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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Samir Amin, “Éloge du socialisme.” In revue L’homme et la société, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, nos 31-32, janvier-juin 1974, pp. 3-14. Paris : Les Éditions Anthropos. Chronique : “études théoriques, critiques, débats.”

[3]

Samir AMIN [1931- ]

économiste franco-égyptien

Éloge du socialisme.”

In revue L’homme et la société, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, nos 31-32, janvier-juin 1974, pp. 3-14. Paris : Les Éditions Anthropos. Chronique : “études théoriques, critiques, débats.”

La question m'était posée de savoir si notre monde allait vers l'uniformisation culturelle ou le maintien de sa variété. Je pensais avoir répondu à cette question, implicitement, dans le Développement inégal [1]. Voici cette réponse, ici explicite.

1 — Il faudrait d'abord savoir ce qu'est la culture, la civilisation, quels sont ses éléments constitutifs, comment ils s'articulent. C'est la condition nécessaire pour comprendre comment chacun de ses éléments prend sa véritable signification par référence au tout — c'est-à-dire la société — et donc devient intelligible. De « bons mots » comme celui d'Alain [2], le halo mystérieux (et mystique) qui entoure tant de commentaires concernant les beaux-arts, les intuitions que la linguistique et ce que l'on appelle la « psychologie des peuples » (sic) suggèrent, le rappel de quelques rapports épisodiques d'évidence qui paraissent s'établir entre tels éléments du cadre naturel, de l'organisation sociale et de l'idéologie (des pratiques politiques, ou des idées scientifiques, ou des formes de l'art) [3], tout cela suffit à peine à cacher le vide conceptuel en ce qui concerne la culture et la civilisation.

Pour nous, la culture est le mode d'organisation de l'utilisation des valeurs d'usage. Quelles sont ces valeurs d'usage, et peut-on les définir, en déterminer les frontières, voire même tenter de les « classer » en catégories ? Peut-on préciser la nature et le mode d'opération de l'organisation de cette utilisation en question ? Peut-on enfin saisir les correspondances (« harmonieuses » [4] ou, au contraire, contradictoires) entre ces modes d'organisation sur les différents plans qui les concernent ? Autant de questions auxquelles nous tenterons d'apporter des réponses dans une perspective historique, c'est-à-dire, pour un essentiel simplifié, en saisissant les contrastes qui opposent ici les formations sociales précapitalistes à celles de notre monde contemporain (les formations capitalistes). Et, comme « il ne s'agit pas d'interpréter le monde mais de le transformer », notre perspective se proposera de définir le point de départ de la soi-disant utopie socialiste [4] : le projet d'une société désaliénée [5]. Hors de cette perspective, point de salut. Celui qui ne veut pas imaginer une société désaliénée, accepte l'aliénation et par là-même, pour nous, s'interdit de comprendre scientifiquement le mode d'opération de la société. Et si l'idéologie est la conscience fausse, aliénée, d'une société aliénée, la science de cette société n'est pas séparable de son idéologie. La science réellement et totalement désaliénée n'existe pas encore ; elle ne peut être le produit achevé que d'une société désaliénée ; mais on peut l'entrevoir, comme on peut entrevoir la libération humaine, dès lors que l'on a pris conscience de sa fausse conscience. Il est temps de le répéter : la raison et l'émotion sont les produits inséparables de l'être et de l'activité de l'homme, animal et non animal, social et individuel.

2 — Toutes les formations sociales précapitalistes sont fondées sur une appréhension directe des valeurs d'usage, sans la médiation de la valeur d'échange. Certes, beaucoup de formations sociales précapitalistes connaissent l'échange marchand, mais dans aucune le mode de production marchand (simple) n'est dominant. C'est d'ailleurs pour cette raison que les concepts mêmes de valeur d'échange et de valeur d'usage n'ont pu être formulés avant l'apparition du mode capitaliste et la généralisation de la forme marchandise, non seulement de tout le produit social, mais encore de la force de travail elle-même. On sait que l'unité dialectique valeur d'échange/valeur d'usage (et l'usage linguistique du même substantif principal de valeur pour les deux termes de la contradiction), comme l'unité dialectique social/individuel, ne sont apparues comme objet de la science sociale qu'avec le capitalisme.

