RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de la conférence du Père Sélim Abou, s.j., “Théories du pluralisme intellectuel.” Décembre 1998. Discours prononcé au Colloque sur les droits de l’homme, le 9 décembre 1998, 14 pp. [Autorisation accordée par l'auteur de diffuser le texte de cet article dans Les Classiques des science sociales le 12 avril 2011.]

[1]

Sélim ABOU

Théories du pluralisme culturel.”

Discours prononcé au Colloque sur les droits de l’homme, le 9 décembre 1998, 14 pp.



On peut s'étonner de ce que la Déclaration universelle des Droits de l'homme ne fasse aucune place au droit à la différence, c'est-à-dire en substance aux droits culturels particuliers des groupes ethniques et au pluralisme qui en découle naturellement. La raison en est simple. Née au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la Déclaration avait pour objectif d'enrayer tous les facteurs de discrimination qui, à la faveur de nationalismes exacerbés, avaient engendré deux conflits planétaires et qui, dans l'Allemagne nazie en particulier, avaient abouti aux formes les plus barbares de l'ethnisme et du racisme. La Déclaration entendait affirmer les principes qui rapprochent les hommes et non ceux qui les séparent, leur droit à l'égalité, et donc à la ressemblance, et non leur droit à la différence.

Mais cette raison d'ordre historique repose sur un fondement philosophique. C'est en effet la personne qui est première et non le groupe auquel elle ressortit. C'est la personne en tant qu'être raisonnable et libre, égale à toutes les autres, qui est la source du Droit. C'est en effet dans la subjectivité transcendantale, c'est-à-dire la conscience en général ou, selon la formule de Kant, « cette conscience une et identique dans chaque conscience », que réside le Droit naturel, qui se définit par le « principe de l'égalité des êtres raisonnables et libres ». [1] La tâche de la Commission des Nations-Unies était donc d'affirmer les droits fondamentaux dérivés du Droit naturel. C'est pourquoi au cours des débats préliminaires de la Commission, Charles Malik avait souligné la prédominance des droits-libertés qui définissent les droits des individus contre le pouvoir de l'État, sur les droits-créances qui confèrent aux citoyens le droit d'exiger de l'État des services sociaux. Ainsi, la Déclaration de 1948 se situait dans le droit prolongement de la Déclaration américaine d'indépendance de 1776 et surtout de la Déclaration française des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

[2]

Mais la personne n'est pas seulement l'individu abstrait, sujet du droit. Elle est profondément conditionnée par le groupe particulier auquel elle appartient, quel que soit le critère d'ethnicité qui caractérise ce groupe - la religion, la langue, la race, etc. Si bien que ce qui était refoulé dans la Déclaration de 1948, à savoir la différence ethno-culturelle, allait bientôt prendre une revanche spectaculaire. En effet, à partir des années cinquante, on assiste à un retour massif à l'ethnicité et aux revendications nationalitaires, retour qui se manifeste sous des formes multiples dans des contextes sociaux, économiques et politiques aussi divers que ceux du tiers monde - lui-même fort diversifié -, de l'Europe occidentale, des Etats-Unis d'Amérique ou de l'ex-Union soviétique. Le droit à la différence se pose alors dans les esprits comme le droit de chaque peuple ou de chaque groupe ethnique à affirmer, défendre, sauver ou récupérer son identité culturelle authentique qui le différencie des autres. En réponse à ces revendications, multiformes mais généralisées, s'élaborent peu à peu les doctrines et les politiques du pluralisme culturel.

On peut reconnaître schématiquement trois catégories de revendications identitaires, auxquelles répondent trois types de doctrines pluralistes. La première surgit en réaction contre la politique d'assimilation pratiquée dans le cadre de la colonisation ou celui de la conquête. Elle est soutenue par la théorie du relativisme culturel. La deuxième vague se manifeste en réaction contre l'anonymat sécrété par la société industrielle avancée. Elle est sanctionnée par l'idéologie du pluralisme culturel. La troisième vague est provoquée par la peur que fait peser sur les identités particulières l'idéologie de la mondialisation. Elle suscite des recherches et des thèses sur une « nouvelle citoyenneté » compatible avec le pluralisme culturel. Il importe de discerner, à chacun de ces trois « moments », d'une part ce qu'il entre de stratégique ou de pathologique dans les réactions identitaires, d'autre part ce qui, dans les théories correspondantes, est conforme ou contraire au principe d'universalité qui fonde les Droits de l'homme.


