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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Samir Amin, “Capitalisme et système-monde.” In revue, Sociologie et sociétés, vol. XXIV, no 2, automne 1992, pp. 181-202. Montréal: Les Presses de l’Université de Montréal.

[181]

Samir AMIN [1931- ]

économiste franco-égyptien

Capitalisme et système-monde.” *

In revue, Sociologie et sociétés, vol. XXIV, no 2, automne 1992, pp. 181-202. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal.

1. La spécificité du monde capitaliste moderne [181]
2. La polarisation dans le système capitaliste mondial [185]
3. La question des cycles longs dans l’expansion capitaliste [190]
4. La rivalité des puissances dans l’expansion capitaliste et la question des hégémonies mondiales. [193]
5. Polarisation, cycles et hégémonies dans les systèmes antérieurs au capitalisme [195]
6. La formation historique du capitalisme [198]
7. L’avenir du capitalisme [200]

Résumé  [201] / Summary  [201] / Resumen [202]

Bibliographie [202]

1. LA SPÉCIFICITÉ DU MONDE
CAPITALISTE MODERNE


1.1. J'ai fait, sur ce thème, trois propositions complémentaires.

Première proposition : Le mode de production capitaliste représente une rupture qualitative avec les systèmes qui l'ont précédé, dans ce sens précis que la loi de la valeur ne commande pas ici seulement la « vie économique », mais bel et bien tout le système social du monde moderne (capitaliste), c'est-à-dire qu'elle commande le contenu de l'idéologie spécifique propre à ce système nouveau (l'« économisme », ou, mieux, l'« aliénation économiste »), comme elle commande les rapports nouveaux et spécifiques entre la base économique du système et sa superstructure politique et idéologique (la « domination de l'économique », la « politique comme l'économie en comprimé », ou encore la « richesse en tant qu'elle commande le pouvoir » alors que jusqu'alors le pouvoir commandait la richesse). Ce système est supérieur non pas seulement par le développement prodigieux des forces productives qu'il a permis, mais encore par ses autres aspects, opérant aux plans politique et idéologique (le concept moderne de démocratie). Simultanément, la croissance exponentielle qui le caractérise est le produit nécessaire et fatal de la domination de tout le système social par la loi implacable de l'accumulation. Mais, comme l'observe Wallerstein, la croissance exponentielle est celle du cancer : elle conduit nécessairement à la mort. L’intuition géniale de Marx est précisément d'avoir compris que, pour cette raison, le capitalisme doit trouver une fin, être remplacé par un système qualitativement nouveau soumettant le développement des forces productives à une logique sociale maitrisée, et non plus à la seule logique mécanique de l'économique aliéné.

Deuxième proposition : Le système moderne - capitaliste - est mondial, et il est le premier système à l'être. Toutes les parties intégrées dans ce système le sont par le biais de leur participation à une division mondiale du travail qui porte sur des produits essentiels pour la consommation de masse ou sa production, en parallèle avec un degré de commercialisation (marchandisation) de la production sans commune mesure avec celui [182] des époques antérieures. Sur ce plan, il se présente comme un système d'économie mondiale régi par ce que j'appelle la « loi de la valeur mondialisée ».

Troisième proposition : La loi de la valeur mondialisée engendre nécessairement la polarisation, expression de la paupérisation associée à l'accumulation à l'échelle mondiale, qui est un phénomène nouveau, sans précédent dans l'histoire antérieure. Elle commande tous les conflits majeurs qui occupent le devant de la scène : ceux qui procèdent de la révolte des peuples de la périphérie et ceux qui opposent les centres en rivalité pour la domination de ce système mondial, comme elle commande l'efficacité des stratégies qui se proposent éventuellement le dépassement du système.

1.2. La critique socialiste du capitalisme s'est constituée pour l'essentiel comme critique du mode d'exploitation du travail par le capital et des effets sociaux de l'accumulation du capital qui gouverne le système (l’aliénation marchande devenue valeur suprême, etc.). Cette critique s'est progressivement élevée du plan du refus moral à celui d'une compréhension plus scientifique des mécanismes et des lois du système, de ses contradictions et, partant, des moyens de le dépasser. Elle culmine avec l'expression marxiste de la critique socialiste. Il s'agit là, à mon avis, d'une critique essentielle, fondamentale, incontournable. Cependant, la critique socialiste est demeurée - marxisme historique inclus - relativement peu élaborée en ce qui concerne l'autre dimension du capitalisme, c'est‑à‑dire son déploiement comme système mondial fondé sur la polarisation du système.

Les analyses du capitalisme proposées dans une perspective mondialiste ont contribué à corriger les insuffisances du socialisme historique en mettant précisément le doigt sur le caractère mondial du système capitaliste et son effet polarisant à cette échelle. En ce sens, elles sont irremplaçables.

Dans son expression immédiate, le système capitaliste apparaît bien comme une « économie-monde » opérant dans le cadre politique d'un système organisé d'États souverains. Il faut dire cependant que l'opposition « économie-monde »/« empire-monde » renvoie nécessairement à l'opposition qualitative mode de production capitaliste (dans lequel l'économie non seulement commande en dernier ressort les rapports sociaux mais encore opère comme instance dominante, les évolutions de la politique et de l'idéologie apparaissant comme contraintes de s'ajuster aux exigences autonomes de l'accumulation du capital)/modes de production antérieurs (dans lesquels les lois de l'économie ne s'affirment pas comme des manifestations autonomes de la nécessité, mais au contraire comme des expressions de l'ordre politique et idéologique ; parce que ce caractère est partagé par toutes les formes d'organisations sociales antérieures, j'ai estimé utile de leur donner une qualification commune - celle de mode tributaire - qui en souligne l'opposition qualitative au mode capitaliste). Les centres capitalistes dominants ne cherchent pas à étendre leur pouvoir politique par la conquête impériale parce qu'ils peuvent effectivement exercer leur domination par des moyens économiques. Les États des époques antérieures n'avaient pas la garantie des bénéfices de la dépendance économique de leurs périphéries éventuelles tant que celles-ci demeuraient hors du champ de leur domination politique. J'insiste sur cette analyse du contraste qualitatif sans laquelle la perception du capitalisme comme système mondial demeure descriptive et phénoménale.

Les élaborations théoriques et idéologiques qui se sont constituées comme réponses au défi de la critique socialiste du système, et singulièrement comme des « réponses à Marx », passent sous silence le contraste qualitatif exprimé ici et, de ce fait, cherchent aux innombrables plans possibles de l'appréhension immédiate des caractéristiques spécifiques de la modernité. Max Weber est un bel exemple de cette tentative. Weber oppose le monde ancien, « patrimonial », au système de la modernité, « objectif, légaliste et bureaucratique ». Ce contraste prétendu est sans fondement scientifique : le mode tributaire est, dans ses formes développées, précisément « légaliste et bureaucratique », comme la « bureaucratie céleste »l'illustre, et n'est d'apparence patrimonial que dans ses formes marginales et périphériques (comme l'Europe du haut Moyen Âge) : le mode capitaliste est dans son contenu bourgeois démocratique, et seulement dans sa forme apparente [183] bureaucratique, même si la forme l'emporte sur le contenu dans les formes pauvres du développement capitaliste (comme l'Allemagne bismarckienne a pu l'être en comparaison des évolutions radicales de l'Angleterre et de la France). La théorie wébérienne n'est donc, selon moi, qu'une extrapolation abusive de la spécificité germanique. Non moins superficielles sont les autres propositions concernant le contraste « tradition »/« modernité ». L’accent mis par exemple sur le contraste « privé »/« public » est un bel exemple de projection de la perception idéologique du capitalisme qui se voit comme tel (c'est-à-dire le triomphe du « privé » sur « l’État »). L’accent mis sur la démocratie comme concept moderne mêle le vrai et le faux de la même manière. Car s'il est exact - selon ma construction théorique - que le concept moderne de démocratie est effectivement le produit nécessaire du renversement de la dominance de l'idéologique/politique au profit de l'économique, il est doublement faux d'en déduire l'équation réversible capitalisme = démocratie. Car d'une part la démocratie en question reste séparée de la gestion de l'économique commandée par des lois en apparence « naturelles », et d'autre part elle reste confinée géographiquement aux centres du système mondial par le fait de la polarisation. On pourrait multiplier les exemples : chaque fois qu'une forme phénoménale est coupée de ses racines, qu'elle plonge dans la logique du mode capitaliste, cette forme devient l'objet de malentendus inévitables - elle est difficile à généraliser dans le capitalisme réellement existant, d'une part, facile à extrapoler en arrière, d'autre part. L’analyse phénoménale aplatit l'histoire, porte le débat à un niveau d'abstraction trop élevé et de ce fait trivialise les propositions qu'on peut en déduire, lesquelles deviennent à leur tour, toujours en partie vraies, en partie fausses.

Si, comme je le prétends - avec la tradition marxiste -, le capitalisme se définit d'abord par son mode de production spécifique, il faut attendre la « révolution industrielle », c'est-à-dire la dominance de la « grande industrie » fondée sur le salariat ouvrier, pour pouvoir parler de mode capitaliste dans sa forme achevée. Les trois siècles de « mercantilisme » européen (de la Renaissance à 1800) sont alors seulement ceux d'une transition vers le capitalisme n'apparaissant comme telle qu'a posteriori. On reconnaît, a posteriori les ruptures qui permettent de qualifier la période de transition effective : le renversement de la préoccupation métaphysique propre à l'idéologie tributaire, le renforcement de la monarchie absolue fondée sur l'équilibre des forces sociales féodales anciennes et de la bourgeoisie, l'expression démocratique des révolutions anglaise et française, etc.

Cela étant, les « régions » (qu'il s'agisse de vastes empires ou de modestes seigneuries) constitutives du monde tributaire des périodes antérieures ne sont pas nécessairement isolées les unes des autres ; au contraire, toute la recherche historique démontre l'intensité - souvent insoupçonnée - de leurs rapports. Cependant, la nature de ces rapports est différente de celle propre aux connexions au sein du système capitaliste mondial. Il s'agit certes dans tous les cas de rapports marchands, de rapports « d'échange ». Mais la critique marxiste de la distinction nécessaire entre « marché », d'une part, et « marché capitaliste » (qui implique que l'échange est fondé sur la production capitaliste), d'autre part, garde ici toute sa validité. U importance du marché et l'intensité des échanges, repérables ici et là à travers les temps et les espaces, ne sont pas synonymes de capitalisme. Elles témoignent seulement que le dépassement du système tributaire - c'est-à-dire le passage au capitalisme - était bien ici et là, depuis longtemps, à l'ordre du jour et que, en conséquence, la transition mercantiliste européenne n'est pas le produit d'une loi spécifique de l'évolution qui aurait été propre à l'Europe, mais l'expression d'une loi générale de l'évolution de toutes les sociétés humaines.