Certes aussi il sera intéressant, pour cette raison même, de voir comment l'embryon d'une science sociale fondée sur la dialectique valeur d'usage/valeur d'échange, apparaît dans les formations pré capitalistes, périphériques et [5] exceptionnelles, où l'échange marchand remplit des fonctions décisives (quoique non dominantes). L'attrait exceptionnel que la Grèce exerce sur les esprits modernes vient de là. [6]

L'appréhension directe des valeurs d'usage interdit leur conceptualisation comme une réalité autre que multiple. Pour les formations précapitalistes, le concept abstrait et général de la valeur d'usage n'existe pas (il ne pourra être saisi qu'en relation avec son contraire, la valeur d'échange) : il n'y a que des valeurs d'usage — au pluriel — concrètes. Celles-ci sont, nous pouvons le comprendre aujourd'hui, simultanément sociales et individuelles. Le plus complexe permet toujours de comprendre le plus simple, nous rappelle Marx. Mais dans la conscience des hommes de l'époque, seul l'aspect individuel affleure, d'une manière unilatérale.

De ce fait, de l'impossibilité de dégager le concept de valeur d'usage, les formations précapitalistes ne peuvent pas définir un champ de l'économique dont les frontières indiquent l'existence d'un autre champ, celui des activités sociales non économiques. Les valeurs d'usage — le substantif de valeur montre ici ses limites — occupent toute la vie sociale : sont des valeurs d'usage toutes les choses matérielles et immatérielles qui répondent aux besoins de l'homme social et individuel précapitaliste ; sont donc ici des valeurs d'usage ses différentes nourritures alimentaires, ses ustensiles et ses outils, ses vêtements et son abri, ses objets d'art et ses monuments collectifs, mais aussi, et de la même manière, ses moyens de manifester ses idées scientifiques, ses croyances (ses sacrifices rituels et ses prières), ses moyens de satisfaire ses émotions et de régler ses problèmes familiaux et sociaux.

On connaît aujourd'hui ce problème : l'homme des formations précapitalistes ne distingue pas le temps de travail de celui consacré aux autres occupations sociales. Non qu'il soit idiot et incapable de dire combien de jours il lui faut consacrer à semer son mil ou son riz, mais il n'analyse pas ce temps en termes différents de ceux par lesquels il qualifie et mesure le temps consacré à régler les différends villageois, etc.. Il ne distingue pas un temps de travail et un temps dit de loisir, parce que ce dernier, qui n'est en réalité que temps de récupération, implique le caractère marchand de la force de travail. On verra qu'il en est tout-à-fait différemment dans le mode capitaliste et que, de ce fait, le temps dit de loisir est aliéné comme l'est le travail qui le sous-tend. L'homme des sociétés précapitalistes, de ce fait, ignore l'ennui.

L'unité du temps social précapitaliste interdit donc que soit défini un domaine spécifique, économique, et donc une science économique. D'ailleurs, dans les modes précapitalistes, l'économique est transparent, avons-nous déjà montré [7]. De ce fait, l'instance dominante qui caractérise ces modes est toujours la superstructure, bien que, évidemment, l'infrastructure reste déterminante en dernière instance.

L'appréhension directe des valeurs d'usage ne signifie pas la liberté des hommes, c'est-à-dire la connaissance de leurs limites. Car cette appréhension [6] opère à un niveau de développement des forces productives qui reste très bas. Il en résulte des conséquences essentielles.

D'abord il s'agit là de sociétés de classes. La masse des valeurs d'usage en question est donc très inégalement appropriée et, pour la majorité des hommes, singulièrement pauvre. C'est cette pauvreté qui conditionne la richesse des minorités, lesquelles peuvent, par l'appréhension directe des richesses, développer leur humanité, leur science, leur goût, leur art, leurs émotions. L'humanité des uns a pour contrepartie la réduction des autres à un statut presqu'animal. Aussi cette humanité est-elle nécessairement limitée, déformée et aliénée.

Aliénée, parce que la dominance de l'idéologie, qu'exige la transparence de l'économique, n'est pas une vulgaire « escroquerie », un mensonge cynique de profiteurs. La classe dominante est, elle aussi, soumise à cette idéologie, la sienne, comme la classe dominée. Quelle est la nature de cette aliénation qui caractérise l'idéologie dominante ? Le faible développement des forces productives signifie la soumission de la société toute entière aux forces de la nature, donc la non-liberté de la société. L'homme est nécessairement aliéné dans la nature ; l'idéologie dominante est nécessairement religieuse.

Toutes les valeurs d'usage porteront dès lors cette caractéristique, d'être appréhendées simultanément comme moyens de satisfaction directe des besoins et comme manifestations de l'aliénation religieuse. On voit que ces besoins ne sont pas « animaux », « physiologiques », mais sociaux, et cela au niveau matériel le plus misérable.

Il s'agit donc d'une culture aliénée. Mais il s'agit d'une culture, précisément parce que le mode d'organisation de l'utilisation des valeurs d'usage est total. Total parce qu'il embrasse tous les domaines de la vie sociale, total parce qu'il réunit le social et l'individuel, total parce qu'il détermine chacun de ses éléments par référence au tout. Ce n'est donc pas par un artifice d'érudition que l'on éprouve devant les œuvres du passé la même émotion que les hommes du passé : on les comprend.

