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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de François-Albert Angers, “L’avenir économique des Canadiens français.” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Roger-J. Bédard, L’essor économique du Québec, pp. 511-518. Montréal: Librairie Beauchemin, 1969, 524 pp. Texte originalement publié dans L’Action française, juin 1956, pp. 399-409.


[511]

François-Albert Angers (1956)

L’avenir économique
des Canadiens français.


Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Roger-J. Bédard, L’essor économique du Québec, pp. 511-518. Montréal : Librairie Beauchemin, 1969, 524 pp. Texte originalement publié dans L’Action française, juin 1956, pp. 399-409.


Il est plus facile de parler en termes optimistes de l'avenir économique des Canadiens français que de leur passé et de leur présent. Il est coutumier, en effet, de constater que les Canadiens français jouent un rôle, en somme, bien effacé dans la direction et le développement de notre vie économique. Les chiffres montrent un progrès en valeur absolue, mais il n'est pas bien certain qu'il y ait progrès relatif, c'est-à-dire que nos progrès, à nous, soient plus rapides que ceux des autres. Alors, sur quoi peut-on s'appuyer pour montrer plus d'optimisme en face de l'avenir ? Simplement parce que l'avenir permet de laisser aller son imagination aux spéculations les plus invraisemblables ? Ou parce que le présent, si peu satisfaisant qu'il soit, contient des éléments d'espoir ?

Personnellement, je n'ai aucun goût pour les prophéties ou les spéculations hasardeuses. Mais je suis convaincu que nous avons atteint un point où il est permis de dire, en dépit de tous les obstacles apparents, que notre avenir économique dépendra surtout de nous-mêmes, de la volonté que nous démontrerons de prendre les moyens de conquérir notre part de l'économie canadienne. Cela ne se fera certes pas sans difficultés, sans luttes, sans une concurrence qui pourra éventuellement devenir forcenée. Mais cela se fera si nous montrons l'initiative et la ténacité nécessaires pour réussir. C'est donc dire qu'à mon sens les éléments existent maintenant qui nous permettent d'espérer en l'avenir.

Nos débuts difficiles sont trop connus pour les répéter de nouveau. Ils expliquent bien des reculades de notre histoire. Cette situation des débuts du régime britannique et de nombreuses années par la suite est restée tellement vivace dans notre esprit qu'elle conditionne encore aujourd'hui le pessimisme d'un grand nombre des nôtres ; exactement comme si les positions étaient les mêmes qu'alors.

Depuis, cependant, il y a eu toute la série des conquêtes politiques, qui nous a conduits, à travers l'Acte de Québec, le Régime constitutionnel, et aussi l'Union à la Confédération, et à l'autonomie [512] d'une province de majorité française dans toutes les matières touchant aux éléments essentiels de sa vie culturelle et sociale. En même temps se produisait ce qu'on a appelé « la revanche des berceaux », grâce à laquelle les 60,000 d'hier sont devenus plusieurs millions d'individus, formant ainsi un corps national parfaitement viable comme tel. Puis lentement des capitaux se formèrent par accumulation des petites épargnes, qui servirent à financer le développement de nos institutions culturelles, sociales, municipales, scolaires et religieuses, en même temps que d'un certain nombre d'entreprises commerciales, industrielles et financières. Avec le XXe siècle enfin, vint l'éveil graduel de notre conscience à l'importance des questions économiques, la création de l'École des Hautes Études commerciales, à Montréal, et plus tard, d'autres écoles supérieures de commerce, d'où sortirent des techniciens du monde des affaires, et aussi des hommes que leur mentalité dispose davantage à jouer le rôle d'entrepreneur essentiel à tout développement économique.

Aujourd'hui par conséquent, nous disposons de tous les instruments - peut-être pas encore en nombre suffisant, mais en tous cas en nombre imposant - de tous les instruments nécessaires, dis-je, pour constituer une économie suffisamment bien charpentée. D'abord pour ce qui est de la province de Québec, centre nécessaire de tout le rayonnement français au Canada, un territoire aux ressources suffisamment riches et variées, le contrôle de l'État qui l'administre ; une population assez abondante pour représenter un imposant pouvoir d'achat, une classe grandissante d'hommes entreprenants et bien formés donc capables de lancer des initiatives et de prendre les risques nécessaires, des capitaux sans aucun doute impressionnants. Peut-être d'aucuns douteront-ils de ce dernier point en pensant aux difficultés que rencontre tout Canadien français désireux de se lancer en affaires. Mais que ceux-là pensent aux 300 millions d'épargne de nos caisses populaires, ainsi qu'aux centaines de millions d'argent canadien-français dans les banques, les compagnies d'assurance, ainsi que dans les valeurs municipales, scolaires, paroissiales, religieuses, etc. Ce ne sont pas, à proprement parler, tous des capitaux disponibles pour des placements industriels, mais une bonne partie à tout le moins pourrait le devenir.