Le relativisme culturel

La première catégorie de revendications identitaires caractérise d'une part les peuples d'Afrique et d'Asie récemment décolonisés, d'autre part les populations autochtones de l'Amérique, longtemps soumises à de sévères politiques d'assimilation ou [3] d'exclusion. Dans le premier cas, la résurgence de l'ethnicité se pose comme une mise en question globale de l'acculturation occidentale qui a substantiellement modifié le cadre de référence de l'identité nationale. L'actualité révèle, à cet égard, deux sortes de réactions, les unes modérées, les autres radicales. La majorité des pays - États et nations - tendent à sauvegarder les acquis de l'acculturation, qui leur donnent accès à la modernité, avec le souci de les intégrer au patrimoine originel, moyennant des politiques avisées d'aménagement linguistique et culturel. Ces pays ont conscience de se construire une identité de synthèse bien plus complexe que l'identité originelle, mais aussi plus différenciée et plus riche. Mais dans ces pays, il ne manque pas d'opposants qui voient dans l'acculturation un processus d'aliénation dont le peuple doit se libérer pour récupérer son « authenticité », quand ils n'accusent pas les colonisateurs d'avoir procédé à des découpages territoriaux arbitraires en dispersant une même ethnie sur deux ou trois États différents. Cette idéologie de l'authenticité, qui est ici celle de l'opposition, se trouve être ailleurs l'idéologie dominante : elle entraîne alors toute la population, de gré ou de force, dans un processus de contre-acculturation, qui consiste dans le rejet brutal de la culture occidentale héritée de la colonisation, même si on en garde les éléments matériels et techniques devenus indispensables pour la vie moderne. L'idéologie qui préside à un tel processus est dominée par deux phénomènes spécifiques : le messianisme politique, qui mobilise les forces vives de la nation autour d'un héros charismatique sensé apporter la régénération et le salut, et le retour aux sources, qui assigne au peuple la tâche de redécouvrir son identité originelle élevée au rang d'un mythe. De ce type d'idéologie relèvent celles qui animent les mouvements intégristes du tiers-monde.

Dans le second cas, il s'agit des revendications d'autonomie exprimées par les Amérindiens à coups de manifestations spectaculaires et de déclarations répétées dans des congrès internationaux. Il est bien difficile d'évaluer le sens et la portée que les Indiens accordent dans leur discours à des termes tels que nation, indépendance, souveraineté ; de savoir s'il s'agit là d'un langage abusif contaminé par l'inflation du discours idéologique ambiant ou d'une stratégie habile qui ne vise un horizon utopique que pour obtenir la plus grande marge possible d'autonomie interne. C'est en tous cas la deuxième interprétation qui seule est réaliste, et les Amérindiens le savent. Une marge d'autonomie, plus ou moins grande, leur est aujourd'hui accordée aux Etats-Unis et au Canada. Les revendications identitaires des Amérindiens, comme celles des peuples décolonisés, ont trouvé un appui [4] considérable dans la doctrine du relativisme culturel radical, dont il convient de rappeler les grandes lignes parce qu'elle rejette le principe d'universalité qui fonde les Droits de l'homme.

Aux États-Unis les prises de position relativistes se manifestent dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale. En 1947, le Bureau exécutif de l'American Anthropological Association transmet à la Commission des Droits de l'homme des Nations Unies un projet de déclaration dont je cite les propositions les plus significatives. « Les buts qui guident la vie d'un peuple sont évidents en eux-mêmes dans leur signification pour ce peuple et ne peuvent être dépassés par aucun autre point de vue, y compris celui des pseudo-vérités éternelles. » On ne peut mieux dire pour disqualifier ces valeurs, de droit universelles, que sont la liberté et l'égalité. La seconde proposition rejette ces valeurs, sous prétexte qu'elles ont été mises à jour par une culture particulière, la culture occidentale : « Les standards et les valeurs sont relatifs à la culture dont ils dérivent, de telle sorte que toutes les tentatives pour formuler des postulats qui dérivent des croyances ou des codes moraux d'une culture doivent être retirées de l'application de toute Déclaration des Droits de l'homme à l'humanité entière. ».