L'appréhension directe des valeurs d'usage donne également au temps la dimension de la durabilité. D'abord, les choses sont faites pour être durables : les maisons, les meubles, les ustensiles, les tissus. Cette durabilité n'est pas seulement le reflet de la pauvreté des forces productives, qui interdit les renouvellements trop fréquents. Elle est aussi, et surtout, nécessaire pour que ces choses soient vraiment des valeurs d'usage ; car la durabilité permet d'intégrer les choses et la personne qui en jouit ; elle donne le temps de s'accoutumer, d'aimer ces choses, d'en découvrir toutes les dimensions cachées, au-delà de leur simple « fonctionnalité ». Mais cette durabilité recherchée n'est pas attachée seulement à la fabrication des choses, elle l'est aussi en ce qui concerne les idées, les émotions, et leurs supports matériels. On construit des temples et des cathédrales destinés à l'éternité. Reflet certes de l'aliénation religieuse spécifique : l'idéologie dominante ne peut remplir ses fonctions que si dans la fausse conscience des hommes elle apparaît destinée à l'éternité. Mais en même temps cette durabilité des monuments permet aux [7] générations successives de s'imprégner de leur signification, de leur richesse multifaciale toujours insoupçonnée.

Les cultures anciennes sont de ce fait nécessairement variées. Elles ne le sont pas parce que les communications physiques sont limitées et la planète encore vaste. Elles le sont parce que l'appréhension directe des valeurs d'usage est nécessairement concrète, donc variée à l'extrême. Variée d'une formation sociale à l'autre, d'une région, avec son paysage propre, à l'autre, d'un individu à l'autre. La diversité des correspondances nécessaires entre la société et la nature, qui est encore si peu maîtrisée, accentue cette variété nécessaire, comme aussi la diversité des combinaisons spécifiques aux différentes formations sociales.

3 — Le capitalisme est le moment de la négation : négation de la valeur d'usage, donc aussi négation de la culture, négation de la diversité. Le mode de production capitaliste est fondé sur la valeur d'échange généralisée pour la première fois, étendue pour la première fois à la force de travail elle-même, dans toutes les formations capitalistes, celles du centre comme celles de la périphérie. Tendanciellement exclusif au centre, le mode capitaliste dominant, en soumettant à la périphérie d'autres modes, les a défigurés, vidés de leur contenu. L'unité réelle du monde est déjà là ; elle est l'unité construite autour du caractère marchand universel de la force de travail [8].

L'homme du monde capitaliste a perdu l'appréhension directe des valeurs d'usage. Immensément riche ou misérable, il n'est qu'un consommateur. C'est-à-dire, un animal social dont les besoins sont fabriqués avec la précision et la vitesse de la machine, selon les exigences du profit. Plus que jamais, sa propre force, celle qui lui permet de dominer la nature, lui paraît s'imposer à lui-même comme une force étrangère. Il reste aliéné.

Mais le lieu de son aliénation est déplacé. Il n'a plus peur de la nature, du tonnerre et des éclairs, des Dieux ; il a peur de lui-même, de la société. Nous en avons vu les raisons : la généralisation de la valeur d'échange dans sa forme suprême, celle du capitalisme, donne à l'exploitation économique de la force de travail, une opacité nouvelle ; comble de l'absurde, des choses créées par les hommes prennent le nom curieux d'un concept général et abstrait, le capital ; elles sont dotées des vertus magiques du fétiche : elles ont une « productivité » par elles-mêmes. Au lieu de comprendre que son travail est devenu productif, l'homme aliéné attribue cette productivité aux moyens matériels qu'il met en œuvre.

C'est de ce fait, de cette aliénation nouvelle, que naît le besoin et la possibilité d'une science spécifique, l'économie politique. Car il n'y a de science que lorsque l'objet de celle-ci est autonome, indépendant - au moins en apparence - du sujet. C'est désormais le cas. La vraie religion des Anglais n'est plus le protestantisme, c'est la loi de l'offre et de la demande, constatait Marx [9]. En même temps, le champ de l'activité sociale se scinde en [8] domaines séparés ; celui de la vie économique acquiert des frontières précises : fabriquer de la nourriture dans un restaurant, c'est une activité économique, la préparer chez soi, non. Pourquoi ? parce que la première activité économique crée des valeurs d'échange, des marchandises, tandis que dans la seconde, la ménagère continue à appréhender directement des valeurs d'usage.