Loin de nous complaire, par suite, dans les causes lointaines de nos faiblesses passées, pour expliquer nos déficiences présentes, il [513] importe plutôt maintenant de nous étonner que nous n'ayons pas réussi à réaliser davantage avec ce que nous avons. Non pas que ce fait ne soit pas largement et facilement explicable, étant donné la difficulté de notre position. Mais il n'en reste pas moins que nous avions à notre portée des éléments qui n'ont pas été complètement utilisés. Il est vrai que l'une ou l'autre des conditions nécessaires à un développement économique ne suffit pas seule. Ainsi, par exemple, l'abondance des capitaux ne sert pas à grand-chose, si le milieu ne fournit pas les hommes d'initiative et de vision capables de les utiliser à bon escient. Les capitaux, alors, s'engagent, mais par l'intermédiaire des autres, ou dans des domaines qui n'exigent pas autant d'aptitudes aux affaires ; ils sont mis au service d'éléments étrangers ou dans des valeurs de tout repos, qui donnent un certain rendement, mais pas d'influence sur l'orientation des destinées économiques d'un pays. Et ainsi de suite. Mais quoi qu'il en soit, nous arrivons actuellement à un moment où des éléments suffisants de tous les facteurs existent pour que leur coordination produise des résultats qui ne manqueraient pas de nous étonner.

Nous disposons tout d'abord d'un État sur lequel nous pouvons exercer le contrôle de la majorité et qui, dans ses administrateurs (cabinet et députés), est français. C'est cet État qui administre les ressources naturelles de la province. C'est donc à lui qu'il faut d'abord demander une direction générale de l'économie compatible avec les intérêts de la majorité de la province. Il ne fait pas l'ombre d'un doute que nous n'avons pas su jusqu'ici nous servir de cet instrument comme d'un moyen pour assurer notre émancipation économique. Et je ne pense pas ici aux nationalisations d'industries qui sont réclamées par plusieurs et qui, malheureusement, ne me paraissent pas compatibles avec les valeurs culturelles que nous voulons défendre. Mais je songe à la politique suivie à l'égard de l'introduction du capital étranger, en vue de favoriser le développement économique rapide et d'assurer du travail à une population croissante et encore relativement pauvre au début de ce processus d'expansion.

Le capital étranger certes a pu nous rendre service, mais n'oublions jamais qu'il n'est pas venu ici pour cela. Il a accepté de venir s'installer chez nous pour se servir, servir les intérêts de ses détenteurs et des nations dont ces détenteurs étaient ou sont encore citoyens. Dans une [514] mesure cela était sûrement légitime. Mais il aurait été non moins légitime que nous exigions en échange qu'il serve aussi les intérêts du pays qui lui fournissait l'occasion de faire de l'argent et d'obtenir des matières premières recherchées. Autrement dit, nous n'avons pas été assez sévères dans les conditions que nous avons posées à son installation. Nous ne nous sommes pas suffisamment Préoccupés de voir à ce qu'ils utilisent nos forces de travail non seulement dans les emplois les moins qualifiés, mais aussi bien à tous les échelons de l'administration et de la direction. Nous n'avons pas su prévoir non plus le rachat des capitaux étrangers, à l'expiration de la concession par des capitaux canadiens-français. Nous nous sommes en définitive trop facilement contentés des miettes. Une réorientation de notre politique des ressources naturelles s'impose donc si nous ne voulons pas que notre avenir économique soit compromis par une mainmise définitive de l'étranger sur nos ressources naturelles.

Bien plus importants que le contrôle gouvernemental des ressources naturelles cependant sont, dans l'ordre économique, les facteurs population et accumulation de capital. Ce sont, en effet, les deux éléments qui, combinés à un troisième - une classe d'entrepreneurs actifs - nous permettraient de nous emparer nous-mêmes de notre économie et d'en mettre les ressources en valeur sans qu'il soit nécessaire de recourir au capital étranger. Dans les deux cas, ce qui explique que nous n'ayons pas su à ce jour en tirer tout le parti possible, c'est notre individualisme foncier et notre tendance exagérée au conservatisme en matière de placements, le tout se traduisant dans la même déficience : un manque de coordination de nos forces.

