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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Samir Amin, “La structure de classe du système impérialiste contemporain.” In revue L'Homme et la société, No 5-46, 1977, pp. 69-87. Numéro intitulé : “Idéologie et développement - Capitalisme et agriculture”.

[69]

Samir AMIN [1931- ]

économiste franco-égyptien

La structure de classe du système
impérialiste contemporain
.”

In revue L'Homme et la société, No 5-46, 1977, pp. 69-87. Numéro intitulé : “Idéologie et développement - Capitalisme et agriculture”.

I

En 1976 la population mondiale passait le cap des 4 milliards dont 750 millions dans les centre capitalistes développés (Europe : 370 millions, Amérique du nord : 250 millions, Japon : 110 millions), plus de deux milliards dans les périphéries dominées (Asie : 1.300 millions, Afrique : 400 millions, Amérique latine : 350 millions et 1.350 millions, pour les pays non capitalistes (URSS et Europe orientale : 360 millions ; Chine, Viet Nam, Laos, Cambodge, Corée, Cuba : près d'un milliard).

La population active des centres capitalistes, constituée pour son écrasante majorité de salariés urbains, se partage très grossièrement en trois tiers sensiblement égaux qui sont : la classe ouvrière, les petites bourgeoisies anciennes et nouvelles prolétarisées, les couches et classes moyennes (largement salariées) et capitalistes. Parmi les quelque 240 millions de salariés exploités par le capital il y a aujourd'hui, avec la crise, près de 25 millions de chômeurs (près de 7% de la population active).

La population de la périphérie est encore aux quatre cinquièmes rurale (seule l'Amérique latine et le monde arabe sont déjà fortement urbanisés) et on estime que 75% des paysans sont pauvres et/ou exploités. Mais la population urbaine des périphéries (400 millions) est déjà de l'ordre de deux-tiers de celle des centres (600 millions) et s'accroît beaucoup plus vite. Le chiffre des chômeurs déjà concentrés dans les villes du Tiers Monde est au moins de 50 millions selon les estimations les plus conservatrices, soit 2 fois le chiffre des chômeurs au centre en temps de crise et 6 ou 7 fois celui-ci en temps de « prospérité » (laquelle n'est jamais que « prospérité » au centre du système).

Les statistiques concernant la répartition des revenus sont en général mauvaises et sous-estiment toujours la polarisation de la richesse (ces [70] statistiques sont dressées, impôts sur le revenu déduits, et en général à partir des déclarations de revenus, pour lesquelles les couches les plus favorisées sont les mieux placées pour frauder, etc.). Celles qui concernent les pays sous-développés sont encore plus douteuses, approximatives et incomplètes. Néanmoins, à partir de l'ensemble de ces renseignements on peut dresser le tableau de la structure de classe du système impérialiste qui donne des ordres de grandeur certainement acceptables si on les prend pour des indicateurs qualitatifs de cette structure. (Voir le tableau et les notes d'explication en annexe).

Ce sont là des chiffres qu'il faut conserver présents à l'esprit à chaque instant. La question fondamentale de notre époque est en effet de savoir si l'ensemble centre-périphérie constitue un seul monde, un seul système, ou deux réalités relativement autonomes l'une par rapport à l'autre.

Si l'on considère, comme nous, que le système impérialiste est la réalité première dominante, on doit en tirer quelques conclusions :

1- La bourgeoisie et les couches sociales privilégiées qui lui sont attachées, celles-ci entendues au sens le plus large, qui forme environ un dixième de la population du système, accapare près de la moitié du revenu, ce qui correspond en très grosse approximation à un taux de surtravail extorqué par rapport au travail payé de l'ordre de 100% (voir plus loin le sens de ce calcul).

2- Il en est ainsi parce que toutes les autres classes sociales fournissent, mais dans des formes diverses, un surtravail au bénéfice, en dernière analyse, du capital qui domine l'ensemble du système et exploite les uns et les autres. C'est le cas non seulement de la classe ouvrière, mais encore de la « petite bourgeoisie » prolétarisée (employés salariés de plus en plus déqualifiés) ou paupérisée (petits producteurs enchaînés par les mécanismes du marché) et de la très grande masse des paysans. Les îlots « hors du système » — les réserves « ethnographiques » - sont à notre époque insignifiants.

3- On ne saurait confondre le prolétariat aujourd'hui avec la classe ouvrière, encore moins la seule classe ouvrière des centres impérialistes. La classe ouvrière est composée au moins de quatre fractions sensiblement égales.

Un tiers de la classe ouvrière occupée est aujourd'hui exploitée par le capital à la périphérie du système, où elle côtoie une masse de chômeurs au moins égale. Produisant dans des conditions techniques souvent comparables, mais dépourvue des droits les plus élémentaires, cette fraction de la classe ouvrière reçoit des salaires qui ne dépassent pas un sixième de ceux de la classe ouvrière exploitée au centre du système (le taux de la plus-value est sans doute ici, en moyenne, de l'ordre de 400 à 500%).

Au centre la classe ouvrière est de plus en plus divisée en deux fractions dont la plus exploitée grandit en proportion relative et se trouve progressivement dépossédée des droits « traditionnels » conquis, en fait et parfois en droit même. Ce type de division de la classe ouvrière n'est sans doute pas [71] entièrement nouveau mais il a pris une ampleur plus nette et un caractère plus systématique qui résulte de stratégies globales du capital, inaugurées au cours de la deuxième guerre mondiale aux États-Unis (lorsque la population noire prend massivement la place de l'ancienne classe ouvrière dans les métropoles du Nord), étendues à l'Europe après la guerre (immigration massive des années 60). Elle a déjà entraîné des effets politiques et idéologiques reconnus : « opposition » des vieilles organisations, syndicales et partisanes, mouvements « spontanés », instabilité des emplois (« marginalisation » des jeunes...), conjonction avec le mouvement féminin (pour sa composante ouvrière) etc..

La fraction « supérieure » de la classe ouvrière des centres ne croît plus en effectifs (et donc décroît en proportion). Elle reste fortement organisée. Mais elle comprend désormais une proportion importante de contremaîtres, surveillants etc.. dont les tâches se situent à cheval entre la production directe et l'organisation du travail. « L'aristocratie ouvrière » qui croit devoir se désolidariser du système social et idéologique capitaliste, se recrute dans cette catégorie.