L’opposition mode de production/système mondial n'est donc pas fondée ; au contraire, ces deux directions de l'analyse sont complémentaires. Cependant, faute de l'avoir formulée sans ambiguïté, l'analyse en termes de système mondial devait conduire à un véritable dérapage, qui consiste en une extrapolation en arrière des conclusions de l'analyse portant sur le capitalisme mondial.

[184]

1.3. Le malentendu domine les débats concernant la nature et la définition conceptuelle du système mondial moderne (capitaliste) et - si cela a un sens - du système mondial des époques antérieures. La raison ultime de ce malentendu vient de ce que le capitalisme ne peut pas être défini par la simple association de trois ordres de phénomènes : la propriété privée, le travail salarié et l'extension des échanges marchands. Cette méthode empiriste occulte l'essentiel, à savoir que le capitalisme n'existe que lorsque le niveau de développement des forces productives implique l'usine moderne, laquelle met en œuvre un équipement mécanique lourd, et non plus un équipement artisanal. La combinaison propriété privée - travail salarié - production marchande précède effectivement le capitalisme, non seulement dans l'Europe mercantiliste et même féodale, mais ailleurs, à travers le monde entier et durant des siècles, parfois des millénaires. Cette combinaison constitue la très longue préhistoire du capitalisme.

Ce n'est qu'avec le capitalisme dans sa forme achevée qu'apparaissent les deux caractéristiques, fondamentales du monde moderne. La première est l'urbanisation massive, qui conduit à un changement qualitatif, puisqu'elle implique une révolution agricole (machinisme et chimie), condition d'une productivité qui s'est multipliée en comparaison de ce qu'elle avait été à travers les millénaires antérieurs, productivité elle-même inconcevable sans une industrie capable de lui fournir ses inputs. La seconde est le caractère désormais exponentiel de la croissance de la production, qui implique non seulement que la recherche du profit est devenue le moteur de la décision économique, mais encore que cette recherche du profit opère sur la base de moyens matériels ayant dépassé le stade de l'outillage artisanal.

Le système mondial moderne est un système mondial capitaliste parce qu'il est fondé sur le capitalisme entendu comme je viens de le définir. On peut alors reprendre chacune des caractéristiques phénoménales de la modernité et leur donner, sur cette base, un sens intelligible et précis. Sans cette référence, les phénomènes en question demeurent l'objet de malentendus répétés. L’accumulation « sans répit » et la croissance exponentielle auxquelles se réfère Wallerstein, par exemple, demeurent incompréhensibles en dehors de la référence à la loi de la valeur (c'est-à-dire non pas de l'extension des rapports marchands - terminologie trop vague - mais de l'extension de ceux‑ci sur la base d'une production capitaliste au sens donné ci-dessus) et du fait que la loi de la valeur capitaliste ne commande pas seulement la vie économique mais en réalité soumet toutes les autres dimensions de la vie sociale à la loi implacable de l'accumulation du capital. De même, l'extension et la généralisation du marché, qui englobe désormais la production essentielle des biens et des services, le travail et la terre, n'acquièrent leur sens moderne - c'est-à-dire leur mise au service de l'accumulation du capital - que si l'on saisit leur fonctionnement dans le cadre de la production capitaliste. Car le marché des productions, du travail et de la terre existe avant le capitalisme, en Chine par exemple, mais ne fonctionne pas alors comme moyen d'accumulation du capital. Dans la tradition marxiste, parfaitement justifiée, la richesse n'est capital que si elle est réinvestie en vue d'une production élargie. Accumulation de richesses et accumulation de capital ne sont pas synonymes.

Si le capitalisme est un système mondial, c'est parce que l'économie mondiale qui le sous-tend est, dans sa globalité, régie par ce système de production capitaliste. Avec Wallerstein et Chase Dunn, je considère que l'économie du capitalisme est mondiale parce que la division du travail sur la base de laquelle sont organisées les productions essentielles est une division mondiale du travail. Dans les époques antérieures, l'échange « lointain » portait souvent sur des biens de prestige, qui sont certes des éléments importants pour la compréhension de la reproduction des sociétés en question, mais qui n'opèrent pas de la même manière dans ces sociétés dont la reproduction était commandée par des logiques différentes. Ces échanges antérieurs au capitalisme moderne peuvent même dans certains circonstances avoir concerné des biens « essentiels » (matériaux de construction, métaux, textiles de grande consommation, etc.), mais ils ne portaient pas sur des [185] produits provenant de l'industrie capitaliste au sens précis du terme rappelé plus haut, et cela constitue une différence gigantesque.

L'extrapolation rétrospective - avant 1800 - du concept de système capitaliste mondial implique toujours un refus de reconnaître l'importance du saut qualitatif que représente le passage à l'industrie capitaliste moderne, refus qui aplatit l'histoire réelle. Ce refus trouve son explication dans la réaction des analyses en termes de système mondial aux blocages de celles qui s'étaient fixées exclusivement sur la théorie des logiques immanentes des différents modes de production. Car il est vrai que dans une interprétation du marxisme que j'ai qualifiée de livresque, un dogmatisme s'était constitué qui a longtemps prétendu que la spécificité de chacun des modes de production constituait toute la réalité. Suivant ce dogme, chaque société était forcément étudiée isolément et la possibilité même d'un système plus large refusée. Entre autres, concernant le monde capitaliste moderne, celui-ci était réduit aux dimensions d'une juxtaposition de sociétés capitalistes locales (nationales) définies exclusivement par leur structuration sociale interne. Le concept même de polarisation au sein de ce système mondial était alors éliminé par avance du champ de l'étude. Or l'analyse en termes de système mondial partait précisément d'une tentative de répondre à cette question : pourquoi la polarisation mondiale ?

Mais il n'était pas nécessaire de jeter le bébé avec l'eau du bain, c'est‑à‑dire de dévaluer le concept de mode de production (capitaliste entre autres) pour ne plus voir que le système mondial (moderne et capitaliste, en l'occurrence). Il fallait au contraire renforcer l'analyse du monde moderne en termes de spécificité du mode de production capitaliste en la complétant par celle de sa dimension systémique mondiale. Les définitions proposées parfois pour le système de l'économie monde capitaliste souffrent de ce préjugé hostile au concept de mode de production. Elles sont alors forcément trop vagues ; et c'est le cas lorsque l'on définit l'économie‑monde en question comme l'association d'un système politique inter‑États et d'une économie qui dépasse les États (mais de quelle « économie » s'agit-il alors ?). Le pendule étant allé trop loin, la voie était ouverte pour une extrapolation en arrière de la théorie du système mondial. Ce qui est bien arrivé.

2. LA POLARISATION DANS LE SYSTÈME
CAPITALISTE MONDIAL


2.1. J'ai proposé, sur le sujet de la polarisation dans le système mondial moderne, les thèses suivantes :

Premièrement, la polarisation est une loi immanente de l'expansion mondiale du capitalisme. Le capitalisme réellement existant, phénomène mondial, n'est pas réductible au mode de production capitaliste et ne tend pas même à le devenir. Car le mode de production capitaliste suppose un marché intégré tridimensionnel (marché des marchandises, du capital et du travail) qui définit la base de son fonctionnement. Or cette intégration, qui a été effectivement construite dans le cadre de l'histoire de la formation des Etats nationaux bourgeois centraux (Europe occidentale et centrale, États-Unis et Canada, Japon, Australie), n'a jamais été étendue au capitalisme mondial. Le marché mondial est exclusivement bidimensionnel dans son expansion, intégrant progressivement les échanges de produits et la circulation du capital, à l'exclusion du travail dont le marché reste cloisonné.

J'ai prétendu que ce fait était en soi suffisant pour engendrer une polarisation inévitable, dont on peut démontrer sans difficulté le mécanisme cumulatif, tant par le moyen de l'outillage marxiste (on parlera alors de la loi de la valeur capitaliste mondialisée, en complément à l'analyse fondamentale de la loi de la valeur capitaliste) qu'au moyen de l'outillage de l'économie conventionnelle néo‑classique. Cette proposition se situe à un niveau élevé d'abstraction, comme toutes les propositions concernant la loi de la valeur en général, le marché dans chacune de ses dimensions, les classes sociales fondamentales qui correspondent à la logique du mode de production, etc. Ma proposition définit abstraitement le capitalisme mondial, tout comme celles concernant la loi de la [186] valeur définissent le mode de production capitaliste. Bien entendu, l'abstraction n'est pas plus ici qu'ailleurs négation du concret, mais elle est au contraire l'expression de la diversité de celui-ci. Les conditions historiques qui expliquent la formation de l'État national bourgeois à un pôle et son absence à l'autre illustrent la diversité concrète qui caractérise ce que j'ai donc appelé les périphéries - toujours au pluriel - par opposition au centre, que l'on peut décliner au pluriel selon qu'on s'occupe de restituer l'histoire de sa constitution, ou au singulier selon qu'on met l'accent sur la tendance à l'homogénéisation des sociétés nationales qui le composent - tendance ici effective - ou sur la nature de ses rapports aux périphéries.

Deuxièmement, la définition du contenu essentiel des deux concepts de centre et de périphérie est de nature économique. Il ne s'agit pas là d'un choix arbitraire, mais de l'expression de la dominance de l'économique dans le mode capitaliste et de la soumission directe du politique et de l'idéologique aux contraintes de l'accumulation du capital. De ce fait, les rapports centre/périphérie sont d'abord de nature économique. Par contre, si, dans les époques antérieures, des phénomènes de polarisation, au sens courant du terme, sont également repérables, ceux‑ci ont une nature et une dynamique différentes, parce qu'ils opèrent dans le cadre de sociétés non capitalistes.

Troisièmement la polarisation dans sa forme moderne apparaît avec la division du monde en pays industrialisés, par opposition aux pays non engagés dans l'industrialisation. Elle est donc un phénomène relativement récent, qui se constitue au XIXe siècle. Cela étant, le contraste industrialisation/non-industrialisation n'est pas la forme éternelle et définitive de la polarisation capitaliste. Dominant de 1800 à 1945, il s'estompe progressivement après la Seconde Guerre mondiale avec l'industrialisation des périphéries, tandis que le critère de la polarisation se déplace alors sur des terrains nouveaux.