Les deux termes de l'unité dialectique contradictoire valeur d'usage/valeur d'échange deviennent saisissables simultanément. Unité dialectique n'est pas symétrie : la valeur d'échange domine l'unité, détermine en dernière instance la valeur d'usage, comme le démontre la réalité sociale de tous les jours. La base historique de la valeur d'échange, à l'origine la valeur d'usage, est renversée.

L'aliénation économique est nécessaire au fonctionnement du système. C'est pourquoi une fausse science, reflet des exigences d'une conscience fausse, la science économique, en réalité, donc une idéologie, a du être construite sur l'hypothèse absurde d'une détermination unilatérale à partir des valeurs d'usage. Contradiction évidente : c'est dans la société qui nie les valeurs d'usage que l'idéologie, prétendue science, se construit toute entière sur la base unique de la prééminence des valeurs d'usage. Ainsi l'enfer de la réalité est-il compensé par le paradis des idées.

La vie sociale est désormais compartimentée, l'activité économique comme telle, distincte des autres activités. Mais en même temps l'unité de cette vie sociale est rétablie par la domination de son secteur économique ; tous les aspects de la vie sont soumis à l'exigence fondamentale de la reproduction de la force de travail comme marchandises, condition de la domination de la valeur d'échange des marchandises sur la valeur d'usage des choses. Les marchandises et les non-marchandises apparaissent comme des catégories distinctes. Mais la non-marchandise n'existe que par son contraire, la marchandise, et celle-ci domine celle-là. Le temps social éclate en temps de travail et en temps de non-travail. Mais ici aussi celui-ci n'existe que pour servir celui-là. Il n'est pas temps de loisir, comme l'exprime la fausse conscience des hommes aliénés, mais temps de récupération. Récupération « fonctionnelle » organisée socialement, et non laissée aux soins de l'individu, malgré quelques apparences. Ici encore l'image renverse la réalité : le monde clos et secret de l'individu libre appartient au ciel des idées ; sur la terre des réalités il est envahi par le social. C'est pourquoi les erreurs d'ajustement technique de cette horrible fonctionnalité se soldent par l'ennui des hommes.

Du même coup, la vie sociale perd la notion de durabilité du temps. La valeur d'échange, commandée par le profit, ne s'incorpore que dans des objets utiles au sens le plus pauvre, le plus fonctionnel du terme. Le renouvellement des choses n'est pas seulement, ou même principalement, le fruit de l'accélération du progrès réel des forces productives ; il est aussi, et surtout, nécessaire au système d'extraction de la plus-value, donc, au vrai sens du terme, gaspillage. Ce gaspillage n'est pas seulement matériel, il affecte en profondeur le rapport de l'homme à la chose ; celle-ci aussi, comme lui-même, devient unidimensionnelle : la dimension de l'usage immédiat. Mais aussi, en même temps, l'homme qui ne craint plus la nature, ne croit [9] plus en l'éternité. Il s'en est débarrassé, mais pour se livrer aux impératifs du temps court. Bêtement, les technocrates mesurent les « coûts » et les « bénéfices » de leurs décisions dans une perspective myope qui ne dépasse jamais dix ou quinze ans. Certains d'entre eux croient qu'il s'agit d'élargir le champ de leurs mesures, de dépasser l'entreprise pour mesurer les « coûts » et les « bénéfices » sociaux. Quelques mauvaises techniques leur donnent bonne conscience, d'aliénés s'entend. Mais le problème n'est pas là ; les hommes ont besoin de voir au-delà de dix ou quinze misérables années. Mais le technocrate n'est plus un homme, il préfigure la machine infernale de la perfection dans l'horreur, celle de 1984 [10].

S'il n'y a de culture que par l'appréhension directe et totale de toutes les valeurs d'usage, matérielles et non matérielles, dans leur totalité simultanée, le capitalisme n'a pas de culture. Il est le moment de la négation de celle-ci. Il détruit. Cette destruction opère par secteurs successifs, la marchandise réduisant progressivement la non-marchandise. D'abord, ce sont les objets matériels qui sont réduits au statut de marchandises, dont la valeur d'usage s'appauvrit en fonction de fonctionnalités déterminées socialement. Un ustensile nègre n'est pas seulement un ustensile, il est aussi œuvre d'art et expression d'émotion religieuse. Un seau en plastique n'est plus qu'un seau en plastique, et l'œuvre d'art un objet de décoration. Quant à l'émotion religieuse elle doit disparaître, le lieu de l'aliénation étant déplacé. La nudité du temple protestant idéal signifie que l'émotion religieuse ne doit plus communiquer avec celle de l'art ou de la vie quotidienne. Il faut qu'il s'agisse d'autre chose qui n'ait plus rien d'humain. Vous me direz pourtant que l'art moderne existe. Bien sûr. A-t-on cependant remarqué que l'art des sociétés précapitalistes est toujours un moyen d'intégration sociale, tandis que notre art contemporain est, pour la première fois et de plus en plus intégralement, l'expression d'un refus de la société ? C'est donc dans la mesure où le capitalisme n'est pas parvenu à ses fins, que la contradiction survit, que l'art subsiste, comme un vestige. Mais en 1984 il n'y en aura plus, pourquoi faire ?

Reclus dans un réduit, un réduit largement féminin, des vestiges de la valeur d'usage subsistent un temps, toujours menacés. Appauvris, ces vestiges tombent dans la médiocrité, la tristesse, l'ennui, l'insignifiance, et finalement la nullité, en attendant de devenir des marchandises. La pornographie n'est-elle pas parvenue à faire de l'orgasme une vulgaire marchandise ? Pas seulement les choses qui en sont parfois les supports, mais en même temps les choses immatérielles qui n'ont plus de support, les émotions, s'étiolent, l'éducation s'en charge. Aliénation suprême : une certaine révolte des femmes exige que la société les traite comme des hommes, qu'elles troquent leur réduction de l'état d'opprimées en réduction à l'état d'oppresseurs [11]. Le [10] système peut leur accorder ce privilège - graduellement bien sûr : en 1984 il n'y aura plus de femmes, puisqu'il n'y aura plus d'hommes non plus. Ils seront égaux, également insignifiants.

La résistance à cette destruction de la culture apparaît là aussi où le système est moins avancé dans sa pénétration, dans sa périphérie. Malgré les tendances puissantes à tout façonner partout de la même manière, la complexité des formations périphériques, par opposition à la simplicité fonctionnelle grandissante de celle du centre, fournit les occasions de résistance et de révolte. Des révoltes d'abord confuses, sans perspectives, nationalistes en un mot ; mais elles peuvent prendre une autre dimension, comme la révolution culturelle l'a fait éclater au grand soleil. Le capitalisme n'est pas l'harmonie, heureusement. Mais il tend vers l'harmonie du néant, 1984. Il offre donc une alternative aux hommes : cette harmonie fonctionnelle sans hommes, ou son dépassement.

Car le moment négatif est aussi celui qui rend possible la libération de l'humanité. Le prodigieux développement des forces productives rend possible la domination de la nature, condition de la liberté. Il rend aussi possible cette libération pour tous les hommes, et non pour les seules minorités privilégiées comme naguère. Il rend donc possible un rétablissement de l'appréhension directe des valeurs d'usage à un niveau de richesse pour tous qui supprime les déformations et les réductions complémentaires de l'oppresseur et de l'opprimé. Il a déjà fait entrevoir cette libération possible, précisément par le transfert du heu de l'aliénation. Car déjà la dominance de l'instance économique, libère partiellement les domaines de la politique et de l'idéologie. Ceux-ci ne sont plus religieux. Ils deviennent à leur tour objet d'une pratique en voie de libération, et d'une science. Cette pratique n'est pas encore vraiment libre, certes, puisqu'elle doit se soumettre aux exigences de l'aliénation économiste. Mais elle est débloquée, car l'aliénation ne pèse plus directement sur elle. C'est parce qu'elle n'est pas libre d'ailleurs qu'elle peut, elle aussi, devenir objet de sciences, qui ont pour nom la sociologie, la science politique etc.. Sciences fausses, bien sûr, comme leur complément, l'économie politique, parce que science d'une conscience fausse. Mais sciences justement dans la mesure où l'homme, non libre, y est soumis à des lois qui lui paraissent étrangères. La voie du socialisme est donc ouverte, mais en même temps celle de la perfection dans l'horreur.

4- La perfection dans l'horreur a un nom, 1984, le règne de l'homme unidimensionnel [12].

Qu'il en soit ainsi doit remplir d'enthousiasme. Car les hommes du passé ne pouvaient entrevoir l'horreur. Qu'on le puisse, manifeste la réalité des contradictions qui la font refuser. Mais regardons-la bien en face, avec lucidité : 1984, c'est le règne calme de l'harmonie universelle, de la mort. Il n'y a plus d'individus ni hommes, ni femmes. Ces êtres, on hésite à les [11] qualifier, ne sont ni des animaux, ni des hommes, ni aliénés, ni libérés, ni conscients, ni animés d'une fausse conscience. Ils sont parfaitement plastiques. Ils ne sont plus déterminés par d'autres hommes, mais par une machine parfaite. Ainsi la contradiction, qui fait la vie, cède la place à l'harmonie, qui est la mort. Ces êtres ne parlent plus — ils n'ont rien à dire — n'ayant rien à penser ou à sentir. Ils ne produisent plus rien, ni objets, ni émotions. Plus d'art. Plus rien. La machine électronique produit — le terme n'a plus de sens — tout, ces êtres compris.

Absurde ? Oui, certes, mais c'est le rêve de la perfection des technocrates. Qu'ils l'avouent, fût-ce sous la torture. C'est le rêve des fervents du « juste milieu », du « laisser faire », des ajustements « réalistes » et « progressistes », et de tous les boniments de cette eau. Laisser faire quoi ? Laisser évoluer vers quoi ? S'ajuster à quoi ? Qu'ils l'avouent : aller le plus doucement possible vers le néant.

Absurde ? Certes, mais n'y va-t-on pas ? Pourquoi donc aime-t-on tant ce que l'on voit de plus en plus comme des « vestiges » ? La Chine, l'Egypte, l'Asie et l'Afrique sont remplies de ces « vestiges » : en Europe ils existent encore, et même - un peu - sur la côte atlantique des Etats-Unis. Mais Los Angeles existe aussi, et — encore pire — l'Australie. Pourquoi donc aime-t-on les vieilles villes, et même Manhattan, mais personne, y compris les urbanistes qui l'ont conçue eux-mêmes, n'ose défendre la fonctionnalité parfaite des dernières « réalisations » du capitalisme de l'après-guerre ? Ce que l'on aime dans ces vestiges, malgré toutes leurs limites, c'est précisément la totalité de la valeur d'usage qu'ils contiennent, l'unité du social et de l'individuel qu'ils respectent, en un mot leur non-fonctionnalité.

Car la fonctionnalité parfaite est nécessairement parcellaire et linéaire. C'est toujours la fonctionnalité par rapport à quelque chose, pas par rapport au tout. Additionnez : des transports les plus rapides possibles (et même « confortables ») pour aller au travail, des lieux de repos les plus silencieux possibles (pour récupérer la force de travail), une proximité maximale des points de « shopping » (il faut bien que le capitalisme vive). Qu'avez-vous ? Los Angeles ou l'Australie ! L'espace y est, comme le temps, éclaté en espace social et en espace individuel. On ne peut faire un usage individuel de l'espace social : au croisement d'un réseau d'autoroutes on est nécessairement un automobiliste, et rien d'autre ; les « artistes » de la technocratie peuvent y planter de beaux arbres, pas nécessairement en plastique, consulter un coloriste et même un psychologue : le croisement d'autoroutes reste laid. Parce que ni le coloriste, ni le psychologue ne sont capables de concevoir un usage individuel de l'espace social ; d'ailleurs ils ne sont pas payés pour ça.

Simultanément l'espace dit privé est un leurre ; c'est un espace organisé pour la récupération, donc le social y prédomine. La villa et le jardin individuels sont donc dortoirs, lieux d'abrutissement nécessaire (pensez aux fonctions réelles de la télévision), lieux de repliement médiocre (pensez aux « douceurs » de la « famille »...) et lieux d'ennui.

Mais voyez comment on vit dans un bazar oriental (social et individuel), comment on « reçoit » dans son domicile « privé » en pays « sous-développé » [12] (le reflet de ceci : « l'hospitalité » bien connue...) Ce que l'on aime ici, ce ne sont pas les « choses ». Il y en a de belles et d'autres moins, ou pas du tout. Ce n'est ni l'érudition, ni le snobisme du passé qui sont là en mouvement. C'est simplement l'unité de la totalité de la valeur d'usage qui donne la dimension que la fonctionnalité fait perdre.

L'espace capitaliste, comme le temps capitaliste, ne sont plus les cadres de l'organisation des valeurs d'usage. Ils sont devenus les supports de la valeur d'échange. D'ailleurs — aliénation suprême — ils ont un « prix » !

Le monde devenu sous-développé, Ibadan et Dakar, la « vieille » Europe et la moins vieille, celle qui veut reconstruire Paris comme Détroit, Manhattan et Chicago des années 20 et 30, Los Angeles et l'Australie : autant de jalons successifs sur la route qui mène inexorablement à 1984.

Qu'y a-t-il donc d'étonnant à ce que les contradictions qui font prendre conscience que le capitalisme est le moment de la négation, rien de plus, apparaissent plus fortes à la périphérie du système qu'en son centre, en Europe latine qu'aux Etats-Unis ? C'est quand il est encore « jeune » que le capitalisme montre son visage véritable. Plus tard, il risque d'être trop tard : on a oublié l'existence même des valeurs d'usage, on ne se pose plus de questions sur le sens du travail aliéné, on est bien « conditionné », devenu unidimensionnel.