L'armée active de réserve industrielle n'a jamais été négligeable, contrairement au discours idéologique. Elle n'a jamais été inférieure à 25-33% de la classe ouvrière. Mais sa grande masse - structurellement « stable » - est de plus en plus localisée à la périphérie. Encore une fois il s'agit là d'un phénomène nouveau - postérieur à 1945. Les fluctuations « conjoncturelles » du chômage au centre restent importantes, mais modestes par rapport à la croissance continue de l'armée de réserve à la périphérie, même en période de « prospérité ». Ce fait pèse évidemment sur les conditions comparées de la lutte des classes, et a aussi des effets idéologiques et politiques. Les tendances nouvelles de la division internationale du travail (le « redéploiement ») s'articulent sur cette structure (voir S. Amin et autres, La crise de l'impérialisme (Minuit, 1976), S. Amin, Nouvel Ordre Économique International, développement autocentré et autonomie collective, in Amin et Frank, L'accumulation dépendante, Anthropos, à paraître, 1978).

4- La masse numérique de la petite bourgeoisie « prolétarisée » très largement salariée, est déjà plus importante que celle de la classe ouvrière à l'échelle du système dans son ensemble. Le niveau de vie de cette nouvelle strate prolétarienne - elle n'a plus que sa force de travail à vendre - n'est pas différent significativement de celui de la classe ouvrière. La concentration de cette classe au centre du système résulte largement de la division internationale du travail, inégale, entre le centre et la périphérie. Les effets idéologiques de la formation de cette nouvelle couche prolétarienne sont déjà visibles : mouvements « radicaux » américains axés sur une problématique différente de celle de la classe ouvrière traditionnelle (problèmes « personnalisés », « mode de vie », féminisme etc..) en liaison peut-être avec la nature de l'intégration de cette catégorie dans le procès de travail, néoliber-tarisme et « anarchisme » européens etc.. La question reste de savoir comment se cristallisera cette catégorie : en classe autonome ou en fraction du prolétariat, ou en « petite bourgeoisie » oscillante...

[72]

5- La concentration de la bourgeoisie au centre du système résulte évidemment du caractère impérialiste du système. La composante rurale domine encore largement la bourgeoisie périphérique. A la périphérie, seule la bourgeoisie urbaine accède à des styles de vie « européens » et cette classe représente à peine un pour cent de la population du système.

6- Concernant la masse paysanne pauvre et exploitée de la périphérie, la question fondamentale, sur laquelle nous reviendrons, est de savoir si, et comment, cette classe est bel et bien exploitée par le capital.

II

Peut-on utiliser ce tableau, considéré comme un tableau de la contrepartie en revenus de la production capitaliste (la production dans le système capitaliste), pour analyser les contradictions au sein de ce système (sans réduire celui-ci au mode capitaliste simple et abstrait) et dégager les tendances de l'accumulation qu'elles commandent ?

Pour l'économiste vulgaire, pas de problèmes. Les prix constituent la seule réalité économique : il n'y a rien de plus que l'apparence immédiate des phénomènes ; la valeur (au sens marxiste) est une catégorie « métaphysique » ou un « détour » inutile ; le capital et le travail sont deux facteurs productifs distincts. Le revenu de chaque classe correspond donc à sa contribution à la production, la « productivité » de chaque facteur étant mesurée par sa rémunération, aux imperfections de la concurrence près. Mais tout cela n'est que tautologie vulgaire...

Pour le marxiste vulgaire ce tableau ne fait pas davantage problème. Son raisonnement suit en effet les lignes suivantes :

Si le groupe A constituait un seul pays, la valeur produite s'élèverait à 2.200 milliards de dollars, (donc à 8.700 dollars pour chacun des 255 millions Je travailleurs productifs). La valeur de la force de travail serait mesurée par la valeur payée aux producteurs (ici 1.040 milliards de dollars). La plus-value - forme du surtravail dans le monde capitaliste - serait de 1.080 milliards de dollars et le taux de la plus-value de 100% environ.

Pour le pays B, on ne peut parler de mode capitaliste stricto sensu, mais on peut parler de surtravail, puisqu'il s'agit d'une société de classes (« mi-féodale - mi-capitaliste »). La valeur produite s'élève à 460 milliards de dollars, donc à 520 dollars par travailleur productif (au nombre de 880 millions). La productivité du travail serait en moyenne de 6% de ce qu'elle est dars le pays A. Le volume du surtravail extorqué par les exploiteurs-propriétaires fonciers et capitalistes - s'élève à 185 milliards (50+ 135) ; et le taux du surtravail par rapport au travail nécessaire est de 185/275 = 67%. Bien que les travailleurs de B soient plus pauvres que ceux de A, ils sont moins exploités.

Bien entendu, dans cette version on n'ignore pas la possibilité de transferts de valeur de B vers A, mais à trois titres seulement :

[73]

1) la propriété de capitaux exploitant en B relevant de A, des profits - visibles - sont transférés de B vers A,

2) s'il y a péréquation du profit à l'échelle de l'ensemble A + B, une distorsion systématique des compositions organiques (plus forte en A) entraîne une distorsion valeurs/prix de production défavorable à B, par suite des imperfections de la concurrence,

3) Mais tout cela demeure quantitativement tout à fait modeste. En fait ce n'est que la partie immergée de l'iceberg.

Nous n'acceptons pas ce point de vue. Nous avons même prétendu qu'il résultait d'une occultation systématique du fait impérialiste qui exprime un point de vue bourgeois au sein d'un « marxisme » défiguré, social-démocrate ou révisionniste.

Pour nous donc, par contre, ce tableau fait problème :

Les prix dans lesquels sont comptabilisés les revenus constituent une catégorie empirique immédiate résultant de la sommation de la rémunération réelle du travail que les conditions de son exploitation permettent et d'un profit, calculé autour d'un certain taux (ou de plusieurs). On ne peut déduire les productivités comparées de la comparaison des revenus (salaires + profits). Il faut faire le contraire : partir de l'analyse comparative des conditions de travail qui définissent les productivités comparées et les taux d'extraction du surtravail. Car les tendances aux péréquations du profit se superposent à des combinaisons rémunération du travail/productivité du travail variables en raison des conditions de l'exploitation.

Par ailleurs, le capital ne domine pas réellement l'ensemble des procès de travail au sein du système : la grande masse de la production agricole et une bonne partie de la petite production artisanale sont seulement soumises à la domination formelle du capital sur le procès de production, sans que celui-ci ne s'immisce toujours dans le procès immédiat de travail. Ainsi donc les classes sociales en présence ne sauraient être ramenées à deux - la bourgeoisie et le prolétariat - et le système réduit au mode de production capitaliste fonctionnant à l'échelle mondiale.

