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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Samir Amin, “La bourgeoisie d'affaires sénégalaise.” In revue L’homme et la société, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, no 12, avril-juin 1969, pp. 29-41. Paris : Les Éditions Anthropos.

[29]

Samir AMIN [1931- ]

économiste franco-égyptien

La bourgeoisie d'affaires sénégalaise.” [1]

In revue L’homme et la société, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, no 12, avril-juin 1969, pp. 29-41. Paris : Les Éditions Anthropos.

Introduction [29]

I. La montée de la bourgeoisie sénégalaise (1820-1900) [30]
II. Le déclin du commerce sénégalais (1900-1955) [33]
III. Renaissance et vicissitudes du commerce sénégalais (1955-1969) [37]
IV. La leçon de l'histoire [39]


INTRODUCTION

Cette courte contribution a pour objet de retracer les étapes de la constitution et du développement de la bourgeoisie d'affaires sénégalaise. Il s'agit en effet là d'une bourgeoisie dont l'histoire peut être suivie sur une période particulièrement longue pour l'Afrique noire : plus d'un siècle, ce qui est, sur le continent, exceptionnel. Cette histoire nous apprend d'ailleurs que les autorités coloniales françaises « elles-mêmes » n'ont pas toujours adopté une même attitude à l'égard de la nouvelle bourgeoisie locale, engendrée par l'intégration de la colonie au marché capitaliste international. Jusqu'au début de ce siècle, autorités publiques et maisons coloniales vont promouvoir le développement de commerçants sénégalais, qui, avant la confrérie religieuse des Mourides ont introduit et développé l'arachide dans les campagnes de leur pays. À partir de 1900, le pouvoir colonial va procéder à la liquidation de cette première bourgeoisie périphérique au profit direct des maisons coloniales ou de nouveaux agents subalternes de ces maisons, Libanais et « Petits Blancs ». Depuis 1955, et surtout depuis l'indépendance du Sénégal, on assiste à une reconnaissance très marquée d'un monde des affaires local, dont nous décrirons brièvement les étapes de la croissance avant d'aborder le problème des leçons à tirer de cette histoire, c'est-à-dire avant tout des caractéristiques et des perspectives d'une bourgeoisie du tiers-monde, dont l'apparition et le développement sont greffés sur l'intégration de son pays dans le marché international, c'est-à-dire d'une bourgeoisie périphérique.

[30]

I — La montée de la bourgeoisie sénégalaise
(1820-1900) :

L'histoire de la colonisation au Sénégal est très ancienne. L'établissement des Français à Saint-Louis et à Gorée remonte à la première moitié du XVIIe siècle. Jusqu'en 1816 les comptoirs ont vécu principalement de la traite des nègres, très accessoirement de celle de la gomme ; ces commerces avaient été des monopoles des différentes compagnies du Sénégal et des Indes de 1664 à 1763, puis, après une courte période d'occupation anglaise de 1763 à 1770, étaient devenus « libres », l'administration royale directe ayant été établie en 1770.

À partir de la Restauration, avec la liberté du commerce, un capitalisme commercial local se développe parallèlement à l'installation des Bordelais : c'est entre 1815 et 1860 que s'affirment les grandes familles saint-Louisiennes et goréennes, dont les ancêtres furent souvent des militaires ou des agents commerciaux des anciennes compagnies. C'est la grande époque du développement de la traite de la gomme. Celle-ci entraîne à son tour la constitution d'une première génération de traitants saint-Louisiens, qui s'installent dans les escales du Fleuve : Dagana, Podor, Matam, Bakel, Médine, ou opéreront sur des pirogues. Outre la gomme, Saint-Louis exportait de l'or que les femmes signares [2] de la ville - pendant la Restauration et la monarchie de Juillet - faisaient chercher au Bambouk [3]. Mais la chute du prix de l'or, consécutive aux découvertes des gisements d'Amérique, d'Australie et d'Afrique du Sud va, à partir de 1870,

La conquête de l'intérieur du Sénégal a précédé celle de l'ensemble du continent d'une trentaine d'années. La bourgeoisie sénégalaise de Saint-Louis a joué un très grand rôle dans la mise en valeur de ce premier territoire colonial. C'est elle qui a fourni les traitants essaimes dans les premiers comptoirs français de la Côte jusqu'au Gabon, et a fourni au Sénégal la première génération de traitants d'arachides.

