentré toutes les ressources intellectuelles et matérielles au sein de l'actuelle Turquie, à Istanbul en particulier, et cette centralisation a considérablement appauvri les pays arabo-musulmans qui, de l'Algérie jusqu'à l'Arabie Saoudite, étaient sous sa domination. Pour reprendre une métaphore typiquement québécoise, nous pouvons dire que les quatre siècles de domination ottomane ont été pour les pays arabes l'équivalent de la Grande Noirceur. Si bien que, lorsque Napoléon Bonaparte arrive en Egypte avec ses armées en 1798,1e choc [9] est brutal : les Arabes découvrent un monde qu'ils n'avaient pas anticipe. Ils sont fascinés par la modernité de l'Europe. Et c'est là que la tragédie commence : la modernité est apportée par le colonisateur, elle vient de l'extérieur.

La modernité ne vient pas d'une impulsion interne…

Les timides impulsions internes vers la modernité ayant avorte pour diverses raisons, les idées de modernité, d'individualité et de liberté ont effectivement été apportées par le colonisateur, c'est-à-dire celui qui, tout en étant porteur des idées de progrès, cherche à s'imposer et à assujettir les populations pour servir ses propres intérêts. Ce paradoxe se trouve au cœur du dilemme qui perdure depuis, et qui n'a cessé de diviser le monde arabe : si on accepte la modernité, cela revient en quelque sorte à reconnaître la supériorité du colonisateur ; mais si on rejette le colonisateur, cela signifie pour plusieurs qu'il faut aussi rejeter la modernité, avec les valeurs et les institutions qui la caractérisent. Ce clivage s'est fait au début du 19e siècle et il a été contenu jusqu'à l'ère des indépendances, au cours des années 1950 et 1960, parce que les deux factions — celle qui était en faveur de la modernité et celle qui la rejetait - s'entendaient pour combattre un ennemi commun, le colonisateur, qu'il fallait chasser du pays. Dès que le colonisateur a été formellement expulsé (même si les pays occidentaux ont continué d'exercer leur influence), le conflit entre les tendances modernisatrices et les tendances conservatrices a éclaté au grand jour et il est devenu violent.

Comment la mouvance islamiste, telle qu'on la connaît aujourd'hui, s'est-elle formée ?

Précisons d'abord que la matrice du mouvement islamiste, le groupe qui a servi de modèle à tous ceux qui ont suivi, est l'association des Frères musulmans, née en 1928 en Egypte, qui visait un objectif extrêmement précis : placer le dogme de l'islam au cœur des symboles, des processus politiques et de la constitution des États dans le but de se protéger de l'influence de l'Occident. Pour plusieurs courants politiques dans le monde arabo-musulman, ces deux éléments (résistance à l'impérialisme occidental et attachement à la religion) ont fini par devenir inséparables, par se confondre, comme si la défense de la religion était devenue une manière de se distinguer du colonisateur, de ses idées et de ses institutions, une manière d'être authentiquement arabe plutôt que colonisé. Pour beaucoup de musulmans, le besoin de fidélité à la culture d'appartenance — par opposition à la culture venue de l'étranger - a été comblé par une pratique religieuse renouvelée. La culture et la religion se sont trouvées intimement liées.

C'est dans ce contexte que la mouvance islamiste a fini par imposer aux femmes le port du voile ?

Effectivement. Jusqu'à la fin des années 1960, c'est-à-dire avant que l'islamisme ne s'impose, le hidjab (le voile qui couvre les cheveux) était considéré comme une sorte d'archaïsme, provenant de traditions tribales et de coutumes plus anciennes que l'islam lui-même. Dans les villes, peu de femmes portaient le voile et celles qui le portaient le faisaient surtout par commodité, pour éviter que leur chevelure ne soit gâtée par la poussière. Dans les campagnes, il s'agissait d'un voile traditionnel qui n'avait pas la même signification que le hidjab actuel. Cela dit, et il s'agit d'une précision essentielle à mes yeux, ce n'est pas parce que le voile a été introduit pour des motifs fondamentalistes que les femmes qui le portent aujourd'hui le font pour ces motifs. Les femmes qui portent le voile ont détourné en bonne partie le sens de cette pièce de vêtement : c'est devenu un signe de respectabilité, un élément esthétique qui peut être porté avec beaucoup de coquetterie, avec maquillage, jeans ajustés, etc. Le grand paradoxe du voile, en somme, c'est qu'il a fini par s'imposer dans les sociétés arabes et musulmanes comme l'un des signes de la modernité, ou plus précisément : comme une manière de s'inscrire dans la modernité en préservant son identité, ou une part de son identité.