Les paysans de la périphérie sont intégrés dans des modes de production précapitalistes (par le type des rapports sociaux de production et le niveau de développement des forces productives) qui sont des modes de classe. C'est pourquoi l'hypothèse de sociétés agraires d'autosubsistance, qui correspondaient à des modes communautaires antérieurs à la division de la société en classes (ou au passage à la formation des classes), n'a qu'une portée restreinte et, à la limite, trompeuse : elle gomme l'intégration des sociétés agraires de la périphérie dans le système impérialiste. Car à leur tour ces sociétés de classes précapitalistes sont bel et bien intégrées dans le système impérialiste. Le surtravail fourni par les paysans exploités, extorqué par leurs exploiteurs « traditionnels », prend la forme de marchandises circulant dans l'ensemble du système, à l'intérieur des « pays » sous-développés, où il constitue un élément matériel constitutif de la valeur de la force de travail du prolétariat local, et à « l'extérieur » où il constitue des éléments [74] constitutifs de la valeur du capital constant et de la force de travail du prolétariat exploité au centre. De plus on ne saurait réduire les formes de cette intégration à une seule, passe-partout. Tantôt l'intégration est située exclusivement sur le terrain du marché, le capital n'intervenant pas du tout dans le procès de travail immédiat. Tantôt, et de plus en plus, cette immixtion apparaît, le producteur demeurant d'apparence - mais seulement d'apparence - « libre » : il est contraint d'acheter des engrais, des insecticides, des instruments et des machines agricoles, de produire tel ou tel produit sous la surveillance des acheteurs de l'agro-industrie, ou des « services d'encadrement ou de vulgarisation » qui lui imposent des techniques de production données. De ce fait, la soumission formelle au capital prend corps progressivement.

Nous avons donc plus de deux classes en présence parce que l'on n'a pas affaire à un seul mode de production - le mode capitaliste - mais à plusieurs modes articulés dans un système capitaliste. C'est cette domination globale du capital sur le système qui permet de parler de la valeur comme de la catégorie dominante générale de la forme du produit. Bien entendu, le champ de la catégorie de plus-value est plus limité et ne saurait être - comme celle de surtravail - étendu aux modes précapitalistes. Mais la domination du capital permet la transformation du surtravail des producteurs exploités hors du mode capitaliste en plus-value et finalement profit accaparé par le capital en général et sa section des monopoles en particulier. De ce fait, il est pertinent de ramener la masse du surtravail accaparé par le capital (masse engendrée dans le mode capitaliste et dans les modes précapitalistes intégrés et soumis) à la valeur payée à la force de travail exploitée directement et indirectement par ce capital. Cela donne un taux de plus-value « global » du système qui commande le niveau du - ou des — taux de profit.

Nous allons illustrer « concrètement » ces raisonnements concernant le « transfert » de la valeur (le terme de transfert est discutable ; il s'agit en réalité de la répartition de la valeur entre les classes en présence [1] à partir des chiffres indicatifs du tableau et d'hypothèses (aussi réalistes que possible) concernant les différents niveaux de développement des forces productives en action dans les différents modes de production articulés ainsi que les formes et les taux de l'exploitation du travail. Prenons la précaution de rappeler que la productivité du travail est, dans le marxisme, celle du travail dans une branche donnée produisant une marchandise ayant une valeur d'usage donnée et il n'y a pas de sens à « comparer » les productivités d'une branche à l'autre, comme le fait l'économie vulgaire (en confondant productivité et rentabilité).

[75]

On pourrait donc tenir le raisonnement chiffré suivant. Supposons que les producteurs directs au centre (classe ouvrière, paysans, petite bourgeoisie prolétarisée : 255 millions de travailleurs) soient tous exploités dans des conditions techniques qui maximisent la productivité de leur travail dans chacune des branches de la production intéressée. On prendra comme indice de cette productivité 100 pour chacune de ces branches. La rémunération du travail est ici de 4.300 dollars environ par travailleur et la valeur créée apparente 8.700, le taux de la plus-value étant de 100% environ.

À la périphérie, on a 50 millions d'ouvriers, 80 millions de petits bourgeois prolétarisés et 750 millions de paysans qui travaillent dans des conditions de productivité et d'exploitation qui ne sont pas identiques à celles des branches analogues de la production centrale.

Dans l'industrie, les productivités sont « comparables » parce que le mode capitaliste est installé ici. Admettons néanmoins que la productivité moyenne à la périphérie soit comparativement à l'indice 50 (elle est probablement à un indice meilleur). Compte tenu de cette différence de productivité, la valeur produite par ces 50 millions de travailleurs, au taux d'exploitation moyen du centre (taux de plus-value de 100%) serait de 0,50 x 50 x 8.700 = 220 milliards. Si la « valeur » de la production industrielle de la périphérie, constatée au plan empirique - c'est-à-dire en prix courants — est inférieure à ce chiffre, c'est parce que le taux d'exploitation de ces travailleurs est beaucoup plus élevé qu'au centre (leurs salaires ne sont pas moitié de ce qu'ils sont au centre, mais 7 fois moindres) ; et que le surtravail extra qui en résulte n'est pas nécessairement compensé par un volume de profits qui supposerait un taux de celui-ci considérablement plus élevé qu'au centre. Les prix effectifs diffèrent de ce fait des prix de production.

Pour le produit de la « petite bourgeoisie prolétarisée », on fera l'hypothèse d'un indice moyen de productivité comparative de 30 seulement, pour tenir compte de ce que la fraction d'artisans non capitalistes est ici à structure capitaliste relativement plus importante, et celle des salariés du « tertiaire moderne » à structure capitaliste analogue à celle du centre plus réduite. La valeur produite est ici, toujours dans ces hypothèses, de : 0,30 x 80 x 8.700 = 210 milliards. Ici encore, on remarquera que les rémunérations du travail sont dans un rapport de 1 à 6,55, tandis que les productivités ne sont que dans un rapport de 1 à 3.

La productivité dans l'agriculture de B est 10 fois inférieure à ce qu'elle est en A. Le produit physique par agriculteur, mesuré en termes physiques comparables (quintaux de céréales, toutes les productions étant réduites à cet équivalent), est en effet dans un rapport de 1 à 10. En supposant même que la valeur produite par les paysans de la périphérie soit réduite à celle de sa composante travail vivant, l'apport de travail mort (de « capital ») étant nul, si la masse paysanne ne fournissait pas en fait un surtravail extra comparativement à celui extorqué aux paysans du centre, la rémunération par paysan serait ici de 0,10 x 4.300 = 430 dollars, alors qu'elle n'est en fait que de [76] 240 dollars. Le surtravail extra est de (430 - 240) x 750 = 140 milliards, et la valeur du produit sous-estimée d'autant (elle est en apparence de 120+60 = 180 milliards).