En France Claude Lévi-Strauss propose un nouveau fondement aux Droits de l'homme, « permettant de faire l'économie du concept d'« homme », et qui serait le droit à la vie ». En réponse à une enquête parlementaire, il écrit : « Une occasion unique se présente pour la France d'asseoir les droits de l'homme sur des bases qui, sauf pendant quelques siècles pour l'Occident, furent explicitement ou implicitement admises en tous lieux et en tous temps. » Ces nouvelles bases consistent en ceci : « À la définition de l'homme comme être moral, on substitue - puisque c'est son caractère le plus manifeste - celle de l'homme comme être vivant. » [2] Pour Lévi-Strauss et ses épigones, anthropologues pour la plupart, africanistes ou américanistes, aucune culture n'est supérieure a l'autre ; toutes les cultures sont égales, en ce sens qu'elles ont toutes pour fonction de protéger l'homme contre l'hostilité de la nature et les turbulences de l'histoire ; qui plus est, toutes les cultures sont équivalentes, en ce sens que chacune recouvre un système de valeurs particulier, que l'on ne peut juger de l'extérieur, car il n'existe pas de critères universels, pas de valeurs universelles qui servent d'étalon à un tel jugement. La diversité des cultures est la seule réalité qui mérite d'être préservée et l'on peut déplorer que les peuples [5] décolonisés se laissent fasciner par les modèles de la civilisation occidentale. L'acculturation des Pays du tiers monde, au titre du développement, c'est-à-dire en somme leur occidentalisation, tend à la suppression des différences qui définissent leurs identités et constituent leur richesse ; elle tend à l'homogénéisation culturelle du monde, c'est-à-dire à sa déshumanisation.

Dans un ouvrage intitulé Cultures et Droits de l’Homme, j'ai tenté d'une part d'analyser les motivations qui ont conduit à l'élaboration de la doctrine du relativisme culturel radical, d'autre part de souligner les contradictions dans lesquelles s'empêtrent ses théoriciens. Je ne peux y revenir ici. L'essentiel est de savoir que le relativisme radical, largement répandu grâce au prestige de certains anthropologues tels que Lévi-Strauss, n'énonce pas les principes du pluralisme culturel, parfaitement compatible avec les Droits de l'homme, mais ceux de la fragmentation et du cloisonnement culturels, source de tous les intégrismes.


Le pluralisme culturel

La deuxième catégorie de revendications identitaires s'est manifestée, à partir des années soixante, dans les sociétés industrielles avancées où l'État était censé avoir intégré, selon des formules juridiques adaptées, les populations vivant sur son territoire en une nation cohérente régie par un pouvoir rationnellement organisé. Sans doute les contextes politiques et anthropologiques n'étaient-ils pas identiques et, dans une première approche, la résurgence des ethnies ne semblait pas receler la même signification dans les pays à régimes totalitaires comme l'Union soviétique et dans les pays a régimes libéraux comme les Etats-Unis ou les pays d’Europe occidentale. Qui plus est, au sein même du monde occidental, il n'y a pas, à première vue, de commune mesure entre les mouvements autonomistes européens qui se réclament d'une identité ethnique mal définie et le phénomène massif de retour à l'ethnicité qui ébranle les structures de la nation américaine depuis deux décennies. Et cependant, en ultime instance, tous ces mouvements ont ceci de commun qu'ils dénoncent, par leur existence même une faille profonde dans le processus intégratif qui émane de l'État technocratique.