Du côté population, nous avons sans doute aperçu depuis longtemps qu'il y a là toute la force du pouvoir d'achat. Nous avons aperçu que, dans la province de Québec en tout cas, c'est en définitive grâce à notre propre argent, tel que dirigé par notre propre clientèle, qu'un grand nombre d'entreprises qui ne nous appartiennent pas se développent et finissent par nous imposer leur hégémonie. Nous avons dans une certaine mesure, et avec un certain succès, essayé de contrecarrer cette tendance en faisant appel au patriotisme par l'intermédiaire de ligues comme celle de l'achat chez nous. Cet effort n'est sans doute pas à dédaigner, mais est vraisemblablement appelé à ne produire que [515] des résultats fort partiels. De plus l'achat chez nous qu'on a demandé au consommateur n'a pas toujours été aussi bien pratiqué par les commerçants qui y faisaient appel pour s'assurer une clientèle. De la sorte, des commerçants de notre groupe y trouvaient certains avantages, mais ne faisaient en définitive qu'assurer la prospérité du fabricant étranger exactement comme les autres commerçants.

Nous n'avons pas encore aperçu que les institutions de solidarité économique qui ont nom « coopératives de consommation » nous offraient un instrument autrement efficace de reconquête économique. Pendant qu'en moins d'un siècle, la coopérative anglaise constituait, avec le concours de simples ouvriers, un véritable empire économique contrôlant d'innombrables industries valant probablement au-delà du milliard de dollars ; pendant qu'en moins d'un quart de siècle, les coopératives suédoises mataient les trusts nationaux et internationaux qui dominaient leur pays et se constituaient elles aussi un empire économique au service des petites gens, nous nous contentions et nous continuons de nous contenter d'essayer de lutter contre les forces capitalistes anglo-américaines avec les seules armes du patriotisme, de la concurrence capitaliste ou de la surenchère socialisante, toutes les trois vouées à une efficacité limitée et discutable sous l'un ou l'autre de leurs aspects.

La formule coopérative de consommation est celle qui convient à notre situation et à nos besoins. Par la force du nombre, du pouvoir d'achat et d'accumulation de capital que permet le nombre, elle rend possible à des groupes relativement pauvres et en position d'infériorité de se libérer des diverses dominations qui les oppriment ; et d'y arriver en un temps qui n'est guère limité que par la volonté même de la population d'aboutir a son émancipation. Imperméable à la concurrence capitaliste par sa technique et ses objectifs mêmes, capable de réaliser dans l'initiative privée une certaine socialisation des énergies et des capitaux, appuyant le patriotisme sur des réalisations pratiques et des intérêts personnels en parfaite coïncidence avec les intérêts sociaux et nationaux grâce au jeu des majorités, elle réalise la synthèse de ce qui est nécessaire à un peuple pour assurer son émancipation aussi bien sociale que nationale. Qu'attendons-nous pour nous y jeter à corps perdu. Le déclenchement d'un mouvement de masse en ce sens suffirait à lui seul à révolutionner complètement notre situation économique [516] d'ici les dix ou vingt prochaines années. Cela se produirait-il que le Canada français, incluant aussi bien les groupes minoritaires des autres provinces que le groupe majoritaire du Québec, appelés ainsi à se donner la main dans une action commune par les fédérations, etc., se soulèverait en un irrésistible et pacifique raz-de-marée qui modifierait du tout au tout les données économiques du problème canadien.

Ce qui ne signifie pas que nous mépriserions pour autant l'apport que pourrait apporter la formule artisanale ou capitaliste d'organisation économique. Ici, ce n'est plus tellement la force du nombre qui compte que la force des capitaux. Et maintenant que nous avons des capitaux, tout ce qui nous manque ce sont les institutions nécessaires pour en assurer la coordination et l'orientation en fonction d'une politique consciente de promotion et de développement économique. Ainsi que je le faisais remarquer au Congrès des Chambres de commerce de la province, à Rouyn, notre instinct conservateur et notre manque d'organisation se sont dirigés surtout vers les formes de placements qui offrent un rendement quasi certain mais qui n'assurent aucune influence sur l'orientation économique du pays (valeurs gouvernementales et institutionnelles), pendant que des capitalistes étrangers ou anglo-canadiens s'occupaient de l'organisation industrielle. Il nous faudrait renverser la vapeur : demander à l'étranger, à ceux qui à l'étranger cherchent des valeurs de placements, d'absorber nos titres de tout repos afin de retrouver nos disponibilités en vue de les engager dans les domaines qui nous assureront le contrôle de notre économie.