Comment la montée de l'islamisme a-t-elle été vécue dans les pays arabes ?

En réaction à l'islamisation de leur société, d'autres mouvements dans le monde arabe ont voulu marquer leur ouverture à la modernité. Plusieurs disaient : « Nous allons prendre dans le monde occidental ce qui nous convient et rejeter ce qui ne nous convient pas. » Or il faut savoir que ces mouvements modérés ont été battus en brèche par les islamistes eux-mêmes, mais avec l'aide décisive de l'Occident, qui les a combattus, parce que les puissances occidentales ont fait le choix stratégique de s'allier avec les courants islamistes, qu'elles jugeaient plus faciles à gérer.

Vous voulez dire que, pour des raisons géostratégiques, les pays occidentaux ont soutenu les mouvements islamistes plutôt que les mouvements modérés ?

Absolument. C'a été le cas en Afghanistan, quand les pays occidentaux soutenaient les talibans et d'autres organisations islamistes dans leur combat contre l'URSS. C'est encore vrai aujourd'hui dans un pays comme l'Arabie Saoudite. Quand on y regarde de près, les politiques de cette monarchie pétrolière ne sont pas tellement différentes de celles que le groupe État islamique met en œuvre : elle tranche des têtes, elle réprime les droits des femmes, elle combat durement les libertés civiles, etc., tout cela au nom du respect intégral du dogme religieux. Et pourtant, tandis que l'on combat le groupe État islamique en dénonçant sa barbarie et en s'inquiétant de la menace qu'il fait peser sur la civilisation, l'Arabie Saoudite, dont les pratiques et les valeurs sont pourtant assez semblables, demeure notre meilleure alliée ! Permettez-moi de rappeler qu'on a fait une guerre en Irak pour sauver cette monarchie. On a enlevé vingt-huit pages cruciales du rapport officiel des Etats-Unis [10] sur les événements du 11 septembre 2001 pour ne pas embarrasser cet allie. Le Washington Post est revenu tout récemment (en avril dernier) sur ces vingt-huit pages pour affirmer qu'il existe des preuves accablantes de l'implication de l'Arabie Saoudite dans le terrorisme. Peu de gens en parlent. Par ailleurs, les puissances occidentales ont combattu il y a longtemps quelqu'un comme Nasser, le célèbre leader égyptien, alors qu'il représentait un courant extrêmement prometteur.

Photo : Marie-Anne Letarte

Vous avez distingué l'islam, qu'on peut considérer comme une religion au même titre que les autres, de l'islamisme, qui cherche à placer la religion au cœur de la vie politique. Faut-il aussi distinguer l'islamisme du terrorisme ?

Tout à fait. L'islamisme, je le rappelle, est un courant conservateur qui souhaite placer le dogme religieux au cœur de l'identité politique. Mais cela ne signifie pas qu'il faille passer par la violence et le terrorisme pour réaliser un tel projet.

Mais tout de même : pour s'imposer dans les sociétés, l'islamisme a souvent dû emprunter la voie de la violence, non ?

Comme c'a été le cas pour d'autres types de projets ou de régimes politiques. Bachar al-Assad en Syrie, Saddam Hussein en Irak et Mouammar Kadhafi en Libye défendaient tous les trois un modèle laïque et non religieux, et pourtant nous savons à quel point leurs régimes ont été violents et cruels. Autrement dit, la violence ne caractérise pas l'islamisme en particulier, mais elle apparaît dans une situation où il n'y a pas de consensus quant au système social qu'il convient d'adopter, dans une situation où les tensions sont si grandes qu'elles finissent par inciter les plus convaincus à prendre les armes. Dans la plupart des pays arabes, il y a suffisamment de gens qui ne reconnaissent pas la légitimité du pouvoir élu pour le contester violemment. Cela dit, on retrouve au sein même des courants islamistes une grande variété de tendances, qui sont plus ou moins respectueuses des droits des minorités et des individus, ou qui ne le sont pas du tout. À une frange extrême, la violence est justifiée contre ceux qui ne se conforment pas au dogme ; mais à l'autre extrémité du spectre, on croit que c'est par la voie de la persuasion que l'on parviendra à s'imposer. En somme, on peut être conservateur sans être violent.