Au total donc, dans ces hypothèses, le surtravail « extra » extorqué aux producteurs de la périphérie, du fait des conditions d'exploitation plus sévères qu'ils subissent, est de l'ordre de 290 milliards, la valeur produite par ces producteurs étant de l'ordre de : 220 milliards pour les ouvriers, 210 pour la petite bourgeoisie prolétarisée et 180+ 140 = 320 milliards pour la paysannerie, soit au total 750 milliards, tandis que la valeur apparente, aux prix courants, n'est que de 460 milliards.

Où va ce surtravail « extra » de près de 300 milliards ? Si l'on admet que le revenu de la bourgeoisie de la périphérie (135 milliards) résulte d'une rémunération du capital qu'elle contrôle au taux « normal » (le même que celui des secteurs non monopolisés ailleurs), ce surtravail est « transféré » au centre, où il grossit en fait les revenus de la classe capitaliste (qui, sans lui, ne serait que de 780 milliards au lieu de 1.080), et peut-être même (ou en partie) ceux des travailleurs par ailleurs exploités. Bien entendu, si le taux du profit est plus élevé à la périphérie qu'au centre, une partie de ces 300 milliards se retrouve dans le revenu global de 185 milliards dont bénéficient la bourgeoisie et les propriétaires fonciers périphériques.

En tout cas, l'existence de cette masse de surtravail extra - et quelle que soit sa destination — permet de relever le taux « moyen » d'exploitation et du profit à l'échelle du système. Sans elle, la répartition des revenus au lieu d'être 1.415 milliards aux travailleurs et 1.265 à la bourgeoisie (taux d'extorsion de surtravail : 90%), serait de 1.715 milliards contre 965 (taux d'exploitation correspondant : 57%).

Cette illustration chiffrée de la nature du problème impérialiste n'est pas arbitraire. Au contraire, les chiffres de base et les hypothèses retenues sont conservateurs et tendent à sous-estimer l'ampleur du surtravail extorqué à la périphérie du système. Ce calcul repose en effet sur une comparaison systématique des productivités et des rémunérations réelles du travail qui révèle que l'écart est toujours orienté dans le même sens : les rémunérations du travail à la périphérie sont toujours beaucoup plus faibles que les productivités comparées, et cet écart est toujours considérable.

Cela signifie très simplement que la misère des travailleurs de la périphérie ne s'explique pas uniquement par le retard dans le niveau de développement des forces productives. La périphérie n'est pas caractérisée seulement par son « retard ». Les travailleurs de la périphérie sont aussi surexploités. Comment et au profit de qui ? Cette question est inéliminable.

III

La surexploitation des travailleurs de la périphérie - le surtravail qu'ils fournissent - peut bénéficier, en principe :

[77]

1) aux classes locales qui les exploitent (propriétaires fonciers et capitalistes locaux),

2) au capital dominant à l'échelle du système, celui des monopoles, et

3) aux travailleurs (ou à certains d'entre eux) des centres impérialistes.

A priori, aucune des trois réponses ne saurait être écartée. Aucune « théorie » ne peut répondre à l'avance à cette question. Il faut d'abord regarder la réalité, concrètement, et ensuite tenter de comprendre théoriquement et politiquement la signification de cette réalité, en termes de luttes de classes.

Manifestement, le volume du surtravail extorqué aux ouvriers, employés et paysans de la périphérie est beaucoup trop considérable pour que l'hypothèse de sa rétention intégrale par les classes exploiteuses locales, sous forme de rentes et de profits, puisse être retenue. La totalité des revenus de ces classes exploiteuses (185 milliards) est en effet inférieure au surtravail extra extorqué (300 milliards). Admettons même que les rentes foncières soient « abusives » (on sait qu'il n'y a pas de hauteur « normale » de la rente, déterminée par une loi économique, mais que cette hauteur résulte d'un rapport de force dans une lutte des classes à trois partenaires, (voir La loi de la valeur et le matérialisme historique) et que le taux de profit du capital indigène soit plus élevé qu'au centre (ce qu'aucune étude empirique sérieuse ne confirme : les taux de profit les plus élevés sont relatifs non aux capitaux indigènes, mais au capital de monopoles). Il reste qu'une proportion décisive de ce surtravail n'apparaissant pas dans le « revenu » distribué à la périphérie, celui-ci ne peut correspondre qu'à un « transfert » vers le centre. Un « transfert » non visible, parce que « inclus » dans les structures de prix.

Si d'ailleurs ce surtravail était retenu par les classes exploiteuses locales, on assisterait à un développement prodigieux du capitalisme, capable de résoudre le « problème du sous-développement ». Car, si antipathiques que puissent être ces classes, elles ne sont pas dans l'ensemble plus parasitaires que leurs homologues du centre. Or, jusqu'à présent, il n'y a pas de développement de cette ampleur. La périphérie est, contrairement à la théorie bourgeoise du « sous-développement », non pas « pauvre », mais appauvrie parce que surexploitée et c'est cette surexploitation qui reproduit sa pauvreté, retarde son développement (cf. S. Amin et A. Frank, L'accumulation dépendante ; notre critique de G. Kay).

Comment, et pour quelles raisons, cette surexploitation est-elle possible ? L'analyse des conditions concrètes de la lutte des classes intervient ici. La survivance - la reproduction même - des rapports d'exploitation précapitalistes, est le moyen de cette surexploitation. La distorsion dans la structure du développement fondé sur la division internationale inégale du travail (que l'impérialisme impose) entraîne une reproduction continue d'une réserve industrielle de chômage massif (alors que cette même division du travail réduit cette réserve au centre, c'est-à-dire transfère la contradiction immanente du mode capitaliste vers les périphéries du système qu'il domine) [78] qui crée au jeune prolétariat, par ailleurs privé de tous droits (et ce n'est pas un hasard), des conditions défavorables pour ses luttes.

Il faut poursuivre l'analyse de la lutte des classes au-delà de ce point. Car, puisqu'il y a transfert, ce système de surexploitation fonctionne au bénéfice du capital des monopoles. Les classes exploiteuses locales ne sont que des intermédiaires dans cette exploitation des alliés subalternes. C'est là très exactement que se situe leur << responsabilité » : dans leur collusion avec l'impérialisme. Et c'est précisément parce que l'impérialisme bénéficie de cette surexploitation qu'il opère par le biais de ces alliances internationales de classes. A leur tour, celles-ci ont permis la reproduction des rapports précapitalistes d'une part et celle de la distorsion dans le développement du capitalisme (fondé sur une division internationale inégale du travail) d'autre part. C'est pourquoi ce développement historique n'a généralement pas détruit les modes précapitalistes (alors que dans le développement au centre il les a largement désintégrés), mais les a plutôt, ici, reproduits en se les soumettant. Ce point essentiel échappe aux « analystes » superficiels qui assimilent développement du capitalisme périphérique et développement du capitalisme tout court.