Il faudrait rendre la chose possible, créer les institutions nécessaires pour concilier ici les intérêts individuels et les intérêts nationaux. À un certain nombre de petits épargnants, il n'est pas possible de demander de risquer leurs économies de protection familiale, etc., dans des aventures industrielles appelées à connaître des hauts et des bas. La sécurité de placement est pour eux une nécessité, ainsi que pour les institutions (compagnies d'assurances, caisses populaires, etc.) à qui ils confient leurs épargnes. Le secret de la formule consiste à mettre sur le marché un titre qui, tout en étant appuyé sur le développement industriel du pays, comporte une telle diversification des risques, présente de telles garanties de solidité, qu'il équivaille à un placement de tout repos ou presque, en dépit du fait que l'argent placé soit engagé dans des initiatives qui, prises individuellement, seraient susceptibles d'inquiéter le petit épargnant ou ses représentants.

[517]

Comme je le disais à Rouyn, on peut arriver à un tel résultat par la formule de la banque d'affaires du type européen. Et surtout si une telle institution est non seulement le résultat d'une initiative individuelle, mais bien d'une sorte de consortium des diverses institutions financières. Elle revêt ainsi le caractère d'une institution nationale, liée non seulement aux aventures de quelques individus plus ou moins hasardeux, mais en quelque sorte au destin national. Or la création d'une telle institution chez nous pourrait également provoquer une véritable révolution économique du milieu canadien-français. Nous disposons maintenant d'un bon nombre d'institutions financières relativement puissantes, mais dont l'action est limitée à des secteurs particuliers de l'activité financière précisément parce qu'il manque cette organisation de tête qui, en coordonnant tous les efforts, permettrait éventuellement les concentrations nécessaires pour aborder les grandes initiatives que nous laissons actuellement aux capitaux étrangers.

À l'heure actuelle, par conséquent, le Canada français apparaît comme un vaste chantier où des efforts énormes ont été déployés de part et d'autre pour édifier, à partir de presque rien, une civilisation originale, munie de tous ses éléments constituants, y compris un sous-sol économique assez puissant pour soutenir les superstructures. Mais ces efforts énormes, déployés un peu à l'aveuglette et sans coordination, ont accumulé les matériaux et les ont mis en place d'une façon un peu disparate. Si bien que nous commençons à nous demander si la situation économique n'est pas à ce point compromise que les superstructures ne risquent pas de provoquer l'effondrement du sous-sol et la réduction du tout en poussière.

La situation est angoissante à maints égards. Mais en survolant la réalité, nous apercevons que notre position est virtuellement beaucoup moins précaire qu'elle le paraît. Nous avons réussi un certain nombre de réalisations qui nous permettent de considérer comme possible un redressement rapide et efficace de l'état des choses. Nous ne sommes pas dans la position du noyé qui cherche une épave à laquelle s'accrocher pour éviter de couler au fond en attendant le sauvetage. Nous sommes au contraire environnés de forces et d'appuis que nous avons instinctivement établis, mais dont nous ne semblons pas apercevoir l'usage et les chances de succès. Secouons notre léthargie ! Apprenons à nous servir des outils dont nous disposons, plutôt que de chercher des solutions idéales dans les nuages et de nous plaindre d'un passé [518] auquel nous ne pouvons rien changer. Nous apercevrons alors vite que nous pouvons bien plus que nous ne le pensons communément.

Notre avenir économique sera donc ce que nous le ferons. Nous avons les moyens de le faire grand si nous le voulons. Il ne nous manque, pour nous lancer dans cette voie, qu'un éveil lucide à nos problèmes de solidarité nationale et un vouloir vivre collectif suffisamment intense. Il ne m'appartient pas de pouvoir vous dire si nous en sommes capables. Qui d'ailleurs pourrait répondre à pareille question autrement que par des spéculations fort hasardeuses. L'histoire a sa logique, mais sa logique n'est pas formelle. Elle est capable de faire sortir les plus grandes réalisations du plus désespérant état de déchéance, et nous n'en sommes tout de même pas là. Autrement dit, elle laisse toujours de la place pour l'espoir, à la seule condition que l'on consente à lutter. Mais si nous voulons lutter, nous ne sommes pas dépourvus d'armes. D'armes assez puissantes pour nous assurer presque d'avance que la victoire suivra infailliblement l'effort tenté pour l'obtenir.

François-Albert ANGERS,
directeur du département d'économie appliquée,
École des Hautes Études Commerciales



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 30 novembre 2011 18:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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