On a parfois l'impression que l'Occident a trouvé dans l'islam un nouvel ennemi pour remplacer le communisme qui, pendant longtemps, incarnait cet Autre tant redouté...

Absolument. On assiste à une instrumentalisation très cynique de la menace islamiste pour justifier les politiques menées au Proche-Orient, lesquelles visent essentiellement à s'assurer d'un approvisionnement en pétrole et d'une mainmise [11] sur la région. Aucune puissance occidentale ne contrôle directement les pays arabes, mais chacune s'assure de maintenir son influence dans le choix des acteurs locaux. Le néocolonialisme est beaucoup plus subtil que le colonialisme classique. Il s'agit d'identifier les acteurs qui nous sont favorables, de les aider en les armant et en les formant, puis, quand ils passent à l'action, de leur offrir un appui direct en prétendant aider la population à se libérer du joug d'un tyran. C'est ce qu'on a fait en Syrie pendant quatre ans en donnant notre appui à des combattants islamistes (du groupe État islamique) qu'on cherche aujourd'hui à écraser.

Le traitement médiatique réservé à l'islam et à l'islamisme donne souvent l'impression d'une enflure, comme si on prenait plaisir à amplifier la menace et à l'entretenir. Evidemment, il y a des événements concrets (attentats, menaces d'attentats) qui alimentent les craintes. À votre avis, quel est le degré de sérieux de la menace ?

D'après moi, il n'y a pas de menace directe sur l'ordre social dans les pays occidentaux. Cependant, il y a des irritants. Le terrorisme représente naturellement une menace pour l'équilibre social, mais si on compare la violence terroriste à celle du crime organisé et des gangs de rue, on se trouve sur deux plans bien différents. Comprenez-moi bien : je ne veux pas avoir l'air de minimiser la violence terroriste. Mais ce qui me dérange, c'est qu'on a tendance à reporter sur des comportements conservateurs les actes violents. Les médias en général peinent à faire la part des choses entre ce qui relève d'une revendication intégriste et ce qui renvoie à un comportement religieux banal, qui ne menace aucunement l'ordre social. Le Devoir et Le Journal de Montréal ont souvent illustré des articles qui parlaient de l'islam avec une femme portant le niqab, c'est-à-dire un voile intégral, comme si l'islam se réduisait au port du niqab. Il y a quelques années, La Presse avait publié une série d'articles qui visaient à déconstruire les stéréotypes à propos de l'islam et de la culture arabe. Et pour illustrer ces articles dont le but avéré était de combattre les clichés, quelle image a-t-on placée en première page, à la une du journal, pour attirer l'attention des lecteurs ? Je vous le donne en mille : une femme portant un voile intégral !

C'est pourtant une pratique très peu répandue. À Montréal, nous ne voyons presque jamais de femmes portant le voile intégral. Et quand on en croise une, on s'en souvient comme d'un fait marquant.

Si je suis un Québécois qui habite à l'extérieur de Montréal et que mon contact avec l'islam passe exclusivement par les médias, je peux avoir l'impression d'être envahi. Vous vous rappelez peut-être la fameuse controverse à propos d'une cabane à sucre qui avait accordé un espace de prière à des musulmans ? En deux jours, Le Journal de Montréal avait consacré plus de huit pages à la question. Huit pages ! Quand vous Usez ces articles, vous avez l'impression d'assister à une invasion.

Un autre symbole de l'identité québécoise supposément mis en péril...

C'est précisément l'effet que produisent de tels articles. Comme si notre identité était en train de changer, alors que dans les faits, il n'y avait pas lieu de s'inquiéter. Il s'agissait d'un événement tout à fait banal, dont je rappelle le déroulement : lors d'une réception privée dans une cabane à sucre, des musulmans avaient demandé au propriétaire s'ils pouvaient louer une petite salle attenante pour permettre aux plus pieux d'entre eux (une minorité, soit dit en passant) de faire leurs prières. Le propriétaire, qui pour des raisons pratiques ne voulait pas aménager une autre salle et qui, d'ailleurs, n'avait pas d'autres clients que ce groupe à ce moment, leur a proposé de prier sur la piste de danse. Les musiciens ont cessé déjouer pendant dix minutes et quelques convives ont fait des prières, après quoi la fête a repris son cours. Et on en a fait toute une histoire !