Le transfert de surtravail bénéficie-t-il alors au capital dominant, ou au prolétariat des centres, ou aux deux ?

Il serait plus qu'étonnant que l'essentiel de ce transfert de surtravail ne bénéficiât point au capital des monopoles. Car, après tout, dans la lutte des classes c'est lui qui a le dernier mot (tant que l'on reste dans le système impérialiste) et qui définit donc les stratégies de la division internationale du travail conformes à son intérêt, qui est de relever le taux global d'exploitation.

Cela dit, il n'empêche que ce transfert façonne la société dans son ensemble et sous tous ses aspects, détermine simultanément les conditions d'une reproduction asymétrique, accélérant la capacité d'accumulation au centre, la réduisant et la déformant à la périphérie. Le transfert reproduit donc les conditions de la division internationale inégale du travail. C'est cette structure asymétrique qui a créé la possibilité pour les travailleurs du centre de mener leurs luttes de classes économiques dans des conditions plus favorables, permettant la croissance parallèle en longue période des salaires et de la productivité, entraînant une perte relative que le capital compense par l'élévation continue du taux d'extraction du surtravail à la périphérie. Mais en même temps, ces conditions créaient un terrain favorable aux illusions politiques du réformisme, devenu de ce fait hégémonique chez les travailleurs des centres. C'est par ces canaux idéologiques - solidarités « nationales » interclassistes (fondées sur la reconnaissance de l'importance décisive des sources d'approvisionnement en matières premières pour assurer la croissance régulière des centres), nationalismes anciens et nouveau (« pan-occidentalisme » à relent raciste) - plus que par la « corruption matérielle » de « l'aristocratie ouvrière » (qui existe aussi, mais demeure impossible à calculer), que se reproduit l'hégémonie idéologique impérialiste.

[79]

IV

Nous ferons observer que notre manière de formuler les questions et d'y répondre part de l'analyse de la lutte des classes et de l'exploitation. Le point de départ est en effet le recensement des modes de production (type de rapports de production et niveau de développement des forces productives), puis, à partir de là, l'évolution de la productivité du travail dans les différentes aires d'activités d'une part et des taux d'extraction de surtravail qui caractérisent ces aires dans les conditions des luttes de classes fondamentales, immédiates (exploités contre exploiteurs directs) qui leur sont propres. La seule condition de validité de la méthode est la reconnaissance que le système impérialiste constitue la réalité essentielle, c'est-à-dire que le produit du travail de tous les producteurs directs du système est marchand et a, de ce fait, une valeur mesurable. On n'ignore pas qu'une partie de ce produit est consommée directement par les producteurs. Mais les paysans ont cessé de vivre dans l'autosubsistance et sont tous - à quelques îlots négligeables près - également contraints de produire pour le marché.

Nous partons donc de l'analyse des conditions concrètes de l'exploitation du travail et de la lutte des classes, et non des quantités économiques immédiates (productions estimées aux prix courants, distribution de leur contre partie en revenus) observées. Car celles-ci sont en dernière analyse dérivées de la lutte des classes et non l'expression de « lois économiques » premières.

Il faut, à propos de notre méthode, rappeler ce qui suit :

a) La méthode ne suppose pas un raisonnement en valeur (au sens marxiste), mais seulement en prix de production. Si je prétends que l'analyse en valeur est irremplaçable et répond seule aux questions devant lesquelles l'analyse srafienne reste muette, c'est pour d'autres raisons qui ne sont pas abordées ici, mais dans La loi de la valeur et le matérialisme historique (Minuit, 1977).

b) Le système mondial est dominé par la marchandise (et la valeur) et tous les modes antécapitalistes soumis à la domination du capital produisent de ce fait des marchandises. Les termes de l'échange entre celles-ci peuvent donc être tels que le surtravail engendré ici soit approprié là : il peut y avoir « transfert » de valeur. Mais celui-ci ne peut résulter d'un fonctionnement mécanique de la loi de la valeur (du type péréquation du profit) car « il ne peut exister de loi de la valeur inter-modes de production » (comme le conclut Rey). S'agit-il d'un rapport de force « pur » ou bien celui-ci résulte-t-il du fonctionnement réel des luttes de classes ? Nous optons pour cette seconde ligne de réponses, plus riche.

c) Nous ne nous sommes pas préoccupés de « calculer » la - ou les - valeurs) de la force de travail en discutant des « besoins objectifs » des travailleurs ici ou là pour la reproduire. Nous constatons les « revenus » distribués ici et là en termes nominaux sans nous occuper de leur pouvoir [80] d'achat réel. Car si les salaires réels sont, par exemple, moins mauvais que la comparaison des salaires nominaux ne l'indiquerait, c'est parce que, comme le conclut Rey « derrière chaque ouvrier exploité il y a dix paysans qui le sont également ».

Au contraire, toute méthode qui part des prix ignore la lutte des classes et verse dans une réduction économiste du marxisme. Elle donne la prééminence à la loi de la valeur (qui déterminerait directement les prix) sur le matérialisme historique (la lutte des classes), contrairement à notre thèse (voir La loi de la valeur et le matérialisme historique). Or, toutes les « théories » qui nient le « transfert » de surtravail de la périphérie vers le centre supposent, implicitement sinon explicitement, que l'on parte des prix. Dire que la productivité à la périphérie est de 6% de celle du centre parce que le produit par travailleur (aux prix constatés) est de 6%, c'est ignorer délibérément les rapports de production, le procès de travail et d'extorsion du surtravail, pour tomber dans l'économie vulgaire. C'est pourtant ce que font tous ceux qui rejettent « l'échange inégal » ! Peu importe alors que ces théories soient accompagnées de déclarations concernant la prééminence des rapports de production sur la circulation, etc.. Ce sont là des adjonctions en contradiction avec l'essence de la méthode d'analyse en œuvre dans ces théories.

Nous avons dit ailleurs ce que nous pensions de ce courant « pro-impérialiste ». au sein du marxisme, lequel ne saurait évidemment être considéré comme imperméable aux effets de la lutte des classes. Ce « marxisme », devenu une idéologie réservée à « 4% » des travailleurs exploités du monde capitaliste, n'a plus, de ce fait, vocation à agir comme une force subversive. Il ne parvient même plus à s'imposer aux « 4% » dont il se proclame le drapeau. Tandis que, progressivement, le mouvement « ouvrier » en question abandonne la référence même verbale, au marxisme, celui-ci se réfugie alors dans le discours académique (voir notre critique du « marxisme occidental » de Perry Anderson). Au contraire, notre méthode, que nous croyons seule marxiste, répond aux intérêts de 90% des hommes et des femmes du monde capitaliste. Elle fonde l'alliance ouvrière-paysanne, celle de tous les travailleurs exploités, sur la base de l'internationalisme, c'est-à-dire les conditions nécessaires pour changer le monde.