[6]

Pour ne retenir que le phénomène américain, l'historien Oscar Handlin l'explique magistralement. Il procède en deux temps. D'abord il souligne la valeur pratique - la rentabilité - du retour à l'ethnicité. Il montre comment, à partir des années soixante, avec la suppression progressive des lois et des pratiques raciales et le développement du programme des droits civiques pour l'accès de tous les citoyens à l'égalité, « les divergences ethniques non seulement ne disparurent pas, mais s'accentuèrent plus que jamais ». [3] Les Noirs furent les premiers à juger que la neutralité du gouvernement n'était pas suffisante et qu'une intervention positive en leur faveur était nécessaire pour réparer les injustices dont ils avaient souffert durant des siècles et leur permettre d'entrer de plain-pied dans cette société hautement compétitive, où ils arrivaient en retard et relativement défavorisés. Le gouvernement inaugura alors, dans les domaines de l'administration, de l'éducation et de l'industrie, une politique de répartition des postes au prorata du volume présumé des gens de couleur au sein de la société. Mais « l'immense majorité des hommes et des femmes qui étaient à la fois blancs et pauvres considérèrent le traitement préférentiel accordé aux Noirs comme une discrimination injuste en sens inverse » et c'est ainsi que peu a peu, « la même logique qui avait servi pour appuyer l'exigence d'une assignation équitable des postes à la communauté noire, en vint à justifier les exigences similaires d'autres communautés qui s'estimaient lésées » [4] : les Asiatiques, les Chicanos, les Portoricains, mais aussi les Italiens, les Polonais, les Juifs, les Grecs, les Tchèques et bien d'autres qui, dans beaucoup de villes, formaient encore des groupes compacts et homogènes, définis à leurs yeux et aux yeux des autres par leur appartenance ethnique, et soutenus par leurs propres institutions religieuses, culturelles et sociales.

Le critère ethnique s'étant révélé pratiquement rentable, il n'était donc que de le renforcer et de le développer : dans nombre de communautés issues de l'immigration, se dessina, à partir de 1960, un important mouvement de retour aux sources ethnolinguistiques et culturelles, soutenu par les recherches et les publications des intellectuels intéressés. Sanctionnant démocratiquement ce mouvement, « une loi fédérale reconnut la légitimité de l'étude et du culte des traditions ethniques et en favorisa le développement moyennant une attribution de fonds publics. Beaucoup de systèmes scolaires ouvrirent la voie à l'enseignement bilingue et aux études ethniques. En 1977, des cours spécifiquement « afro-américains », « chicano-américains », « judéo-américains » et « italo-américains », entre beaucoup d'autres, vinrent enrichir les programmes d'études dans tout le pays ». [7] Jusqu'en 1960, le principe politico-économique de l'égalité des chances s'était appuyé sur l'idéologie culturelle du melting pot ; à partir de 1960, le même principe développa, comme corollaire, l'idéologie contraire du pluralisme culturel. La « Pentecôte » rêvée par les tenants du melting pot n'avait pas eu lieu.

Il reste à savoir pourquoi le principe de l'égalité des chances qui ne s'est jamais démenti et que les gouvernements américains' successifs se sont toujours efforcés d'en permettre une application plus adéquate, au lieu de promouvoir l'identité culturelle nationale, a au contraire exacerbé les identités ethniques particulières et encouragé le culte des traditions ethno-culturelles correspondantes. C'est encore Handlin qui, dans un deuxième temps, explique ce paradoxe. Après avoir montré comment la référence à leur identité particulière permet aux groupes ethniques de négocier avec l'État des avantages économiques, politiques et sociaux, il affirme, sans transition, que le retour à l'ethnicité aux Etats-Unis est, en ultime instance, une réaction contre l'anonymat sécrété par la société industrielle avancée et une conséquence de la difficulté, pour l'individu, de s'y faire reconnaître. « Il est facilement compréhensible, écrit-il, qu'un tel phénomène (le retour à l'ethnicité) se produise dans les sociétés bureaucratiques de notre temps, qui traitent l'individu comme une entité numérique anonyme. Il n'est pas étonnant que des personnes que l'on distingue plus souvent par leur numéro que par leur nom veuillent établir l'importance de leurs pères (...) l'importance d'être le fils de tels parents, le natif de tel endroit, le communiant de tel rite et l'adepte de telle foi. » [5] L'explication de Handlin, partagée par d'autres sociologues tels que Douglass et Lyman, montre à l'évidence que le retour à l'ethnicité et le pluralisme culturel qui en découle ont une portée stratégique. Ils permettent à l'individu de s'insérer de manière plus égalitaire dans les structures économiques et politiques dg la nation et de trouver dans le groupe ethnique auquel il appartient une immunité contre l'anonymat sécrété par la société étatique ainsi que la pleine reconnaissance à laquelle il aspire.