À l'époque même de Faidherbe, on doit distinguer les commerçants et négociants installés à Saint-Louis et Gorée des traitants des comptoirs du Fleuve et de la Côte. Ce sont encore presque tous des Sénégalais, métis ou non, Saint-Louisiens et Goréens d'origine. Le grand commerce est aux mains de neuf maisons ; à Saint-Louis : Buhan, Rabaud et Jay, Devès, Lacoste et Cie, Guillaune Foix, Lafargue et Delmas, Maurel et Prom, Teisseire ; à Gorée : Boyer, Dalmas, Griffou. Elles font l'exportation de la gomme et l'importation de tous produits ; elles ravitaillent les détaillants de la ville, les traitants et les comptoirs. Certains sont bordelais d'origine ou le deviendront par alliance ou association. Mais d'autres au contraire — portant souvent les mêmes noms — laisseront leurs liens avec la métropole d'origine se distendre. Derrière ce premier groupe viennent une vingtaine de commerçants moins importants, détaillants installés, accessoirement importateurs-exportateurs ; à Saint-Louis et dans les environs : Delamaison, Pécarrère, Crespin, Châtain, Atman Fall, [31] Blondin Diop, Fara Guèye, Mercure Maram Niang, Demba Ly, Porquet, Boli Fall ; à Dakar et Rufisque : Dalmas, Amadou Bousso, Moustaf Dieng, Madiop Coura, Thierno N'Diaye ; à Karabane : Bertrand Bocandé. Il y a aussi à Saint-Louis une bourgeoisie de notables métis accessoirement commerçants : les Bancal, Béguerisse, Béziat, Biquez, Brigaut,Carpot,Clamet, Eychenne, Garolette, Guillabert, Legros, Lesgourdes, Pellegrin, Pelloux, Valantin, etc., que l'on trouve tantôt exerçant des professions libérales, tantôt commerçants, tantôt politiciens, selon les générations. Il y a le même type de familles à Gorée, et plus tard à Rufisque et chez les métis du Sine, les Pages à Fatick, Potin et Barthès à Rufisque, Angrahd et Huchard à Gorée, Patterson à Foundiougno, Turpin et d'Erneville à Koalack, etc.. Les branches principales des grandes familles métis saint-louisiennes n'ont jamais quitté Saint-Louis, où elles tenaient des « factoreries » sur le Fleuve et dans les comptoirs côtiers, comme plus tard à l'intérieur, les traitants saint-louisiens étaient plutôt des Sénégalais noirs, ou les descendants des branches secondaires des familles métis.

Au début de la seconde moitié du siècle, il y a, en dehors de Saint-Louis et Gorée, environ deux cent cinquante traitants installés : cent cinquante sur le Fleuve, une soixantaine sur la Petite Côte et aux escales des rivières du Sud, une cinquantaine dans les comptoirs hors du Sénégal actuel. Ce sont tous des Saint-Louisiens et Goréens : deux tiers de noirs et un tiers de métis, presque tous ces derniers ayant perdu leurs attaches avec la France. Quelques-uns de ces traitants de gomme du Fleuve sont déjà de très grands négociants : Pèdre Alassane, Bakhar Wali Guèye, N'Diaye Sarr, Girim Kodo, Samba Diama Thine et Mamadi Mokhtar. Ce type de commerce va se poursuivre et élargir son champ d'action de 1870 à 1900. Vers 1870, on compte près de deux cents commerçants sénégalais importants, dont une centaine pour la traite de la gomme sur le Fleuve : on retrouve les grands noms cités plus haut, et d'autres dont l'installation est plus récente, comme par exemple Georges d'Erneville, Mamadou N'Diaye Fabala, Abdoullaye Dame Seck, Abdou N'Diaye, Mari Tow N'Diaye, Amadou Mercure et Diama Konaré. L'« arrondissement de Gorée » (la petite Côte, le Sine Saloum et la Casamance) compte une soixantaine de grands commerçants ; notamment les Huchard et les Bocandè, Louis et Méry Faye, etc. Dans les comptoirs de Guinée, une quarantaine de Sénégalais sont déjà installés, notamment J.P. Turpin aux iles Bissagos, Hipollyto d'Erneville à Rio Nunez, les frères Pèdre et Boucaline Alassane, Amar Sarr, Ismaëla Kane, Tallame Thiam à Rio Pongo, Doods à Mèllacorée, Mourad Diagne et Sega Diallo à Fodécariah, Mar Guèye et d'Erneville à Bofa.

L'installation du chemin de fer de Saint-Louis à Dakar et la conquête du Cayor ouvrent très tôt l'intérieur à l'arachide, dont la production annuelle moyenne va passer de 21 000 tonnes de 1870 à 1874 à 86 000 tonnes à la fin du siècle (1895-1899) et 235 000 tonnes à la veille de la guerre (1910-1914). La nouvelle traite est - jusqu'en 1900 au moins - le domaine presque exclusif de Sénégalais installés le long de la voie ferrée et dans le Cap-Vert. Ce sont : à Rufisque, Mamadou Bousso, Allé Gaye et Amadou Wade ; à Tivaouane, Abdou N'Diaye ; à Pire, Mamadou Hane et Moussa Niang ; à Mekké, Mourad N'Daw et Madoune Diop ; à Kelle, Bafa Gaye et Momar N'Dir ; à N'Dande, Gora Guèye [32] et N'Dakhaté Gaye ; à Kébémer, Boubacar, Detoubab Seck et Doudou Gaye ; à Guéoul, Cheikh Diop et Sidi M'Baye ; à Louga, Mamadou Cissé, Samba Siga et Momar Gaye. La conquête de l'intérieur du Saloum et de la Casamance sera suivie de nouvelles installations de Saint-Louisiens, Tiékouta N'Gom ; à Foundiougne, Mathé Diouf, Abdou Kane, Pathé Diagne ; à Sédhiou, Barti Diop et Sidéa Sarr ; à Karabane, Mari Tow N'Diaye, outre évidemment les plus anciennes familles de métis : Huchard, Bocandé, d'Erneville, James, Turpin, etc. Mais le commerce sénégalais restera dans ces régions moins important à cette époque, le grand développement de l'arachide y étant postérieur.

La conquête du Soudan fait de Médine et de Kayes des centres d'un grand commerce à la fois de traite de la gomme et de transit vers Bamako et au-delà. À Médine, à la fin du siècle, on doit citer au moins Amet Gora Guèye Diop, Ibrahim Guèye, Assane Boye, Alioune Sarr, Makha Sarr, N'Diaye Diallo, Amat Ka ; à Kayes, création coloniale où le commerce sénégalais est moins important, Issa Guèye seul indépendant, ainsi qu'un groupe de représentants de maisons françaises : Alassane Diop, Moustaph Diagne, Mamadou Thiam, Bobo Thiam et Mamadou Sèye.