La méthode que nous rejetons a pour fondement une conception occidentalocentriste et linéaire de l'histoire. Elle conduit directement à inscrire les luttes actuelles dans la perspective du développement du capitalisme et non de son renversement. Si le « sous-développement » est retard et non surexploitation, l'accumulation capitaliste surmonte progressivement le « sous-développement ». Le mouvement de libération nationale est parti de la révolution bourgeoise, toujours montante. La résistance éventuelle des paysans à ce développement est vaine et réactionnaire. Au contraire, notre thèse est que la libération nationale est partie de la crise du capitalisme, de la révolution socialiste ; et la résistance des paysans aujourd'hui, c'est-à-dire à [81] l'époque impérialiste, est révolutionnaire, parce qu'elle jette les fondements de l'alliance ouvrière-paysanne (voir Amin et Frank, L'accumulation dépendante).

V

La convergence a été remarquable qui a conduit deux lignes de réflexion, au centre et à la périphérie, à se retrouver sur le terrain de cette même interprétation du marxisme - la seule révolutionnaire. L'une et l'autre de ces deux lignes sont parties principalement de préoccupations militantes et non d'une réflexion « académique », et c'est ici la raison profonde de leurs conclusions révolutionnaires.

La première ligne est celle qui s'est développée au sein du mouvement de libération nationale d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine. La question qui se posait était de savoir si la paysannerie des périphéries était exploitée non seulement, directement par les « féodaux » locaux, mais par delà, par le capital dominant, si, de ce fait, sa résistance au « développement » n'était pas le témoignage d'un potentiel anticapitaliste, s'il n'était pas erroné de considérer que ses luttes s'inscrivaient « nécessairement » - comme le marxisme vulgaire le prétend - dans un développement capitaliste, mais au contraire qu'elles s'inscrivaient dans la lutte contre toute société de classes. Nous ne ferons pas ici l'historique des débats, riches et multiformes, inspirés par ces questions. Pour ce qui nous concerne personnellement, la réflexion critique sur l'expérience nassérienne puis celle du Mali aux débuts des années 60 (voir la contribution de la revue Révolution 1961-63, à ces débats) nous facilitait l'ouverture à la critique du révisionnisme, culminant avec la révolution

culturelle. Cela nous a amené à expliciter une typologie, pour l'Afrique, des modes d'extorsion du surtravail des paysans fondée sur la distinction économie de traite (où nous rejetons l'idée « d'économie d'autosubsistance » et où l'apport de P. P. Rey doit être signalé), économie des concessions (où l'apport de Catherine Coquery fut important) et économie des réserves d'Afrique du Sud (cette analyse, reprise en anglais quelques années plus tard par H. Wolpe a pu enfin, de ce fait, pénétrer dans la région sud-africaine). Parallèlement, la critique de l'analyse traditionnelle des partis communistes latino américains, conduisait à se poser la question de la « nature » - féodale ou capitaliste - des rapports de production ruraux aux périodes mercantiliste et impérialiste en Amérique Latine. Bien que des formules tranchées - et discutables - aient été utilisées au départ, la question posée - celle des effets de l'insertion asymétrique dans le système capitaliste mondial - a conduit à des résultats remarquables (et l'apport ici de la ou des « écoles » latino-américaines, d'A. G. Frank, de F. H. Cardoso et de tant d'autres mériterait d'être rappelé). Le retour à une réflexion critique sur le « féodalisme » oriental s'inscrit également ici (voir la réflexion de K. Vergopoulos sur la Grèce ottomane moderne, la nôtre sur le monde arabe, et celle de militants du sous-continent indien). Il va de soi que toutes ces critiques et autocritiques [82] étaient impulsées par le succès, a contrario, de l'alliance ouvrière-paysanne en Chine, au Viet Nam et, plus tard, au Cambodge. Progressivement, ces analyses prenant une consistance systématique et se cristallisant, la question de la genèse et du partage de la valeur et du surtravail à l'échelle mondiale, devait émerger. Le débat sur « l'échange inégal » a été le moment suprême de cette cristallisation au cours de laquelle on a vu se constituer clairement les deux camps anti et pro-impérialistes (voir L'échange inégal et la loi de la valeur, L'impérialisme et le développement inégal et La loi de la valeur et le matérialisme historique).

Doit-on faire remarquer ici que cette ligne de réflexion partait nécessairement de la reconnaissance du système impérialiste comme constitutif de la base fondamentale dans le cadre de laquelle la lutte des classes opère à notre époque ? La préoccupation « historique » éventuelle concernant l'émergence des classes sociales (dans les modes « communautaires ») était toute entière soumise à celle concernant l'insertion de ces classes dans le système impérialiste. C'est pourquoi ceux des anthropologues qui se préoccupaient davantage du passé, en insistant sur le modèle « d'autosubsistance » et, si riche ait été leur apport sur ce plan (et l'intuition de Meillassoux concernant le rôle de la circulation des épouses et des biens de prestige l'a été), couraient le risque de développer une ligne de recherche à la longue trompeuse, gommant les effets d'extorsion de surtravail dans le système impérialiste. C'est sans doute la raison pour laquelle Meillassoux s'est enfermé dans le cul de sac d'un « mode de production domestique, » transhistorique et partant vide, parce que passe-partout, à la manière de Marshall Sahlins (pour cette critique, si mal reçue par Meillassoux, voir Amin et Frank, L'accumulation dépendante).