Comment la communauté musulmane québécoise vit-elle avec cette attention dont elle est l'objet ?

Le problème, c'est que la seule frange de la communauté musulmane qui se fait entendre dans les médias est la plus pratiquante, alors qu'elle représente un courant minoritaire. La majorité des musulmans ne pratiquent pas, ou pratiquent assez peu, comme bien des Québécois d'ailleurs. Mais cette majorité ne voit pas d'intérêt à se regrouper dans une association, à se choisir un porte-parole, à intervenir sur la place publique, parce que, justement, elle ne définit pas d'abord son identité par son appartenance religieuse ou même culturelle. Cela ferait un regroupement bien étrange : « L'association des musulmans qui ne veulent pas être identifiés comme musulmans ». (Rires)

Ces gens-là, qui forment la majorité, ne sont pas organisés, pour la bonne raison que, lorsqu'ils souhaitent s'organiser ou se rassembler, ils le font sur d'autres bases : en tant que médecins, ingénieurs, enseignants, etc., avec les autres Québécois qui appartiennent à ces professions, qu'importe leur religion ou leur origine. Ils ont d'autres affiliations et ne ressentent pas le besoin de revendiquer des droits sur la base de leur religion. Ce n'est pas en tant que musulmans qu'ils souhaitent se définir. Or quand les médias veulent interviewer les musulmans, ils recherchent des associations qui se définissent selon ce critère, ce qui fait que le public prend ces associations, souvent minoritaires et parfois même marginales, pour les représentantes légitimes de toute la communauté.

Ces associations-là n'ont évidemment pas intérêt à expliquer aux médias qu'elles ne sont pas vraiment représentatives...

En effet. Je rappelle que, d'après les estimations des spécialistes (les études exhaustives manquent encore), les musulmans pratiquants représenteraient de 35 à 40% de la communauté musulmane totale. Et pas plus de 15% des musulmans [12] fréquenteraient une mosquée de façon régulière. Sur ce nombre, 5 à 10% pourraient être considérés comme des radicaux conservateurs. L'ennui, c'est que ce sont ces 5 à 10% qui choisissent le plus souvent de s'exprimer publiquement. Et les médias contribuent à perpétuer l'image d'un islam conservateur, comme s'il existait un casting du musulman typique. Des journalistes m'ont téléphone un jour en disant chercher des femmes musulmanes pour une série d'entrevues. Je leur ai donné des noms. Ils m'ont demandé si elles étaient voilées. Je leur ai dit que non. Leur réponse : « Ça ne nous intéresse pas. »

Se peut-il que les Québécois redoutent l'islam parce que cela leur rappelle leur passé catholique, comme si, en entendant quelques imams tenir des propos rétrogrades et réclamer le retour de la religion dans l'espace public, ils entendaient quelque chose comme l'écho désagréable du discours des curés ?

Oui, je pense qu'il est vrai qu'on projette sur les musulmans des peurs qui viennent de notre passé collectif. Ce qui ne m'empêche pas de penser que nous sommes souvent injustes envers l'Église, qui a aussi contribué à préserver l'identité québécoise, qui a servi de rempart. Je suis moi-même athée et je n'ai aucun intérêt à défendre de ce côté. Mais quand on attaque l'Église et ses dérives passées, il faut bien comprendre que le même contrôle s'est exercé dans presque toutes les sociétés et tous les pays, un contrôle qui a été exercé tantôt par une caste ou une classe dominante, tantôt par un clergé conservateur ou un régime politique autoritaire qui, d'une manière ou d'une autre, sont tous parvenus à imposer une morale restrictive. La peur que les Québécois ressentent vis-à-vis des revendications de la minorité musulmane vient aussi du fait que le Québec occupe un statut minoritaire dans l'ensemble canadien et nord-américain. Or quand ils voient les minorités vivant sur leur territoire s'allier avec la majorité anglo-canadienne qui les domine, par exemple en exigeant l'aide du gouvernement fédéral ou en faisant appel au jugement de la Cour suprême, les Québécois prennent peur. Cette peur, les Canadiens anglais la tiennent pour du racisme, en ignorant les rapports de pouvoir qui la fondent, c'est-à-dire sans comprendre qu'elle repose sur des enjeux politiques et pas simplement sur de l'intolérance ou un refus de l'autre. Ce qui ne veut pas dire que les médias et les partis politiques québécois ne contribuent pas eux-mêmes à nourrir et à légitimer cette peur, et qu'ils ne s'en servent pas à des fins assez peu honorables, comme on a pu le voir dans le malheureux épisode de la Charte des valeurs, où certains élus populistes cherchaient à redonner de l'élan à leur option en misant sur la peur.