Fragmentation culturelle
ou pluralisme culturel ?

La troisième catégorie de revendications identitaires se manifeste aujourd'hui comme une réaction de défense, parfois pathologique, contre les effets pervers de la mondialisation ou globalisation. La mondialisation des échanges et des communications est en fait irréversible et de soi bénéfique, mais la forme qu'elle revêt actuellement ne l'est pas [8] et c'est cette forme que tend à justifier et à promouvoir une idéologie née outre Atlantique et relayée par un certain nombre d'intellectuels en Europe. Les idéologues de la mondialisation tiennent deux discours parallèles, mais étroitement liés l'un à l'autre. Le premier consiste à affirmer le caractère irréversible du processus de globalisation tel qu'il se déroule sous nos yeux, et à souligner la nécessité de s'y adapter, c'est-à-dire de s'engager résolument dans la dynamique de la compétitivité mondiale, sensée inaugurer, pour l'humanité entière, une ère de prospérité 'économique et de participation accrue à la vie démocratique. Il revient aux sociologues et aux économistes de mesurer l'écart entre cette vision euphorique du futur et les effets réels, négatifs, du libéralisme sauvage qui préside actuellement à la globalisation.

Le second discours consiste à parier sur une réduction rapide et substantielle des différences culturelles qui retardent la marche triomphale de la globalisation de l'économie, des marchés et des capitaux ; car le succès total du processus de mondialisation exige un haut degré d'homogénéisation culturelle. À son tour, l'homogénéisation des cultures implique la diffusion d'une culture de masse à travers le monde. Dès les années soixante, celle-ci était en gestation aux Etats-Unis, où il ne manquait pas de philosophes ou de sociologues pour en faire le procès. On se souvient sans doute du célèbre ouvrage de Herbert Marcuse, intitulé L'homme unidimensionnel, qui accusait la culture de masse de banaliser les oeuvres de l'esprit, de stériliser les facultés créatrices du citoyen et de le réduire au statut d'un simple consommateur. C'était à la fin des années soixante. Quelque temps plus tard, Vance Packard, dans La persuasion clandestine, dénonçait la stratégie publicitaire mise en place par les grandes entreprises commerciales pour contrôler les mentalités des consommateurs et uniformiser leurs comportements. Mais aussi, dès cette époque, se dessinait un courant d'idées contraire, qui devait bientôt prendre le dessus et constituer ce que j'ai appelé l'idéologie de la mondialisation. En 1983, Théodore Levitt, directeur de la Harvard Business Review, écrivait : « Loin est le temps des différences régionales ou nationales (...) Les différences dues à la culture, aux nonnes, aux structures sont des vestiges du passé (...) La convergence, tendance de toute chose à devenir comme les autres, pousse le marché vers une communauté globale (...) De plus en plus, partout, les désirs et les comportements tendent à évoluer de la même façon. » [6]

[9]

Sans doute marqués par la vieille théorie du diffusionnisme, nombre d'intellectuels américains se représentent l'expansion mondiale de la culture de masse et l'homogénéisation des cultures sensée en résulter, comme un processus voué à s'irradier à partir d'un centre, en l'occurrence les Etats-Unis, jusqu'à la périphérie, c'est-à-dire le reste du monde, un processus qu'il faut encourager et promouvoir consciemment et volontairement. A preuve cette déclaration de David Rothkopf, parue dans la prestigieuse revue Foreign Policy en l'été 1997 : « C'est dans l'intérêt économique et politique des Etats-Unis de veiller à ce que, si le monde évolue vers une langue commune, ce soit l'anglais ; que si le monde évolue vers des télécommunications, une sécurité et des normes de qualité communes, elles soient américaines ; que si le monde est relié par la télévision, la radio, la musique, leur programmation soit américaine ; que si des valeurs communes sont en cours d'élaboration, ce soit des valeurs avec lesquelles les Américains soient d'accord ». La raison de ce monopole pour l'auteur est claire : « Les Américains, écrit-il, ne doivent pas nier le fait que de toutes les nations du monde, la leur est la plus juste, la plus tolérante (…) et constitue le meilleur modèle pour l'avenir ». [7]