Vers 1900, près de huit cent cinquante commerçants paient patente au Sénégal : près de deux cents à Saint-Louis et sur le Fleuve, plus de cent dans les régions desservies par le chemin de fer de Dakar à Saint-Louis, environ cent cinquante à Dakar et Rufisque, plus de deux cents dans la région de Thiès, plus de cent cinquante sur la Petite Côte, dans le Sine, le Salou et la Basse Casamance ; dont au moins cinq cents Sénégalais : plus d'une centaine à Saint-Louis et sur le Fleuve, une soixantaine dans le Cayor, une centaine dans le Cap-Vert, près de deux cents dans les régions de Thiès, Kaolack et le Sine.

Cette première génération de commerçants sénégalais était faite d'hommes très divers par leur culture et leur formation. Il y avait beaucoup de métis francisés et relativement bien scolarisés. Mais il y avait aussi des hommes de formation plus traditionnelle, ayant reçu une bonne culture coranique chez les marabout maures auprès desquels on avait l'habitude de placer les garçons des grandes familles depuis l'islamisation du Fleuve, du Cayor et du Djolof. Mais même ceux-là avaient reçu parallèlement une bonne formation française. Les deux groupes sont distincts : on ne se marie qu'entre soi, à cause de la religion. Les Sénégalais font sur le Fleuve la traite de la gomme, dans le Cayor celle de l'arachide. Mais ils n'importent ou n'exportent pas : ce sont les maisons bordelaises qui les approvisionnent et exportent les produits de la traite. Les moyens matériels dont ils disposent sont relativement importants : si seules les grosses maisons bordelaises disposent de cargos fluviaux, les traitants ont des flottes de pirogues pontées. Pour la traite de l'arachide, ils louent les services de caravaniers qui transportent la graine à dos d'ânes et de chameaux jusqu'au point de traite sur la ligne de chemin de fer. Quelques Sénégalais cependant vont jusqu'à faire de l'importation directe, comme les frères Pèdre et Boucaline Alassane, Ismaël Amat Issa Sarr. Dans les comptoirs de Guinée, les Sénégalais font la traite des palmistes. Sur le Fleuve, ils font également le commerce du mil pour le ravitaillement de Saint-Louis. A Médine, outre la traite de la gomme, ils ravitaillent les commerçants traditionnels malinké-dioula qui [33] prennent le relais, vont jusqu'à Mopti, Kankan, Kong et au-delà. Les Dioula - comme encore aujourd'hui - constituent un monde très différent, resté traditionnel. Ils apportent l'or de Siguiri et du Bambouk, les toiles de Mopti, remportent des produits d'importation. Mais ils ne ravitaillent pas le. Sénégal en cola qui, à l'époque et jusque vers 1920, viendra de Sierra Leone, par voie maritime. Les Akou de Sierra Leone, qui faisaient ce commerce, seront d'ailleurs supplantés par les Libanais avant que les Kioula Malinké ne prennent la relève. Les volumes d'affaires sont certes inégaux, mais parfois relativement importants. Amet Gora Guèye Diop passe, à Médine en 1897, des commandes de 15 000 francs à l'époque, fait des règlements en espèces allant jusqu'à 24 000 francs. Papa Konaré fait en 1910 à Bambey 500 tonnes d'arachides. Ce sont des commerçants sénégalais qui furent les premiers véhicules du développement de l'économie de l'arachide, relayés plus tard par les Mourides.

II — Le déclin du commerce sénégalais
(1900-1955)

Jusque vers 1900, la politique de l'administration coloniale avait été favorable au commerce sénégalais. Faidherbe ne disposait que de moyens militaires limités et la conquête de l'intérieur de l'Afrique n'était pas encore terminée. Sur le plan politique, on n'envisageait encore que la formule des protectorats avec les royaumes africains. L'empire colonial français n'était pas encore complètement constitué et se limitait aux Antilles, à l'Algérie, aux établissements du Sénégal et de l'Extrême-Orient ; une politique d'assimilation partielle et une colonisation de peuplement semblaient possibles. Dans ce cadre, les Saint-Louisiens et les Goréens vont, un peu comme les Antillais, fournir les cadres assimilés de la colonisation ultérieure de l'intérieur. Faidherbe souhaitait donc favoriser la constitution d'une bourgeoisie commerçante assimilée ; il imaginait une politique de métissage et avait interdit aux Européens d'aller commercer eux-mêmes sur le Fleuve. Mais, vers 1900, les choses ont commencé à changé : le « parti colonial » se constitue, les maisons françaises vont directement s'installer dans les territoires conquis et soumis à l'administration directe, les traités de protectorat sont dénoncés les uns après les autres, la bourgeoisie sénégalaise va être systématiquement détruite, le rêve de l'assimilation partir en fumée. Le Sénégal ne sera plus privilégié - comme les Antilles — il sera traité comme les autres colonies d'Afrique.