Des exemples ? Pourquoi l'anglais américain est-il donc de l'anglais appauvri ? Sinon parce que le capitalisme plus « pur » en Amérique du Nord a besoin de moins de nuances de pensée et de sentiments ? Pourquoi les « vestiges » de culture en Amérique du Nord sont-ils à trouver dans l'effroyable sud esclavagiste et pas en Californie ou à Las Vegas ? Pourquoi la langue des Européens du XIXème siècle est-elle devenue illisible aux simplificateurs de la sociologie fonctionnaliste du XXème siècle ? Pourquoi la dialectique leur est-elle devenue synonyme d'incompréhensible et de « contradictoire erronée », et le langage simple - simpliste — des modèles unilatéraux qui exigent la machine électronique (qui remplace un milliard de connexions du cerveau humain par dix millions de fils électriques - oh progrès !) motif de jouissance ? Pourquoi donc les idiots disciplinaires ne savent-ils plus sentir — et comprendre — les allusions et les métaphores transdisciplinaires ? Pourquoi c'est au début du XIXème siècle qu'apparaît le cri visionnaire et merveilleux du socialisme utopique ? Pourquoi les idées et les actions les plus modernes viennent-elles de Chine ? Pourquoi c'est la révolution culturelle et non le hippisme [13] qui répond aux problèmes de l'ouvrier de Détroit ? Pourquoi l'Australie est-elle ce monde du silence absolu ? D'ailleurs vous me direz, comment peut-on être australien ? Et oui, on peut l'être, ça existe, et même - paraît-il - on peut l'être confortablement ; avoir même quelques chances de plus (« statistiquement ») — si on l'est — d'être champion de [13] tennis. On peut même le devenir : la fonctionnalité, ça vous prend. Donc, qu'on y envoie d'office tous les technocrates du monde, ils s'y plairont.

Ils s'y plairont parce qu'ils construiront systématiquement 1984, un monde où l'unité dialectique contradictoire ayant fait place au structuralisme fonctionnaliste, tout est parfait, donc comme Dieu, inerte.

5 — Voilà l'autre branche de l'alternative certaine et claire, celle qui a aussi un nom : le socialisme. Il s'agit d'une société, et d'une société d'êtres humains. Une société qui a résolu certains problèmes, ceux de la préhistoire de l'humanité pour vivre sur un autre plan, animé d'autres problèmes et de nouvelles contradictions. Il ne s'agit pas d'harmonie. Peut-on imaginer les problèmes d'une société désaliénée, libérée ? Peut-on imaginer une culture non aliénée, autre que la culture aliénée ou la non-culture ?

Les problèmes nouveaux de cette société ne sont pas ceux dont traite la science sociale actuelle, aliénée. D'abord l'économie politique aura disparu. Qu'on ne s'y trompe pas : l'économie politique n'est pas une science « absolue », celle, par exemple, des modes de production. La science n'est pas plus absolue qu'autre chose. L'économie politique est seulement la science du mode de production capitaliste. Le seul qui puisse être objet de science, parce que l'aliénation qui lui est propre est l'aliénation économiste. Du coup, cette science permet aussi de comprendre les modes précapitalistes, de comprendre la nature spécifique de l'aliénation non économiste, mais religieuse, qui les accompagne. Et aussi d'entrevoir le mode communiste, libéré de l'aliénation. Par un abus de langage dangereux, on y voit la science de tous les modes de production. Abus dangereux si l'on n'y prend garde, car il témoigne de l'aliénation économiste persistante. La sociale-démocratie du mouvement ouvrier européen du XIXème siècle y avait succombé. Et lorsque Rosa Luxemburg affirme, simplement, qu'avec la disparition de la médiation des valeurs d'échange, avec le rétablissement de l'appréhension directe des valeurs d'usage, l'économie politique n'a plus d'objet, on y voit une « déviation gauchiste ».

La science politique et la sociologie en général n'ont pas davantage d'objets dans une société où l'homme sait vraiment ce qu'il veut. Plus d'Etat, disait Marx ; donc plus de science de l'Etat, évidemment.

L'appréhension directe des valeurs d'usage sera donc rétablie. Voilà qui est sûr. Le temps redeviendra un temps total. « Il ne s'agit pas de libérer le travail, mais de le supprimer ». Le temps dit « de loisir » disparaîtra aussi, comme son complément qui le domine, le temps de travail. Les choses ne seront plus des choses fonctionnelles, mais des éléments du tout, durables comme il le faut. L'homme saura de nouveau regarder loin, conférer à la machine - elle ne mérite pas plus - le « calcul » à court terme de l'efficacité remise à sa place. Il aura récupéré une prise sur le temps. L'espace aussi sera récupéré, comme support de valeurs d'usage, comme valeur d'usage lui-même. Et il sera total aussi. Comme avec l'abolition du travail disparaîtra la division du travail, et notamment celle entre le travail manuel et le travail intellectuel, celui de conception et celui d'exécution etc.. Avec l'abolition de la valeur d'échange disparaîtra la contradiction social/individuel, au plan spatial, l'opposition [14] ville/campagne, espace dit collectif/espace dit privé, etc.. On voit que le socialisme est bien autre chose qu'un capitalisme sans capitalistes, ce à quoi il a été réduit par la social-démocratie, l'économisme et l'expérience de l'Europe orientale.

L'appréhension directe des valeurs d'usage est donc porteuse de diversité, non d'uniformité. À l'uniformité de la destruction culturelle du capitalisme s'oppose ici la richesse de la diversité renaissante. Diversités nationales, sans doute, mais aussi régionales, locales, individuelles.

Car là sont les problèmes nouveaux : ceux concernant la dialectique nouvelle du social et de l'individuel dans une société libre d'individus libres. Caractériser la nature de cette dialectique nouvelle, tenter de lui passer la camisole étroite des « sciences » actuelles qui s'occupent de « l'homme » — que ce soit la psychologie ou la physiologie — serait se livrer à un exercice vain. Que l'on puisse entrevoir déjà quelques questions ne doit pas faire illusion. C'est à travers le prisme déformant des réductions et des maladies que la société actuelle improvise, engendre chez l'homme aliéné, que l'on soupçonne ces problèmes de demain.



[1] Éditions de Minuit, 1973.

[2] « La culture c'est ce qui reste quand on a tout oublié ».

[3] La clarté lumineuse du ciel grec et la rationalité, les brumes du nord et le romantisme etc.

[4] Utopie n'est pas synonyme d'impossible, au contraire : dès lors que l'on parvient à imaginer une société cohérente, c'est que celle-ci est un possible (parmi d'autres). Les socialistes utopiques du début du XIXe siècle ne sont pas utopiques par la vision qu'ils expriment, mais par l'idée qu'ils se font (et proposent) du chemin pour y parvenir.

[5] Refuser le thème de l'aliénation, comme le l'ont les structuralistes, c'est accepter la perspective de 1984 (référence à l'œuvre d'Orwell) comme nécessaire. Le thème de l'aliénation n'est pas seulement celui de la philosophie idéaliste de l'humanisme (qui cherche à savoir ce qui constitue l'essence de l'homme en dehors des modes de production qui le définissent comme serf ou seigneur, bourgeois ou prolétaire, etc.). Ce n'est pas un thème de Marx jeune, dépassé par la suite. Les premiers chapitres du Capital donnent à l'aliénation spécifique du mode de production capitaliste (la marchandise fétiche) sa place centrale. Il y a d'autres aliénations, celles des religions, que nous rattachons à d'autres modes de production (voir plus loin). Refuser l'aliénation marchande, encore une fois, c'est refuser de transformer le monde, se contenter de le contempler, c'est refuser la praxis.

[6] C'est pourquoi Aristote entrevoit l'embryon d'une économie politique.

[7] Référence au Développement inégal, chap. I.

[8] Référence à notre Développement inégal, également à notre étude l'Échange inégal et la loi de la valeur, La fin d'un débat (vient de paraître aux éditions Anthropos). Voir aussi L'idéologie allemande (Ed. Sociales, pp. 69 et suivantes) où Marx (déjà !) affirme l'unité du monde, que nos « économistes » discutent aujourd'hui (voir L'échange inégal et la loi de la valeur).

[10] Référence au livre de George Orwell. 1984.

[11] Certains courants féministes en exaltant les vertus dites « féminines » de douceur, ont contribué très activement à faire prendre conscience des fonctions décisives que les vertus prétendues masculines de « virilité » (lire brutalité, bêtise, suffisance et discipline) remplissent dans les mécanismes de l'aliénation. Mais le courant dominant soit se contente de réclamer l'égalité de traitement (revendication juste mais rigoureusement non libératrice, comme les revendications économistes), soit veut créer un monde féminin à part, isolé. Cet objectif impossible, utopique au sens commun du terme, appartient bien à la tradition américaine, et reflète l'impuissance.

[12] Référence à 1984 (op. cité) et H. Marcuse, L'homme unidimensionnel.

[13] Comme certains courants féminins, le hippisme croit pouvoir créer un paradis isolé, sans transformer la société. Encore une fois, tradition américaine de moralisme et d'impuissance, le hippisme échoue : on ne peut créer une civilisation des valeurs d'usage dans le royaume de la marchandise, les hippies à leur tour retombent dans la vieille société.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 16 octobre 2017 18:36
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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