Y a-t-il d'autres sources à cette peur ?

La peur de l'islam s'inspire aussi d'un imaginaire plus large, qui est partagé par l'ensemble de l'Occident et qui nourrit sa pensée depuis quatre siècles, celui de l'orientalisme. Dans ses études, Edward Said a bien montré que la culture occidentale, dans ses rapports avec le monde arabo-musulman, a construit une altérité presque absolue, que l'on pourrait résumer ainsi : le musulman ou l'arabe est le « tout autre », celui qui ne me ressemble pas, avec qui je n'ai rien de commun.

Cela fait penser à cette fameuse scène de L'Étranger de Camus, où le héros Meursault ne se sent rien de commun avec celui qu'il assassine sur la plage et qu'il désigne simplement comme « l'Arabe ». Il est vrai que Meursault affiche son indifférence et son mépris envers tous (sa mère, sa fiancée), mais c'est quand même ce jeune Arabe qui subit sa violence le plus directement, et de la manière la plus brutale et gratuite. Or ce qui est frappant dans cette scène, c'est le silence de la victime, qui est sans nom et sans visage et que personne — ni Meursault ni le narrateur — ne prend la peine d'identifier.

Vous avez tout à fait raison. Dans ce roman, et dans les lectures que nous en faisons depuis sa parution, le subalterne - ici l'Arabe - n'existe pas, ou alors il n'existe que comme un élément du contexte dans lequel le dominant vit, pense, a des angoisses, etc. Le subalterne est un contexte plutôt qu'un être humain.

Ce que révèle Meursault, contre-enquête (2013) de Kamel Daoud, c'est que le livre de Camus a été peu lu en France sous l'angle politique ou colonial. Évidemment, il ne s'agit pas de faire a posteriori le procès de Camus, à l'exemple de celui qui est fait à Hergé pour Tintin au Congo, mais de remarquer que le meurtre de l'Arabe est toujours ramené à des considérations existentialistes, comme si les données concrètes de la situation n'avaient aucune signification, comme si le fait qu'un pied-noir tue un Arabe n'avait pas d'importance.

Je pense que nous avons lu et compris L'Étranger - qu'il faudrait bien sûr relire - à travers le prisme déformant de l'orientalisme, c'est-à-dire en tant que réflexion sur l'existence où l'Arabe apparaît simplement comme une figure d'altérité, qui n'a d'intérêt et de valeur que dans la mesure où elle est « utile » à la démarche philosophique du héros.

Il est clair que les Arabes ont été victimes de préjudices et qu'ils le sont encore, inutile de le nier. Mais peut-il se développer chez eux le complexe de la victime—un peu comme celui que nous trouvons, toutes proportions gardées, chez certains Québécois qui se considèrent encore et toujours comme les victimes de la domination anglo-canadienne ?

Il ne faut évidemment pas minimiser la réalité effective des rapports de domination, qui font des victimes encore [13] aujourd'hui. Mais il est vrai que le discours victimaire peut mener à des exagérations. Je me rappelle qu'au lendemain du 11 septembre 2001, des amis arabes me disaient : « Je longe les murs, j'ai l'impression que tout le monde me regarde, que je suis coupable par association », et ainsi de suite. Or je trouve que ce sentiment allait beaucoup plus loin que ce que la société nord-américaine exprimait à l'époque. Bien sûr, des médias sensationnalistes ont joué avec l'idée d'une complicité de tous les Arabes, de tous les musulmans avec les terroristes. Mais il y a eu aussi des mouvements de solidarité extraordinaires : on a assisté à des conversions et à des mariages interreligieux, à des manifestations monstres contre l'invasion de l'Irak ; les ventes du Coran ont explosé...

Vous interprétez cela comme le signe d'une volonté de comprendre ?

Absolument. La communauté arabo-musulmane a eu tendance à accorder beaucoup d'importance aux actes d'hostilité et à ignorer les gestes de solidarité et d'amitié. Cette tendance sert parfois les fins d'une politique qui antagonise. Prenons un exemple. J'ai étudié attentivement la célèbre histoire des caricatures de Mahomet publiées à l'origine dans un quotidien danois, qui ont été ensuite reprises par Charité Hebdo. Il faut savoir que la crise n'a pas éclaté au moment de la parution des caricatures, mais plusieurs mois après les faits. Au moment de leur parution, plusieurs membres de la communauté arabo-musulmane du Danemark les ont trouvées hostiles, certes, mais ont choisi de ne pas en faire tout un drame. L'affaire a dégénéré quand un imam de Copenhague s'est saisi du dossier : il a repris les caricatures publiées, en a ajouté d'autres qui n'avaient pas été publiées dans le quotidien mais qui circulaient sur le web, et il est allé les montrer dans toutes les capitales arabes en incitant les dirigeants politiques et religieux à protester. Qu'est-ce qu'il cherchait ? Il voulait d'abord et avant tout se faire une crédibilité en tant que défenseur des communautés musulmanes au Danemark. Bref, il voulait réaliser un gain politique, en présentant les caricatures comme la preuve que les musulmans étaient victimes de répression.

Qu'avez-vous pensé de l'affaire des caricatures de Charlie Hebdo ? Pour tout vous dire, c'est à la suite de ce tragique événement que nous avons eu l'idée du numéro...

On a fait grand cas de la liberté d'expression qu'on jugeait menacée. Pour ma part, ce n'est pas le cadre principal à travers lequel je considère cet événement. Je m'intéresse surtout à la situation de communication en cherchant à répondre à une question simple : les caricatures s'inscrivaient-elles, oui ou non, dans une communication respectueuse ? Si je sais que vous avez une irritation sur la peau du bras et que j'insiste pour vous gratter à cet endroit pendant que nous discutons, il est certain que vous aurez une réaction hostile. Il est vrai que Charlie Hebdo s'est montré critique envers tout le monde, et je ne veux surtout pas que l'on censure la critique, qui est valable, celle qu'on peut adresser à l'islam comme celle qu'on peut adresser à toute autre religion. Je n'ai aucun tabou quant au contenu, mais je pense que la forme de la critique n'est pas indifférente. La critique sarcastique ne permet pas la discussion ; elle participe plutôt d'une logique d'opposition et de démonisation, qui vise à vaincre l'autre.

Certains dessins n'étaient pas particulièrement drôles. Les auteurs revendiquaient la liberté du rire, mais en temps normal, on use du rire pour se moquer des puissants, pour mieux les rabaisser et permettre aux plus faibles de jouir d'une sorte de promotion, fût-elle temporaire. C'est l'essence même de la culture carnavalesque que de renverser les positions.

Le problème avec ces caricatures, c'est qu'elles ont été perçues, à tort ou à raison, comme le rire que les puissants adressent aux faibles, comme une attaque de la majorité à l'endroit de ceux qui sont déjà marginalisés et qui ont l'impression d'être pris pour cible - et qui d'ailleurs le sont, aussi bien en France que dans le reste de l'Europe, de la part de la droite. Si on s'en était pris à un philosophe ou à un intellectuel qui remettait en question une partie du dogme, j'aurais considéré l'affaire comme relevant de la liberté d'expression. Mais ce que Charlie Hebdo revendiquait, pour dire les choses franchement, c'était le droit de se foutre de la gueule de gens qui sont déjà en position de faiblesse.

On assiste actuellement en France à la montée d'un discours catastrophiste, comme si tous les acquis de la civilisation, toutes les conquêtes de la République étaient remis en cause. De nombreux intellectuels et écrivains prédisent — ou redoutent - la disparition d'une culture française, et plus largement de la culture occidentale, qui serait en train de céder devant la montée du communautarisme. Comment envisagez-vous l'avenir ?

Le plus grand ennemi de l'Occident, c'est lui-même. Le danger ne vient pas de l'extérieur, ou de l'immigrant qui chercherait à nous affaiblir de l'intérieur : il vient de nos propres incohérences, du fait que nous ne savons pas quand nous arrêter ni où tracer les limites. Cela dit, les défis auxquels nous faisons face ne sont pas sans solution et je dirais même que les solutions sont souvent plus simples qu'on peut le penser. Bref, je demeure modérément optimiste.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 22 mars 2021 9:02
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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