Le principe de la culture globale est donc de combattre la diversité des cultures, qui freine la standardisation des produits et des comportements exigée par le processus de globalisation. Il faut ajouter que l'expansion de la culture de masse ne peut s'accommoder des frontières nationales ; aussi la nation est-elle la cible principale des idéologues de la mondialisation. La tâche leur paraît d'autant plus plausible que les structures de l'État-nation sont mises à rude épreuve, d'une part par la formation de cette entité supra-nationale qu'est l'Europe, d'autre part par la brèche ouverte par l'immigration massive dans l'homogénéité culturelle qui cimentait le sentiment national. Mais si l'identité nationale perd de sa pertinence, à quelle instance l'individu est-il donc sensé s'identifier ? A cet égard, les idéologues de la globalisation ne partagent pas le même point de vue, mais ils partent tous du même principe : la nécessité de dissocier l'exercice de la citoyenneté de l'appartenance nationale, c'est-à-dire l'appartenance à une communauté historique et culturelle déterminée. Ce principe général admis, la « nouvelle citoyenneté » fait l'objet de diverses hypothèses qui peuvent néanmoins se ramener à deux théories principales : celle de la « citoyenneté-résidence », celle de la « citoyenneté postmoderne ».

[10]

La première stipule l'octroi de la citoyenneté à tout individu résidant et travaillant dans un État, libre à lui de conserver ses attaches originelles, ethniques ou nationales. Il faut aller plus loin, en reconnaissant que la notion même de citoyen, en raison de sa connotation politique, n'est plus de mise et qu'il est préférable de lui substituer celle de « contribuable » ou, mieux, celle d'« usager ». A cette société fonctionnelle que préconisent les théoriciens de la « citoyenneté-résidence », s'oppose la société juridique que cherchent à promouvoir ceux de la « citoyenneté postnationale ». Celle-ci n'évacue pas la dimension politique, mais elle la réduit à l'aspect purement civique. Elle se donne pour fondement la notion de « patriotisme constitutionnel » mise a jour par Jürgen Habermas. Concrètement, cette identité politique, réduite à son acception civique, exclut toute référence à une communauté historique et culturelle particulière, voire à un territoire déterminé. Pourvu qu'il se trouve dans un État véritablement démocratique, quel qu'il soit, l'individu doit pouvoir vivre ce « patriotisme constitutionnel » qui est essentiellement respect de la loi et obéissance aux dispositions du droit.

Dans ces deux théories, tout se passe comme s'il y avait deux domaines parfaitement hétérogènes : d'une part la citoyenneté qui est le « lieu » soit d'un certain nombre de droits sociaux, soit d'un patriotisme devenu abstrait ; d'autre part, la nationalité, qui est le lieu de l'affectivité et de l'expression spontanée du besoin d'identification et de reconnaissance. Or l'organisation politique ne peut ignorer le désir affectif qui anime toute société humaine. Dissocier la citoyenneté de la nationalité, qui implique un attachement affectif à la culture d'une société concrète et aux valeurs qu'elle représente, c'est aboutir au contraire de l'homogénéisation culturelle préconisée par les ténors de la globalisation ; c'est donner libre cours à des passions identitaires que l'État-Nation contenait et contrôlait en reconnaissant les héritages religieux ou linguistiques particuliers comme des composantes du patrimoine culturel national ; c'est pousser ces passions à se réfugier et à s'exprimer dans le cadre de communautés primaires - ethniques ou ethnicisées - qui, face aux réseaux globaux des échanges et de la communication et au mouvement d'uniformisation qu'ils véhiculent, se ferment sur elles-mêmes et nourrissent toutes les formes de la xénophobie. Face à la pensée unique véhiculée par la mondialisation, surgissent des pensées uniques fragmentaires qui n'ont en commun que le rejet de toute altérité et de toute différence ; elles caractérisent aujourd'hui les partis fascisants et les groupes néo-nazis en Europe occidentale, en Russie et aux Etats-Unis, les partisans de l'épuration ethnique en Europe [11] centrale et en Afrique, les formations intégristes ou fondamentalistes dans le monde islamique et certains milieux juifs orthodoxes, les sectes proprement dites quelle que soit leur nature, enfin les idéologues attardés du nationalisme totalitaire quel qu'il soit. Il est donc clair que la fragmentation culturelle « suit comme son ombre l'uniformisation mondiale des échanges et des communications ». On ne peut la considérer comme un fait mineur ou un phénomène négligeable, comme tendent à le faire les chantres de la mondialisation, sans donner sa caution à une forme de fanatisme ou une autre.