2.2. L’émergence du concept de polarisation capitaliste mondiale a son histoire propre, bien entendu. Comme il était naturel, le débat s'est ouvert à partir de considérations concrètes et spécifiques, marquées par l'époque. Certaines de ces considérations ont donc mis l'accent sur le contraste industrie/absence d'industrie, puisque la polarisation s'exprimait effectivement à travers lui. L’industrialisation devenait dès lors le moyen du « développement » dont l'objectif historique était censé être l'abolition de la polarisation (le « sous-développement »). En rapport direct avec ce contraste, l'analyse s'est attachée au champ des échanges internationaux et de la division internationale du travail. Les propositions avancées dans le débat sur l'échange inégal doivent être lues en se rappelant ce rapport étroit à la réalité concrète de la forme historique de la polarisation en question.

Les ambigüités du débat provenaient du non‑dit des uns et des autres, ou du non-exprimé en termes conceptuels abstraits. En fait, derrière les propositions avancées, se cachait un clivage théorique peu ou mal exprimé. Pour les uns, le capitalisme était en lui‑même polarisant. Mais il fallait, pour l'établir, s'élever au niveau de l'abstraction définie plus haut, à savoir le caractère tronqué du marché mondial par rapport à l'intégration tridimensionnelle propre au concept de mode capitaliste. Pour les autres, l'argumentation en termes historiques concrets n'établissait pas la proposition générale que le capitalisme mondial est nécessairement polarisant. Aussi cette polarisation était-elle saisie comme phénoménale et non essentielle, produite par l'histoire concrète et non par les lois de l'accumulation du capital. Dans ces conditions, l'intégration des analyses économiques spécifiques, des considérations concernant la formation d'une bourgeoisie ou les handicaps rencontrés par celle‑ci, ou des considérations culturelles (les disponibilités idéologiques potentielles portées par les différentes « cultures ») ne pouvait pas trouver sa solution.

Dans sa contribution à l'ouvrage collectif Le Grand Tumulte, G. Arrighi avance une thèse théorique importante. Il rappelle que selon Marx, l'accumulation du capital entrainait deux effets complémentaires/contradictoires : d'une part le renforcement du pouvoir social de l'armée active (la classe ouvrière industrielle organisée), d'autre part la paupérisation de l'armée de réserve passive (chômeurs, marginalisés, travailleurs des secteurs de production d'allure précapitaliste, à faible productivité, etc.). Cette fine observation me [187] paraît non seulement correcte, au sens que c'est bien là ce que Marx a dit, mais encore, comme G. Arrighi le constate aussi, confirmée par l'histoire. Mais le marxisme historique, parce qu'il n'avait pas vu l'importance de la polarisation mondiale (c'est-à-dire la localisation de l'année active et de l'armée passive en des lieux géographiques politiquement séparés - le centre et la périphérie), supposait que le va-et-vient continuel des mêmes individus prolétarisés entre les deux armées considérées assurerait l'unité du front anticapitaliste et, partant, le succès rapide de son action globale. La polarisation explique qu'au contraire, cette unité brisée, deux stratégies anticapitalistes se sont progressivement dégagées : la stratégie sociale-démocrate dans les classes ouvrières des centres, celle de la révolution léniniste (puis maoïste) chez les peuples de la périphérie (c'est-à-dire l'armée passive à l'échelle mondiale).

2.3. U industrialisation progressive récente des périphéries, même inégale, bien entendu, nous contraint à repenser la polarisation pour la dépouiller de son expression historique dépassée. Certes, la polarisation continuera à être produite par la non-intégration tridimensionnelle du marché capitaliste. Mais le marché capitaliste lui même ne peut être analysé dans les termes conventionnels de la « concurrence ». Baran, Sweezy et Magdoff ont démontré, à mon avis, que les lois du marché (je dirai plus exactement des deux sortes de marchés, les marchés nationaux intégrés tridimensionnellement, d'une part, et le marché mondial tronqué, d'autre part) du capitalisme des monopoles sont qualitativement différentes de celles qui régissaient les marchés capitalistes du XIXe siècle. Cette analyse, rejetée par beaucoup de théoriciens se réclamant également du marxisme, me paraît par contre essentielle, parce qu'elle définit une dynamique du surplus autre que celle des profits. Je pense seulement qu'il faut aller aujourd'hui plus loin dans les propositions concernant l'accumulation à l'échelle mondiale opérant dans un monde qui tend à devenir globalement industrialisé.

À ce propos, G. Arrighi note que l'échange inégal ne révèle que le sommet de l'iceberg : l'échange portant sur des produits dans lesquels sont cristallisés des travaux dont la rémunération est plus inégale que l'écart des productivités ne le suggère. Arrighi signale trois mécanismes de la polarisation opérant en dehors de tout échange : (i) la fuite des capitaux des périphéries vers les centres ; (ii) la migration sélective des travailleurs dans le même sens (même si cette migration, en raison même de sa sélectivité, exclut la formation d'un marché mondial du travail) ; (iii) les positions de monopole occupées par les sociétés centrales dans la division mondiale du travail. J'ajoute le contrôle par les centres de l'accessibilité aux ressources naturelles de la Terre tout entière.

Je n'ai pas de difficulté à intégrer les deux premiers mécanismes dans ma conceptualisation abstraite et générale de la polarisation : ils en sont des expressions évidentes. Il en est de même du quatrième élément que j'ai signalé. Par contre, le concept de monopole auquel il est fait référence ici reste, à mon avis, flou et mal défini. Arrighi reprend à ce propos la proposition faite naguère par Harrod, distinguant la « richesse oligarchique », fondée sur l'exclusion, de la « richesse démocratique », dont la conquête est en principe ouverte « à tous ». Soit, mais quels sont les mécanismes exacts de l'exclusion ? L’analyse concrète des situations modernes indique deux directions dans lesquelles on peut rechercher cette exclusion : le monopole des technologies et celui des finances mondialisées. U industrialisation périphérique peut devenir, dans ce cadre, une sorte de système moderne de putting out contrôlé par les centres financiers et technologiques. Il reste que tant que ces éléments de la construction d'ensemble ne seront pas articulés les uns aux autres, le concept même de monopole restera intuitif et la dynamique du système difficile à dégager.

Le concept de polarisation est essentiel dans ce sens précis qu'il interdit de concevoir l'avantage des centres sans référence à leur situation dans le système mondial. J'en dérive au moins les propositions qui suivent : (i) L’exploitation du travail dans les périphéries est, en général, beaucoup plus intense que dans les centres (la fourchette des rémunérations du travail - salarié et autre - est plus importante que celle des productivités). Le produit de cette surexploitation au bénéfice du capital dominant l'ensemble du système [188] est, en partie, transféré vers les centres par l'échange, renforcé par les migrations de capitaux et de travail. Le discours dominant qui cherche à nier, ou à minimiser, les effets de ce transfert n'est rien de plus qu'une légitimisation idéologique destinée à occulter les liens immanents entre le capitalisme et la polarisation. (ii) Le transfert de valeur au détriment des périphéries est, à lui seul, une force capable de reproduire et d'approfondir la polarisation par le poids négatif gigantesque qu'il représente pour les périphéries, même si - statistiquement - il pourrait parfois paraître mineur par rapport au surplus généré dans les centres mêmes. (iii) Les avantages dont jouissent les sociétés du centre ne sont pas produits exclusivement, ni même principalement, par l'organisation plus efficace de leur travail (des productivités du travail beaucoup plus élevées) ; ils découlent tout autant des monopoles que les centres exercent dans la division mondiale du travail.

Les évolutions récentes doivent être analysées par référence au cadre proposé ci-dessus. Par exemple, la « désindustrialisation » (relative) des centres, en parallèle à l'industrialisation des périphéries, ne prend de sens que par référence au transfert du monopole des centres de l'activité industrielle propre au contrôle des technologies, des finances et de l'accès aux ressources naturelles.

2.4. Si les périphéries se conjuguent toujours au pluriel, c'est, selon ce que j'ai avancé, parce qu'elles n'admettent qu'une définition négative : ce sont les régions du système mondial qui ne se sont pas constituées en centres. La diversité des fonctions qu'elles remplissent dans le système mondial est alors la règle.

La tentation a toujours été très grande, du fait de cette diversité, de classer les périphéries. Ainsi, le vocable de « quart monde » a été forgé récemment pour le distinguer du tiers monde en voie d'industrialisation. Cet usage n'est pas inoffensif dans l'esprit de ceux qui le proposent : il suppose que le tiers monde des nouveaux pays industrialisés (NPI) effectue en ce moment un « rattrapage » tandis que le quart monde « sombre ». C'est oublier que l'industrialisation n'est plus le fondement de la polarisation. Je préfère donc dire que le coeur de la périphérie de demain - en formation - est constitué des pays qui rempliront la fonction essentielle de fournir des produits industriels et que le « quart monde » illustre le caractère destructeur de l'expansion capitaliste, ce qui n'est pas nouveau, mais a toujours accompagné l'histoire réelle du capitalisme. Quant au classement purement quantitatif - celui de la pyramide des PIB per capita de la Banque Mondiale - il est le plus superficiel de tous. En suggérant qu'un émirat pétrolier peut dépasser la Suède, il veut par là même légitimer la division internationale du travail et les soi-disant avantages comparatifs.

Dans ce domaine, Arrighi analyse le système mondial comme une combinaison stable de trois ensembles (centres, semi-périphéries et périphéries) dont il fait apparaître l'existence en dégageant la médiane de chaque groupe respectif constitué par les pays dont le PIB par tête se situe dans les tranches élevée, moyenne et basse de la classification pyramidale.

J'observe immédiatement que la construction est artificielle, en ce sens qu'en définissant a priori deux groupes seulement (centres et périphéries) ou quatre par exemple, on aurait obtenu deux ou quatre médianes dont l'évolution comparée aurait donné des résultats analogues. Cet artifice n'élude donc pas la difficulté d'une définition qualitative de chacun des groupes, car la « semi-périphérie » reste ce que son nom indique, sans plus, à mi-chemin entre le premier et le troisième groupe, que cela soit en termes de PIB per capita, de niveau d'industrialisation ou de presque tout autre critère quantifiable. D'ailleurs, les périphéries (selon la définition d'Arrighi) se présentent elles-mêmes d'une manière analogue au plan descriptif, c'est-à-dire qu'elles sont un mélange de caractères typiques du centre et d'« autres » caractères, la présence des premiers, même faible en termes qualitatifs, témoignant simplement que toutes les sociétés considérées sont bien intégrées dans le système mondial et nullement exclues. Ces caractères - la présence minimale d'entreprises modernes, de salariés et d'entrepreneurs capitalistes, de rapports marchands étendus, d'institutions financières (banques) fonctionnant comme ailleurs, d'un État d'apparence moderne gérant, au moyen d'un budget, un certain nombre de [189] services comme ailleurs, etc. - sont toujours présents, des centres les plus développés aux périphéries les plus archaïques.

L’intérêt de l'exercice réside ailleurs, dans la mise en relief de l'étonnante stabilité à long terme de chacun des groupes et de la distance relative qui les sépare. Mais encore une fois, le classement en deux ou quatre groupes aurait révélé la même stabilité, ce qui signifie bien que la polarisation ne peut jamais être surmontée parce qu'elle fait partie du système dans ce qu'il a de plus essentiel.

Par contre, en choisissant de distinguer les semi-périphéries des périphéries, Arrighi introduit une dose d'arbitraire inutile que le classement en termes de PIB per capita qui constitue son fondement rend inévitable. Pour ma part, j'estime qu'on ne saurait considérer le Ghana comme ayant fait partie de la semi‑périphérie, au même titre que l'Italie et le Japon, sauf que le Ghana aurait vu sa position se dégrader, l'Italie et le Japon se hissant par contre au rang de partenaires centraux. En adoptant le critère socio-politique que je propose - la cristallisation d'un État national bourgeois ou son absence - on comprend que, s'améliorant ou se détériorant en fonction de facteurs externes, le Ghana a toujours appartenu à la périphérie, tandis qu'un espace existait dans le cas de l'Italie et du Japon qui a permis une amélioration de leur position dans la hiérarchie internationale. Cet espace dans lequel ont opéré les facteurs internes - en conjonction avec les facteurs extérieurs - suppose une bourgeoisie nationale.

D'ailleurs, le malaise créé par la classification tripartite est ressenti par Arrighi lui‑même, qui est alors contraint d'introduire des nuances additionnelles pour rendre compte de la situation particulière de ce qu'il appelle alors les « périmètres du centre » et les « périmètres de la périphérie ». On se retrouve proche de la structure pyramidale continue. Je ne vois donc pas d'avantages particuliers à la répartition tripartite proposée par Arrighi. Je préfère analyser le système mondial dans le terme univoque de polarisation, qui signifie que les centres produisent ce système dans son ensemble en façonnant la modernité subalterne des périphéries, étant entendu que cette expansion mondiale n'est pas seulement synonyme de développement hiérarchisé de la modernité, mais simultanément processus de destruction des parties devenues dysfonctionnelles ou sans fonction dans sa logique globale. Périphérisation et dévastation vont alors de pair et rendent compte de la différenciation permanente des périphéries reproduite dans des formes en évolution continue. En association avec cette théorisation globale du capitalisme mondial, les analyses concrètes de chaque cas, et non de groupes artificiels, fournissent la base à partir de laquelle la théorie abstraite et générale est construite.

L’analyse proposée par G. Arrighi révèle effectivement l'extraordinaire stabilité des hiérarchies, qui signifie que l'objectif de « rattrapage » est illusoire. Arrighi a même montré que cette loi s'appliquait tout autant aux régimes dits socialistes qu'à ceux de la périphérie capitaliste. J'en conviens. Je fais observer seulement que les pays dits socialistes se proposaient, avec beaucoup de confusion, à la fois de « rattraper » et de faire autre chose (« construire le socialisme »), et qu'ils avaient effectivement largement déconnecté - au sens que j'ai donné à ce concept -, c'est-à-dire qu'ils avaient soumis leurs relations extérieures à la logique de leur développement interne. Les aspects positifs de leurs réalisations (un étatisme paternaliste, sans doute, mais quand même social, garantissant la sécurité de l'emploi et un minimum de services sociaux, par contraste avec le capitalisme sauvage des périphéries capitalistes) proviennent de leur origine (une révolution populaire anticapitaliste) et de leur déconnexion, tandis que leurs impasses traduisent l'illusion du « rattrapage », qui implique largement l'adoption des critères du capitalisme. Ce contraste renvoie à ce que j'ai dit plus haut des limites du marxisme historique, du fait de la sous‑estimation du caractère polarisant du capitalisme mondial. Il en résulte que si les pays de l'Est reconnectent et retournent au capitalisme, ils ne progresseront pas plus vite dans l'effort de rattrapage, mais au contraire subiront, comme toutes les périphéries, les effets régressifs du capitalisme sauvage. L’autre conclusion d'Arrighi - à savoir qu'aucune périphérie n'est parvenue à rattraper le centre dans le cadre du capitalisme - rejoint évidemment la mienne.

[190]

3. LA QUESTION DES CYCLES LONGS
DANS L’EXPANSION CAPITALISTE


3.1. Aucun phénomène social, et peut‑être même naturel, ne se développe d'une manière régulière, continue et indéfinie. Il en est de même, forcément, de l'expansion capitaliste, dont les phases de croissance rapide sont nécessairement suivies de moments de réajustement difficiles. Pour qui se penche sur les séries historiques, on a l'impression d'une évolution par longues vagues. Admettre ce fait pose immédiatement deux séries de questions :

(i) Les phases successives sont liées et s'expliquent l'une par l'autre : les contradictions accumulées dans la phase d'essor explosent dans une crise qui contraint à des réajustements permettant un nouvel essor.

(ii) L’expansion capitaliste ne doit pas être réduite à la dimension décrite conventionnellement par les grandeurs économiques (productions, prix, revenus, profits, commerce extérieur, etc.). Les conflits sociaux, les guerres, les vagues d'innovation constituent des dimensions non moins internes du système. Les difficultés réelles qu'on rencontre quand on se donne l'objectif ambitieux d'intégrer l'ensemble de ces dimensions dans une seule théorie ne doivent pas conduire à y renoncer et le matérialisme historique ne doit pas être réduit à une économie politique.

Cela étant, reconnaître la succession des phases telles que je viens de les définir n'est pas nécessairement admettre une théorie du cycle. Car si les mots ont un sens, on ne doit parler de cycle que si des mécanismes définis en reproduisent le mouvement d'une manière monotone. Il faut de surcroît que l'articulation des différentes dimensions de la réalité (les flux économiques, les innovations technologiques, les conflits sociaux et politiques, etc.) opère de manière identique d'un cycle à l'autre. L’adhésion au principe selon lequel le capitalisme doit être analysé comme système mondial n'implique en rien le principe voulant que l'expansion capitaliste soit soumise à une loi de développement cyclique.

3.2. L’analyse de la dimension économique propre dans l'évolution sociale générale trouve, dans le capitalisme, sa justification spécifique du fait que, précisément, ce système est commandé dans son ensemble directement par les lois de son développement économique dont il importe alors de définir avec précision la nature, les mécanismes, le temps (court ou long) de leur déploiement. On saisit alors mieux la relativité de l'autonomie de l'économique, c'est‑à‑dire les limites que lui impose l'interaction entre le déploiement de ses lois, d'une part, et les réactions qu'elles suscitent dans le milieu social dans lequel elles opèrent, d'autre part.

J'ai proposé, dans ce cadre, les deux thèses suivantes :

(i) On peut sans grande difficulté construire un modèle économique autogénérateur d'un cycle monotone, en mettant en œuvre les deux mécanismes connus du multiplicateur (un revenu additionnel distribué génère une série de revenus induits) et de l'accélérateur (la demande occasionnée par un revenu distribué génère un investissement plus que proportionnel).

On peut améliorer le modèle en y greffant un cycle des réponses du crédit et des variations relatives du salaire réel et du profit. On peut exprimer ce modèle dans le cadre d'une économie nationale fermée ou ouverte, ou dans celui de l'économie mondiale. On peut formuler ce modèle soit dans les termes purement empiriques de l'économie conventionnelle, soit dans ceux de la loi de la valeur au sens marxiste du concept. Tous ces exercices d'économique, ou d'économie politique, sont conçus dans le cadre abstrait rigoureux du mode de production capitaliste, condition nécessaire et suffisante de leur validité. Il est intéressant de noter que les résultats obtenus par ce moyen décrivent bien l'ossature réelle du cycle court (de 7 ans en moyenne) qui jalonne effectivement le long « siècle » 1815-1945. Après la Seconde Guerre mondiale, un degré de maîtrise plus marqué de la conjoncture paraît s'être imposé, avec l'intervention plus active de l'État, le contrôle du crédit, de la répartition du revenu, de la dépense publique, etc. Parallèlement, on peut, sans plus de difficulté, construire des modèles de fluctuations plus courtes, axées [191] sur les mouvements des stocks, qui correspondent eux aussi au déroulement réel de la vie économique du capitalisme industriel moderne.

(ii) La réflexion sur les tendances plus profondes du système économique du capitalisme fait davantage l'objet de controverses. Les théories concernant les « cycles longs » (dits de Kondratieff) se situent dans ce plan. Or ici je partage avec quelques autres (Baran, Sweezy, Magdoff) une thèse dont je suis conscient qu'elle est tout à fait minoritaire, étant rejetée (ou ignorée) par toute l'économie conventionnelle, les analyses du système-monde (qui, toutes, me semble-t-il, admettent le « cycle long ») et les courants dominants du marxisme. La thèse que je défends est fondée sur l'idée que le mode de production capitaliste s'exprime dans une contradiction sociale qui lui est immanente, laquelle entraîne à son tour une tendance permanente du système à « produire plus qu'on ne peut consommer » : la pression sur le salaire tend à générer un volume des profits voués à l'investissement par la concurrence, toujours relativement trop grand par rapport aux investissements nécessaires pour faire face à la demande finale. La menace de stagnation relative est, dans cette optique, la maladie chronique du capitalisme. Ce n'est pas la « crise » qui doit être expliquée par des raisons particulières, c'est au contraire l'expansion qui est le produit de circonstances spécifiques à chacune des phases de celle-ci.

Je prétends que cette contradiction est immanente au mode de production capitaliste au sens plein du terme, c'est‑à‑dire, encore une fois, réalisé à travers l'industrie moderne. Je ne propose certainement pas de projeter en arrière cette loi spécifique, ni bien entendu aux époques anciennes, ni même à la transition du capitalisme mercantiliste (1500-1800). Il n'y a aucune tendance à la surproduction dans aucune société antérieure au capitalisme industriel moderne. J'accepte également la thèse de Baran, Sweezy et Magdoff qui veut que dans le capitalisme des monopoles, cette tendance impose l'introduction du concept spécifique de surplus et des formes d'absorption de celui‑ci (le département III du modèle économique, dans une construction où le département I considère la production de moyens de production et le département II celle des biens de consommation). J'ajoute que cette contradiction mérite d'être examinée à l'échelle du système capitaliste mondialisé : la répartition mondiale inégale du revenu (au sens où les rémunérations du travail sont plus inégalement réparties que les productivités) donne un excédent potentiel permanent de profits qui doivent être gaspillés d'une manière ou d'une autre ; l'exploitation du travail (et sa surexploitation à la périphérie) est en définitive l'obstacle fondamental à un autre développement des forces productives.

3.3. Dans le cadre de cette théorie fondamentale du mode de production capitaliste, la discussion des cycles apparents prend une allure toute différente de celle produite par les auteurs de l'école du système-monde.

Dans le domaine strict défini par l'économie conventionnelle (productions, investissements, prix, revenus), on repère effectivement des « vagues longues ». Les indices de prix marquent en effet une tendance à la baisse de 1815 à 1850, à la hausse de 1850 à 1865, à la baisse de 1865 à 1900 et à la hausse de 1900 à 1914. Or, dans ce domaine, j'avance une explication qui n'a rien à voir avec le concept même de cycle. Les points tournants de 1850 et 1900 correspondent en effet à la mise en exploitation de nouveaux gisements aurifères riches, en Amérique du Nord puis en Afrique du Sud. Or j'ai prétendu que dans un système monétaire fondé sur la convertibilité en or (qui prévalait de 1815 à 1914), l'évolution des prix absolus était commandée par une tendance longue à la baisse, par l'amélioration de la productivité du travail. Cette tendance est contrariée par l'amélioration éventuelle de la productivité du travail dans la production de l'or, ce qui s'est bien produit brutalement en 1850 et en 1900, avec la mise en œuvre de nouveaux gisements exceptionnels, l'effet de la hausse conséquente des prix s'épuisant en une quinzaine d'années, laissant alors la tendance longue à la baisse reprendre sa place dominante.

L'examen des cycles longs affectant les taux de croissance de la production à laquelle est forcément associé étroitement le mouvement des investissements n'exige pas davantage l'adhésion à une théorie quelconque du « cycle ». Ici, on repère, selon les [192] synthèses proposées par Joshua Goldstein, quatre vagues d'un demi‑siècle chacune qui sont les suivantes :

1.

1790-1814

Essor

1814-1848

Crise

2.

1848-1872

Essor

1872-1893

Crise

3.

1893-1914

Essor

1914-1945

Crise

4.

1945-1968

Essor

1968-

Crise


Ici, comment ne pas faire immédiatement remarquer que chacune des phases d'essor successives correspond très exactement à la fois à la mise en œuvre d'un système d'innovations majeures et à des évolutions politiques de nature à élargir les marchés ? Successivement : (i) la première révolution industrielle, les guerres de la Révolution et de l'Empire ; (ii) le chemin de fer, les unifications allemande et italienne ; (iii) l'électricité, l'impérialisme colonial ; (iv) la reconstruction et la modernisation de l'Europe et du Japon, la civilisation de l'automobile.

Cela dit, je ne me range pas du côté de Trotsky dans sa polémique contre Kondratieff. Trotsky, en considérant que les innovations, l'exploitation de nouvelles ressources, les guerres et l'expansion extérieure et même les résultats des luttes de classes sortent du domaine de la causalité d'une théorie du cycle économique, séparait artificiellement l'économie politique du champ plus vaste du matérialisme historique. Kondratieff avait, à mon avis, l'intuition forte qu'il fallait, dans l'esprit du matérialisme historique, relier plus étroitement les phénomènes économiques au sens strict du terme et les évolutions s'exprimant dans les autres champs de la réalité sociale.

Avec Kondratieff, je prétends donc que ces aspects de la réalité sont aussi des expressions de l'accumulation du capital. Cependant, leur relation n'inspire aucune théorie du cycle. La preuve en est que, selon les synthèses proposées par Goldstein, tandis que la concomitance des évolutions des grandeurs économiques strictes est bien établie, les autres aspects de la réalité sociale ne sont pas soumis aux mêmes rigidités apparentes : le groupement des innovations dans les phases A ou B du cycle est douteux, il en est de même des tendances concernant les salaires réels, etc. La dynamique du commerce mondial, dans laquelle s'exprime, entre autres, l'expansion extérieure de centres rivaux ne suit pas davantage de règle rigide.

L’innovation n'est certainement pas socialement neutre, car sa mise en œuvre est soumise à la logique du profit. Sa permanence est non moins réelle, car elle résulte de la concurrence des capitaux (parcellisés), qui est elle-même la loi du système capitaliste. La percée d'innovations majeures peut déclencher un processus d'essor long, mais pas « forcément ». Par exemple, tandis que le chemin de fer ou l'urbanisation organisée autour de l'automobile impliquaient des investissements lourds massifs, refaçonnant la géographie industrielle, il n'est pas dit que la vague actuelle d'innovations centrées sur l'informatique ait un effet analogue. Ici encore, je partage, avec Sweezy et Bagdoff, une opinion qui n'est pas communément admise, à savoir que la révolution technologique contemporaine n'apporte pas de solution à l'excédent du surplus, dont la fuite dans la spéculation financière s'explique de cette manière. Dans les périodes de crise, l'innovation se poursuit par une concurrence aiguisée qu'impose la réduction des coûts. C'est pourquoi les phases B du cycle apparent sont caractérisées elles aussi par un taux de croissance positif, même s'il est inférieur à celui réalisé au cours des phases A.

L’incertitude des résultats des luttes sociales, en réponse non seulement aux conjonctures des phases du cycle, mais également à des déterminations plus fondamentales (luttes permanentes des salariés pour une meilleure part du produit social, alliances historiques diverses du capital dominant, par exemple avec la paysannerie, en réponse au défi socialiste, etc.), rend illusoire une théorisation du cycle qui, par son mécanicisme inévitable, aplatit le matérialisme historique aux dimensions d'un économisme élémentaire. Quant aux effets de la rivalité des centres en compétition et à leurs succès et échecs dans leur expansion extérieure, ils ne sont pas davantage réductibles à une mécanique cyclique quelconque.

[193]

J'ajouterai pour conclure que la projection en arrière - avant 1800, a fortiori avant 1500 - d'une théorie du cycle implique des amalgames encore plus désastreux et une réduction vulgaire de la conception des rapports entre la base économique et la superstructure politique et idéologique.

4. LA RIVALITÉ DES PUISSANCES
DANS L’EXPANSION CAPITALISTE
ET LA QUESTION DES HÉGÉMONIES MONDIALES.


4. 1. Le moins qu'on puisse dire, c'est que la rivalité des formations politiques - étatiques, à contenu national ou impérial, ethniques ou tribales, etc. - est une réalité tout aussi permanente dans l'histoire que les conflits sociaux au sein de ces formations. Au point que, à rebours de l'affirmation de Marx selon laquelle l'histoire est avant tout celle de la lutte des classes, certains ont proclamé que l'histoire est avant tout celle de la lutte des peuples et des nations. Est-il possible d'établir un pont entre ces deux affirmations apparemment mutuellement exclusives ?

Selon différents auteurs de l'école du système mondial, l'histoire du capitalisme - à partir de 1500 selon les uns, peut-être de 1350 selon d'autres - devrait être relue comme une succession d'hégémonies exercées par une puissance particulière sur l'économie‑monde capitaliste.

Ici encore, faisant la synthèse des travaux proposés dans cet esprit, Goldstein conclut que le « cycle politique des hégémonies » serait de cent cinquante ans (contre cinquante ans pour le cycle économique long de Kondratieff). Le capitalisme achevé (industriel) ayant à peine un âge supérieur à un siècle et demi, la discussion des questions posées par la rivalité des puissances nous entraîne fatalement sur le terrain de la longue période, au moins des cinq siècles du capitalisme historique (à partir de 1500).

Les quatre cycles d'hégémonie proposés dans ce cadre théorique sont les suivants :

1. De 1350 à 1648, hégémonie vénitienne, contestée par les Habsbourg, culminant dans la guerre de Trente ans (1618-1648), conclue par le traité de Westphalie (1648) qui consacre la consolidation des centres européens principaux et leur expansion américaine.

2. De 1648 à 1815, hégémonie hollandaise, contestée par la France, culminant dans les guerres de la Révolution et de l'Empire (1793-1815), conclues par le congrès de Vienne (1815) qui consacre l'équilibre européen et la maîtrise des mers par la Grande-Bretagne.

3. De 1815 à 1945, hégémonie britannique, contestée par l'Allemagne, culminant dans les deux guerres mondiales (1914-1945), conclues par les accords de Yalta (1945) qui consacrent la bipolarité États-Unis-URSS.

4. À partir de 1945, hégémonie américaine.

L’analyse des cycles économiques apparents mis en évidence par Braudel conduit à une périodisation sans rapport avec la précédente. Ces cycles sont en effet considérablement plus brefs, toujours de l'ordre de cinquante ans, répartis comme suit :

1.

1509-1529

Essor

1529-1539

Déclin

2.

1539-1559

Essor

1559-1575

Déclin

3.

1575-1595

Essor

1595-1621

Déclin

4.

1621-1650

Essor

1650-1689

Déclin

5.

1689-1720

Essor

1720-1747

Déclin

6.

1747-1762

Essor

1762-1790

Déclin


Il ne s'agit évidemment, selon Braudel, que d'une périodisation fondée sur les taux de croissance de la production (à une époque principalement agricole, faut-il le rappeler). Quelle signification pourrait avoir, éventuellement, cette périodisation ? J'avoue ne pas être convaincu de celle‑ci, compte tenu des conditions de l'époque : aléas climatiques, luttes sociales locales, guerres, etc. Tout cela n'a rien à voir avec les mécanismes de l'accumulation du capital.

Certaines théories greffées sur ces périodisations ne sont cependant pas sans exercer un attrait évident. Parmi celles‑ci, je citerai celle proposée par Albert Bergesen associant [194] les périodes d'hégémonie à la décolonisation (1820-1870 ; à partir de 1945), et celles de rivalité aux expansions coloniales (1500-1815 ; 1870-1945).

Je dois néanmoins dire qu'aucune de ces grandes propositions de philosophie de l'histoire, même réduite à sa période moderne, a fortiori lorsque projetée en arrière, comme on le verra plus loin, n'emporte ma conviction. Elles n'ajoutent rien à ce que l'analyse concrète, fondée sur les concepts du matérialisme historique, nous apporte. Par exemple, les ouvrages remarquables de Braudel et de Wallerstein rendent parfaitement compte, à mon avis, des faits essentiels : le déplacement du centre de gravité du capitalisme naissant de la Méditerranée à l'Atlantique, le conflit continental européen (France-Habsbourg), le conflit maritime franco‑anglais, l'essor de nouveaux centres (Prusse, Russie) et le déclin d'autres (Autriche, Espagne...).

4.2. D'une manière générale, la thèse du système mondial a trop fait pencher la balance dans le sens auquel son option de principe appelait, à savoir la détermination des parties (les États) par le tout (l'économie-monde). Je préfère - avec Szentes - mettre l'accent sur la dialectique de la contradiction interne (national)/externe (système mondial).

Cette attitude conduit immédiatement à nuancer fortement les réponses apportées à la question des hégémonies, lesquelles se succèdent mais ne se ressemblent pas. D'abord, bien entendu, l'hégémonie prétendue dans l'économie‑monde du capitalisme n'est pas une hégémonie mondiale. Le monde ne se réduit pas, du XVIe au XIXe siècle, à l'Europe et à son appendice américain. Dire que Venise ou la Hollande sont « hégémoniques » n'a pas beaucoup de sens à l'échelle réelle de l'époque. Le dire trop rapidement inviterait naturellement au dérapage qui ferait dire que Damas, Bagdad, Le Caire, et d'autres capitales marchandes de l'Orient indien et chinois, ou même antérieurement l'Égypte, la Mésopotamie, la Phénicie, la Grèce, ont été en leur temps « hégémoniques ». Le terme n'a plus de sens précis.

Mais même à l'échelle de l'économie‑monde capitaliste européenne, dont je souligne le caractère en formation pour les trois siècles de la transition mercantiliste, je ne vois pas comment on peut qualifier Venise ou les Pays-Bas d'« hégémoniques ». Centres commerciaux et financiers remarquables, certes, mais bel et bien contraints de compter avec le monde rural féodal qui les enserre de tous côtés et avec les équilibres politiques qu'il implique, à travers le conflit des grandes monarchies. Le traité de Westphalie, en 1648, ne consacre pas une hégémonie hollandaise, mais un équilibre européen qui l'annule.

Je conteste même que l'on puisse parler d'une hégémonie britannique au XVIIIe siècle. L’Angleterre conquiert alors des positions avantageuses sur les mers, au détriment de son concurrent français. Mais elle n'est encore ni capable d'affirmer une puissance particulière dans les affaires du continent européen, ni même de dominer véritablement les périphéries potentielles d'outre‑mer. Son hégémonie ne sera acquise que fort tardivement, après que la Chine et l'Empire ottoman ont été « ouverts » (à partir de 1840), après que la révolte indienne des Cipayes a été surmontée (1857). L’avance industrielle et le monopole financier de la Grande-Bretagne, réels à l'époque, n'entrainent pas de véritable hégémonie. Car cette hégémonie dite mondiale est contrainte de composer avec l'équilibre européen, que l'Angleterre ne domine pas. À tel point qu'à peine l'hégémonie de la Grande-Bretagne était-elle constituée (à partir de 1850-1860) que celle‑ci allait être mise en question par la montée de ses concurrents, l'Allemagne et les États-Unis, à partir de 1880, aux plans industriel et militaire, même si Londres conserve beaucoup plus longtemps une position financière privilégiée.

Je conclurai de ces remarques que l'hégémonie, loin de constituer la règle dans l'histoire de l'expansion capitaliste mondiale, est plutôt l'exception ; elle est de courte durée et fragile. La loi du système est plutôt la rivalité durable.

Les choses ont-elles changé depuis ? Ou sont-elles en passe de changer réellement ? Par certains aspects, l'hégémonie des États‑Unis après 1945 est effectivement réellement d'un caractère nouveau. Les États-Unis ont, pour la première fois dans l'histoire de [195] l'humanité, des moyens militaires d'intervention (fût-ce par la destruction et le génocide) de dimension planétaire. Limités de 1945 à 1990 par la bipolarité militaire partagée avec l'URSS, les États-Unis sont peut-être devenus, ou en voie de devenir, ce qu'avant eux nul n'avait été, sauf Hitler en imagination : les maîtres (militaires) du monde... Mais pour combien de temps ?

Le discours sur les hégémonies est aujourd'hui à la mode, comme il fallait s'y attendre. Selon le libéral américain Robert Koehane, l'hégémonie procure la stabilité par le respect des « règles du jeu » qu'elle impose. J'analyse tout autrement le projet du « nouvel ordre mondial » que la guerre du Golfe, venue immédiatement au lendemain de l'amorce de la désintégration soviétique - et pas par hasard -, annoncerait. Je l'analyse dans les termes d'un nouvel Empire du chaos, d'une instabilité maximale, appelé à être traversé de contradictions violentes : renouveau de rivalités inter-centres et explosions dans les périphéries du Sud et, demain, de l'Est.

5. POLARISATION, CYCLES ET HÉGÉMONIES
DANS LES SYSTÈMES ANTÉRIEURS
AU CAPITALISME


5.1. J'aborderai les questions énumérées dans le titre de cette section en me limitant aux systèmes antérieurs à 1500, réservant la discussion des spécificités de la transition du capitalisme mercantiliste (1500-1800) à la section suivante.

Certaines ambiguïtés exprimées dans la ligne de pensée de l'économie‑monde concernant la définition précise du capitalisme devaient par la force des choses donner lieu à un dérapage sous la forme d'une projection en arrière des caractéristiques du monde moderne. Les plus extrémistes (A. G. Frank, par exemple) vont jusqu’à prétendre que l'idée même de spécificités propres aux différents modes de production est sans fondement, qu'il n'y a aucune différence entre le capitalisme et de prétendus systèmes antérieurs (dans tous les systèmes, des éléments capitalistes et d'autres se mélangeraient de la même manière), et que les sociétés de la planète ont toujours été toutes intégrées dans un seul système mondial qui remonte aussi loin qu'on puisse en retrouver la trace. Ils rejoignent par là la longue tradition des philosophies bourgeoises de l'histoire, préoccupées d'établir l'éternité du système et la vanité des efforts pour le changer.

Sans doute en se situant à un niveau d'abstraction élevé, on pourra toujours repérer des analogies plus ou moins marquées à travers les âges, puisque, après tout, il s'agit de l'histoire de l'humanité qui, par certains aspects anthropologiques fondamentaux, reste identique à elle‑même à travers les temps historiques. L’usage par la pensée sociale des mots du langage commun tend à renforcer l'illusion de ces analogies. J'ai moi-même utilisé les termes de centre et de périphérie dans les analyses que j'ai proposées pour les époques antérieures au capitalisme. J'ai cependant estimé nécessaire de préciser directement le contenu de ces concepts appliqués à des systèmes sociaux eux-mêmes variés. Je soutiendrai donc que l'amalgame des époques procède de l'appauvrissement des concepts : le capitalisme est confondu avec les rapports marchands auquel il est réduit, les rapports base économique - superstructure politique et idéologique sont interprétés en termes économicistes unilatéraux immuables, etc. Toutes ces théories sont fondamentalement mécanistes et économicistes, à l'opposé du matérialisme historique, accusé à tort de l'être !

La querelle opposant les partisans d'une théorie fondée sur l'originalité des différents modes de production et ceux qui avancent une théorie fondée sur une combinaison permanente de structures mercantiles et de structures de pouvoirs sociaux transcendant les modes de production procède, à mon avis, d'une question mal posée, parce que ses termes sont mal définis.

Le matérialisme historique tel que je le comprends a répondu correctement - je dirai même définitivement - à une question et en a laissé trois en suspens. Marx a, selon moi, jeté la lumière sur la spécificité du mode de production capitaliste, qu'on ne peut plus réduire après lui à une combinaison de trois éléments : propriété privée, salariat et [196] rapports marchands. Mais le matérialisme historique a laissé ouvertes trois séries de questions non moins importantes. La première concerne les « modes de production antérieurs ». J'ai critiqué l'interprétation dominante multipliant la série des modes antérieurs et proposé en contrepoint un seul mode, qualifié de tributaire, parce qu'il met l'accent sur l'identité du rapport pouvoir-extraction du surplus dans toutes les formes antérieures, par opposition au contraste qui, dans le capitalisme, sépare formellement le pouvoir de l'extraction ou surplus, soumis à la loi de la valeur. La seconde concerne le capitalisme comme système mondial, question dont j'ai déjà dit qu'elle n'avait pas été réellement traitée par le marxisme historique. La troisième question concerne le degré et les formes de l'interdépendance régionale - voire mondiale - dans les époques antérieures.

Dans l'opposition entre « substantivistes » (selon lesquels les rapports marchands sont insérés dans des structures sociales) et « formalistes » (selon lesquels le marché exprime la logique immuable de l'homo aeconominus), les observations que j'ai faites ci-dessus sont gommées. Karl Polanyi n'en est certainement pas responsable, car il faisait référence aux rapports marchands des époques anciennes (qu'il ne confondait pas, lui, avec la loi de la valeur capitaliste), effectivement soumis à des logiques de pouvoir extra‑économiques. Les anthropologues « primitivistes » et « modernistes » qui ont animé la querelle en question n'avaient pas toujours une connaissance profonde de la culture marxiste, comme Polanyi.

5.2. La confusion entre rapports capitalistes et rapports marchands et même la réduction de ceux‑là à ceux‑ci est, à mon avis, responsable du dérapage et de la projection en arrière des observations faites à propos du monde moderne.

Je ne reviendrai pas sur l'analyse que j'ai proposée concernant les systèmes antérieurs, que j'ai qualifiés de tributaires depuis les révolutions qui les ont fondés (500 à 300 av. J.-C.), et régionaux (parce que définis par les grandes aires des idéologies tributaires - hellénistique, hindouiste, confucéenne - soulignant la dominance idéologique dans les systèmes anticapitalistes). C'était d'ailleurs la raison pour laquelle j'ai parlé ici de trois régions et non de quatre, comme le suggèrent ceux qui distinguent le Proche-Orient (devenu arabe) de l'Asie centrale iranienne (jusqu'aux invasions turques). Car l'histoire se lit en remontant dans le temps : à la veille de l'apparition du capitalisme, il y a bien une seule région islamique qui englobe les mondes arabe, iranien et turc. Ce monde s'est constitué par vagues successives à partir de l'héllénisme, et j'ai soutenu que l'Islam s'était constitué comme la forme évoluée de l'idéologie tributaire pour cette région. C'est aussi pourquoi je considère l'Europe - chrétienne - comme une périphérie de cette même région, la même idéologie tributaire (ici le christianisme) opérant sur un substrat d'émiettement (« féodal ») du pouvoir. Mais, bien entendu, avant Alexandre il n'y a pas de région « Proche Orient-Asie centrale » mais davantage des pôles tributaires distincts (l'Égypte, la Mésopotamie et l'Iran achéménide). Alexandre a amorcé l'unification de la région, mai§ il n'y est pas réellement parvenu, et Rome a reculé davantage, l'Iran sassanide (et son extension en Asie centrale) n'ayant pas été conquis par elle. L'Islam constitue la troisième vague qui a effectivement unifié la région. D'une manière générale, plus on remonte le temps, plus le nombre des pôles tributaires d'origine se multiplie.

Cette thèse pourrait être rapprochée par certains aspects de celle de David Wilkinson, qui met en avant l'œuvre conquérante et unificatrice des « civilisations centrales », procédant par fusion (Égypte-Mésopotamie, puis Proche Orient-Grèce, Puis héritiers de l'empire alexandrin-Rome-Europe, etc.). Reste que la conquête culturelle de l'ensemble de la planète ne pouvait être que l'œuvre du capitalisme moderne, que cette conquête reste toujours inachevée et suscite sans arrêt la renaissance de différenciations (parce que le capitalisme se heurte à la résistance - fût-elle culturelle - des victimes de son expansion polarisante). La thèse a néanmoins l'avantage de mettre le doigt sur cette contradiction spécifique que représente l'universalisme tronqué offert par le capitalisme qui est aussi européen, contradiction que j'ai tenté d'analyser dans L'Eurocentrisme.

La constitution des grandes régions tributaires n'implique pas leur unification en un système étatique unique. Au contraire, comme le suggère Michael Mann, les aires définies [197] par les réseaux d'organisation des pouvoirs politiques et militaires, d'échanges économiques, de diffusions idéologiques et religieuses, ne c6incident généralement pas. Leur combinaison, plus ou moins heureuse, définit des sociétés différentes, les unes capables de durer et de s'épanouir, voire de s'ouvrir et de conquérir, les autres s'enfermant dans des impasses mortelles. Dans ce cadre, les concepts de « centre » et « périphérie » et celui d'hégémonie peuvent s'avérer féconds, à condition toutefois de ne pas les définir - par assimilation au contraste moderne - en termes d'exploitation économique. Dans ce cadre, la prise en considération des réseaux d'échanges et d'interactions - beaucoup plus vastes qu'on ne l'imagine souvent - autorise à parler de « systèmes régionaux », à condition aussi de ne pas confondre les effets fortement sélectifs de ces échanges avec ceux infiniment plus structurateurs du système mondial moderne qui, pour cette raison, est seul à mériter ce qualificatif. La lecture de l'histoire montre, au contraire des affirmations des extrémistes du « système mondial », l'extraordinaire durabilité de l'équilibre des grands pôles des mondes anciens.

Durabilité n'est pas statisme. Tous les systèmes anciens sont au contraire en mouvement permanent, sous l'impulsion d'une contradiction fondamentale identique qui les caractérise. Cette contradiction oppose la logique dominante du pouvoir tributaire aux exigences du développement des forces productives, qui s'exprime dans la tendance à l'autonomisation des rapports marchands.

Les travaux remarquables de Janet Abu Lughod, K. N. Chaudhuri, John Fitzpatrick et G. Coedes, entre autres, mettent en évidence cette contradiction en Orient islamique, en Inde et en Chine, en tous points analogue à celle qui opérait dans le Moyen Âge européen et pendant les siècles du mercantilisme de la transition capitaliste. Le rôle des villes marchandes maritimes et continentales des « routes de la soie », de France, d'Allemagne, d'Italie, de l'Orient islamique, d'Asie centrale, de Malacca, du Sahara, de la Côte africaine orientale, des mers de Chine et du Japon, est partout analogue : on y produit en masse pour l'exportation (mais dans le cadre soit de manufactures, soit du système du putting out) des produits qui ne sont pas toujours seulement de « prestige », mais parfois d'usage courant même s'il sont réservés aux classes aisées. On peut donc parler ici de capitalisme marchand. Marx le fait d'ailleurs. Le conflit entre celui-ci, ses aspirations à s'autonomiser vis-à-vis du pouvoir tributaire, les expansions maritimes qu'il suscite ne sont pas spécifiques à l'histoire européenne. On les retrouve en Chine, où le transfert du centre de gravité de l'économie du pays du Nord « féodal » au sud « maritime » était en passe de faire éclater l'Empire confucéen en une constellation d'États dont certains de structure typiquement mercantile auraient pu construire en mer de Chine et dans le Pacifique ce que le mercantilisme a réalisé plus tard en Méditerranée et dans l'Atlantique. Le coup d'arrêt donné par les Ming comme les invasions turco‑mongoles au Proche-Orient peuvent, de ce fait, apparaître comme des accidents de l'histoire qui ont donné à l'Europe sa chance. Le capitalisme aurait pu y naître ; il n'est pas le produit d'une exception européenne à la règle, comme le suggère l'idéologie eurocentrique, mais au contraire l'issue normale à la contradiction fondamentale de tous les systèmes tributaires.

Reconnaître ce fait ne signifie cependant nullement que le capitalisme était déjà là présent, ni que la raison pour laquelle il apparaîtra précisément dans cette région périphérique du monde tributaire - l'Europe - n'appelle pas une analyse particulière de ce fait, ni que, par conséquent, la période mercantiliste européenne n'apporte rien qu'on n'ait déjà vu avant et ailleurs. De même pour l'intensité des rapports entre les villes marchandes du réseau mondial intégré comme le sera celui construit par le capitalisme moderne. Oublier que ces villes sont manufacturières et marchandes, et non industrielles, qu'elles sont insérées dans un monde rural dominant et sont la proie facile des pouvoirs tributaires, c'est aplatir l'histoire.

5.3. Nous pouvons maintenant reprendre les questions relatives aux inégalités de développement, aux polarisations et aux hégémonies qui leur sont attachées, aux cycles éventuels des périodes anciennes dans le cadre des principes précisés.

[198]

Dans une analyse remarquable par beaucoup de ses aspects, Kajsa Ekholm avance les conclusions suivantes : (i) on peut distinguer, même dans la plus haute Antiquité (mésopotamienne, par exemple) les États fondés sur le contrôle de la production agricole de ceux qui se sont construits sur la maîtrise de réseaux plus vastes de marchés ; (ii) le surplus agricole (en céréales) ne peut pas être transformé en bronze, textiles, palais, bijoux et armes si le pouvoir local n'a pas accès aux matières premières nécessaires pour ces productions et que de ce fait il peut être amené à les chercher au‑delà de ses frontières politiques ; (iii) les échanges dans ce cas ne peuvent être considérés comme portant sur des « biens de prestige », mais bel et bien sur des biens fondamentaux. Kajsa Ekholm distingue, à partir de là, les classes dirigeantes des centres qui éclatent en factions en conflit (aristocraties foncières, bureaucrates, marchands), se livrant à l'exploitation des classes populaires dans des formes variées (tribut, esclavage, travail salarié), de celles des périphéries réduites à une élite de chefferies « féodales » médiatrices dans l'exportation de leurs matières premières et contrôlant les importations. Je n'ai rien à reprocher à toutes ces propositions, sauf qu'il ne s'agit pas d'un capitalisme existant déjà au sein de sociétés précapitalistes. D'ailleurs, Kajsa Ekholm reconnaît la vulnérabilité de ces rapports centres/périphéries, toujours soumis aux aléas de l'évolution des pouvoirs politiques et militaires.

Le recueil d'études publié par Michael Rowlands se propose d'ouvrir le débat sur les concepts de centre et périphérie dans le monde antique. Je note ici les observations tout à fait fondamentales dues à Phil Kohl : (i) souvent les zones les plus avancées (les villes commerçantes d'Asie centrale par exemple) ne contrôlent pas les techniques fondamentales (le travail des métaux, l'élevage des chevaux), ôtant au rapport centre/périphérie son caractère d'exploitation économique ; (û) généralement ces techniques sont encore trop simples pour pouvoir être monopolisées par des centres hégémoniques comme l'est la technologie moderne. Je note aussi l'observation de Liverani qui insiste sur les aspects communs du système idéologique qui relient les centres et les périphéries d'une même région, rejoignant par là mon observation sur la dominance idéologique dans les systèmes tributaires. Je note enfin que les cycles d'expansion et de crise politique observés en Égypte, en Mésopotamie et dans tout le Proche-Orient par Marfoe, Moorey et Larsen sont produits par le conflit entre la logique tributaire et les tentatives d'autonomisation des éléments marchands de la société, c'est-à-dire précisément par la contradiction fondamentale du mode tributaire. Il n'y a, à la vérité, qu'un seul exemple d'exploitation économique « extérieure » massive dans le monde antique étudié dans ce recueil : celui de Rome (traité par Daphne Nash), dont l'oligarchie sénatoriale et l'ordre équestre des publicains qui lui est associé pillent les provinces par le tribut et à travers des relations marchandes monopolisées. Mais l'Empire romain, comme l'Empire ottoman, est un État prédateur dont, pour cette raison, l'apogée a été d'une extrême brièveté, suivie d'un long déclin. J'ai considéré que, pour cette raison, le rapport centre‑périphérie était ici inversé : les provinces pillées économiquement sont les centres de la culture dominante (hellénistique à Rome, arabe et persane dans l'Empire turc).

6. LA FORMATION HISTORIQUE
DU CAPITALISME


Tous les systèmes tributaires avancés (l'Orient islamique, l'Inde, la Chine) étaient, à l'aube de la conquête de l'Amérique par l'Europe, agités par la même contradiction fondamentale qui ne pouvait être surmontée que par l'invention du capitalisme. Il reste que l'émergence de cette réponse en Europe doit être expliquée à son tour concrètement, comme doivent l'être les raisons pour lesquelles le développement du capitalisme en Europe a arrêté l'évolution possible dans cette même direction dans les autres régions du monde, voire les a engagées dans des involutions régressives.

Il ne s'agit pas là pour moi de questions nouvelles, puisqu'elles constituent l'essentiel de mes préoccupations et de mes écrits depuis 1957. Mes réponses se situaient d'ailleurs d'emblée sur le terrain même qui sera celui de l'approche de l'école du capitalisme-système mondial. Je me contenterai donc de rappeler brièvement mes conclusions.

[199]

(i) La transition mercantiliste européenne, par contraste aux situations rencontrées ailleurs et avant, est singulière. Cette singularité réside dans le fait que l'État absolutiste de l'époque mercantiliste européenne n'est pas le prolongement du pouvoir tributaire féodal émietté de l'époque antérieure (qui, pour cette raison, est une forme périphérique de l'État tributaire), mais sa négation, alors qu'ailleurs et avant (en Orient islamique, en Inde, en Chine), l'État tributaire revêt une forme achevée (que je qualifie alors de centrale) et la conserve.

(ii) Durant la phase 1150-1300 le féodalisme européen connaît une expansion soumise à sa logique du pouvoir propre, par défrichement de terres nouvelles. Cette expansion s'épuise au cours de la phase suivante (1300-1450), marquée par des rendements décroissants, mais le système du pouvoir reste inchangé (féodal). Ces deux phases sont donc d'une nature tout à fait différente de celles des phases ultérieures d'expansion et de crise capitalistes. Le mécanisme propre à ces dernières, considéré plus haut ne se retrouve pas ici. C'est alors que le caractère périphérique de la formation tributaire européenne révèle une flexibilité qu'on peut opposer à la rigidité relative des formes tributaires centrales avancées. La crise du système féodal est surmontée par l'émergence de l'État absolutiste qui, par le moyen de la conquête de l'Amérique, crée une économie‑monde mercantiliste au service duquel il se place.

(iii) Le concept selon lequel l'État absolutiste serait féodal de nature, parce que, par essence l'Etat capitaliste devrait être libéral, est une déformation produite par l'idéologie bourgeoise. Celle-ci en a d'ailleurs produit d'autres, non moins trompeuses. Par exemple que l'avantage de l'Angleterre sur son concurrent principal, la France, aurait tenu à son système politique (l'amorce du libéralisme au XVIIIe siècle), ou à son idéologie (le protestantisme), ou à une supériorité technologique. En fait, cet avantage provenait de la position privilégiée de l'Angleterre dans le système d'exploitation des périphéries américaines.

(iv) La mise en place d'un système nouveau de rapports centres-périphéries entre l'Europe atlantique et l'Amérique n'est pas la répétition des rapports - inégaux ou non - fondés sur l'extension géographique des échanges marchands dans les époques antérieures. L’Amérique ne « commerce » pas avec l'Europe ; elle est façonnée pour être intégrée comme périphérie exploitée économiquement par l'Europe mercantiliste. Parmi les auteurs de l'école du système‑monde, J. M. Blaut a mis l'accent, à juste titre, sur l'importance extraordinaire de cette exploitation qui s'est traduite entre autres par : (i) un flux d'or et d'argent considérable, renforçant la position sociale des nouveaux capitalistes marchands dans la société européenne et leur donnant un avantage décisif sur tous leurs concurrents (ils peuvent offrir partout dans le monde de meilleurs prix) ; (û) un volume gigantesque des profits tirés des plantations américaines : en 1600 les exportations de sucre du Brésil représentent le double des exportations totales de l'Angleterre, etc.

(v) Les deux cycles d'expansion (1450-1600) puis de réajustement (1600-1750) de l'économie‑monde mercantiliste ont également, de ce fait, leur nature propre, différente par essence de celle des cycles ultérieurs du capitalisme achevé.

(vi) Dans la naissance du capitalisme européen, les deux facteurs (la flexibilité du mode tributaire périphérique féodal ; la construction d'une économie monde mercantiliste et le façonnement de la périphérie américaine dans ce cadre) sont donc indissolublement liés, inséparables. J'ai opposé cette analyse que j'ai dite de développement inégal (le saut qualitatif en avant se produit à partir des périphéries du système antérieur) aux arguments culturalistes du « miracle européen », dominant à travers la déformation eurocentrique de l'idéologie occidentale que j'ai critiquée : le recours à l'ancêtre grec mythique, la christianophilie, le racisme.

(vi) Le caractère capitaliste de la transition mercantiliste s'exprime dans la rupture idéologique qui accompagne la formation de l'État absolutiste : l'abandon de l'hégémonie métaphysique.

[200]

7. L’AVENIR DU CAPITALISME

La polarisation immanente au capitalisme mondial, ignorée délibérément par l'idéologie dite libérale, enlève tout leur sens aux propositions de celle-ci. L’intégration dans le système mondial crée en effet une contradiction insurmontable dans le cadre de la logique de l'expansion du capital, puisqu'elle rend illusoire toute tentative pour les périphéries - dont les peuples représentent au moins les trois quarts de l'humanité - de « rattraper » le centre, c'est-à-dire d'assurer à ces peuples des niveaux de vie comparables à ceux de la minorité privilégiée des centres.

L’idéologie libérale n'aurait de sens que si elle osait proclamer l'abolition totale des frontières, c'est‑à‑dire les ouvrir aux migrations de travailleurs comme elle appelle à les ouvrir aux échanges et aux flux de capitaux. Alors, effectivement, elle serait logique avec elle‑même, proposant par la voie capitaliste l'homogénéisation des conditions sociales à l'échelle mondiale. Cette ouverture n'est pas à l'ordre du jour, simplement parce que le fait national en interdit la perspective. Que les raisons invoquées à ce titre soient acceptables ou non - aux plans politique, idéologique et culturel - n'est pas la question. Le fait est là. Les défenseurs de l'idéologie libérale diront alors que l'ouverture aux flux d'échanges et aux capitaux est un second best. Cela n'a pas beaucoup de sens, puisque l'ouverture dans ces conditions limitées est la cause de la polarisation, qui est inacceptable. Autant dire que la mort est le second best après la vie ! L’idéologie libérale est donc une supercherie pure et simple. Car le second best véritable doit être défini sur la base du critère de sa capacité de réduire la polarisation. Dans cet esprit, la logique veut que si les flux migratoires doivent être contrôlés, l'ouverture aux échanges et aux flux de capitaux doit l'être en parallèle. C'est pourquoi la « déconnexion » est incontournable et définit l'une des conditions essentielles simultanément pour un dépassement du capitalisme et une réduction progressive de la polarisation.

La thèse selon laquelle aucune société ne peut échapper au défi permanent de la mondialisation (capitaliste), que le « développement » n'est rien d'autre que le développement au sein de ce système et qu'il n'y a pas de « développement autonome » possible en dehors de lui s'attache au seul fait réel - c'est-à-dire que le développement capitaliste est bien ainsi - mais renonce d'emblée à l'idée qu'il soit possible de « changer le monde ».

Parce qu'il est nécessaire de distinguer ces deux plans, j'ai proposé de ne pas confondre les deux concepts d'expansion capitaliste et de développement, même si dans l'usage courant la confusion est hélas fréquente. L’expansion capitaliste est par nature polarisante. Le développement doit être, par définition, d'une nature différente de manière à surmonter cette polarisation. Le concept de développement est par essence, selon moi, un concept critique du capitalisme.

L’idéologie du développement qui a dominé la scène de l'après-guerre n'a pas fait clairement cette distinction. Pour les uns - les bourgeoisies nationales du tiers monde de l'ère de Bandoung (1955-1975) - le « développement » avait pour objectif de « rattraper » en restant dans le système mondial, par le moyen de politiques d'État adéquates (nationalisations, industrialisation, etc.). Pour les autres - les États dits socialistes - ce même objectif (« rattraper », qui implique des similarités évidentes) était mené à des lambeaux de l'objectif contradictoire de construire une « autre société ».

Par ailleurs, la croissance exponentielle incontrôlable produite par la logique du mode de production capitaliste est, comme l'ont redécouvert les écologistes, suicidaire. Le capitalisme à la fois comme mode de production et comme système mondial est donc simultanément suicidaire et criminel, impliquant éventuellement des génocides massifs dans ses périphéries appelées à la révolte.

Samir AMIN
UNITAR
B.P. 3501
Dakar, Sénégal

[201]

RÉSUMÉ

Cet article traite de trois questions relatives à l'expansion capitaliste : i) la polarisation centres/périphéries que l'auteur considère immanente au capitalisme mondial et spécifique à celui-ci, étant l'expression de la loi de la valeur mondialisée ; ii) le cycle long (Kondratieff) dont il met en doute l'existence même, a fortiori les représentations mécanistes de son développement répétitif ; iii) les hégémonies qu'il considère comme l'exception, la règle du système étant la rivalité des centres concurrents. L’auteur insiste donc sur la spécificité du capitalisme et refuse les extrapolations des phénomènes étudiés aux époques antérieures.

SUMMARY

This paper deals with three questions relating to capitalist expansion : i) polarization between centers and peripheries, which the author considers to be immanent in global capitalism and specific to it, being the expression of the law of globalized values ; ii) the long cycle (Kondratieff) the very existence of which the author questions, and even more so the mechanistic representations of its repetitive development ; iii) the hegemonies which he considers to be the exception, the rule being rivalry between concurrent centers. The author insists consequently on the specificity of capitalism and refuses any extrapolations from the phenomena under consideration to previous time periods.

RESUMEN

Este artfculo trata de tres puntos relativos a la expansión capitalista : i) la polarización centros/periferias que el autor considera inmanente al capitalismo mundial y especifico a dste, siendo la expresión de la ley del valor mundializada ; ii) el largo ciclo (Kondratieff) del cual el autor pone en duda la existencia misma, con mayor razón adn las representaciones mecanicistas de su desaffollo repetitivo ; iii) las hegemonfas que el considera como la excepción, la regla del sistema siendo la rivalidad de los centros concuffentes. El autor insiste por lo tanto sobre la especificidad del capitalismo y rechaza las extrapolaciones de los fenómenos estudiados en épocas anteriores.

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On retrouvera dans notre thèse (Paris, 1957) les développements concernant le cycle économique et les mouvements de longue durée (cf. L'Accumulation..., Le développement inégal, pp. 77 et ss).



* Cet article prolonge l'analyse proposée dans Review (vol. xiv, été 1991) sous le titre de « The Ancient World Systems versus the Modem Capitalist World System ».



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 9 mai 2017 8:20
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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