L'autre ligne de réflexion s'est développée en France, à partir des luttes paysannes de la période de « modernisation » accélérée des années 50 et 60. Nous ne ferons pas ici non plus l'historique de ces débats, les constitutions du mouvement des paysans travailleurs et les noms au moins de Servolin, Gervais, Weil, Mollard, Lautier, Evrard, Hassan, Viau, Barthélémy, Vincq et Claude Faure dont le travail remarquable vient de paraître aux Editions Anthropos sous le titre Agriculture et Capitalisme. Au cours de ces débats des thèses différentes ont été avancées : l'exploitation des petits paysans relevant d'un « mode petit marchand simple » par le canal exclusif du marché, l'immixtion du capital dans le procès de production et l'émergence de sa domination formelle » etc.. Des réponses variables ont été données à cette question de la formation et destination du surtravail paysan. Il serait prétentieux et immodeste de notre part de « trancher » sous forme d'avis « définitifs ». Nous sommes suffisamment conscients de l'importance en dernier ressort du test de la praxis pour ne pas le faire. Car en tout état de cause ces questions sont pertinentes et le seul fait de les poser, alors que le marxisme vulgaire les occulte, est le gage de l'importance de cette réflexion. Nous ferons observer au passage que ces questions sont moins « nouvelles » qu'il ne le semble parfois ; nous avons trouvé chez Kautsky un premier exemple (embryonnaire mais clair) de ce type d'analyse. (Voir La rente [83] foncière in « L'Impérialisme et le développement inégal ») mais elles ont été effectivement enterrées par la suite, dans le triomphe de « l'ouvriérisme », réformiste d'ailleurs, du mouvement.

La remarquable synthèse critique que P. P. Rey offre aujourd'hui au lecteur de la thèse de Faure (cet article est accompagné de la présentation que Rey a écrite à ce propos) pose clairement une série de questions qui permettent de comprendre comment ces deux lignes de réflexion ont convergé.

Le texte de Rey n'appelle aucune paraphrase. Je voudrais donc seulement faire ressortir les 5 proportions essentielles qu'il nous offre, et auxquelles j'adhère pleinement :

1- Les rapports d'apparence « internationaux » entre centres et périphéries doivent être analysés en termes de rapports entre mode capitaliste et mode(s) précapitaliste(s) soumis.

2- La soumission/domination formelle implique un rapport d'extorsion de surtravail qui ne soit pas seulement fondé sur l'échange marchand, mais suppose l'immixtion du capital dans le procès de production, lequel doit donc être soigneusement distingué du procès de travail.

3- Le surtravail transféré ne résulte pas d'un fonctionnement mécanique de la loi de la valeur car « il ne peut exister de loi de la valeur inter-mode de production ». Le prix du surplus transféré ne dépend donc que d'un rapport de forces entre « bourgeoisies » (ou classes exploiteuses en général). J'ajouterai que mon analyse de la rente minière dans le système impérialiste contemporain confirme pleinement cette thèse (voir La loi de la valeur et le matérialisme historique). Je préciserai aussi que le rapport de force est fondé sur les rapports d'exploitation qui le sous-tendent (voir plus haut).

4- En conséquence « en même temps que chacun de ses ouvriers, le capital exploite simultanément dix paysans qui fournissent le surplus agricole nécessaire à la reproduction de la force de travail de cet ouvrier ». J'ajouterai seulement que cette estimation quantitative n'est pas arbitraire : elle correspond presqu'exactement aux proportions effectives de notre tableau.

5- C'est cette surexploitation qui empêche le développement des forces productives à la périphérie. Il en résulte que la révolution paysanne nécessaire n'est pas « bourgeoise » mais qu'elle s'inscrit dans la lutte pour le renversement du capitalisme. Car cette révolution ne peut plus se faire sous la direction de la bourgeoisie. Elle se fera sous celle de l'idéologie du prolétariat ou ne se fera pas. C'est aussi notre thèse (voir Amin et Frank).

[84]

Structure de classe du système impérialiste (1975)

(1)
Millions
d'actifs

(2)
Proportion
de (l)

(3)
Revenu
par actif
(dollars)

(4)
Revenu
global (mlds
dollars)

(5)
Proportion
de  (4)

A - Centres

35

3%

4.350

150

6%

44%

Paysannerie

Classe ouvrière

catégorie « inférieure »

50

4%

2.900

150

6%

catégorie « supérieure »

60

4%

4.600

270

10%

Petite bourgeoisie prolétarisée

110

8%

5.200

570

21%

Couches moyennes et bourgeoisie

90

7%

13.000

1.080

40%

Chômeurs

25

2%

Total A

370

27%

6.000

2.220

B - Périphéries

Paysannerie

pauvre et exploitée

600

44%

200

120

4%

12%

moyenne

150

11%

400

60

2%

propriétaires et capitalistes

50

4%

1.000

50

2%

Classe ouvrière

50

4%

600

30

1%

Petite bourgeoisie prolétarisée

80

6%

800

65

2%

Couches moyennes et bourgeoisie

20

1%

6.800

135

5%

Chômeurs urbains

50

4%

Total B

1.000

73%

460

460

17%

Total général

1.370

100%

1.950

2.680

100%


[85]

ANNEXE

Notes sur le tableau

1- La population active constitue la moitié environ de la population totale tant au centre qu'à la périphérie. Car si la proportion des jeunes est plus élevée à la périphérie, cela est compensé par un niveau d'emploi féminin retenu plus fort. En effet s'il existe des statistiques de l'emploi effectif pour le monde urbain (ou les femmes ne sont recensées que dans la mesure où elles travaillent ou sont des chômeuses déclarées), il n'en existe pas pour le monde rural où les paysannes sont considérées actives comme les paysans.

2- Les statistiques de l'emploi effectif par branches et catégories professionnelles pour les pays développés peuvent être recoupées avec celles de la répartition du revenu, disponibles par tranches passablement minces. Cela permet d'obtenir facilement le tableau à double entrée produit et de vérifier que le revenu moyen par tête qui en résulte (3.000 dollars) correspond bien à celui que fournissent des organismes comme la Banque Mondiale, l'OCDE et les Nations Unies. Les revenus attribués aux couches moyennes et à la bourgeoisie comprennent les profits d'entreprise non distribués.

3- On a placé la barre entre la « catégorie inférieure » et la « catégorie supérieure » de la classe ouvrière des centres de manière à ce qu'elle corresponde en gros à un partage des effectifs numériques permettant de distinguer la fraction « stable » de la classe ouvrière de celle qui souffre de conditions de travail plus pénibles, plus instables et plus mal rémunérées. On constate que la classe ouvrière au centre est aujourd'hui partagée en deux sections dont la plus durement exploitée grandit en proportion relative. Cette section est largement dépossédée des droits « traditionnels » conquis, en fait et parfois même en droit. Fondée sur des clivages nationaux (immigrés en Europe), raciaux (Noirs aux Etats Unis), régionaux (méridionaux en Italie), sexuels (emplois féminins « temporaires ») cette division a déjà modifié radicalement les conditions de la lutte des classes par rapport à ce qu'elles étaient il y a seulement un demi-siècle. Immigrés, minoritaires, femmes et jeunes constituent aujourd'hui près de la moitié de la classe ouvrière des centres.