Si des théories comme celles de la « citoyenneté - résidence » et de la citoyenneté postnationale » ne peuvent que susciter des réactions de défense pathologiques, à la fois régressives et agressives, il existe d'autres thèses qui tentent de définir une nouvelle citoyenneté compatible avec la reconnaissance officielle du pluralisme culturel. Comme le dit Dominique Schnapper, il s'agit de « trouver une nouvelle solution à la tension, inhérente à la société démocratique moderne, entre la valeur de la dignité de l'individu, consacrée par la citoyenneté, et le besoin de cet individu-citoyen d'être aussi pleinement reconnu dans l'authenticité de sa culture ». [8] Pour cela, il faut élargir la définition de la citoyenneté, en y révisant l'articulation des principes civiques et des principes nationaux, non en les dissociant. Alain Touraine se prononce en faveur d'une société multiculturelle, mais non d'une société pluricommunautaire qui, selon lui, ne tarderait pas à se fragmenter en autant d'entités discrètes. Mais n'est-ce pas assigner un statut spécial à une communauté déterminée au sein de la société, lorsque, par exemple, on juge légitime la reconnaissance de son droit à la polygamie ? « Je persiste, dit Touraine, a ne pas voir au nom de quel principe la polygamie doit être interdite, même si je reconnais qu'elle rend plus difficile l'intégration sociale des femmes africaines et renforce ainsi l'exclusion qui les menace en leur facilitant l'enfermement dans la vie domestique et l'analphabétisme ». [9] Il y a chez Touraine, me semble-t-il, un cheminement implicite vers l'idée d'une citoyenneté différenciée qui n'ose dire son nom.

Ce sont deux philosophes politiques canadiens, Will Kymlicka et Charles Taylor, qui ont donné au concept de citoyenneté différenciée ses lettres de créance. Au point de départ, ils constatent que l'homme d'aujourd'hui ne se contente plus d'être reconnu comme citoyen abstrait, il aspire à l'être comme individu concret, héritier d'une histoire et d'une culture particulières. Kymlicka préconise une reconnaissance publique des collectivités [12] particulières qui, d'une part ne conduise pas à l'éclatement de la société en entités juxtaposées, d'autre part ne brime pas la liberté du citoyen en l'obligeant à faire partie d'un groupe particulier. Sous réserve de ces deux précautions, les droits collectifs varient en fonction de la nature des collectivités concernées. Ils ne sont pas les mêmes pour les minorités nationales, les populations amérindiennes, ou les groupes ethniques issus de l'immigration. Il faut donc, suivant les cas, des dispositions différentes instaurant ou bien des droits d'autogestion, ou bien des droits culturels polyethniques, ou encore des droits de représentation, le tout étant soumis au contrôle démocratique : « Les principes démocratiques de justice, écrit-il, sont compatibles avec certaine forme de statut spécial pour les minorités nationales, ils imposent même que des statuts spéciaux leur soient accordés ». [10] Pour Charles Taylor, « il faut commencer par admettre la complexité des identités. D'ailleurs, une société vraiment libre est une société où les identités complexes peuvent s'épanouir. Cela veut dire d'une part que l'identité politique n'essaie pas de réprimer la différence et d'en limiter la présence sur la place publique. D'autre part, cela veut dire que les communautés particulières n'essaient pas de monopoliser la vie de leurs membres. » [11] Taylor, lui aussi, insiste sur le contrôle démocratique de la diversité et les droits imprescriptibles de l'individu.