La bourgeoisie commerçante devait donc à partir de 1900 subir une série d'assauts, qui allaient la réduire à la veille de la Deuxième Guerre mondiale à des rôles très subalternes. Ce fut d'abord le krach de la gomme, au début du siècle, puis, dès avant 1914, l'installation des comptoirs des grandes maisons coloniales - bordelaises et marseillaises — à l'intérieur du pays, ensuite, à partir de 1920, l'avalanche des « Petits Blancs » et des Libanais, enfin la crise des années 30. Lorsque l'entreprise privée sénégalaise renaîtra, d'abord très timidement pendant la guerre et dans les dix années qui la suivirent, ensuite d'une façon plus marquée à partir de 1958, cela ne sera donc pas à partir de [34] rien. Il en est résulté un développement beaucoup plus intense qu'ailleurs en Afrique tropicale francophone. Là encore, le Sénégal conserve une grande avance, qui est d'ailleurs en partie à l'origine de difficultés qui ne connaissent pas d'autres États de la région.

À la fin du siècle, le commerce sénégalais subira un premier coup. La révolte du Mahdi au Soudan avait soudainement privé l'Europe de la gomme du Kordofan. À partir de 1885, le prix de la gomme du Sénégal va monter, de 1 franc à 2, puis à 3,50 francs le kilo. Ce sera la grande période de prospérité : des traitants sénégalais vont s'installer de plus en plus nombreux, construire des maisons à Saint-Louis, s'habituer à un train de vie cossu. Mais, en 1898, avec la reconquête du Soudan par les armées anglo-égyptiennes de Kitchener, la gomme du Kordofan va faire sa réapparition. Les cours s'effondrent et un grand nombre de traitants ne pourront s'adapter à cette crise. C'est à cette époque — vers 1900 — que nombre de Bordelais et de métis vont se reconvertir à l'arachide, souvent se déplacer vers le Cayor, ou même aller dans les régions nouvelles du Saloum. C'était, il est vrai, nécessaire en tout état de cause, car le commerce de la gomme, comme Paul Holle l'avait prévu, ne pouvait plus suffire à faire vivre Saint-Louis, dont la population avait fortement augmenté.

À peine remis du krach de la gomme, les traitants sénégalais vont devoir faire face, à partir de 1900, à la concurrence directe des comptoirs français. La production de l'arachide est déjà suffisante pour permettre à la traite de faire vivre des comptoirs européens dans les escales de l'intérieur. La pacification est achevée. L'heure du « parti colonial » est venue.

La lutte entre les comptoirs français et les commerçants sénégalais sera très vive de 1900 à 1920. Les anciens de l'époque ont tous encore le souvent que la décision de liquider le commerce sénégalais fut politique : brusquement, en effet, les maisons d'importation décident de vendre dans toutes leurs factories aux mêmes prix, quelle que soit leur localisation géographique, établissant ainsi une péréquation des prix - et décident de ravitailler les traitants sénégalais à ces mêmes prix. Ceux-ci, sans accès direct à l'importation, sont alors systématiquement mis en position d'infériorité. Ils vont tenter de se défendre en cherchant à établir des relations directes avec des fournisseurs en France ou ailleurs, en Grande-Bretagne notamment. Ils échoueront, en partie faute de moyens financiers (le crédit bancaire leur est refusé) - mais aussi parce que l'administration et les maisons coloniales useront de leur autorité pour les gêner dans ces tentatives. Khayar M'Bengue, Ogo Seck, Oumar Dieng, Mansourang, Sourang ont réussi pendant une vingtaine d'années à subsister, mais ils finiront par perdre leur indépendance vers 1925. On leur offrira de passer au service des maisons coloniales en qualités d'employés. Beaucoup le feront, comme Souleymane Guèye Diop ou Papa Konaré. Mais, conscients que l'avenir du commerce sénégalais était désormais bouché, ils vont diriger leurs fils vers la fonction publique. C'est de cette époque que date l'attrait de la fonction publique sur la jeunesse sénégalaise. Il ne témoigne certes pas d'une absence de sens du risque chez les Sénégalais, comme on le prétend souvent ou se fondant sur une observation superficielle, mais simplement d'une prise de [35] conscience que la responsabilité économique allait désormais être assumée de plus en plus directement et intégralement par les étrangers.

Vers 1920, le nombre des commerçants indépendants payant patente a fortement diminué, par suite de l'installation des factoreries des grandes compagnies : il n'y en a plus que quatre cent cinquante environ dont presque deux cents à Dakar et Rufisque, encore près d'une centaine à Saint-Louis et sur le Fleuve, environ quatre-vingts dans la vieille zone arachidière du Cayor et du Diambour et autant dans la nouvelle région du Saloum et du Baol. Mais il n'y a plus parmi eux qu'une centaine de Sénégalais, dont la moitié à Dakar et Saint-Louis. Et il y a déjà une trentaine de Libanais installés à Dakar et Kaolack.

L'afflux des Libanaise va s'accélérer après la Première Guerre mondiale, facilité par le mandat français du Levant. Moins de cent en 1900, familles incluses, cinq cents en 1914, ils seront plus de deux mille en 1930, près de quatre mille à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Entre les Libanais et les grandes maisons coloniales va s'organiser une structure hiérarchisée nouvelle. Comment le triomphe des Libanais sur leurs prédécesseurs sénégalais a-t-il été assuré ? Premièrement, parce que le Libanais coûtait moins cher aux compagnies coloniales : le commerçant sénégalais indépendant était déjà relativement cossu, il avait une famille à faire vivre ; il ne pouvait donc accepter d'être réduit par les sociétés coloniales à un rôle subalterne, de vivre d'une marge trop faible ;le Libanais, lui, venu sans famille - c'est seulement après la deuxième Guerre mondiale que la structure de cette population va changer - accepte toutes les situations, au départ tout au moins. Deuxièmement, parce que les maisons coloniales décident de les soutenir contre une bourgeoisie sénégalaise dont peut-être on pressentait qu'elle pourrait nourrir quelques aspirations politiques. On a dit souvent que les traitants africains ne faisaient pas de crédits aux paysans, comme les Libanais ont su le faire ; que les traitants africains faisaient seulement du troc, qu'ils ne savaient pas « manier l'argent », alors que les Libanais ont développé une économie fondée sur la monnaie. C'est oublier que l'on compare deux périodes différentes : avant 1914, effectivement, le paysan, même producteur d'arachides, ne connaît pas encore l'argent, il veut immédiatement des marchandises ; après 1920, il commence à s'accoutumer à la monnaie, le type de traite va évoluer, le crédit deviendra — hélas — possible. À la même époque affluent également les Petits Blancs, démobilisés de département pauvres, l'Ariège notamment — les « Mange-Mil » — aussi nombreux que les Libanais, que l'administration et les maisons coloniales vont aider à s'emparer des positions jusque-là tenues par des Sénégalais.

La crise de 1930 va achever de liquider les positions des derniers commerçants sénégalais, qui furent les premiers sacrifiés par le système, les exemples de ruines et de faillites à cette époque ne manquent pas : les Turpin à Diafath, Badara Guèye, Omar Sy et Galandou Diouf lui-même à Kaolack, Joseph Faye, les Senghor à Joal et Djilor, Djadi Ba à Dioubel vont à cette époque perdre leur autonomie, à Dakar, la ruine de Djim Djibril N'Diaye date également de cette époque. C'est de cette époque des années 30 que date également la liquidation des affaires des familles métis installées à l’intérieur : [36] les d'Erneville et les Turpin notamment. La crise des années 30 avait en effet été très dure : les exportations d'arachides tombent en 1932 à 135 000 tonnes. Or l'appareil commercial de la traite s'était installé dans une tout autre perspective : dans les années 20, poursuivant leur progression antérieure à 1914, les maisons coloniales s'installent dans les moindres escales, ce que permettent désormais le développement du réseau routier et l'usage du camion. Au début de la crise, les maisons françaises vont tenter de survivre en concurrençant leurs propres clients : les détaillants libanais. Elles abandonneront ensuite cette stratégie, se replieront sur les centres principaux, laissant aux Libanais, dont les coûts étaient très inférieurs, la gestion des escales mineures. La réduction nécessaire des marges commerciales fait déjà imaginer par un économiste de l'époque, Pierre Barris, la nécessité de nationaliser le commerce de l'arachide, qui ne peut plus être rentable [4]. Les traitants sénégalais, premiers sacrifiés du processus de rationalisation, sont à cette époque réduits au rôle subalterne de collecteurs de graines pour le compte des Libanais et des maisons coloniales ; premiers intermédiaires, ils sont en contact direct avec la paysannerie. Beaucoup d'entre eux vont alors être ramenés à un statut social inférieur, devenir des « notabilités de village », que l'on retrouvera trente ans plus tard dans les coopératives du Sénégal indépendant, notamment en qualité de peseurs ou comptables. Les plus heureux seront repris comme employés par les maisons coloniales lorsque celles-ci, pour réduire les coûts de gestion de leurs factoreries, remplaceront les Européens.

La misère de ce commerce sénégalais après 1930, la médiocrité du statut social, du revenu et de la responsabilité — lesquelles vont se poursuivre jusqu'à l'indépendance — auront fait oublier l'existence antérieure d'un grand commerce sénégalais. De fait, l'après-guerre ne verra pas de renaissance du commerce sénégalais avant 1958. Entre 1945 et 1953, le nombre des Libanais double, passant de quatre à huit mille. Ce sont eux et les Petits Blancs enrichis pendant la guerre, qui vont encore bénéficier seuls de la période de pénurie des premières années d'après guerre. C'est à cette époque que les plus solides d'entre eux vont se libérer de la tutelle des maisons coloniales, accéder à l'importation directe. Enrichis, les Libanais abandonnent certaines opérations, comme le commerce de la cola, qu'ils avaient ravi aux Akou après 1914, faisant venir désormais le produit de la Côte d'Ivoire. Ce sont les commerçants malinké de l'intérieur qui reprendront cet héritage, pendant et après la guerre. Après la longue stagnation de l’entre-deux-guerres, la progression de l'économie arachidière redémarre : la production, dont la moyenne annuelle avait été, entre 1920 et 1940, de 430 000 tonnes, passera à la fin de la colonisation, durant les cinq années de 1955 à 1959, à une moyenne annuelle de 680 000 tonnes. Mais tous les efforts de « sénégalisation » des responsabilités économiques tentés à cette époque échouent, continuant de pousser inexorablement les Sénégalais [37] vers la fonction publique et la spéculation immobilière. L'exemple des échecs des entreprises de Mamadou Assane N'Doye est à cet égard très éclairant. Rejeté du monde des affaires commerciales, N'Doye aura le sentiment que les affaires sont fermées aux Sénégalais ; aussi se replie-t-il vers la spéculation foncière, seul domaine laissé aux nationaux, soutenu même par le système : le Crédit foncier l'aidera à plusieurs reprises à financer la construction d'immeubles.

On pourrait multiplier les exemples. Toutes les difficultés qu'ils rencontrent conduisent les Sénégalais à perdre le sens des affaires. Après la guerre de 1914-1918 les Saint-Louisiens vont pousser leurs enfants vers la fonction publique et la politique. Les métis bénéficieront souvent dans cette direction de leur avance culturelle. Un nouveau type d'hommes d'affaires va faire son apparition, plus hommes publics et politiques d'ailleurs qu'hommes d'affaires, plus affairistes que commerçants. Les affaires commerciales ordinaires n'étant plus payantes, réservées qu'elles sont aux Européens et aux Libanais, on sera tour à tour agent commercial, commerçant à son compte, homme politique, selon les circonstances. De telles conditions ne sont pas faites pour favoriser la consolidation des fortunes, ni les habitudes de stabilité. Les commerçants sénégalais de cette période recherchent plus « l'affaire miraculeuse » que la régularité ; sous la pression des conditions qui leur sont faites, ils n'investissent pas dans leur commerce, ne construisent pas de magasins en dur, perdent l'habitude de gérer des affaires régulières.

III. — Renaissance et vicissitudes
du commerce sénégalais (1955-1969)


La dernière décennie a vue une prodigieuse renaissance du commerce sénégalais, sans pareille dans les autres pays d'Afrique noire, issue de la colonisation française. Jusque là, le commerce colonial occupait pratiquement seul la scène principale. Disposant de bureaux d'importations de magasins de gros et de réseaux de factoreries de détail, il se livrait au commerce classique de la traite, dont il partageait le monopole avec les Libanais. La création en 1960 de l'Office de commercialisation des arachides et la mise en place parallèle de coopératives a porté un coup définitif à cette formule traditionnelle du commerce colonial. Dans l'ambiance de l'époque, des formules nouvelles d'association entre les maisons coloniales et les commerçants privés sénégalais furent proposées : ce fut un échec, marqué par la disparition de ces entreprises « mixtes », la SOSECOD puis AFRIDEX. En fait le commerce sénégalais renaissant ne considérait pas comme souhaitables ces formes d'association : les meilleurs de ces commerçants s'estimaient capables de remplir seuls le vide qu'allait créer la fermeture des factoreries de l'ancien temps.

Le succès de la Compagnie Sénégalaise du Sud-Est, firme privée sénégalaise qui, en 7 ans, voyait son chiffre d'affaires passer de 150 millions à 2,3 milliards, constituait un réseau de 48 magasins, accédait à l'importation directe et au réescompte, traduit cette renaissance récente du commerce national. La Chaîne africaine d'importation et de distribution CHAIDIS, le Consortium africain et les activités commerciales de certains grands marabouts, notamment mourides, [38] constituent des succès qui témoignent du même phénomène. Entre ces nouveaux « grands » du commerce et l'ancien commerce colonial, la lutte est parfois âpre. Si la nationalisation progressive de la traite des arachides a mis un terme en 1967 aux activités des « organismes stockeurs » — commerçants privés, généralement sénégalais, qui faisaient les intermédiaires entre les producteurs ruraux et l'Office de commercialisation des arachides — dont une dizaine étaient fort importants par le volume de leurs affaires, par contre la distribution par l'État des quotas de riz a beaucoup aidé non seulement les grandes sociétés sénégalaises, mais encore une quinzaine de grands commerçants et une cinquantaine parmi les importants de ceux qui — à l'intérieur — se sont regroupés en « coopératives ». Le riz constitue, avec quelques autres grands produits de consommation de masse, la base sur laquelle s'est édifiée au cours des dernières années la fortune du nouveau « quartier du commerce » à Dakar, où l'on compte désormais une cinquantaine de grands commerçants sénégalais, comme celle du grand commerce général de l'intérieur (une soixantaine de commerçants individuels ou regroupés importants).

À cette renaissance du grand commerce général sénégalais, détaché désormais de la traite des arachides, s'ajoute la progression, très rapide ces dernières années, de commerces spécialisés. Le regroupement de 1964 d'une vingtaine de gros commerçants de noix de colas, installés sous le même sigle SIDICO en Côte d'Ivoire — pays producteur des noix — et au Sénégal — principal pays consommateur — , constitue un bel exemple d'africanisation d'un secteur contrôlé avant la guerre par les Libanais. Aussi spectaculaire a été la percée d'une douzaine de chevillards, Maures d'origine pour la plupart, qui détiennent désormais un quasi monopole du ravitaillement des abattoirs du pays, ont organisé leurs réseaux de collecte et ont éliminé les étrangers, même dans les secteurs aussi délicats que l'exportation, ravitaillement des navires, la fourniture des grands magasins et des collectivités publiques. Moins spectaculaire mais non moins significative est la percée récente des mareyeurs dakarois dont quelques uns font désormais figure d'hommes d'affaires importants, comme celle de quelques commerçants de légumes et de fruits qui se placent en aval d'un monde de maraîchers - capitalistes qui, dans la région du Cap-Vert, a regroupé dans un puissant syndicat - le SYNJARMAR - près de 500 « gros exploitants ».

Les transports routiers — largement africanisés depuis l'après-guerre — n'ont pas connu de développement analogue au cours de la dernière décennie. Au contraire, le suréquipement qui les caractérise a permis une réduction importante des marges sur lesquelles ils vivent, laquelle entraîne à son tour — après l'échec de tentatives coopérativistes — un mouvement récent de concentration au profit des chefs de file les plus puissants d'une vingtaine de « groupements ». La même situation difficile caractérise le secteur de la construction, dont par contre l’africanisation est très récente : une dizaine d'entreprises seulement peuvent survivre à la concurrence dévastatrice que se livrent les entrepreneurs beaucoup trop nombreux. Mais ici aucune tentative sérieuse de concentration ou de regroupement ne s'est dessinée jusqu'à présent.

[39]

Le capitalisme privé sénégalais reste pratiquement confiné à ces secteurs du commerce, des transports et de la construction. Dans le domaine industriel, seul le décorticage des arachides a donné heu à un mouvement d'africanisation, très récent d'ailleurs. Le SOSECI domine le secteur (40.000 tonnes traitées), suivie des établissements de Cheikh M'Backé, Boukar Mané et Alioune Pala M'Baye (10.000 tonnes chacun) et de quelques autres : au total les entreprises sénégalaises privées traitent maintenant un tiers de la récolte. Dans les autres secteurs de l'industrie, les positions du capital privé sénégalais sont beaucoup plus modestes : une grande imprimerie (celle d'Abdoulaye Diop) et quelques petites, les établissements de fabrications métalliques de Gassama, la limonaderie de Marc Diallo, constituent à peu près les seules exceptions. Si on y ajoute une pléiade d'entreprises modernes de services (ORGATEC : engineering, SAFCA : courtage d'assurances, SOGEMAS : transit et manutention, quelques hôtels et entreprises de tourisme, dix pharmacies et six cliniques privées), on aura pratiquement fait le tour du capital privé national.

Ces dernières années ont été fortement marquées par une prise de conscience de leurs intérêts de groupe des hommes d'affaires sénégalais. En dépit de péripéties diverses, l'organisation de ces intérêts, aujourd'hui regroupés dans deux syndicats patronaux - L'UNIGES et le COFEGES - est sans pareille dans les anciennes colonies françaises d'Afrique noire.

IV — La leçon de l'histoire

L'histoire du monde des affaires sénégalais ne manque pas d'intérêt : s'étendant sur plus d'un siècle, ce qui est très exceptionnel en Afrique noire, dans un des pays dont l'économie est parmi les plus anciennement et les plus profondément intégrées au marché international, elle nous permet d'analyser de plus près les obstacles que le capitalisme étranger qui domine par ce marché international, met au développement d'un capitalisme national, le caractère non autonome, mais périphérique, de celui-ci.

Le monde sénégalais du commerce avait déjà prouvé sa vulnérabilité dans le passé. Après avoir connu près d'un demi-siècle de développement brillant, il avait été intégralement liquidé par la colonisation. Son renouveau contemporain reste marqué par cette extrême vulnérabilité que traduisent les faillites fréquentes. Le manque de capitaux empruntables oblige à réinvestir systématiquement les profits et à les immobiliser jusqu'à l'extrême limite et met l'entreprise sénégalaise à la merci de la moindre difficulté, même passagère, faute d'un soutien bancaire propre autonome. A contrario, les rares secteurs qui n'ont pas eu besoin, pour se financer, de ce recours aux banques — comme les chevillards ont pu se développer plus rapidement : des phénomènes d'accumulation primitive dans le cadre d'un marché interne en extension peuvent être repérés ici, très différents de ceux de l'accumulation, seconde greffée sur le marché international qui reste limitée par la domination du capital étranger. Le sentiment que cette domination constitue l'obstacle essentiel est partagé par tous et la revendication formulée en terme clairs : le souhait qu'une banque privée nationale permette de se dégager des dépendances les plus évidentes revient sans cesse dans les « cahiers de doléances » du monde des affaires [40] africain. L'aspiration à « l'importation » ne s'explique pas autrement : situé en aval du capital étranger dominant, le capital national ressent très immédiatement le « besoin » d'accéder directement aux relations extérieures, sans passer par l'intermédiaire du vieux capital mercantile colonial. Mais cet espoir, qui est le rêve de tous, signifie bien que c'est dans le cadre du marché international que l'on conçoit son développement. Rêve donc largement illusoire, car si cet accès à l'importation peut à la rigueur libérer du capital colonial mercantile traditionnel, il ne peut libérer de la domination du grand capital des centres développés.

L'explosion de la dernière décennie doit par ailleurs inviter à réfléchir sur ses causes réelles et profondes. Elle n'a été possible que parce que le capital étranger dominant s'est retiré de certains secteurs. Or il ne s'est retiré souvent que de secteurs ayant perdu leur rentabilité d'autrefois. Ce retrait s'est opéré soit au profit de l'État — comme pour ce qui est ici de la traite des arachides, la détérioration des termes de l'échange ayant réduit les marges que seul l'État pouvait se substituer au capital privé défaillant et « socialiser les pertes », — soit, accessoirement, au profit du capital national privé : tel est le cas des transports routiers, de l'entreprise de construction et (au Congo et au Gabon par exemple) de l'exploitation forestière. L'inégalité des forces en présence permet ici de réduire la part du capital national, assurant ainsi au capital dominant une meilleure rentabilité dans les secteurs conservés. L'appel au soutien de l'État, caractéristique d'une bourgeoisie faible, .découle probablement largement de cette situation.

Les possibilités de l'accumulation qui sont à la portée de la bourgeoisie sénégalais sont donc extrêmement limitées. C'est pourquoi cette bourgeoisie reste presqu'uniquement commerciale. L'accès à la grande industrie moderne lui reste pratiquement totalement interdit, encore que certaines des plus fortes entreprises commerciales envisagent quelques projets industriels de petite et moyenne importance. Ces moyens d'accumulation sont limités précisément parce qu'il s'agit d'une bourgeoisie périphérique, greffée sur le marché international, et que les mécanismes de ce marché fonctionnent dans le sens de la centralisation des moyens - des capitaux — de la périphérie vers le centre, contrairement à un mythe courant dans la littérature sur le monde sous-développé. Il s'y ajoute des conditions spécifiques à l'Afrique noire : l'absence d'une grande propriété foncière analogue à celui qui, dans l'Orient arabe, l'Asie et l'Amérique latine, a fourni, par l'exploitation des masses rurales, des capitaux relativement plus importants [5]. Il n'est cependant pas impossible que certains grands marabouts, notamment mourides, se transforment au Sénégal en grands propriétaires modernes et tirent ainsi de l'exploitation agricole des revenus importants qu'ils investiraient ailleurs. Des signes précurseurs évidents d'une évolution dans cette direction existent.

Les moyens de l'accumulation dépendent néanmoins aussi de la politique de l'État. L'histoire du Sénégal nous rappelle qu'à l'époque coloniale, la politique de la Métropole à l'égard de la bourgeoisie coloniale n'a pas toujours [41] été la même, comme elle nous rappelle que la décision de liquider cette bourgeoisie sénégalaise, qui avait été l'agent principal de l'installation dans les campagnes de la nouvelle économie de traite et un allié politique fondamental, avait été elle-même une décision largement politique. Peut-être le retard du capitalisme français explique-t-il cette attitude qui a été effectivement différente de celle d'un capitalisme beaucoup plus avancé, celui de l'Angleterre, dont la politique coloniale, même en Afrique, a favorisé, dans une mesure incomparable, le développement de la bourgeoisie périphérique locale. Aujourd'hui la politique de l'État peut certainement accélérer ou entraver le développement de cette bourgeoisie.

Mais jusqu'à quel point ? L'étude du cas sénégalais nous rappelle sans cesse que le marché international pose des limites très étroites au développement de cette bourgeoisie, comme il impose des limites étroites au développement général du pays. Il ne s'agit donc pas d'une bourgeoisie autonome, autour de laquelle s'organise un capitalisme national autocentré ; mais d'une bourgeoisie périphérique, tout comme l'économie elle-même reste toute entière périphérique, c'est-à-dire sans cesse façonnée selon les besoins du marché international, orientée dans ses structures par la domination des centres capitalistes développés, réduite à la fonction d'un complément changeant dont la « prospérité » comme la stagnation ne dépendent en définitive jamais d'elle-même.

S'il n'y a de développement véritable qu'autocentré et autodynamique, il n'y a pas de développement possible sans briser le carcan du marché international, sinon l'illusion qui prend parfois corps au cours des périodes de « prospérité » — lorsque le façonnage d'une structure dépendante, qui intéresse le centre à un stade de son développement, permet une croissance rapide, mais sans développement. Ce soi-disant développement, par une intégration plus poussée au marché international, constitue l'hydre renaissante qui réapparaît sans cesse. Prônée naturellement par quelques organismes, cette stratégie est également implicite — plus curieusement en première apparence — dans la philosophie de la « démocratie nationale », plus confusément encore décrite comme la « voie non capitaliste ». Elle s'accompagne de la théorie du développement nécessaire de la bourgeoisie, qu'elle soit « libérale » (lire « privée » dans la tradition occidentale), notamment de la bourgeoisie rurale de « petits » planteurs ou de latifundistes, ou qu'elle soit « d'État » (lire « socialiste »). Des illusions nécessaires sur le rôle « historique » de la bourgeoisie ici : soit que l'on mette en avant les luttes entre la bourgeoisie du centre et celle de la périphérie, luttes exacerbées par le report sur la périphérie des difficultés que le centre rencontre dans sa recherche du profit maximal — dont Sweezy et Dobb ont les premiers cherché à analyser les mécanismes, soit que l'on idéalise le prétendu marché international « socialiste » dont pourtant on le voit par sa politique des prix — les comportements n'apparaissent pas différents de ceux du marché « capitaliste ». Mais ce « développement » lent, limité par l'éternelle et très actuelle détérioration des termes de l'échange, qui vient rappeler le caractère inégal de la spécialisation internationale qu'il comporte, ou plutôt, comme André Gunther Frank le caractérise, ce « développement du sous-développement » signifie bien qu'il n'y a pas d'alternative au socialisme.

Université de Dakar


[1] L'auteur a publié récemment (Samir AMIN : Le Monde des Affaires sénégalais, Ed. de Minuit, 1969) un ouvrage qui traite des problèmes actuels du capitalisme privé sénégalais.

[2] Nom des femmes de l'aristocratie de Saint-Louis.

[3] Nom traditionnel du haut Sénégal.

[4] Dans deux études : « Une solution technique au problème de l'arachide » (in : Rapports de l'Union Coloniale française à l'Exposition coloniale internationale de Paris en 1931 - p 523) et « Le redressement économique du Sénégal » (cité par Y. Mersadier en « La crise de l'arachide sénégalaise du début des années trente », bulletin de l'IFAN - N 3 - 4 1966).

[5] Nous avons décrit ces particularités propres à l'Afrique noire dans notre article : « Le développement du capitalisme en Afrique noire », in « En partant du Capital » Edit. Anthropos 1968).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 16 octobre 2017 18:57
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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