4- Les catégories regroupées sous le titre de « petite bourgeoisie prolétarisée » des centres sont d'apparence hétérogène. On a placé la barre ici à un niveau de revenu qui n'est pas significativement plus élevé que celui des catégories supérieures de la classe ouvrière. Le terme de « petite bourgeoisie » est sans doute peu approprié. Car s'il désigne bien le statut des petits producteurs (artisans et petits commerçants) dont certaines catégories sont progressivement ruinées par la concurrence des entreprises capitalistes modernes, il est trompeur en ce qui concerne la « nouvelle petite bourgeoisie » en expansion numérique. Or il s'agit ici principalement de salariés qui, n'ayant rien d'autre à vendre que leur force de travail, sont en fait des prolétaires (comme d'ailleurs le niveau de leurs salaires en témoigne). De surcroît, le processus de déqualification progressive de ces emplois « non manuels » est très rapide (voir l'ouvrage de Harry Braverman, Le travail dans le capitalisme monopoliste, Maspéro 1976). Or, l'écrasante majorité de cette catégorie (80%) est déjà constituée de salariés, notamment de ce type. Il existe parallèlement, il est vrai, de nouvelles catégories de petits producteurs (garagistes...), mais, à la différence des anciens, ceux-ci sont fréquemment dans une situation de soumission formelle au capital dominant. Sans doute une stratification sociale fondée, au plan [86] empirique, sur des données relatives aux revenus, comporte-t-elle le défaut de cette hétérogénéité.

5- La catégorie « couches moyennes et bourgeoisie » groupe ensemble la bourgeoisie au sens strict - la classe qui possède et contrôle les moyens de production - et les cadres de la gestion technique et sociale de ce contrôle qui, pour cette raison, bien que de statut salarié, partagent, à des degrés divers, le mode de vie et l'idéologie de la bourgeoisie.

6- Les statistiques officielles du chômage des centres sous-estiment toujours, comme on le sait, l'ampleur réelle du phénomène. Le chiffre retenu résulte de la compilation des estimations « fortes », mais plus réalistes, des syndicats. Il reflète la situation de crise actuelle. Pour les années de « prospérité » antérieures à 1970, ce chiffre se situait autour de 8 millions.

7- La répartition de la population active et des revenus de la périphérie a été obtenue par extrapolation pondérée à partir de l'analyse des données concernant l'Inde (pour l'Asie du Sud et du Sud Est), l'Egypte (pour l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient), le Brésil (pour l'Amérique latine) et la Côte d'Ivoire (pour l'Afrique noire). Nous sommes persuadés qu'un recensement plus exhaustif ne donnerait des résultats ni qualitativement différents ni meilleurs (il n'y a guère de statistiques correctes pour un grand nombre de pays). Il reste qu'il serait intéressant de faire apparaître séparément l'Amérique latine, d'une part (revenu par tête de 560 dollars, urbanisation marquée) et l'Afrique et l'Asie, d'autre part (revenu par tête de 150 dollars, urbanisation beaucoup plus faible).

8- Les revenus (estimés en dollars valeur 1970) doivent être pris pour ce qu'ils sont : des indicateurs de la valeur (au sens vulgaire et non marxiste du terme) du « produit » des activités aux prix pratiqués dans le système capitaliste. Les comparaisons internationales doivent de ce fait être manipulées avec précaution, surtout entre pays développés et sous-développés. Dire, par exemple, que le niveau de vie est « dix fois » plus élevé (et, encore pire, que la satisfaction des besoins est 10 fois meilleure) n'a ni sens, ni intérêt.

9- La masse de la paysannerie « pauvre » (micro-fundiaires, petits paysans démunis de moyens de production techniques modernes) et exploitée (ouvriers agricoles, métayers etc..) de la périphérie constitue la masse principale des producteurs du système impérialiste : 44% à elle seule, 55% si l'on prend en considération les paysans « moyens », définis comme ceux dont le produit moyen par tête est double. Les revenus de cette énorme masse sont insignifiants : 4% du produit total du système impérialiste.

10- Le chiffre absolu de la classe ouvrière (travailleurs manuels salariés) de la périphérie n'est plus négligeable. Mais la majorité de ces travailleurs sont employés dans de petites unités, l'emploi dans les grandes unités minières, transports et industries de transformation, souvent multinationales, étant limité. Cette caractéristique de la classe ouvrière de la périphérie ne traduit pas principalement le fait d'une productivité moindre (corrélée à la moindre concentration du capital, notamment indigène). Car les petites entreprises en question sont souvent modernes. Elle traduit largement la structure de la division internationale du travail industriel, inégale, et le poids relatif plus important à la périphérie, qui en résulte des industries légères, de la sous-traitance et de la maintenance. Compte tenu des différences de modes et de coûts de la vie entre la ville et la campagne, les salaires moyens de la classe ouvrière sont souvent aussi misérables que les revenus de la paysannerie.

11 - La catégorie « petite bourgeoisie prolétarisée » des périphéries est définie de manière à regrouper toutes les occupations du « petit monde urbain » dont les revenus ne [87] sont guère significativement meilleurs - ce qui exclut pour ces travailleurs un mode de consommation « occidental » ; mais cette catégorie est beaucoup plus hétérogène qu'au centre : la sous-catégorie des salariés du secteur « moderne » (l'analogue vrai de la « nouvelle petite bourgeoisie ») est ici minoritaire (30 millions ? ), tandis que la sous-catégorie des artisans, petits commerçants et domestiques est majoritaire.

12- Les couches moyennes et la bourgeoisie urbaine des périphéries (la composante rurale de la bourgeoisie est recensée dans la paysannerie) sont encore très faibles numériquement et d'autant que la moitié des effectifs et des revenus proviennent de l'Amérique latine.

13- On a voulu ici - pour la périphérie - fournir une indication du seul chômage urbain, sans tenir compte du sous-emploi rural ouvert (paysans sans terre ne trouvant à louer leur force de travail qu'une partie de l'année) ou « caché ». L'estimation est conservatrice au maximum (25% de la population active urbaine).

14- Tous ces chiffres sont très fortement arrondis : à 5 millions pour les effectifs d'actifs et 100 dollars pour les tranches de revenus. Toute précision plus grande serait illusoire.



[1] En fait, les « productions » telles qu'elles ressortent des comptabilités nationales ne sont pas des estimations des valeurs, mais de quantités estimées aux prix de production (abstraction faite des imperfections de la concurrence). Il s'agit donc de « transferts » par rapport aux prix de production, c'est-à-dire de distorsions systématiques prix effectifs/prix de production dues aux conditions différentes de la lutte des classes et de l'extraction du surtravail.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 14 juin 2022 19:24
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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