Conclusion

En conclusion, je voudrais m'élever contre le jugement injuste porté contre Charles Malik dans certains milieux politiques durant la guerre libanaise. On l'accusait d'a voir renié les principes qu'il avait défendus en 1948 au sein de la Commission des Nations Unies pour les Droits de l'homme, parce que, disait-on, il s'était rallié aux thèses « isolationnistes » du Front libanais. Il est clair que lesdites thèses n'étaient isolationnistes qu'aux yeux des idéologues d'un nationalisme invertébré et démagogique. et que, en s'y ralliant, Malik ne faisait qu'entériner, par son autorité morale, une saine vision du pluralisme libanais, parfaitement compatible avec les Droits de l'homme et le principe d'universalité qui les fonde. Pour le comprendre, il faut situer les Droits de l'homme par rapport aux droits positifs qui régissent les États, qu'il s'agisse des États-nations, des États pluralistes ou des États fédéraux.

Au commencement il y a le Droit naturel, que le philosophe Eirc Weil définit comme « le principe de l'égalité des êtres raisonnables et libres ». Ce principe primitif, [13] abstrait et indéterminé, n'a d'effet sur l'histoire que parce qu'il développe un contenu concret et déterminé, sous la forme d'un ensemble de principes dérivés servant de cadre de référence à toute législation positive qui se veut juste. Ces principes dérivés constituent ce que nous appelons les Droits de l'homme. Universels mais perfectibles, les Droits de l'homme sont le moyen terme entre le Droit naturel, universel et immuable, et les droits positifs, particuliers et divers. Ils expriment la conscience historique que nous avons aujourd'hui des exigences du Droit naturel, qui lui, transcende l'histoire. Que le Droit naturel ait trouvé sa formulation la plus adéquate à une époque donnée et dans une aire de civilisation déterminée ne le relativise pas pour autant, car cette formulation ne fait que justifier spéculativement une aspiration fondamentale qui, elle, est aussi vieille que l'homme, comme l'ont manifesté nombre d'événements au cours de l'histoire. Ainsi par exemple, au 1er siècle avant J.C., la révolte de plus de cent mille esclaves luttant durant deux ans, sous la conduite de Spartacus, contre les légions romaines, dans l'espoir de conquérir leur liberté ; ainsi, au XVIe siècle, la déclaration véhémente du Pape Paul III, traitant de suppôts de Satan les colons espagnols qui privaient les Amérindiens « de leur liberté » et « de leurs biens ». Il en va de même de la définition des Droits de l'homme : le fait qu'ils aient fait l'objet d'un consensus entre les nations montre assez qu'ils répondent aux exigences minimales du Droit naturel, tel qu'il est vécu aujourd'hui. C'est dans la mesure où les droits positifs qui régissent les nations s'ouvrent aux exigences du Droit naturel, telles qu'elles s'expriment dans les Droits de l'homme, que l'identité culturelle du citoyen d'un État particulier s'ouvre à l'universalité de l'identité humaine, qu'une culture particulière tend à réaliser l'universel qu'elle porte potentiellement en elle, c'est-à-dire à sécréter, au sein d'une synthèse originale, des valeurs conformes au principe de l'égalité des êtres raisonnables et libres.


Sélim ABOU, s.j.

Recteur de l'Université Saint-Joseph



[1] Eric Weil, Philosophie politique, Paris, Vrin 1971, p. 35.

[2] Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Paris, Plon 1983, p. 374.

[3] Oscar Handlin, « El pluralismo cultural en la socedad moderna, Pertenencia étnica y unidad nacional ; un dilema nortamericano », in Culturas (UNESCO, no 2, 1978, p. 157)

[4] Ibid., p. 162.

[5] Ibid., p. 169.

[6] Theodor Levitt, The Marketing Imagination. New York, Free Press 1983.

[7] David Rothkoph, "In Praise of Cultural Imperialism", Foreign Policy, Summer 1997, p.45, 48-49.

[8] Dominique Schnapper, La relation à l'autre, Paris Gallimard « Essais » 1998, p. 181.

[9] Alain Touraine, « Faux et vrais problèmes » in Michel Wieviorka (dir), Une société fragmentée ?, Le multiculturalisme en débat, Paris, La découverte et Syros 1996, p. 285.

[10] Will Kymkicka, Multicultural Citizenship, Oxford University Press, 1995, p. 171.

[11] Charles Taylor, Interview, in Marcos Ancelovici et Francis Dupuis-Déri, L'Archipel identitaire, Québec, Éditions Boréal 1997, p.27.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 26 janvier 2013 15:51
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref